« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 11 novembre 2011

Aide au séjour irrégulier et droit au respect de la vie privée

Dans sa décision Mallah c. France du 10 novembre 2011, la Cour européenne oppose une fin de non-recevoir à tous ceux qui souhaitaient la voir sanctionner le "délit de solidarité". L'affaire offrait pourtant une occasion . presque trop belle. Le requérant n'était pas l'un de ces passeurs ou un marchands de sommeil qui exploitent la misère des étrangers, mais un ressortissant marocain résidant en France depuis plus de trente ans, avec son épouse et leurs cinq enfants. Il était accusé d'avoir hébergé son gendre en situation irrégulière car demeuré sur le territoire après l'expiration d'un visa de tourisme.

Un dossier idéal donc pour contester ce "délit de solidarité", construction doctrinale qui repose sur la distinction entre ceux qui apportent une aide au séjour irrégulier pour des motifs purement lucratifs et ceux qui sont mus par leur seule générosité.  Des mouvements associatifs comme le GISTI au film "Welcome", une revendication s'est donc développée, demandant que le caractère altruiste de la démarche soit considérée comme une cause exonératoire de la responsabilité pénale.

La Cour refuse pourtant d'entrer dans ce débat, qu'elle laisse à la compétence des Etats et des juges internes.

Charlot. The Immigrant. 1917

Le "délit de solidarité" n'existe pas

Le "délit de solidarité" est mentionné par les militants associatifs, par les journalistes, par les dialoguistes des films, voire par certains juristes. Et pourtant, il n'existe pas. Le droit positif ne connaît que l'article L 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA); aux termes duquel  "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'un étranger en France sera puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 euros". Cette disposition trouve son origine dans l'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, réécrite à de nombreuses reprises. Au fil des ans, le législateur a néanmoins formulé quelques atténuations à la sévérité de ce texte, d'abord au profit de la famille de l'étranger en situation irrégulière, puis des personnes ou associations "menant des actions nécessaires à la sauvegarde de la vie ou de l'intégrité physique de l'étranger", autrement dit ayant une activité spécifiquement humanitaire (art. L 622-4 CESEDA)

En l'espèce, l'argument "familial" ne pouvait être reçu. L'article L 622-4-1 exclut les poursuites pénales à l'égard du conjoint de l'étranger en situation irrégulière, à la condition que le couple réside dans le même  lieu, ainsi que "les ascendants ou descendants de l'étranger, de leur conjoint, des frères et soeurs de l'étranger ou de leur conjoint". Cette liste limitative exclut donc le lien familial qui unit le beau-père à son gendre, et les poursuites qui ont été diligentées contre M. Mellah ne sont pas illégales au regard du texte de la loi.

L'article 8 de la Convention

Pour mettre en cause cette législation, le requérant invoque l'article 8 de la Convention, estimant que cette condamnation pour aide au séjour irrégulier porte atteinte à son "droit de mener une vie familiale normale". La Cour ne conteste pas ce fait et affirme même que les relations entre un beau-père et son gendre relèvent bien de la vie familiale, au sens de l'article 8, d'autant qu'en l'espèce les deux générations cohabitaient sous le même toit.

Si  la Cour reconnaît que les dispositions législatives françaises s'analysent effectivement comme une ingérence dans la vie privée de la personne, elle refuse de considérer cette ingérence comme illicite. D'une part, la loi française est parfaitement claire et prévisible. Monsieur Mellah ne pouvait ignorer qu'il commettait une infraction en hébergeant son gendre en situation irrégulière, puisque la loi énumère avec précision les liens de parenté susceptibles d'offrir une immunité pénale. D'autre part, cette législation a pour objets la protection de l'ordre public (la lutte contre l'immigration illégale) et la prévention des infractions (la répression des réseaux organisés qui aident les étrangers à entrer illégalement sur le territoire). En cela, la loi poursuit un but légitime justifiant l'ingérence de l'Etat dans la vie privée. 

La Cour ne s'interroge donc pas sur les motifs de l'aide apportée à l'étranger qui est au coeur du débat français. Pour les associations de défense des étrangers, cette loi présente un danger particulier, dans la mesure où elle condamne pour une infraction identique ceux qui sont motivés par l'appât du gain (passeurs ou marchands de sommeil) et ceux qui  sont poussés par la générosité et l'altruisme. 

Pour écarter cette question, la Cour se penche sur la manière dont, en l'espèce, a été apprécié l'équilibre entre l'atteinte à la vie privée du requérant et l'intérêt public poursuivi.  M. Mellah a effectivement condamné pour aide au séjour irrégulier, mais il a finalement été dispensé de peine, à la fois parce que son gendre était parvenu à régulariser sa situation et parce que son comportement reposait sur sa seule générosité.

