« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 21 juin 2025

Justice des mineurs : la loi Attal "éparpillée façon puzzle"


Après passage devant le Conseil constitutionnel, et sa décision du 19 juin 2025 , que reste-t-il de la proposition de loi déposée par Gabriel Attal (Ensemble pour la République) "visant à renforcer l'autorité de la justice à l'égard des mineurs délinquants et de leurs parents"? Cinq articles, les plus essentiels du texte, sont en effet déclarés inconstitutionnels.

 

Les causes du désastre 

 

L'origine d'un tel désastre n'est pas unique.

On peut évidemment évoquer la rédaction du texte, élaboré sans aucune analyse juridique préalable. Il s'agit en effet d'une proposition de loi, délibérée sans avis du Conseil d'État et sans étude d'impact. Tout au plus peut-on observer que, dans  un avis au Parlement du 21 novembre 2024, la Défenseure des droits avait considéré que la proposition de loi, en rapprochant le traitement pénal des mineurs de celui des majeurs, risquait d'être déclarée inconstitutionnelle. Sa conformité au principe fondamental d'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs lui semblait pour le moins douteuse. Mais le militantisme de la Défenseure des droits nuit à sa crédibilité, quand bien même il lui arrive d'avoir raison.

La sanction du Conseil était donc prévisible, mais cela ne signifie pas que la cause de ce naufrage législatif ne réside pas, aussi, dans une jurisprudence constitutionnelle dépourvue de nuance. Si l'on écarte le cas de l'article 15, annulé comme cavalier législatif, la décision repose sur un seul motif juridique : la conformité, ou la non conformité au principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) d'adaptation de la réponse pénale à la situation des mineurs.

 



Agrippine et l'ancêtre. Claire Brétécher. 1998

 

 

Le PFLR

 

Ce PFLR impose "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge et la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité. Ces mesures doivent être prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées". Consacré dans la décision du 29 août 2002, il a été réaffirmé dans trois décisions de 2011, le 10 mars, le 8 juillet et le 4 août.

Ce principe s'inscrit dans la définition du PFLR. Depuis la célèbre décision du 16 juillet 1971, la jurisprudence s'est affinée, et trois critères cumulatifs sont désormais exigés pour définir un PFLR. Le premier réside dans le fait que le PFLR doit concerner les libertés, et il est rempli en l'espèce puisqu'il s'agit de définir les conditions de jugement et les peines applicables aux mineurs. Le second exige en que le principe consacré trouve son origine dans une loi républicaine antérieure à 1946. La justice des mineurs a été initiée par la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, complétée ensuite par la loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et enfin l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante, aujourd'hui codifiée dans le code de la justice pénale des mineurs. Le troisième et dernier critère impose que l'application de cette législation n'ait jamais été interrompue, et il est exact que cette justice pénale des mineurs est toujours demeurée en vigueur, même si l'ordonnance de 1945 fut l'un des textes les plus modifiés depuis 1945.

Dans sa décision du 19 juin 2025, le Conseil n'utilise que ce mode de contrôle et toutes les dispositions censurées, à l'exception du cavalier législatif déjà évoqué, le sont pour non-conformité à ce PFLR. On y trouve toutes les dispositions les plus importantes de la loi Attal.

 

Les dispositions annulées

 

Est sanctionnée sur ce fondement la mise en place d'une comparution immédiate pour les mineurs de 16 ans et plus déjà connus de la justice ayant commis une infraction punie de plus de 3 ans d'emprisonnement. Sur ce point, on pourrait se demander si le Conseil n'aurait pas pu trouver un autre fondement, notamment le principe de lisibilité de la loi. Celui-ci ne concerne pas la comparution immédiate en tant que telle, mais plutôt la notion mineur "déjà connu de la justice", tant il est vrai qu'il existe une grosse différence entre le mineur qui fait l'objet d'un rappel à la loi pour une petite infraction et celui qui est un multirécidiviste. 

Précisément, pour les récidivistes de 16 ans et plus, le Conseil sanctionne la disposition qui inverse le régime juridique d'atténuation des peines, disposition improprement qualifiée d'"excuse de minorité", car elle n'implique aucune excuse. La peine est allégée, mais la culpabilité n'est pas modifiée. La loi Attal prévoyait une inversion du régime en faisant de l'atténuation des peines l'exception et non plus le principe. Cette fois, le PFLR trouve à s'appliquer facilement, dans la mesure où il s'agit finalement de supprimer de fait la justice des mineurs dans ce cas précis. 

