« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 7 novembre 2013

Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en lutte pour leur monopole

La Chambre criminelle ne se lasse pas de répéter qu'un avocat ne peut accéder, durant la garde à vue, au dossier de l'enquête préliminaire. L'arrêt du 6 novembre 2013 rappelle "qu'aucune nullité ne saurait être encourue de ce chef", principe déjà acquis avec des décisions précédentes du 11 juillet  puis du 19 septembre 2012.  Il est vrai que ces répétitions sont d'abord le résultat mathématique de la multitude des recours déposés par des avocats qui militent en faveur de la communication de l'intégralité du dossier durant l'enquête préliminaire. Sur ce point, la décision du 6 novembre 2013 est le fruit d'un recours purement militant, l'avocat de la personne gardée à vue n'ayant même pas demandé de pièces dans ses observations écrites jointes au procès-verbal. L'intérêt de la communication ne lui est apparu que plus tard, au moment de rechercher des éléments susceptibles d'entraîner la nullité de la procédure.

Droits de la défense et nécessité de l'enquête

Reste que l'on doit s'interroger sur les motifs d'un tel refus. Ne serait-il pas logique que le conseil de la personne gardée à vue puisse accéder à l'ensemble des pièces réunies lors de l'enquête préalable ? Cette thèse est séduisante, car elle met évidemment les droits de la défense au dessus de toute autre considération. Le droit positif considère cependant que ces droits doivent être respectés, mais doivent également être conciliés avec les nécessités de l'enquête, c'est à dire la recherche des auteurs d'infractions.

Il convient de rappeler que la garde à vue de droit commun se déroule dans le délai extrêmement bref de vingt-quatre heures, renouvelable une fois. Son objet est d'entendre les intéressés et de réunir les éléments de preuve, qu'ils soient à charge ou à décharge. A l'issue de la procédure, nombreux sont d'ailleurs les gardés à vue qui quittent les locaux de police ou de gendarmerie parfaitement libres, ayant été disculpés durant leur garde à vue.

Pour la Cour de cassation, le débat contradictoire sur les éléments de preuve recueillis durant l'enquête ne se développe pas durant la garde à vue, mais intervient plus tard, devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement. L'article 63-4-1 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011, autorise donc l'avocat à consulter le procès verbal de notification du placement en garde à vue, le certificat médical ainsi que les procès verbaux d'audition, une fois qu'elle a eu lieu. Ces éléments ne sont pas négligeables et permettent au conseil de connaître l'essentiel du dossier.  Pour la Cour, ils sont suffisants pour garantir le respect des droits de la défense durant la garde à vue, et le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme est donc parfaitement respecté. 

Sur ce point, la jurisprudence de la Chambre criminelle s'appuie sur celle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 18 novembre 2011 rendue sur QPC, ce dernier a en effet considéré que la conciliation entre la recherche des auteurs d'infraction et les droits de la défense constitutionnellement garantis était convenablement assurée dans la loi du 14 avril 2011.

 Under Suspicion. Stephen Hopkins. 2000
Monica Bellucci, Morgan Freeman, Gene Hackman

Dissociation entre droits de la défense et droit à l'assistance d'un avocat

Cette jurisprudence conduit à définir très précisément le droit à l'assistance d'un avocat qui n'est pas un droit absolu, mais s'apprécie, de manière très concrète, à chaque étape de la procédure. L'accès au dossier n'est donc pas considéré comme utile à la défense au stade de la garde à vue, mais il devient une obligation absolue à celui de l'instruction. Les prérogatives de l'avocat se développent alors considérablement, dès lors que les charges retenues contre son client sont désormais clairement définies, depuis sa mise en examen. 

Le droit positif refuse ainsi de considérer que les droits de la défense se confondent avec le droit à l'assistance d'un avocat. Cette conception est aussi celle de la Cour européenne qui a, tout récemment dans un arrêt du 24 octobre 2013 opéré une dissociation entre le droit à l'assistance d'un avocat et le droit au silence, estimant que le second s'exerçait indépendamment du premier. Au surplus, cette relation entre la personne gardée à vue et un avocat n'est pas obligatoire. Si l'assistance d'un conseil doit nécessairement être proposée à la personne gardée à vue, celle-ci peut la refuser. La garde à vue demeure donc une mesure de police judiciaire, clairement détachée de la phase d'instruction.

Le droit de l'Union européenne ne va pas réellement à l'encontre de cette analyse. La directive du 22 mai 2012 relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales impose certes le droit d'accès aux éléments du dossier (art. 7). Elle mentionne que les documents essentiels "pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l'arrestation ou de la détention" doivent être mis à la disposition de la personne "en temps utile". De telles dispositions n'imposent aucune contrainte nouvelle au droit français, qui offre l'accès au dossier dès l'ouverture de l'instruction, c'est à dire dès le moment où il est possible de contester la mise en détention.

Cette dissociation entre les droits de la défense et le droit à l'assistance d'un avocat a des conséquences très concrètes. Il s'analyse en effet comme un refus du juge d'attribuer aux avocat le monopole des droits de la défense durant la garde à vue. Pourquoi revendiquer un tel monopole ? On peut imaginer deux raisons. D'abord, une raison économique : accroître la clientèle en prenant obligatoirement en mains la défense, avant même toute mise en examen. Mais cela reviendrait à déposséder les personnes en garde à vue de leur libre arbitre, le recours systématique à un avocat devenant une obligation, et imposant notamment le recours à des avocats commis d'office rémunérés par l'Etat. Ensuite, une raison de principe : prolonger la pression en faveur d'une procédure accusatoire, qui place les avocats en position d'interlocuteur immédat des autorités chargées de l'enquête, en marginalisant le rôle du juge d'instruction. 
 