On peut certes regretter une approche centrée sur les circonstances de l'espèce, au détriment d'une appréciation globale de la législation française (dans ce sens, voir la chronique de M. Hervieu sous la même décision,  CPDH). Il est vrai que les circonstances de l'espèce font quelquefois écran au développement d'une jurisprudence ambitieuse. Mais la Cour européenne n'est pas un "supra-parlement" et n'est certes pas fondée à prendre des arrêts de règlement. Elle doit aborder la question qui lui est soumise de manière plus pragmatique que dogmatique, car elle rend, elle aussi, une décision individuelle. Agissant ainsi, elle montre que l'important n'est pas seulement la loi, mais la manière dont elle est appliquée.

QPC Secret défense : un goût d'inachevé

Le Conseil constitutionnel a rendu le 10 novembre une décision QPC sur le secret défense. Elle était évidemment très attendue par les parents des victimes des attentats de Karachi qui espéraient obtenir la déclassification de certaines pièces utiles à la manifestation de la vérité. Beaucoup de commentateurs espéraient également que le Conseil profiterait de cette QPC pour définir un certain nombre de principes encadrant une pratique surtout caractérisée par son opacité. 

La lecture de la décision laisse une impression d'inachevé. Il est vrai que le Conseil sanctionne les dispositions les plus choquantes, celles qui permettaient de protéger certains lieux couverts globalement par le secret de la défense nationale. En revanche, le Conseil évoque à peine la question de l'opposabilité au juge d'un secret entièrement maîtrisé par l'autorité administrative, et de l'éventuelle violation du principe de séparation des pouvoirs. 

Les lieux classifiés

L'article 413-9-1 du code pénal autorise la classification des lieux auxquels on ne peut accéder sans que cet accès donne par lui-même connaissance d'un ou plusieurs secrets de la défense nationale. La liste de ces lieux est définie par décret, lui même classifié. 

Cette disposition avait été introduite dans la loi de programmation militaire dans le but officiel de mettre à l'abri les juges d'instruction de toute poursuite pour violation du secret défense. En pénétrant dans un tel lieu, le juge risquait en effet de se saisir de pièces classifiées dépourvues de lien avec l'affaire sur laquelle il enquêtait. Il pouvait alors être, malgré lui, l'auteur d'une compromission du secret de la défense nationale. 

Derrière cet argumentaire non dépourvu d'hypocrisie se cachaient évidemment d'autres préoccupations. On se souvient que les hautes autorités de l'Etat avaient été fort irritées de voir perquisitionner le SGDN et le ministère de la défense en 2006 lors de l'affaire Clearstream. La tentation était donc grande de se mettre à l'abri de ces visites intempestives. La procédure choisie imposait donc une déclassification temporaire des lieux, précédée d'un avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), lui même communiqué au service visé par la perquisition. Autant dire que l'effet de surprise était pour le moins réduit, et que la broyeuse pouvait librement fonctionner avant la visite du magistrat instructeur.

Le Conseil constitutionnel observe fort justement qu'il s'agit de soustraire une "zone géographique" aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Les perquisitions ne peuvent alors se dérouler que de manière exceptionnelle. Elles sont subordonnées à une décision administrative qui peut donc, à elle seule, bloquer l'exercice du pouvoir judiciaire. Le Conseil en déduit donc que le législateur a opéré une "conciliation qui est déséquilibrée" entre les exigences du procès équitable et le respect de la séparation des pouvoirs. 


Raisonnement imparable... mais pourquoi ne s'applique t il pas lorsqu'il s'agit d'apprécier, de manière plus globale, l'opposabilité au juge des informations classifiées ? 


Les informations classifiées

De manière surprenante, le Conseil constitutionnel ne va pas au bout de son raisonnement. La séparation des pouvoirs interdit de subordonner à une décision administrative l'accès du juge à des espaces classifiés, mais à pas à des informations tout aussi classifiées. 

Sur ce point, la motivation est sommaire. Elle réside tout entière dans la nature d'"autorité administrative indépendante" de la CCSDN. Et cette fois le Conseil affirme "qu'en raison des garanties d'indépendance conférées à la commission ainsi que des conditions et de la procédure de déclassification et de communication des informations classifiées, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui n'est pas déséquilibrée".  

La CCSDN est saisie par le juge d'instruction qui demande la déclassification de certains documents dont il a besoin pour poursuivre ses investigations. La loi prévoit que la Commission rend son avis, en prenant en considération "les missions du service public de la justice, le respect des droits de la défense (...) ainsi que la nécessité de préserver les capacités de défense et la sécurité des personnels". Quant à sa composition, la CCSDN est une autorité administrative indépendante ordinaire composée de membres du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, auxquels le législateur a joint deux parlementaires désignés par le Président de chaque assemblée. On ne voit pas bien en quoi cette composition lui confère une indépendance particulière. Sur le fond, il suffit de consulter ses rapports pour comprendre que son rôle est davantage de protéger le secret défense plutôt que faciliter les investigations des juges.