Enfin, sont également annulés sur ce fondement les articles qui prévoyaient l'élargissement des  possibilités de recours à une audience unique, l'allongement de la durée de la détention provisoire à un an pour les mineurs de plus de 16 ans poursuivis pour certains délits et crimes à caractère terroriste ou commis en bande organisée et enfin la possibilité de placer en rétention un mineur n'ayant pas respecté une mesure éducative judiciaire provisoire (MEJP).

La lecture de la décision laisse une impression de malaise, tout simplement parce que le PFLR, protecteur de la justice des mineurs, est invoqué pour toutes les dispositions contestées, sans grande nuance et sans beaucoup de justifications. On peut se demander si le législateur n'aurait pas dû adopter une position plus franche, déclarant que les plus de 16 ans, récidivistes ou même non récidivistes, relèveront désormais de la justice des majeurs. 

On peut aussi s'interroger, évidemment, sur la position du Conseil qui va directement à l'encontre d'une loi votée par le parlement, en s'appuyant sur un PFLR auquel on peut faire dire beaucoup de choses. N'est-il pas possible de l'invoquer systématiquement pour empêcher toute modification du code de la justice des mineurs ? On se trouve alors dans la situation la plus mauvaise pour tout le monde d'un affrontement direct entre le parlement et le Conseil. Or, les dernières nominations au Conseil lui ont fait beaucoup de mal et les opposants au contrôle de constitutionnalité se manifestent désormais ouvertement, voire demandent sa suppression. Il faut bien reconnaître que la décision du 19 juin 2025 leur donne du grain à moudre. C'est bien dommage car la qualité catastrophique du travail législatif actuel rend indispensable un contrôle.

 

Les PFLR : chapitre 3, section 2 § 2 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier 

 

mercredi 18 juin 2025

Les petites folies des Sages


Le Conseil constitutionnel a pour mission d'apprécier la conformité de la loi à la Constitution. Si la nécessité d'un contrôle de constitutionnalité n'est guère contestée, force est de constater que la manière dont il s'exerce est bien peu satisfaisante. Il est évidemment normal que ses décisions ne fassent pas l'unanimité, d'autant que les recours devant le Conseil s'inscrivent généralement dans débat politique. En revanche, son respect des procédures et du principe d'impartialité devrait faire l'unanimité, tant il est important qu'un juge constitutionnel inspire la confiance.

Or, le Conseil constitutionnel semble bien peu se soucier de règles qui sont pourtant fondamentales dans le droit positif, au point qu'elles constituent une sorte de droit processuel applicable à l'ensemble des juridictions. Or le Conseil s'en libère aujourd'hui à sa guise, et se comporte comme si elles n'existaient pas.

 

Le déport de Philippe Bas

 

L'exemple tout récent de la décision du 12 juin 2025 sur la lutte contre le narcotrafic illustre cette dérive.  Les lecteurs qui ont eu le courage de la lire jusqu'à la dernière page, la page 109, peuvent voir qu'elle s'achève par la mention traditionnelle qui donne la liste des membres ayant délibéré :

"Jugé dans ses séances des 11 et 12 juin, où siégeaient : Richard Ferrand, président ; M. Philippe Bas, Madame Jacqueline Gourault, M. Alain Juppé, Madame Véronique Malbec, MM. Jacques Mézard, François Pillet, François Séners et Madame Laurence Vichnievsky." 

On apprend ainsi que Philippe Bas a siégé et délibéré, ce qui signifie qu'il ne s'est pas déporté. Or ce texte est le produit d'une proposition de loi sénatoriale et le sénateur Philippe Bas (LR) lui a apporté son soutien actif, notamment au sein de la commission des lois dont il était membre, jusqu'à sa nomination au Conseil constitutionnel le 8 mars. 

L'article 14 du règlement intérieur du Conseil constitutionnel pour les décisions de conformité à la constitution prévoit pourtant que tout membre "qui estime devoir s'abstenir de siéger en informe le président". Ces dispositions sont reprises mot pour mot dans l'article 4 du règlement intérieur relatif aux questions prioritaires de constitutionnalité. La formule est intéressante, car l'abstention est présentée comme relevant de la conscience du membre du Conseil. 