Cour européenne v. Conseil constitutionnel
 
En multipliant les recours, les avocats témoignent de leur persévérance à obtenir l'accès au dossier dès la garde à vue, et il ne fait guère de de doute que la Cour européenne devra rapidement se prononcer sur ce point. Les avocats fondent leurs espoirs sur l'arrêt Sapan c. Turquie du 20 septembre 2011, dans lequel  le droit turc est déclaré non conforme à l'article 6 § 3 de la Convention européenne, car l'avocat du requérant n'a pas été autorisé à avoir accès aux pièces du dossier. 
 
Même si la Cour déclarait le droit français non conforme à la Convention, sa décision se heurterait cependant directement à celle du Conseil constitutionnel rendue le 18 novembre 2011. Et il ne fait aucun doute qu'une validation constitutionnelle a une valeur supérieure à une invalidation conventionnelle. Ce principe n'a jamais été mis en cause. Certains commentateurs ont certes considéré que lorsque la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a annulé des décisions de juges du fond refusant la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue, elle s'appuyait sur le caractère immédiatement exécutoire de la jurisprudence de la Cour européenne, et semblait écarter la décision du Conseil constitutionnel rendue le 30 juillet 2010. Il n'en est rien pourtant, car le Conseil avait déclaré inconstitutionnelles les dispositions litigieuses, mais avait renvoyé leur abrogation effective à l'été 2011 pour laisser au législateur le temps de les modifier. La Cour de cassation se bornait donc à appliquer immédiatement une inconstitutionnalité déjà constatée. En l'espèce, la situation est bien différente, car c'est au contraire la constitutionnalité du refus d'accès au dossier durant la garde à vue qui a été reconnue par le Conseil constitutionnel. La bataille engagée par les avocats est loin d'être gagnée.




lundi 4 novembre 2013

Prostitution : comment sanctionner ce qui n'est pas interdit


Le débat sur la proposition de loi "renforçant la lutte contre le système prostitutionnel", déposée par Bruno Le Roux et centrée sur l'éventuelle pénalisation du client, prend actuellement de l'ampleurt. L'approche juridique de la question est, dans ce contexte, largement écartée au profit de discours idéologiques parfois obscurs.

Le manifeste des "343 Salauds" en est la parfaite illustration. D'un côté, une pétition par laquelle les signataires se déclarent "contre la loi pénalisation les clients de prostituées", sans que les motifs de leur démarche soient explicités. S'agissait-il de plaider en faveur des personnes prostituées et de leur liberté d'exercer le métier de leur choix ? Ou au contraire de défendre les droits de clients peu soucieux de l'asservissement dans lequel s'exerce la prostitution ? Les "343 Salauds" ont immédiatement été considérés comme "343 Blaireaux", et le message, s'il y en avait un, s'est perdu. Désormais, on présente la question en termes simples : soit, on est contre la pénalisation du client et l'on est du côté des affreux misogynes tendance beauf', soit on est pour la pénalisation, et on est alors du côté des féministes vertueuses, plus proches de Marthe Richard que des joyeuses adeptes du "Jouissez sans entraves" des années soixante-dix. 

Pour lutter contre ces simplifications abusives, le mieux est encore de poser le débat en termes juridiques. La démarche n'est pas simple, car la période récente est marquée par une sorte d'agitation normative dont le seul élément cohérent est l'affirmation, d'ordre rhétorique, d'une position abolitionniste.

Position abolitionniste et agitation législative

 Dès avril 2011, c'est à dire durant le quinquennat Sarkozy, la mission d'information constituée par la commission des lois de l'Assemblée nationale et présidée par Danielle Bousquet (PS) a publié un rapport intitulé : "Prostitution. L'exigence de responsabilité. Pour en finir avec le plus vieux métier du monde. Le 7 décembre 2011, le rapporteur de la mission, Guy Geoffroy (UMP) déposait une proposition de loi et une proposition de résolution. La première n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour, mais suggérait déjà de "responsabiliser" les clients. La seconde, adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011, se borne à affirmer la position abolitionniste de la France.

En octobre 2012, au début de l'actuel quinquennat une proposition de loi, d'origine sénatoriale, visait à abroger le délit de racolage public, que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, avait introduit dans la loi pour la sécurité intérieure de 2003 (art. 225-10-1 c. pén.). Ce délit, présenté comme un moyen offert aux personnes prostituées de "faire tomber" leur proxénète lors de leur garde à vue, s'était évidemment révélé parfaitement inefficace. Elle n'a pas permis de lutter contre les réseaux et, au contraire, a contribué à stigmatiser les personnes prostituées et à en faire des délinquantes.

Lors de l'examen de ce texte en séance publique au Sénat, la plupart des intervenants ont souhaité un texte plus ambitieux, prenant en considération les différents aspects de la prostitution, aussi bien répressifs que sociaux ou sanitaires. Un nouveau rapport a donc été commandé à la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale. Présenté par Maud Olivier (PS) en septembre 2013, il est directement à l'origine de l'actuelle proposition de loi.

De cette agitation normative, on doit évidemment retenir la permanence d'une perspective abolitionniste, présentée comme le seul de protéger les personnes prostituées de la traite et du proxénétisme. Ce principe est mis en avant par des parlementaires de gauche comme de droite, les oppositions se développant plutôt au sein des partis politiques.

Les personnes prostituées, des victimes.

L'actuelle proposition de loi reprend évidemment le texte sénatorial d'abrogation du délit de racolage prévue par l'article 225-10-1 c. pén.  Cette réforme se situe désormais dans un ensemble plus vaste, dont la caractéristique essentielle est de considérer les personnes prostituées comme les victimes du proxénétisme et de la traite. L'objet de toute politique publique dans ce domaine doit donc être de les aider à sortir de la prostitution.