Quoi qu'il en soit, même si on admet l'indépendance de la CCSDN, il n'en demeure pas moins qu'une autorité indépendante reste administrative. Celle ci n'est d'ailleurs qu'une autorité consultative. Elle rend un avis, favorable ou défavorable à la déclassification, et cet avis ne lie en aucun cas l'autorité administrative détentrice du document demandé. La conséquence en est que les investigations du juge d'instruction se heurtent, non pas à l'avis rendu par la CCSDN, mais à cette décision administrative prise par l'autorité détentrice. L'atteinte à la séparation des pouvoirs est absolument identique à celle sanctionnée par le Conseil dans le domaine des lieux classifiés. 
La conciliation est "équilibrée" dans un cas, "déséquilibrée" dans l'autre... Les familles des victimes des attentats de Karachi vont sans doute éprouver quelques difficultés pour comprendre une telle subtilité. Quant à l'administration, le Conseil lui a généreusement laissé jusqu'au 1er décembre pour régulariser la situation, et peut être mettre à l'abri certains documents des investigations des juges ?

Il ne reste plus qu'à espérer une nouvelle intervention du législateur dans ce domaine, peut être au second semestre 2012 ? 

mercredi 9 novembre 2011

Sondages de l'Elysée : le "Privilège de l'Exécutif" à la française

Merci à Rue 89 qui  nous permet aujourd'hui d'avoir accès à la décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 7 novembre 2011 sur l'affaire du marché passé en 2007 entre l'Elysée et une société présidée par M. Patrick Buisson, dans le but de fournir des sondages d'opinion. Le malheureux juge d'instruction qui voulait enquêter sur l'existence d'un éventuel délit de favoritisme se heurte donc à un refus, et les collaborateurs du Président de la République jouissent désormais d'une confortable impunité. 

Soyons honnête, LLC n'y croyait pas. Dans un article du 18 octobre, nous considérions que l'autorité judiciaire ne manquerait pas de sanctionner un argumentaire visant à le priver de son propre pouvoir d'investigation et à mettre à l'abri de toute enquête pénale l'ensemble des collaborateurs du Président. 

On trouvera toujours des professeurs de droit pour justifier une jurisprudence douteuse, surtout lorsqu'ils ont participé, en 2002, aux travaux de la commission destinée à réformer le statut pénal du Chef de l'Etat, dans le but de le renforcer. Mais il appartient à chaque citoyen d'apprécier le lien entre cette décision et le principe d'indépendance de la justice, entre cette décision et la notion même d'Etat de droit..  

Reste à s'interroger sur les motifs articulés par la Cour d'appel, car il y a tout de même des motifs. 

Inviolabilité

La Cour réduit le débat juridique à deux questions : la protection établie par l'article 67 de la Constitution est elle liée à la personne du Chef de l'Etat ou à la fonction présidentielle ? Dans ce dernier cas, doit-elle s'étendre à ses collaborateurs ? 

Certes, cela paraît simple si ce n'est que les auteurs des nouvelles rédactions des articles 67 et 68 se sont bien gardés de définir la nature de cette protection.  De leurs dispositions, on peut toutefois déduire que le Président bénéficie d'un "privilège de juridiction" durant la durée de son mandat, pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. Il ne peut être poursuivi que devant la Haute Cour "en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat".

De même, bénéficie-t-il d'une "inviolabilité" qui s'analyse comme un privilège temporaire. Le Président demeure en effet responsable des faits pénalement punissables commis avant son élection mais aussi pendant son mandat, à la condition toutefois que ces faits aient été commis en dehors de l'exercice de la fonction présidentielle. En revanche, la poursuite de ces infractions redevient possible, dans les conditions du droit commun, à l'issue de son mandat. Cette notion d'inviolabilité, d'ailleurs affirmée par la Cour de cassation, dans son célèbre arrêt d'assemblée plénière du 10 octobre 2001, est reprise par la décision de la Cour d'appel pour désigner l'interdiction de tout acte de procédure à l'encontre du Président, énoncé par l'article 67 al. 2 de la Constitution. 

La Cour considère donc, et sur ce point son raisonnement est tout à fait justifiable, que le Président jouit d'un privilège de juridiction pour les actes liés à la fonction présidentielle, et d'une inviolabilité temporaire pour les autres. 



Le lien avec la fonction présidentielle

La Cour d'appel considère cependant que ces privilèges ne sont pas liés à la personne du Président mais à la fonction présidentielle. Dès lors, ceux qui participent à l'exercice de cette fonction en bénéficient également, en quelque sorte par ricochet. Pour la Cour, l'enquête menée par un juge d'instruction conduirait nécessairement à se demander si la convention a été signée à l'initiative personnelle de la Directrice de cabinet ou sur l'ordre formel du Chef de l'Etat. Le simple risque qu'un acte d'information évoque cette question revient, aux yeux de la Cour, à porter atteinte au principe d'inviolabilité.