Toutes les juridictions se voient imposer ce type de contraintes. S'agissant des juges judiciaires, le recueil des obligations déontologiques mentionnent qu'un magistrat doit se déporter si ses engagement privés interfèrent avec l'affaire qu'il a à juger, ou si celle-ci implique un de ses proches.  Les mêmes dispositions s'appliquent aux juges administratifs et figurent dans la charte de déontologie, dans le but de prévenir les conflits d'intérêts. D'une manière plus générale, il s'agit aussi d'éviter ce qui pourrait constituer une cause de récusation. Dans tous les cas, des déontologues ou des collèges de déontologues ont pour fonction d'aider la juridiction à éviter ce type de situation.

Mais où est le déontologue du Conseil constitutionnel ?  Il n'y en a pas, et de fait personne n'avait pour mission de souffler à Philippe Bas qu'il aurait dû se déporter dans la loi sur le narcotrafic. On observe d'ailleurs que des membres du Conseil décident relativement fréquemment de s'abstenir de siéger.

 


 Les Indégivrables. Xavier Gorce. 2019

 

Le quorum dans la décision Fillon

 

Souvenons-nous de la décision rendue sur QPC le 28 septembre 2023. Le nom du requérant, même anonymisé, M. François F. avait suscité l'intérêt des médias, d'autant que Nicolas S.  et Thierry H. ont déposé des observations en intervention. Il s'agissait alors de contester l'article 385 du code de procédure pénale relatif à la purge des nullités en matière correctionnelle. Si on lit les dernières lignes du dispositif, comme on l'a fait pour celle du 12 juin 2025, on trouve la formulation suivante : 

"Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT".

On compte et on recompte, mais ils n'étaient que six. Manquaient à l'appel Alain Juppé, François Pillet et François Seners. Tous s'étaient déportés parce qu'ils avaient entretenu des liens avec François F. Alain Juppé avait exercé à trois reprises des fonctions ministérielles alors qu'il était Premier ministre, François Seners était membre de son cabinet en 2009. Quant au sénateur François Pillet, il avait activement soutenu la candidature de François F. aux primaires de 2016, en vue de l'élection présidentielle de 2017. Autant dire que tous avaient effectivement de sérieuses raisons de se déporter.

Mais voilà, ils n'étaient que six, chiffre qui entraîne une violation de l'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique ainsi rédigé : 

"Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal".

La décision QPC du 23 septembre 2023 a  donc été rendue, alors que les membres du Conseil n'avaient pas le quorum indispensable pour rendre une décision. Aucune justification d'un cas de force majeure n'était avancée pour justifier une telle situation. Mais personne n'a rien dit, puisqu'aucune juridiction ne juge des décisions du Conseil et qu'aucun déontologue n'est appelé à intervenir.

Le principe d'impartialité est ainsi très malmené par ceux qui ne se déportent pas. Rappelons en effet que la Cour européenne des droits de l'homme a imposé un principe dit d'"impartialité objective", ce qui signifie que la juridiction ne doit pas seulement être impartiale. Elle doit d'abord avoir l'apparence de l'impartialité, afin d'inspirer la confiance. Or, devant le Conseil, la constitutionnalité d'une loi peut être votée par ceux-là mêmes qui l'ont votée...

Le plus surprenant dans cette situation est que la politisation des nominations au Conseil devrait entraîner un accroissement des déports, les membres du Conseil ayant tous un passé politique. Mais si les membres sont plus de trois à se déporter, le quorum n'est pas atteint, ce qui conduit à une autre irrégularité. Cette anomalie constitue à l'évidence l'un des inconvénients, parmi d'autres, de la nomination devenue systématique de personnalités politiques au Conseil constitutionnel.

On pourrait évidemment considérer, comme manifestement le fait le Conseil constitutionnel, que ces irrégularités n'ont aucune importance, puisqu'elles ne sont jamais sanctionnées. Mais c'est tout de même un raisonnement étrange de la part d'une juridiction qui est précisément là pour protéger l'État de droit, et qui ne respecte même pas ses propres règles.  

 

L'impartialité Conseil constitutionnel : chapitre 3, section 2 § 1 A  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



 

 

dimanche 15 juin 2025

Nicolas Sarkozy exclu de l'ordre de la Légion d'honneur


Le Journal officiel du 15 juin 2025 publie l'arrêté du 5 juin 2025 "constatant une exclusion de droit de l’ordre national de la Légion d’honneur" et signé du grand chancelier de la Légion d'honneur. Au même JO, on trouve deux arrêtés identiques concernant M. Azibert et Herzog. Tous sont désormais privés définitivement de "l’exercice des droits et prérogatives attachés à la qualité de membre de la Légion d’honneur" et se voient interdire le port de la décoration. 