Dès l'article 1er,  il est ainsi précisé que la lutte contre la traite et le proxénétisme s'effectue aussi sur internet, ce dont d'ailleurs personne ne doutait. Le texte permet donc à l'administration d'exiger des fournisseurs d'accès à internet qu'ils rendent inaccessibles les sites contrevenant à la législation sur le proxénétisme et la traite. Ceux qui sont visés par une telle mesure pourront évidemment la contester devant le juge administratif. Certes, de telles dispositions existent déjà en matière d'apologie de crimes contre l'humanité, d'incitation à la haine raciale, ou de diffusion d'images pédopornographiques, mais la question de leur efficacité demeure posée. Quant aux gestionnaires de sites de prostitution domiciliés à Vladivostok ou aux Iles Caïman, nul doute qu'ils seront terrifiés par les voies d'exécution offertes à l'administration française pour les contraindre à appliquer la loi !

La partie la plus opératoire de la proposition est sans doute son chapitre 2 qui tient compte du fait que la sociologie de la prostitution a profondément changé dans les années récentes. En 2012, 92 % des personnes mises en cause pour racolage sont d'origine étrangère, le plus souvent en situation irrégulière. Quant aux victimes de proxénétisme, ce sont à 81 % des femmes extérieures à l'Europe de l'ouest (contre 74 % en 2010). De fait, la proposition de loi propose des aménagements au droit des étrangers permettant aux personnes en situation irrégulières d'obtenir un titre de séjour si elles décident de quitter la prostitution. Cette autorisation de séjour devrait donc leur permettre de s'engager dans d'autres activités professionnelles. Mais annulera-t-on cette régularisation si elles reviennent à la prostitution, dans l'hypothèse par exemple où elles ne trouvent pas d'emploi ?

Ces dispositions permettent de faire primer le droit des victimes sur la dénonciation du proxénétisme. En effet, nulle dénonciation n'est exigée de ceux ou de celles qui s'engageront dans une telle démarche. Le dispositif est généreux et on ne peut qu'espérer qu'il fonctionne. Il ne vise cependant que les personnes qui désirent quitter la prostitution, refusant de considérer celles qui souhaitent continuer à exercer ce métier.

Punir le client

Reste évidemment celui dont tout le monde parle, le client. Le chapitre 4 de la proposition de loi instaure une "interdiction d'achat d'acte sexuel" et crée une contravention sanctionnant le recours à la prostitution d'une personne majeure d'une amende de 1500 € (le recours à la prostitution d'une personne mineure ou vulnérable est désormais une circonstance aggravante de cette infraction). Pour faire bonne mesure, on ajoute une peine complémentaire contraignant les récidivistes à participer à un "stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution", sur le modèle de ce qui existe en matière de sécurité routière. Dans leur ensemble, ces dispositions visent à dissuader le client  de recourir à la prostitution, par une stigmatisation que l'on pourrait considérer comme une sorte de  lapidation morale. Ne s'agit-il pas de jeter la pierre sur celui qui achète une prestation sexuelle ? 

Pour justifier cette mesure, les auteurs de la proposition affirment qu'il s'agit de mettre en cohérence notre droit avec notre conception de la prostitution, considérée comme une violence, et qui plus est une violence faite aux femmes :  "L'objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine". La prostitution masculine, que l'on évalue entre 10 et 20 % de celle qui s'exerce sur la voie publique ne semble guère prise en considération, pas plus d'ailleurs que la prostitution transgenre qui n'est pas évoquée.

Quoi qu'il en soit, la pénalisation du client vise à "réduire la prostitution" et " à faire évoluer les représentations et les comportements". A l'appui du raisonnement sont invoqués les exemples scandinaves et particulièrement celui de la Suède qui a mis en oeuvre une telle législation en 1999. Les auteurs du rapport ne nous disent cependant pas si la prostitution a finalement disparu de ce beau pays, après quatorze années de pénalisation des clients.

La Dérobade. Daniel Duval 1979. Miou Miou

Les conséquences juridiques, ou l'Etat proxénète

Les conséquences juridiques de cette pénalisation ne sont pas envisagées un seul instant. Elles devraient pourtant être sérieusement examinées.

Rappelons que dans un arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne a considéré comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.

En pénalisant le client, le droit français décide donc de sanctionner ce qui n'est pas interdit, choix quelque peu surprenant.

De fait, la question est posée de la constitutionnalité d'un texte qui ne semble guère conforme à la liberté d'exercer une activité économique, telle que la conçoit le Conseil constitutionnel. Certes, ce dernier admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Bien entendu, la prostitution est une activité particulière. Cela n'empêche pas le Conseil d'admettre qu'une activité soit interdite, par exemple l'activité de contrebande. Dans ce cas, le client peut également être condamné, par exemple pour recel. En revanche, on ne voit pas sur quel fondement il est possible de sanctionner le client d'une activité licite. En toute hypothèse, si le Conseil ne déclarait pas le texte inconstitutionnel, resteraient les recours devant la Cour européenne et la Cour de Justice de l'Union européenne.  Dans l'état actuel de leur jurisprudence, ils auraient toutes chances de prospérer. De toute évidence, les auteurs de la proposition de loi devraient s'éloigner un peu de la rhétorique pour se consacrer à l'analyse juridique.


dimanche 3 novembre 2013

Le droit de garder le silence, à Monaco

Il n'est pas fréquent que le droit monégasque soit directement mis en cause devant la Cour européenne des droits de l'homme, ne serait-ce que parce que la Principauté n'a signé la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qu'au moment où elle a rejoint le Conseil de l'Europe en 2004, et ne l'a ratifiée qu'en 2005. Depuis cette date, les recours ne sont guère fréquents, et la décision Navone et autres c. Monaco rendue le 24 octobre 2013 est la seconde après l'arrêt Prencipe c. Monaco du 16 juillet 2009. Le droit monégasque en vigueur à l'époque des faits s'y trouve sanctionné pour la double violation du droit au silence et du droit à l'assistance d'un avocat.