Pour reprendre une formule bien connue des administrativistes, il suffira de démontrer que l'activité du collaborateur "n'est pas dépourvue de tout lien" avec la fonction présidentielle. On sait que cette notion a été inventée par la jurisprudence administrative pour identifier des fautes commises par des agents publics durant des activités personnelles, mais "non dépourvues de tout lien avec le service"(par exemple, l'accident de véhicule intervenu pendant le trajet entre le domicile et le travail, alors même que le conducteur avait fait un détour pour passer déposer son enfant à l'école ou acheter son pain). Cette initiative du juge administratif s'exerçait alors dans le but d'indemniser la victime d'un dommage. Aujourd'hui, la Cour d'appel reprend le même type de raisonnement, cette fois pour faire échapper un agent public à sa responsabilité pénale. Autres temps, autres moeurs. 

La Cour d'appel pousse la bonne volonté jusqu'à donner la recette permettant de bénéficier de cette inviolabilité. Il suffit de préciser dans les documents concernés, contractuels ou non, que le collaborateur du Président rendra compte "sous forme verbale ou écrite au seul Président de la République" et que son action porte sur "des thèmes politiques en lien direct avec les décisions que le Président" a prises ou doit prendre. Voilà deux clauses que les juristes vont se dépêcher de conseiller pour tous les contrats passés par l'Elysée.   

Autant dire que ce lien avec la fonction présidentielle peut être créé de toutes pièces, dans le seul but de soustraire les membres du cabinet à une responsabilité pénale.  On ne peut s'empêcher, à ce propos, de penser à ce "Privilège de l'Exécutif" invoqué par le Président Nixon, à une autre époque, lorsqu'il s'agissait d'empêcher les juges américains d'enquêter sur la responsabilité de ses proches collaborateurs dans l'affaire du Watergate. On sait comment l'histoire s'est terminée. 

lundi 7 novembre 2011

Bizutage. Si on appliquait la loi ?

Il faut saluer le courage d'un étudiant de l'Université de Paris-Dauphine qui vient de porter plainte contre une pratique de bizutage particulièrement inadmissible, touchant à la fois son intégrité physique et morale. Il semble en effet que les membres d'une association d'élèves à laquelle il souhaitait adhérer aient trouvé amusant de lui inscrire dans le dos le sigle de l'association en "lettres de sang", sorte de scarification peut-être réalisée avec une capsule de bouteille.

Les faits ne suscitent aucun doute. Nous sommes dans le cadre du bizutage, qui est aujourd'hui un délit, et que l'article 225-16-1 du code pénal définit comme "le fait pour une personne d'amener autrui, contre son gré, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire et socio-éducatif".

Ce n'est certainement pas facile de s'élever ainsi contre un bizutage que certains considèrent comme un rite de passage ou un facteur de cohésion, comme s'il n'existait pas d'autres moyens pour susciter entre les étudiants d'une même promotion l'esprit de groupe et de solidarité. Le bizutage est généralement conforté par une sorte de loi du silence. Les victimes craignent de se manifester car elles risquent de se heurter à des mesures de rétorsion, d'être exclues d'un groupe dans lequel le bizutage leur a précisément permis d'entrer. Sans compter la pensée secrète d'être à son tour un bizuteur l'année suivante, et de reproduire ainsi une pratique sociale parfaitement stupide mais qui donne l'illusion d'exercer un pouvoir sur un être humain. 

Disons le franchement. On ne devrait plus déplorer de telles pratiques qui sont illégales depuis la loi du 17 juillet 1998 (article 225-16-1 c. pén). Et pourtant, le bizutage subsiste, généralement aggravé par des pratiques d'alcoolisme qui se développent de manière inquiétante dans les milieux étudiants. Et la législation demeure plus ou moins lettre morte. 

Une pratique d'enfants gâtés

Le bizutage est désormais très encadré dans les écoles militaires où pourtant il était historiquement le plus développé et aussi, il faut bien le reconnaître, le plus dur à l'égard des victimes. La hiérarchie militaire n'a pas hésité à mettre brutalement fin à ces pratiques.  C'est ainsi que le chef d'état major de l'armée de terre a purement et simplement fermé un classe préparatoire ("corniche") au Prytanée de La Flèche à compter de la rentrée 2011 parce qu'elle s'obstinait à "entretenir des rites collectifs et des traditions qui reflètent de manière caricaturale les valeurs portées par les hommes et par les femmes qui ont fait le choix de servir la France sous l'uniforme"

Hélas, les établissements civils ne sont pas habitués à une telle fermeté. Aujourd'hui, le bizutage existe essentiellement dans les grandes écoles, alors qu'il a largement disparu des universités. La cause est d'abord financière : les universités sont pauvres et ne peuvent pas se permettre d'entretenir des "Bureaux des Etudiants"ou des associations diverses chargés d'organiser des activités de cohésion. Au demeurant, le souci d'intégration est beaucoup moins élevé dans une université, les étudiants ne sont pas sélectionnés , du moins en première année. Il s'inscrivent, moyennant une somme modique, pour recevoir une formation et obtenir un diplôme, ne vivent pas en permanence sur le campus, ne se sentent pas liés par un destin commun. 