Les différentes requêtes introduites, soit par des familles de membres de l'ordre de la Légion d'honneur, soit par l'ancien secrétaire national d'Europe Écologie - Les Verts, maître Julien Bayou, demandant au juge d'enjoindre au grand chancelier de prononcer cette exclusion vont donc s'achever par une probable décision de non-lieu à statuer.

L'arrêté du 5 juin était parfaitement prévisible, comme nous l'affirmions le 12 mai 2025. Les défenseurs de Nicolas Sarkoz, et même le Président de la République, s'étaient pourtant largement exprimés en affirmant de manière péremptoire qu'il était impossible de prononcer cette exclusion. Cette position, totalement dépourvue de fondement juridique, saturait l'espace médiatique, rendant impossible la simple mention d'une analyse juridique. 

Aucun des arguments avancés à l'appui du soutien sans faille à Nicolas Sarkozy ne reposait sur un quelconque fondement juridique, ce qui n'a pas empêché la presse de les relayer, sans les vérifier.

 

La compétence d'Emmanuel Macron pour signer un décret d'exclusion

 

Le premier soutien est venu du Président de la République en personne. Emmanuel Macron a en effet déclaré qu'il "ne prendrait aucune décision de radiation". Les médias, et notamment RTL, rendant compte de cette déclaration, affirmaient que "c'est l'actuel chef de l'État et lui seul qui peut prendre cette décision en tant que grand maître de l'ordre national de la Légion d'honneur". La déclaration du Président de la République tenait lieu de fondement juridique.

A dire vrai, les propos d'Emmanuel Macron n'étaient pas faux. Il n'a finalement pris "aucune décision de radiation". Mais ce n'est pas parce qu'il refusait d'exclure Nicolas Sarkozy de l'ordre de la Légion d'honneur, c'était tout simplement parce qu'il n'était pas compétent pour le faire.

L'arrêté du 5 juin est signé du grand chancelier et il était en effet la seule autorité compétente, parce qu'il ne s'agissait pas, en l'espèce, d'une procédure disciplinaire, mais plus simplement d'une décision d'exclusion automatique, à la suite d'une condamnation pénale. Sur ce plan, il était dans une situation de compétence liée, ce qui signifie qu'il n'avait pas d'autre choix que la décision d'exclusion.

 


 Hibernatus. Edouard Molinaro. 1969

Louis de Funes et Jacques Legras 

 

Une procédure d'exclusion automatique

 

Là encore, la presse a repris l'argumentaire développé par les amis de Nicolas Sarkozy. Il reposait sur l'idée que l'exclusion de l'ordre ne pouvait intervenir qu'à l'issue d'une procédure disciplinaire. L'article 96 du code de la Légion d'honneur, prévoit en effet que des "peines disciplinaires", au nombre desquelles figure l'exclusion, peuvent être prononcées à l'encontre de "tout membre de l'ordre qui aura commis un acte contraire à l'honneur"

La procédure disciplinaire s'accompagne de l'exercice des droits de la défense, l'intéressé bénéficiant de l'assistance d'un avocat. A l'issue, le conseil de l'ordre émet un avis sur les mesures disciplinaires à prendre contre l'intéressé. Lorsqu'il conclut à l'exclusion, cet avis doit être acquis à la majorité des deux tiers des votants. L'article R106 prévoit ensuite que l'exclusion comme la suspension sont prononcées par décret du président de la République. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, celui-ci peut donc refuser de signer le décret, l'article R104 précisant qu'il n'est possible de passer outre à l'avis du conseil qu'en faveur du légionnaire. 

Certes, mais les amis de Nicolas Sarkozy, comme la presse qui a repris sans discuter leurs arguments, avaient tout de même omis, volontairement ou non, de mentionner d'autres dispositions du code de la Légion d'honneur qui imposent l'exclusion des personnes condamnée, sans procédure disciplinaire, la procédure pénale étant considérée comme suffisante pour établir les faits.

L'article R106 énonce que la procédure disciplinaire s'applique "sauf dans les cas prévus aux articles R 90 alinéa 2 et R. 91". Et là, il convenait d'aller lire les dispositions, en particulier l'article R 91 qui énonce : "Sont exclues de l'ordre les personnes condamnées pour crime, et celles condamnées à une peine d'emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an". Or Nicolas Sarkozy, on le sait, a été condamné à une peine de trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, et son exclusion est donc automatique. Il importe peu qu'il ait déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme, dès lors qu'il n'est en rien suspensif.