En l'espèce, les requérants sont trois ressortissants italiens, dont le véhicule est repéré en fin de journée du 3 décembre 2010, et signalé par les policiers monégasques, la plaque d'immatriculation apparaissant "suspecte". Le conducteur refuse d'obtempérer aux injonctions des policiers qui lui demandent de s'arrêter, mais il est rapidement rattrapé, sa voiture étant bloquée dans les traditionnels bouchons monégasques. Les occupants tentent de prendre la fuite à pied, mais eux aussi sont rapidement arrêtés. Dans les sacs à dos qu'ils ont abandonné dans le véhicule, la police retrouve le butin d'un cambriolage qui a eu lieu, le jour même, à Eze.

Les trois requérants sont placés en garde à vue vers 18 h. Tous trois déclarant ne pas parler le français, il est fait appel à un interprète qui leur notifie leur droit de demander l'assistance d'un avocat. Deux déclarent, dans un premier temps, ne pas avoir besoin d'un défenseur, pour ensuite changer d'avis, le troisième donne immédiatement le nom d'un avocat du barreau monégasque, qui ne peut pas être joint. Tous trois seront donc finalement assistés par un avocat commis d'office. Observons que le droit monégasque issu d'une loi du 26 décembre 2007 est alors à peu près identique au droit français antérieur à 2010. La personne gardée à vue peut rencontrer un avocat au début de la procédure pour une durée ne dépassant pas une heure, mais elle ne bénéficie pas de sa présence pendant tous les interrogatoires. 

Les trois requérants ont été jugés à Monaco et condamnés à dix-huit mois de prison, peines confirmées en appel. En même temps, les juges monégasques refusent de prononcer la nullité de l'ensemble de la procédure, les requérants estimant que l'organisation de leur garde à vue a violé l'article 6 § 1 et § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Deux d'entre eux se plaignent du défaut de notification de leur droit de garder le silence, tous les trois contestent également l'absence d'avocat durant toute la durée de la garde à vue.

Droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, droit de garder le silence, droit de s'entretenir avec un avocat.

La décision de la Cour européenne ne présente guère d'intérêt pratique. Comme le droit français, le système juridique monégasque a aujourd'hui évolué, sous l'influence de la jurisprudence Salduz de la Cour européenne. La loi du 25 juin 2013 a donc imposé la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. Lors de la notification de cette dernière, l'intéressé est également informé de son droit de garder le silence.

La Cour européenne trouve cependant dans cet arrêt l'occasion d'affirmer la distinction entre trois notions différentes :  le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, le droit de garder le silence, et celui de s'entretenir avec un avocat. Les deux premiers, parfaitement distincts, s'exercent indépendamment du troisième. Ils doivent donc être notifiés et  peuvent être invoqués hors la présence de l'avocat.

La Cour opère cependant un rapprochement logique entre le droit de garder le silence et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination lors d'un interrogatoire de police. Ces normes relèvent, à ses yeux, du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 de la Convention. Selon la formule utilisée par la Cour dans son arrêt Murray c. Royaume Uni de 1996, et reprise ensuite à l'identique dans la jurisprudence postérieure, ces droits "ont pour but de protéger l'accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et, ainsi, d'éviter les erreurs judiciaires et d'atteindre les buts de l'article 6". 

La main au collet. Alfred Hitchkock. 1955. Grace Kelly et Cary Grant

Le droit de ne pas s'auto-incriminer

Ils ne s'appliquent cependant pas dans des situations tout à fait identiques. Dans l'arrêt Bykov c. Russie du 10 mars 2009, le droit de ne pas s'auto-incriminer est ainsi invoqué par une personne qui a été accusée sur la base d'un enregistrement fait à son insu lors d'un entretien avec un tueur à gages qu'elle avait recruté pour commettre un assassinat. Celui-ci lui a fait croire qu'il avait rempli sa mission, et l'enregistrement a ensuite été utilisé comme élément à charge. La Cour examine cependant l'ensemble du dossier et ne censure réellement une telle pratique que si elle constitue l'unique élément de preuve, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. 

Le droit au silence

S'agissant plus précisément du droit au silence, il s'agit d'éviter que l'accusation s'appuie sur des aveux obtenus par la contrainte ou des pressions. Dans l'affaire Allan c. Royaume Uni de 2002, la Cour sanctionne ainsi l'utilisation à charge de confidences faites à un soi-disant co-détenu, en réalité un informateur de la police placé au contact de l'accusé pour obtenir des aveux. Ces confidences qui constituaient l'essentiel de l'accusation ont donc été obtenues contre le gré du requérant et l'utilisation qui en est faite au procès porte atteinte au droit de garder le silence qu'il avait pourtant invoqué. De la même manière, dans l'arrêt Brusco c. France du 14 janvier 2011, la Cour sanctionne le droit français qui autorisait l'audition sous serment durant la garde à vue, empêchant l'exercice du droit au silence. 

On pourrait évidemment s'interroger sur ce droit au silence qui repose sur une assimilation entre procédure inquisitoire et procédure accusatoire. Il semble parfaitement justifié, lorsqu'un procureur instruit uniquement à charge, laissant à la défense le soin de trouver les éléments à décharge. Sa justification est moins évidente dans le cas d'une procédure inquisitoire, comme en France, lorsque l'enquête ou l'information ouverte par un juge d'instruction se déroule à la fois à charge et à décharge. En usant de son droit au silence, l'accusé risque de perdre l'occasion de faire valoir les faits en faveur de son innocence et de tirer bénéfice d'une enquête à leur sujet. Ainsi se marque la pénétration rampante des procédures anglo-saxonnes dans le droit pénal continental. Comme on le sait, la procédure accusatoire est la préférée des malfaiteurs de toute nature...