En revanche, les grandes écoles sont évidemment plus riches. Les élèves, (ou plutôt leurs parents), paient des frais d'inscription parfois considérables. Ils ont le sentiment d'appartenir à une élite, puisqu'ils ont été sélectionnés, et se considèrent déjà comme des futurs cadres dirigeants. La plupart de ces établissements multiplient les associations diverses, chargées d'assumer la vie festive des élèves. Les responsables ont intérêt à voir se multiplier ces activités de cohésion, à privilégier la constitution d'un véritable réseau. Car c'est l'investissement des anciens élèves qui garantit la pérennité de l'établissement. Ce sont eux en effet qui financent, du moins en partie l'école. Ce sont eux qui bien souvent y enseignent.. Ce sont eux enfin qui recrutent les promotions nouvellement diplômées. 

Qu'on ne s'y trompe pas. L'Université de Paris-Dauphine, devenue "grand établissement" en 2004 n'a plus d'"université" que le nom. Dans sa gestion, elle s'apparente à une grande école : droits d'inscription très élevés, sélection des étudiants, associations très actives. A cet égard, il est très important que son Président ait adopté une position très ferme sur cette affaire, notamment en se portant partie civile. Ainsi peut il d'ailleurs espérer être exonéré de toute responsabilité.

Reste à se demander pourquoi, treize années après le vote de la loi, on doit encore déplorer de tels manquements à la dignité de la personne.

Les désarrois de l'élève Törless. Volker Schlöndorff. 1966

La loi inappliquée de 1998

La loi de 1998 est due à l'initiative de Madame Ségolène Royal, alors ministre délégué à l'enseignement scolaire du gouvernement Jospin. Et c'est une bonne loi, qui a su contourner certains écueils. D'une part, elle exclut le consentement éventuel des victimes. D'autre part, elle utilise comme critère essentiel l'atteinte à la dignité de la personne, sans distinguer entre les mauvais traitements physiques et les humiliations morales. Enfin les peines sont relativement sévères, pouvant aller jusqu'à 6 mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende, voire un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende lorsque la victime est en situation de vulnérabilité.

Pourtant ce texte remarquable est surtout remarqué pour sa non-application. Une recherche poussée sur Legifrance ne fait sortir qu'une seule décision de jurisprudence... Celle qui déboute deux enseignants, accusés par le ministre d'avoir laissé se dérouler un bizutage particulièrement violent dans leur établissement, et qui avaient porté plainte pour diffamation contre Madame Royal. Bien entendu, le recours a fait long feu, et la Cour de cassation, dans une décision du 23 décembre 1999 a cassé la décision de renvoi du ministre devant la Cour de justice de la république.

La seule décision de justice vise donc à attaquer ceux qui précisément combattent le bizutage... illustration accablante d'une loi qui demeure inappliquée, tant la loi ordinaire est parfois écartée par la loi du silence.

Espérons donc que la plainte courageuse de cet étudiant de Dauphine permettra de lever le tabou.


samedi 5 novembre 2011

Le droit d'avoir des enfants n'est pas encore né


Un arrêt de Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, rendu le 3 novembre 2011, vient confirmer le refus de consacrer un "droit d'avoir des enfants" par les techniques d'assistance médicale à la procréation (AMP).  Les requérants, deux couples de nationalité autrichienne, souffrent d'un type d'infertilité qui leur impose de recourir à un don de gamètes (don d'ovocyte pour l'un, don de sperme pour l'autre) et à une fécondation in vitro pour concrétiser leur désir d'enfant. Or la législation autrichienne n'autorise les techniques de procréation hétérologues, c'est à dire effectuées avec l'aide de donneurs, que dans la seule hypothèse de la fécondation artificielle in vivo, technique très simple et depuis longtemps largement admise dans la société autrichienne. Les requérants, contraints à la fécondation in vitro ne pouvaient donc bénéficier d'un don, cette technique étant limitée à la procréation homologue, c'est à dire réalisée à partir du sperme et de l'ovule du couple demandeur. 

Cette législation autrichienne fait l'objet du recours de ces deux couples finalement placés dans une situation identique... et c'est précisément tout l'intérêt de la décision. Car le débat juridique actuel a tendance à s'organiser autour de la question des bénéficiaires de l'AMP, et plus précisément de l'accès des couples homosexuels, voire des personnes seules à ces techniques. En l'espèce, les requérants sont mariés fort bourgeoisement, ce qui exclut toute discussion de ce type. En revanche, l'arrêt S. suscite une interrogation plus essentielle sur l'étendue du droit d'accès aux techniques de procréation médicalement assistée, et au-delà, sur ce passage du désir au droit si délicat à appréhender par les juridictions.