Cette analyse est confirmée par les termes mêmes du décret du 22 janvier 2025. Il introduit une nouvelle rédaction de l'article R107 du code de la Légion d'honneur qui ne laisse guère de doute sur la compétence du grand chancelier " Dans les cas prévus (...) à l'article R. 91, le grand chancelier informe le conseil de l'ordre et constate, par arrêté, l'exclusion de l'ordre". Autrement dit, le grand chancelier se borne à prendre acte de l'exclusion, à la constater. Celle-ci relève d'un simple jeu d'écriture et n'est pas le produit d'une procédure disciplinaire. C'est exactement ce qu'a fait le grand chancelier dans sa décision du 5 juin, dans laquelle il "constate" une exclusion de l'ordre.

 

Le respect dû à un ancien Président

 

De fait, se trouve balayé le dernier argument des défenseurs de Nicolas Sarkozy. Il reposait sur l'idée simple que "l'on ne fait pas cela à un ancien Président". Pour donner un peu de corps à l'argumentaire, ils affirmaient l'impossibilité de retirer la Légion d'honneur à quelqu'un qui l'a obtenue es qualité. Et il est exact que Nicolas Sarkozy, comme tous les présidents de la République nouvellement élus, a été reconnu grand maître de la Légion d'honneur par le grand chancelier, le jour de son investiture. Celui-ci lui présente le grand collier de l'ordre prononçant les paroles suivantes : « Monsieur le président de la République, nous vous reconnaissons comme grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur ».  De cette particularité, les amis de Nicolas Sarkozy déduisaient que le protéger contre l'exclusion, c'était protéger l'ordre lui-même.

La décision du grand chancelier applique le droit, rien que le droit et tout le droit. Et précisément, les règles qui organisent la discipline dans l'ordre de la Légion d'honneur ont pour objet de protéger les valeurs qu'il incarne, en écartant ceux qui les ont violées, au point d'être l'objet de graves condamnations pénales. 

samedi 14 juin 2025

La loi sur le Narcotrafic devant le Conseil constitutionnel.


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 12 juin 2025 porte sur la loi  "sortir la France du piège du narcotrafic" et témoigne finalement des difficultés liées à son parcours parlementaire. Présentée en première lecture au Sénat, elle a été débattue sans avoir été soumise à une étude d'impact ni à l'avis du Conseil d'État. Le résultat est que les sujets qui fâchent, ceux qui précisément faisaient douter de la constitutionnalité de certaines dispositions, n'ont pas toujours résisté au contrôle. La décision, qui ne compte pas moins de 109 pages, est soigneusement motivée et accompagnée de nombreuses réserves d'interprétation qui sont autant de rappels de la jurisprudence.

Sur les 38 articles déférés au Conseil, 32 ont toutefois été déclarés conformes à la Constitution, parmi lesquels figurent des dispositions essentielles : la fermeture administrative des lieux où ont été commises des infractions liées au narcotrafic, le retrait et le blocage des contenus en ligne proposant l'achat de substances, la prolongation de la garde à vue pour les "mules" ayant ingéré des stupéfiants, l'autorisation d'activer à distance les appareils électroniques pour lutter contre cette délinquance, et enfin la création d'un régime de détention dérogatoire pour les grands délinquants du narcotrafic. 

Tout cela n'est pas rien, mais d'autres dispositions également très importantes ont, quant à elles, été censurées. Cette censure était, dans la plupart des cas, parfaitement prévisible, car conforme à une jurisprudence constante.

 

L'accès des services de renseignement aux bases de données fiscales

 

Il s'agissait en l'espèce de déroger au principe du secret fiscal, en faveur des services de renseignement, qui était donc autorisés à accéder à ces fichier sans avoir à formuler une demande auprès des services fiscaux. Le Conseil reconnaît que la mission des services de renseignement relève de la police administrative, et qu'aucune autorisation judiciaire n'est exigée. En revanche, il rappelle que la collecte, l'enregistrement et la conservation de données personnelles doivent être fondées sur un motif d'intérêt général, et mis en oeuvre de manière proportionnée à cet objectif. Ces conditions figurent déjà dans la décision du 22 mars 2012 portant sur la loi relative à la protection de l'identité.