En l'espèce, la violation du droit au silence réside simplement dans son absence de notification, une telle mention n'étant pas obligatoire à l'époque des faits. La Cour "prend note de la réforme du droit monégasque, lequel prévoit, désormais, que la personne gardée à vue est informée dès le début de sa garde à vue qu’elle a le droit de ne faire aucune déclaration". Elle constate néanmoins la violation de l'article 6.  

Le droit à la présence de l'avocat

Observons d'emblée que la Cour évoque bien "le droit à la présence de l'avocat durant la garde à vue" et non pas les "droits de la défense". La précision n'est pas neutre, et montre que les droits de la défense ne s'exercent pas seulement par la présence de l'avocat, mais aussi par d'autres moyens. Tel est le cas du droit au silence dont le juge européen nous dit qu'il doit être notifié au début de la procédure, que l'avocat soit présent ou non, et que l'intéressé peut l'invoquer, quand bien même il n'aurait pas sollicité l'assistance d'un avocat. 

La Cour n'entre pas dans les considérations de fait, et refuse de considérer que le retard apporté à procurer cette assistance à l'un des requérants constitue une violation du droit à la présence de l'avocat. En l'espèce, un membre du barreau monégasque avait été vainement sollicité, avant que l'avocat commis d'office pour les deux autres requérants intervienne finalement au service du troisième. Le retard pris pour cette entrevue n'est donc pas le fait de la police monégasque. En revanche, la Cour sanctionne la violation du droit à l'assistance d'un avocat, dans la mesure où, à l'époque des faits, le système juridique monégasque ne permettait pas à celui-ci d'assister aux interrogatoires. La Cour prend acte du fait que le droit a ensuite évolué, mais ne constate pas moins la violation de l'article 6 § 3 de la Convention, sur la base d'une simple application de la jurisprudence Salduz. 

Si la décision permet surtout de constater que le droit monégasque a connu une évolution parfaitement parallèle à celle du droit français, la distinction entre le droit de ne pas s'auto-incriminer, le droit au silence et le droit à la présence de l'avocat durant la garde à vue présente un grand intérêt, à une époque où les avocats revendiquent une sorte de monopole des droits de la défense. Autrement dit, la défense c'est eux, et seulement eux. Très concrètement d'ailleurs, beaucoup d'avocats conseillent systématiquement à leur client d'user de leur droit au silence, sans trop se soucier de l'intérêt de cette prérogative dans la situation d'espèce. La décision de la Cour européenne arrive fort à propos pour rappeler à nos maîtres du barreau que le droit au silence est une prérogative qui appartient en propre à leur client, et pas à eux.


jeudi 31 octobre 2013

Géolocalisation dans l'enquête pénale : le procureur n'est pas un juge indépendant

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 22 octobre 2013, deux décisions essentielles, dont l'objet est de définir des principes fondamentaux gouvernant l'utilisation des techniques de géolocalisation dans l'enquête pénale. Le "suivi" d'une personne à travers son téléphone portable, voire la pose d'une puce sur son véhicule, apparaît désormais comme un élément essentiel de l'enquête, tant pour trouver des preuves de l'infraction que son auteur. 

La première décision porte sur l'utilisation de la géolocalisation, en même temps d'ailleurs que d'autres moyens d'investigation comme les écoutes téléphoniques, dans une enquête ouverte pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme. Dans la seconde décision, c'est cette fois un trafic de stupéfiants qui a fondé une enquête impliquant un "suivi dynamique" du requérant c'est à dire un repérage permanent par géolocalisation. Dans les deux cas, les officiers de police judiciaire ont saisi l'opérateur téléphonique à la demande du procureur de la République. Dans les deux cas, la Cour de cassation annule les procédures. Constituant une ingérence grave dans la vie privée des personnes, la géolocalisation doit impérativement être autorisée par un juge indépendant.

La géolocalisation n'est pas dépourvue de fondement légal

Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans la presse, ce n'est pas l'utilisation de la géolocalisation lors de l'enquête pénale qui est sanctionnée par la Cour de Cassation. D'une manière générale, la Cour ne refuse pas l'utilisation des nouvelles technologies, et elle le démontre en l'espèce en refusant de sanctionner la prolongation de la garde à vue par visio-conférence, lorsque le juge ne peut matériellement être présent.

Le recours à la géolocalisation dans le cadre de l'enquête pénale n'est donc pas illicite en soi, à la condition toutefois qu'elle s'appuie sur un fondement légal et soit soumise à une procédure faisant un intervenir un juge du fond.

En matière de fondement légal, la Cour se montre assez souple. Les requérants auraient souhaité que la Cour prononce la nullité de la procédure au motif que le recours à la géolocalisation dans l'enquête pénale devait impérativement être encadrée par une loi spécifique. Sur ce point, ils invoquaient le célèbre arrêt Klass c. RFA rendu par la Cour européenne le 6 septembre 1978, à propos des écoutes téléphoniques. Le juge européen avait alors condamné le système juridique allemand qui autorisait les écoutes téléphoniques publiques, sans qu'une loi définisse leurs conditions d'organisation et d'autorisation. Sur ces mêmes motifs, la France avait ensuite été condamnée par les arrêt Kruslin et Huvig de 1990. On se souvient que cette jurisprudence est à l'origine de la loi du 10 juillet 1991, plusieurs modifiée depuis cette date, et définissant le cadre juridique des écoutes téléphoniques administratives et judiciaires dans notre pays.

La Cour de cassation n'a pas cru bon d'adapter cette jurisprudence au domaine de la géolocalisation dans l'enquête pénale. Agissant ainsi, elle serait en effet allée au-delà des exigences de la Cour européenne dans ce cas précis. Dans une décision Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010, la Cour estime que l'équipement du véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où cette ingérence est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. En droit français, la géolocalisation n'a pas donné lieu à une législation particulière. La loi du 9 mars 2004 autorise cependant le juge d'instruction à utiliser des procédés techniques d'intrusion ou de sonorisation, lorsque l'enquête porte sur une infraction grave, par exemple liée à la criminalité organisée.