Observons d'emblée que les requérants ne commettent pas l'erreur de se fonder sur le droit à vie, consacré par l'article 2 de la Convention. Celui-ci ne saurait en effet être interprété comme un droit de donner la vie, ce qui exclut que les couples demandeurs puissent l'invoquer. D'autre part, l'enfant à naître n'est pas encore titulaire de droits, ce que la Cour a confirmé dans son arrêt Evans du 10 avril 2007 à propos d'embryons conservés en vue d'une éventuelle réimplantation. A fortiori l'enfant à naître n'est-il pas titulaire de droits lorsqu'il n'est encore qu'un projet..

L'article 8 de la Convention

Les couples requérants s'appuient sur l'article 8 de la Convention et considèrent que la législation autrichienne leur interdit l'exercice normal du "droit de mener une vie privée et familiale normale". Les autorités autrichiennes, de leur côté,  ne contestent pas que le souhait de procréer relève de la sphère privée protégée par ces dispositions. L'arrêt Dickson c. Royaume Uni du 4 décembre 2007 admet à ce propos que le refus de procéder à une insémination artificielle sur l'épouse d'un détenu britannique concernait directement la vie privée et familiale des intéressés. 

En première instance, les couples requérants ont obtenu satisfaction dans un arrêt de Chambre rendu en 2010. Mais la Cour européenne, réunie en Grande Chambre sur le recours de l'Autriche, casse la première décision pour laisser à l'Etat une très large marge d'appréciation dans ce domaine. 

L'arrêt de chambre de 2010 : une ingérence illicite dans la vie privée

Les autorités autrichiennes se fondaient sur l'alinéa 2 de l'article 8 qui il autorise une ingérence des autorités publiques dans la vie privée. Elles considèraient qu'il appartient à l'Etat de définir par une législation spécifique les limites qu'il convient d'apporter à l'usage de ces techniques de procréation "eu égard aux impératifs sociaux et culturels propres à leur pays ainsi qu'à leurs traditions". 



"- Avant de commencer cette réunion, je crois utile de rappeler aux parties
en présence qu'elles ont un certain nombre de chromosomes en commun"

Dans son arrêt de chambre du 1er avril 2010,  la Cour avait donné satisfaction aux requérants. Pour éviter d'avoir à se prononcer sur l'existence d'un droit à la procréation, elle s'était fondée sur les dispositions combinées des articles 8 et 14 de la Convention. La Cour a confirmé, conformément à la jurisprudence précédente, que ces problèmes de procréation relèvent effectivement de l'article 8. Mais, sur le fondement de l'article 14, elle a sanctionné la différence de traitement entre les couples qui bénéficient de techniques homologues, c'est à dire sans donneur, et ceux qui ont besoin d'une technique hétérologue, avec donneur. Pour la Cour, le refus de la loi autrichienne d'écarter les seconds du bénéfice d'une AMP ne reposait donc pas sur des justifications convaincantes et doit donc être sanctionné comme discriminatoire. 

L'arrêt de Grande Chambre : l'appréciation de l'Etat

Saisie par les autorités autrichiennes, la Grande Chambre, dans sa décision du 3 novembre 2011, considère également que l'article 8 s'applique en l'espèce, et que la législation en cause constitue effectivement une ingérence de l'Etat dans la vie privée. Elle va estimer en revanche, contrairement à l'arrêt de Chambre, que cette ingérence est conforme aux exigences posées par la Convention. Elle est en effet prévue par la loi, et "nécessaire dans une société démocratique". Ce dernier point justifie néanmoins quelques éclaircissements.  

L'essentiel de l'argumentation des requérants reposait sur l'idée qu'ils étaient victimes d'une discrimination liée à des considérations techniques. Selon eux, la loi autrichienne qui n'interdit pas les fécondations artificielles in vivo ne peut empêcher le recours à un donneur de sperme dans cette hypothèse. La technique est en effet très simple, et par conséquent très difficile à interdire. En revanche, lorsque le couple a besoin d'une fécondation in vitro, la technique est beaucoup plus délicate, hautement médicalisée, et donc plus facile à interdire. 

La Grande Chambre n'est pas convaincue par cet argumentaire. Elle fait observer que l'Autriche s'est dotée en 1992 d'une loi sur l'assistance médicale à la procréation. Durant les débats parlementaires, l'interdiction de la fécondation in vitro hétérologue a été justifiée par la volonté de ne pas créer une sorte de marché du don d'ovocytes qui pourrait entraîner une certaine exploitation des femmes, notamment celles des milieux les plus modestes qui se verraient incitées à vendre leurs ovules. Par ailleurs, le législateur s'inquiétait d'une distorsion entre la réalité biologique et la réalité sociale engendrée par ces techniques d'AMP. 