En l'espèce, le Conseil ne conteste pas le but d'intérêt général, qui est d'améliorer l'information de services spécialisés dans la lutte contre le narcotrafic. En revanche, le droit d'accès qui leur est accordé est d'une ampleur immense puisqu'il concerne toutes les informations conservées dans les fichiers fiscaux. Rien n'est prévu sur la traçabilité des accès ou la destruction des données, lorsqu'elles ne sont plus nécessaires à l'accomplissement de la mission de ces agents. C'est donc cette disproportion qui est sanctionnée. La décision était prévisible si l'on considère que, dans la décision de 2012, était déjà sanctionné un fichier de titres d'identité portant sur la totalité de la population, et possiblement consultable à d'autres fins que les seules vérifications d'identité.

 


 Narcos. Série télévisée. Netflix. 2015

 

L'élargissement du recours aux algorithmes

 

La loi sur le narcotrafic prévoyait un élargissement du recours aux algorithmes par les services de renseignement. La loi du 24 juillet 2015, celle qui fait du renseignement une politique publique, prévoit déjà l'utilisation des algorithmes pour lutter contre le terrorisme, en détectant les signaux faibles parmi les données massivement collectées sur l'ensemble de la population, mais il ne s'agissait alors que des données de connexion, c'est-à-dire des données d'identification des personnes. Par la suite, la loi du 30 juillet 2021 avait étendu cette utilisation aux adresses complètes, c'est-à-dire à l'ensemble des données transitant par les réseaux des opérateurs de communications électroniques. Si la loi de 2015 avait été déclarée conforme à la constitution par le Conseil dans sa décision du 23 juillet 2015, celui-ci n'a pas été saisi de l'élargissement réalisé en 2021.

Aujourd'hui, le Conseil, dans sa décision du 12 juin 2025, censure une technique permettant aux services de contrôler l'ensemble des correspondances échangées, en élargissant la finalité non plus seulement au terrorisme et à la grande criminalité, mais encore au narcotrafic qui d'ailleurs doit être considéré comme un élément de la grande criminalité. Il fait observer que le législateur n'a pas cherché à encadrer cette pratique pour assurer un équilibre entre le respect de la vie privée et l'objectif de lutte contre ces atteintes à l'ordre public. Une nouvelle fois, ce n'est pas la finalité de la loi qui est sanctionnée, mais plutôt l'absence de procédures d'encadrement et de contrôle. L'essentiel, dans cette censure, est qu'elle s'étend de facto aux dispositions de la loi de 2021 qui, en matière de terrorisme et de grande criminalité, ne prévoyait pas davantage d'encadrement et de contrôle.


Procédure pénale : garde à vue et visioconférence

 

Le Conseil censure également des dispositions prévoyant des dérogations très importantes au droit commun de la procédure pénale. La première est l'élargissement de la garde à vue à 96 heures pour les infraction de corruption et de trafic d'influence. Cette sanction était parfaitement prévisible. Dans sa décision du 4 décembre 2013 sur la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière, le Conseil affirmait déjà qu'une garde à vue de 96 h ne pouvait concerner, en matière correctionnelle, que des délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes, qu'ils soient ou non commis en bande organisée. Tel est le cas de la corruption et du trafic d'influence. On peut se demander s'il n'aurait pas été suffisant de mentionner que cette extension de la garde à vue n'était envisagée que si ces délits étaient liés au narcotrafic. En effet, on pouvait alors considérer que l'infraction portait, au moins indirectement, atteinte à la vie des consommateurs de drogue.

De même, l'article 56 § 1 - 10 de la loi déférée importait le recours à la visioconférence pour toutes les comparutions de personnes placées dans les quartiers de lutte contre la criminalité organisée et le narcotrafic. On peut comprendre la volonté de réduire les risques liés aux transfèrements, si souvent exprimée par le personnel pénitentiaire. Il n'en demeure que cette dérogation au droit commun concernait aussi la détention provisoire, durant laquelle, rappelons-le, la personne est présumée innocente. Le Conseil rappelle que la présentation physique de la personne devant le juge d'instruction ou le juge de la liberté et de la détention constitue un élément important des droits de la défense. L'interdire totalement durant toute la détention provisoire leur porterait une atteinte excessive. Là encore, il aurait sans doute été possible d'opérer une distinction entre les personnes en détention provisoire et celles qui purgent leur peine.