Sur ce point, les décisions du 22 octobre 2013 se situent dans la ligne de celle du 22 novembre 2011 qui valide "la mise en place d'un dispositif de géolocalisation sur un véhicule (...) utilisé par les suspects aux fins d'en déterminer les déplacements". Dès lors qu'il s'agissait de prouver une infraction grave de trafic de stupéfiant, l'ingérence dans la vie privée était donc proportionnée aux intérêts en cause.

Maigret et les sept petites croix. Jérôme Boivin. 2004. Bruno Crémer


Le Procureur, exclu de la procédure

Le problème posé dans les deux décisions du 22 octobre 2013 n'est donc pas celui du fondement légal du recours à la géolocalisation, mais celui de l'autorité qui prend la décision. S'appuyant sur l'article 8 de la Convention européenne, la Chambre criminelle commence par observer que la géolocalisation constitue, en soi, une ingérence dans la vie privée des personnes. Elle ajoute ensuite que cette ingérence n'est pas nécessairement illicite, si elle est placée "sous le contrôle d'un juge garant des libertés individuelles". Et tel n'est pas le cas du Procureur de la République, qui n'est pas un "juge indépendant" au sens où l'entend la Cour européenne.

Ces décisions conduisent donc à opérer une distinction simple. D'un côté, les techniques de géolocalisation sont parfaitement licites lorsqu'elles sont décidées par un juge d'instruction, de l'autre elles sont illicites dans le cadre de l'enquête préliminaire, car elles sont alors placées sous le contrôle du procureur de la République. Sur ce point, la Cour de cassation se borne à tirer les conséquences des arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne. Celle-ci refuse en effet de considérer les membres du parquet comme appartenant à l'autorité judiciaire, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif.

Depuis l'arrêt Moulin, le système juridique français est dans l'attente d'une réforme désormais indispensable. Hélas, on sait que le Président de la République ne dispose pas de la majorité des 3/5è au Congrès pour faire voter une réforme du Conseil supérieur de la magistrature permettant de garantir l'indépendance des membres du parquet. Et l'opposition est bien incapable d'envisager une trêve politique, le temps de mettre le droit français en conformité avec les exigences de la Cour européenne, et surtout celles de la séparation des pouvoirs. De fait, le droit se borne à des corrections ponctuelles. L'une d'elles, issue de la loi du 14 avril 2011, transfère la compétence en matière de prolongation de la garde à vue du procureur au juge de la liberté et de la détention (JLD) ou au juge d'instruction, si une information à été ouverte. Les décisions du 22 octobre 2013 imposent un autre de ces petits ajustements. La Chambre criminelle prononce en effet la nullité de la procédure, au motif que la géolocalisation n'a pas été décidée par un juge indépendant.

Pour le moment, il y a urgence, car toutes les procédures de géolocalisation actuellement mises en oeuvre risquent la nullité. On peut penser évidemment que les avocats n'hésiteront pas à s'engouffrer massivement dans la brèche ainsi ouverte et les officiers de police judiciaire se voient ainsi privés d'un instrument indispensable à l'enquête pénale. Le législateur va donc devoir intervenir rapidement, sans doute pour transférer le pouvoir de décision au JLD. Reste que le problème essentiel n'est pas résolu. Le lent grignotage des compétences du procureur durant l'enquête préliminaire n'apporte pas de solution réelle à la question de son statut, qui demeure celui d'une autorité hiérarchiquement subordonnée à l'Exécutif.

mardi 29 octobre 2013

Diffamation envers une collectivité locale et droit au recours

En décembre 2011, l'hebdomadaire Le Point publie un article accusant la commune du Pré Saint Gervais d'être au coeur d'un scandale immobilier. La collectivité locale ainsi mise en cause souhaite engager des poursuites pour diffamation, mais elle se heurte aux dispositions combinées des articles 47 et 48 de la loi du 29 juillet 1881

Aux termes de celles-ci, les autorités publiques dotées de la personnalité morale autre que l'Etat, en particulier les collectivités locales, ne peuvent obtenir réparation du préjudice subi du fait d'une injure ou d'une diffamation, que lorsque l'action publique a été engagée par le ministère public. Autrement dit, elles ne peuvent mettre en oeuvre l'action pénale de leur propre initiative, et pas davantage agir directement devant le juge civil pour obtenir réparation. Leur seule solution est donc de se constituer partie civile, à la condition bien entendu que procureur, seule autorité compétente dans ce cas, ait décidé d'engager l'action pénale. Ces deux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 font donc l'objet d'une QPC posée par le maire du Pré Saint Gervais, et transmise au Conseil constitutionnel par une décision de la Cour de cassation du 26 août 2013.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 25 octobre 2013, déclare non conformes à la Constitution l'article 47 et le dernier alinéa de l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881. De fait, il permet aux collectivités territoriales de porter plainte pour diffamation, comme n'importe quel citoyen.

L'article 72, le grand absent de la décision

Observons d'emblée que, contrairement à ce que lui demandait l'avocat de la commune, le Conseil constitutionnel refuse de se placer sur le fondement de l'article 72 de la Constitution qui consacre le principe de libre administration des collectivités territoriales. L'argument n'était pourtant pas sans valeur, dès lors qu'imposer à une collectivité locale le filtre du parquet pour obtenir réparation d'une injure et d'une diffamation revient à la mettre sur le même plan qu'une administration de l'Etat, définie précisément par le lien hiérarchique qui la soumet pouvoir central.