La Grande Chambre reconnaît de bonne grâce que le droit autrichien a adopté une perspective très prudente à l'égard de l'AMP, qu'il aurait pu opter pour une application plus large et admettre le don de gamètes. En adoptant cette position ferme, le législateur autrichien n'a cependant pas outrepassé la marge d'appréciation qui est celle de l'Etat dans ce domaine. 

Après bien des détours et des interprétations, la Cour dévoile enfin le fond de sa pensée. Elle observe que les Etats membres du Conseil de l'Europe ont adopté des législations très diverses. Certains acceptent le don de gamètes, d'autres pas. Certains autorisent la gestation pour autrui (les "mères porteuses"), d'autres pas. Il appartient finalement à chaque société d'apprécier l'état du consensus en ce domaine, et d'en tirer les conséquences législatives. Et la Cour affirme clairement qu'il convient de laisser chaque Etat définir son cadre légal, car il est finalement le mieux placé pour apprécier la manière dont la société perçoit ces problèmes éthiques. 

Il faut bien le reconnaître, cette solution qui consiste à privilégier le cadre étatique ne présente pas de réel inconvénient pour les couples concernés. Ils peuvent se rendre dans un pays doté d'une législation plus compréhensive et y obtenir un donc de gamètes suivi d'une fécondation in vitro. Nos couples autrichiens pourront ainsi aller au Luxembourg, en Pologne, au Danemark, en Suède ou en France... Et si la Cour européenne ne leur reconnaît pas le droit d'avoir des enfants, elle les autorise finalement à utiliser toutes les techniques que la science peut leur offrir pour satisfaire leur désir.

N'est il pas finalement préférable que l'enfant soit le fruit d'un désir plutôt que l'objet d'une revendication ? 


jeudi 3 novembre 2011

Charlie, la Charia et le droit au blasphème


En matière de libertés publiques, rien n'est jamais acquis. La liberté d'expression semble pourtant solidement ancrée dans le droit positif. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme rappelle que "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme". 

Chacun sait qu'un incendie a détruit, dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charles Hebdo, au moment où sortait un numéro spécial consacré à la Charia, dont Mahomet était censé être le rédacteur en chef. Bien entendu, les auteurs de l'attentat demeurent pour le moment inconnus, et il faut espérer qu'ils seront rapidement arrêtés et jugés. 

Danger des amalgames

Certains sont tentés de faire un parallèle avec une autre affaire qui agite les esprits depuis quelques jours. Des catholiques intégristes jugeant blasphématoire une pièce de Romeo Castellucci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu" ont en effet manifesté à plusieurs reprises et empêché le spectacle de se dérouler dans des conditions normales. Le parallèle a d'ailleurs été fait par le ministre de l'intérieur lui-même qui, commentant l'incendie de Charlie Hebdo, a déclaré " Les intégristes chrétiens, comme vous les qualifiez, protestent. Ils expriment aussi des opinions, ils ne brûlent pas". Il serait sans doute inopportun de rappeler au ministre de l'intérieur que le cinéma Saint Michel a précisément brûlé en 1988 pour avoir programmé le film de Martin Scorcese, "La dernière tentation du Christ"...

Cet amalgame est évidemment dangereux. D'une part, en opposant deux communautés religieuses, il laisse entendre que le caractère inacceptable de l'attentat commis contre les locaux de Charlie Hebdo rendrait acceptable l'atteinte commise à la liberté d'expression théatrale. Le ministre de l'intérieur, par ailleurs ministre des cultes, est pourtant chargé de faire respecter la loi, quelle qu'elle soit. Et si on se réjouit que les intégristes chrétiens n'aient pas mis le feu au théâtre de la Ville, si l'on admet bien volontiers que leur action n'a pas créé de dommages comparables à ceux subis par Charlie Hebdo... cette situation ne retire rien à l'illégalité de leur action. 

A la place d'un amalgame, c'est au contraire une distinction qui doit être réalisée entre deux actions bien différentes, qui n'ont évidemment pas la même gravité, et qui portent atteintes à deux libertés connexes, mais distinctes. L'action des intégristes chrétiens relève de l'atteinte à la liberté d'expression, alors que l'attentat contre Charlie Hebdo viole la liberté de presse qui fait l'objet d'une protection spécifique.

Le théâtre et la police générale

Un théâtre est un espace de liberté d'expression, liberté organisée selon le régime répressif. Ce terme, probablement mal choisi, désigne une liberté qui s'exerce librement, son titulaire pouvant éventuellement être condamné a posteriori par le juge pénal, en particulier s'il a usé de sa liberté d'expression de manière attentatoire à l'ordre public. Conformément à ces principes, l'ordonnance du 13 octobre 1945 relative aux spectacles a donc levé la censure qui pesait sur le théâtre. La loi du 18 mars 1999 a ensuite unifié le régime juridique des manifestations artistiques. 