 

Le "dossier coffre"

 

La disposition la plus sensible de la loi, et sans doute la plus médiatisée, était celle prévoyant un "dossier coffre".  Inspiré du droit belge, son nom officiel est "procès-verbal distinct", procédure par laquelle il devenait possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête", c'est-à-dire la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisant intervenir des témoins protégés. 

Ce "dossier-coffre" ne peut être utilisé que lorsque la divulgation d'un procès-verbal pourrait conduire à mettre en danger des agents infiltrés, des collaborateurs de justice, des repentis ou de leurs proches, ou encore quand elle porterait une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de réutiliser les mêmes techniques. Il s'agit clairement d'éviter les représailles des trafiquants à l'encontre de ces personnes. Le Conseil constitutionnel ne censure pas ces techniques d'enquête, sans doute indispensables aujourd'hui pour porter des coups à la grande criminalité du narcotrafic. Il ne censure pas davantage le "dossier-coffre" en tant que tel, le déclarant conforme à l'objectif constitutionnel de prévention des atteintes à l'ordre public. Il observe que les données conservées dans le "dossier-coffre" ne sont qu'un élément de nature à orienter l'enquête.

En revanche, et là encore il fallait s'y attendre, le Conseil sanctionne l'atteinte au principe du contradictoire. Il déclare inconstitutionnelle la disposition permettant, à titre exceptionnel, qu'une sanction pénale puisse être prononcée sur la base d'éléments de preuve versés au "dossier-coffre" et que la personne mise en cause n'a pas été en mesure de contester. Nous sommes ici au coeur de la procédure pénale, car admettre une telle pratique reviendrait à admettre la possibilité d'une condamnation prononcée sur la base d'éléments non soumis au contradictoire. En l'état actuel du droit, l'article 114 du code de procédure pénale prévoit qu'après ouverture d'une instruction, le dossier de la procédure est mis à disposition de l'avocat quatre jours ouvrables au plus tard avant chaque interrogatoire de la personne mise en examen ou chaque audition de la partie civile. 

Les condamnations sur pièces secrètes doivent rester un mauvais souvenir de l'histoire pénale française. Dans sa décision du 25 mars 2014 relative à la géolocalisation, le Conseil énonçait déjà "qu'en permettant ainsi qu'une condamnation puisse être prononcée sur le fondement d'éléments de preuve alors que la personne mise en cause n'a pas été mise à même de contester les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis, ces dispositions méconnaissent les exigences constitutionnelles qui résultent de l'article 16 de la Déclaration de 1789". Toute personne mise en cause devant le juge pénal doit donc pouvoir contester les conditions dans lesquelles ont été recueillies les preuves qui fondent cette mise en cause. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclarait, dès son arrêt Foucher c. France du 18 mars 1997 qu'il "est important pour le requérant d'avoir accès à son dossier et d'obtenir la communication des pièces le composant, éléments d'une bonne défense (...)".

Les auteurs de la proposition de loi ont-ils pu imaginer, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil constitutionnel accepterait une disposition admettant une condamnation sur pièce secrète ?  On ignore évidemment la réponse à cette question mais cette décision rappelle un peu celle sur la loi immigration de janvier 2024. A l'époque, le gouvernement avait laissé la majorité sénatoriale déposer tous les amendements qu'elle souhaitait, les avait même fait adopter, en sachant que les dispositions votées seraient ensuite déclarées inconstitutionnelles. Ce jeu de rôles n'est certainement pas satisfaisant, car il conduit à réduire le travail législatif à une sorte de gesticulation, dans laquelle la norme est un texte provisoire destiné à disparaître. Le but n'est plus l'intérêt général, mais la communication politique, la volonté de séduire l'électeur. Dans le cas de la loi narcotrafic, il n'était pourtant pas très difficile de garantir sa constitutionnalité par une attention un peu plus grande portée à sa rédaction. 

 



Le principe du contradictoire et l'accès au dossier  : Chapitre 4, section 1 § B 1  du manuel de libertés publiques sur internet

 

mercredi 11 juin 2025

Le drapeau palestinien à Chalon-sur-Saône


Certains élus utilisent volontiers leur pouvoir réglementaire comme un instrument de communication. Tel est le cas du maire de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret (LR) qui ne veut pas voir le moindre drapeau palestinien sur le territoire de la commune, et qui surtout veut le faire savoir à ses administrés.