A l'examen, cet argument n'emporte pourtant pas la conviction. Le principe de libre administration n'est pas un principe absolu, loin de là, et il s'applique essentiellement à trois domaines : d'abord, à l'organisation des collectivités, qui repose sur l'élection,  ensuite à leurs finances qui imposent le vote d'un budget autonome, enfin au principe général de compétence sur les "affaires locales". Selon le Conseil constitutionnel, le principe de libre administration n'exclut pas un contrôle de l'Etat, qu'il s'exerce par le déféré préfectoral (décision du 28 décembre 1982), par une dérogation à la liberté contractuelle (décision du 30 novembre 2006) ou d'un droit de préemption du préfet à l'égard des communes qui n'ont pas respecté leur engagement de construire des logements sociaux (décision QPC 26 avril 2013).

Dans ces conditions, on comprend que le Conseil ait préféré écarter le principe de libre administration, auquel le législateur peut déroger. En l'espèce, la dérogation trouve son origine dans la loi de 1881 sur la presse. Cette dernière prend d'ailleurs la précaution de créer une infraction spécifique de diffamation à l'égard des "corps constitués et des administrations publiques", punie de 45 000 € d'amende. Depuis une décision du 7 novembre 1995 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, il est acquis que les collectivités territoriales peuvent entrer dans cette catégorie, dès lors qu'elles disposent d'un organe délibérant et exercent "une portion de l'autorité ou de l'administration publique". Pour le Conseil constitutionnel, le législateur a donc mis en place un régime juridique particulier pour les collectivités territoriales en matière d'injure et de diffamation. Il repose sur l'idée que la liberté d'expression doit être garantie de manière encore plus scrupuleuse, lorsqu'elle s'exerce à l'encontre des personnes publiques.


Picasso. Verre, bouteille, poisson sur journal. 1922

Le principe d'égalité, non retenu

Le principe d'égalité devant la loi n'est pas davantage retenu par le Conseil constitutionnel, sans d'ailleurs qu'il motive clairement son raisonnement. Tout au plus peut-on penser qu'il est délicat, pour une collectivité publique, d'invoquer une rupture d'égalité par rapport aux simples citoyens qui peuvent engager directement l'action pénale lorsqu'ils sont victimes de diffamation. Selon une jurisprudence constante, il n'y a pas rupture d'égalité lorsque les situations juridiques sont différentes dès l'origine, et c'est bien le cas en l'espèce. En tant que citoyen, le maire d'une commune peut porter plainte pour diffamation, selon les règles du droit commun. En revanche, lorsque c'est la commune qui est diffamée, le maire n'intervient qu'après délibération du Conseil municipal, non plus comme simple citoyen mais comme représentant de sa commune, pour qu'elle se porte partie civile. Les situations juridiques sont donc différentes, dans leur essence même.

Le droit à un recours effectif

Finalement, le Conseil constitutionnel choisit de censurer les dispositions de la loi de 1881 pour violation du droit à un recours effectif, garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Certes, l'article 16 se borne à affirmer que "Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Le Conseil constitutionnel a cependant considéré, dans sa décision du 9 avril 1996 que ces dispositions permettaient de fonder le droit de saisir le juge.  De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dès sa décision Airey du 9 octobre 1979, se réfère à un "droit d'accès à un tribunal".

En invoquant l'absence de droit à un recours effectif, le Conseil constitutionnel s'appuie sur une jurisprudence abondante qui repose sur l'appréciation très concrète des procédures. Il considère ainsi que "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales (...)" (décision QPC du 23 juillet 2010, Région Languedoc Roussillon et autres). En l'espèce, il est clair que les collectivités locales peuvent être privées de tout recours en matière de diffamation ou d'injure, si le parquet refuse d'engager l'action pénale. Rappelons en effet qu'il ne leur est même pas possible de saisir le juge civil pour obtenir réparation du préjudice subi.

On pourrait évidemment considérer que cette décision met fin à un système qui reposait sur l'idée que la liberté de critique à l'égard des collectivités locales doit être aussi large que possible, dans le cadre du débat démocratique. La présente décision ne remet pourtant pas substantiellement en cause ce principe, car elle ne vise que les délits d'injure et de diffamation. La Cour de cassation, le 25 février 1986, affirme ainsi que le délit de fausse nouvelle de nature à troubler la paix publique n'entre pas dans le champ d'application de cette procédure dérogatoire, une collectivité locale pouvant dans ce cas, mettre en oeuvre l'action pénale de sa propre initiative. Sur ce plan, l'injure et la diffamation apparaissaient comme dotées d'une procédure particulière, dont la justification ne sautait pas aux yeux
La décision du 25 octobre 2013 se borne donc à réintégrer dans le droit commun le recours des collectivités locales en matière d'injure et de diffamation. A une époque où des rumeurs absurdes circulent sur certaines collectivités qui auraient accepté de l'argent pour accueillir des populations immigrées sur leur territoire, la précision n'est peut être pas inutile. Certes, la presse peut, et c'est d'ailleurs ce qu'elle fait très largement, lutter contre ces rumeurs en démontrant leur absence de fondement. Mais si certains organes de presse s'aventuraient à reprendre ces rumeurs avec complaisance, peut-être à des fins électorale, les collectivités concernées pourraient alors porter plainte pour diffamation. Il n'est donc pas inutile que les communes puissent directement mettre en oeuvre l'action pénale. 

dimanche 27 octobre 2013

Egalité des sexes : le Conseil d'Etat fait de la gymnastique

Dans un arrêt du 10 octobre 2013 Fédération française de gymnastique, le Conseil d'Etat revient sur le principe posé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". En matière d'égalité des sexes, ce texte est complété par l'article 1er de la Constitution, qui énonce que "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales".

Comment doit-on aujourd'hui interpréter ces dispositions ? Formulent-elles une simple mise en oeuvre du principe d'égalité devant la loi ? Dans ce cas, elles se bornent à interdire toute discrimination à l'égard des hommes et des femmes dans les procédures de désignation aux fonctions électives et de responsabilité. Autorisent-elle une politique de discrimination positive ?