La Cour européenne des droits de l'homme rappelle, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007 que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention selon lequel "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière". 

De ces dispositions, on déduit que le régime des théâtres relève de la police générale. Cela signifie que les autorités publiques n'ont pas le droit d'interdire une représentation, et qu'elles doivent mettre en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour garantir la liberté d'expression. Depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, le juge administratif apprécie l'effectivité et la proportionnalité des moyens mis en oeuvre pour permettre l'exercice de la liberté d'expression. Conformément à cette jurisprudence, les représentations théâtrales doivent se dérouler aussi normalement que possible, sous la protection des forces de police si elle s'avère indispensable. 

Rappelons par ailleurs qu'un théâtre est un espace clos auquel on accède en payant sa place. Nul n'est contraint d'assister à une représentation, et la sanction la plus lourde pour une pièce de théâtre inutilement provocante est celle du public qui, dans sa grande sagesse, laisse la salle vide.

La "Une" de Charlie Hebdo du 2 novembre 2011
La liberté de presse et la police spéciale

De la même manière, nul n'est tenu d'acheter Charlie Hebdo, mais ce journal a évidemment le droit d'exprimer ses opinions, même particulièrement caustiques envers une religion. Facette de la liberté d'expression, la liberté de presse est soumise au même régime répressif, et chacun a donc le droit d'exprimer librement son opinion dans un journal. 

A la différence de la liberté d'expression théâtrale, la liberté de presse est cependant une police spéciale. Elle relève de la célèbre loi du 29 juillet 1881, dont on a vu récemment qu'elle s'appliquait également à l'expression sur internet. Sur le fond, elle prévoit des délits de presse limitativement énumérés et contrôlés par le juge pénal. 

Au strict plan juridique, le numéro de "Charia Hebdo" ne pose guère de problème, dans la mesure où la jurisprudence est très nette depuis la célèbre affaire des caricatures de Mahomet. La publication d'une série de douze dessins dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 avait engendré de nombreuses manifestations, dont certaines très violentes, de la part de différents mouvements musulmans. Plusieurs journaux, dont Charlie Hebdo, avaient pris l'iniative de reproduire ces dessins, pour affirmer leur attachement à la liberté de presse, et leur solidarité à l'égard du caricaturiste danois qui était l'objet de menaces.  

A l'époque, certains mouvements musulmans avaient engagé des poursuites pour "injure" envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, délit prévu par l'article 33 al. 3 de la loi de 1881. Le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus le 22 mars 2007 après avoir examiné en détail les différents dessins, estimant avec sagesse qu'ils participaient à "un débat d'idées sur les dérives de certains tenant à un Islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents"

La Cour d'appel de Paris, statuant le 12 mars 2008, a confirmé cette argumentation. Contrairement au tribunal de première instance, elle n'examine pas chaque caricature successivement, mais les regroupe dans une même analyse. Elle note que les dessins visent une fraction de la communauté musulmane, et non son ensemble, et qu'ils ne sauraient être qualifiés d'"injure" puisqu'ils ne comportent aucune attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes.

Si le numéro spécial de Charlie Hebdo avait fait l'objet d'un recours, on peut penser que la liberté de presse aurait fait l'objet d'une protection identique par les juges... 

Le droit au blasphème

Qu'il s'agisse de l'expression théâtrale ou de la liberté de presse, les deux affaires rappellent que les convictions religieuses ne sauraient en soi fonder une atteinte à la liberté d'expression.

C'est évidemment plus facile d'accepter l'exercice de cette liberté quand elle véhicule des informations ou des idées considérées comme inoffensives, indifférentes, voire bien pensantes. C'est  plus difficile quand elle développe des idées qui heurtent, choquent ou simplement dérangent. Le blasphème est une appréciation, un jugement de valeur reposant sur la foi religieuse. Dans une société laïque, chacun peut librement considérer tel ou tel acte comme blasphématoire, mais ce sentiment relève de l'intimité de la vie privée, et ne saurait être imposé à tous. Le blasphème ne peut pas être pris en considération par le droit, et, d'une certaine manière, le droit au blasphème est un élément de la liberté d'expression.

Ce débat d'aujourd'hui nous ramène deux siècles en arrière, plus précisément sous la Restauration, l'époque de la loi sur le sacrilège (1825) et de la loi dite "de justice et d'amour" (1827). La première prévoyait la condamnation à mort par décapitation de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. La seconde muselait la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion.. Veut-on vraiment revenir à cette période d'obscurantisme ?

C'est précisément la force d'une société laïque et pluraliste d'accepter tous les débats, car le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu'elles soient.