Dans cette hypothèse, les pouvoirs publics imposent une véritable obligation de résultat. L'accès à ces fonctions doit être plus largement ouvert au sexe considéré comme non représenté, afin d'imposer l'équilibre en les sexes dans l'accès aux postes de responsabilité, ceux-là même qui sont concernés par le "plafond de verre". Dans son arrêt du 10 octobre 2013, le Conseil d'Etat offre des éléments de réponse à ces questions. S'appuyant sur les dispositions constitutionnelles, il estime qu'une politique d'inégalité compensatrice n'est pas, en soi, illicite, mais qu'elle doit être définie par la législateur et donner lieu à une interprétation étroite.

La compétence législative

En l'espèce, il s'agit de favoriser l'accès des femmes aux instances dirigeantes des fédérations sportives, dont on sait qu'il s'agit de personnes privées ayant une mission de service public. L'article L 131-8 du code du sport, dans sa rédaction issue de la loi du 16 juillet 1984 les soumet donc à un agrément ministériel. Il leur impose d'adopter des statuts comportant certaines dispositions obligatoires et un règlement type en matière disciplinaire. Un décret du 7 janvier 2004 définit ensuite les normes concernées, parmi lesquelles le principe selon lequel "la représentation des femmes est garantie au sein de la ou des instances dirigeantes en leur attribuant un nombre de sièges en proportion du nombre de licenciées éligibles ".

La Fédération française de gymnastique a vainement demandé, en 2012, au ministre chargé des sports d'abroger cette disposition qu'elle estime discriminatoire. A ses yeux, une telle pondération au niveau de ses instances dirigeants conduit à réduire considérablement les droits de vote et d'éligibilité des hommes, dès lors qu'ils ne peuvent plus être candidats que sur un nombre très réduit de poste disponibles. En outre, le système repose sur l'idée que les femmes votent pour les femmes, et les hommes pour les hommes, principe largement dépourvu de fondement juridique.


Affiche de la 43è Fête fédérale de gymnastique. 1921

Le Conseil d'Etat décide d'annuler le refus d'abroger le décret de 2004. L'intérêt de sa décision réside bien davantage dans le choix de ses motifs que dans son dispositif. En effet, il ne fait guère de doute que le décret du 7 janvier 2004 était entaché d'incompétence. Rappelons que l'article 1 al. 3 de la Constitution énonce que "la loi" favorise l'égal accès des hommes et des femmes. Et pour la jurisprudence du Conseil d'Etat, la "loi", c'est l'acte voté par le parlement, et rien d'autre. L'incompétence étant un moyen d'ordre public, le juge aurait pu annuler le décret pour incompétence, "sans qu'il soit nécessaire" d'évoquer les autres moyens de la fédération requérante.

Le Conseil va cependant plus loin, et se prononce sur l'interprétation qui doit être donnée aux dispositions de l'alinéa 2 de l'article 1er de la Constitution. Rappelons que la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 avait introduit ces dispositions qui prévoient l'égal accès des femmes "aux mandats électoraux et fonctions électives", celle du 23 juillet 2008 ajoutant ensuite "les responsabilités professionnelles et sociales" aux fonctions ainsi concernées. L'évolution n'est pas sans conséquence, car la possibilité de développer des discriminations positives est désormais ouverte au secteur privé, sous condition de l'intervention d'une loi. Et précisément, une fédération de gymnastique est une personne privée.

L'évolution constitutionnelle est spécialement importante dans la décision Fédération française de gymnastique, car le décret qui organise la désignation de ses instances dirigeantes, et la pondération très favorable aux femmes est intervenu en 2004, après la révision de 1999 et avant celle de 2008.

L'interprétation étroite

Bien entendu, le Conseil d'Etat ne peut se borner à estimer que le décret de 2004 était illégal au moment où il a été publié. A l'époque en effet, la discrimination positive n'était ouverte "aux mandats électoraux et fonctions électives", c'est à dire des fonctions publiques. Le juge examine donc, tout à fait normalement, le décret de 2004 à la lumière de la nouvelle rédaction de l'article 1er al. 2 de la Constitution qui ouvre la discrimination positive aux "responsabilités professionnelles et sociales". Nul doute que l'élection aux instances dirigeantes d'une fédération sportive constitue une telle responsabilité.


Ces politiques de discrimination positive doivent cependant donner lieu à une interprétation étroite. Le Conseil constitutionnel lui-même l'a affirmé dans sa décision du 30 mai 2000 relative à l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux. Il rappelle alors que le constituant peut toujours, poser des règles dérogatoires aux principes garantis par la Constitution.

La formule semble sortir tout droit du manuel de droit constitutionnel de M. de Lapalice, dès lors que le pouvoir souverain, celui du peuple, est parfaitement libre de réviser la Constitution comme il l'entend, et de prévoir toutes les dérogations qui lui conviennent. Mais en usant de cette formulation, le Conseil constitutionnel entend rappeler que ces règles dérogatoires, parce qu'elles sont dérogatoires, doivent donner lieu à une interprétation étroite.

La précision n'est pas neutre.. Certes, dans l'affaire Fédération française de gymnastique, le décret ne pouvait qu'être annulé, le pouvoir législatif n'étant pas intervenu dans ce cas précis. Mais ce rappel de la nécessité d'une interprétation étroite offre au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer que la Constitution n'autorise ces discriminations positives, dans le secteur privé, que pour les "aux mandats électoraux et fonctions électives" ainsi que les "responsabilités professionnelles et sociales". Dans le secteur public, elle ne concerne que les fonctions issues d'une élection et non pas l'accès à l'ensemble des emplois publics, même supérieurs. Dans le secteur privé, elle ne vise que les emplois les plus élevés et notamment l'accès aux conseils d'administration. Autant dire qu'il n'est pas question de généraliser les politiques de quota dans l'ensemble de l'administration et du secteur privé, et que le Conseil d'Etat veillera au respect de ces principes.