 

Deux arrêtés et deux suspensions

 

A la suite, de divers incidents intervenus à Chalon-sur-Saône après la victoire du PSG, le maire a donc pris un premier arrêté municipal le 2 juin 2025 qui interdit d'utiliser de manière ostentatoire, jusqu'au 1er septembre 2025, le drapeau palestinien dans l'espace public, de l'afficher en façade des immeubles et de manière visible de l'espace public et de le proposer à la vente sur les marchés. Cet arrêté a été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon le 4 juin. Dès le 6 juin, le maire a pris un second arrêté, absolument identique au premier. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il a également été suspendu par le juge des référés de ce même tribunal le 10 juin. Aujourd'hui, l'élu municipal annonce sur les réseaux sociaux : "Je saisis le Conseil d'État. Le combat ne doit pas cesser et ne cessera pas". Le maire se présente ainsi comme le porte-drapeau de l'opposition au drapeau. Mais pas n'importe quel drapeau, car, rappelons-le, seul le drapeau palestinien est concerné.

 


 Flags. Stuart Davis. 1931

 

Le juge des référés

 

Écartons d'emblée les propos formulés à l'encontre du juge des référés lors de la seconde procédure, évidemment initiée par un "quarteron d'associations d'extrême-gauche". Ayant reçu la requête un samedi, il a fixé l'audience au mardi suivant, à 8 h 30. L'élu ajoute alors "Pas mal non ? OK, c'est un référé-liberté, fallait par tergiverser !" Le maire laisse donc entendre que le tribunal administratif a audiencé l'affaire avec une hâte suspecte.

L'élu ignore sans doute les termes de l'article L521-2 du code de justice administrative qui prévoit que "le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures". Ce délai est une obligation légale, et, compte tenu du fait que le dimanche est un jour non-ouvrable, le juge devait donc impérativement statuer le mardi. Mais jeter la suspicion sur les juges est souvent payant sur le plan électoral. 

Sur le fond, l'arrêté municipal était entaché d'une illégalité manifeste. 

 

Jurisprudence européenne

 

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Faber c. Hongrie du 24 juillet 2012, considère le fait d'arborer comme un élément de la liberté d'expression. Il sanctionne ainsi le droit hongrois de l'époque qui avait infligé une peine d'amende au leader du parti hongrois d'extrême-droite Jobbik. Lors d'une manifestation, lui-même et ses partisans avait porté le drapeau du Parti des Croix Fléchées,  parti pro-nazi hongrois de 1040 à 1945. 

La conception de la CEDH se rapproche considérablement de celle développée par le droit américain. Aux Etats-Unis, le fait de porter un drapeau dans une manifestation relève  du  Symbolic Speech, expression non verbale, mais expression tout de même. De fait, les Américains ont le droit d'utiliser un drapeau, y compris la Bannière étoilée, à l'appui de leurs revendications. Ils peuvent même brûler ce symbole national sur la place publique, dès lors que ce procédé s'inscrit dans leur protestation. 

 

La loi française

 

Le droit français s'inspire largement de la jurisprudence européenne, mais s'il se montre plus nuancé en accordant une protection particulier au drapeau national.  La loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure a créé un délit d'outrage au drapeau (et à l'hymne national), puni de 7500 € d'amende et, éventuellement, de six mois de prison, lorsqu'il est commis en réunion. Ce texte se limite  cependant à réprimer de tels outrages, lorsqu'ils sont commis durant des manifestations. Le décret du 21 juillet 2010 a ensuite créé une contravention nouvelle, pour sanctionner la diffusion d'images de ce type d'outrage, y compris lorsqu'il est commis dans un lieu privé. 

Les drapeaux étrangers ne font pas l'objet d'une protection identique. En droit français, ils constituent un support de la liberté d'expression, au même titre que la banderole des manifestants, ou les tenues aux couleurs de leur club portées par les supporters. La question a été posée à Nice, en particulier lorsque le maire Christian Estrosi a signé un arrêté du 30 juin 2014 "interdisant l'utilisation ostentatoire et générant un trouble à l'ordre public des drapeaux de nationalité étrangère sur les rues (...) et voies publiques situées dans l'hyper-centre de la ville de Nice". En réalité, il s'agissait surtout d'interdire le drapeau algérien pendant la coupe du monde de football, mais le service juridique de la ville avait sans doute indiqué à l'élu qu'en ne mentionnant qu'un seul drapeau, il risquait l'annulation pour motif de discrimination.

Dès cette jurisprudence, il est établi que pour ordonner  la suspension de l'arrêté en référé, deux conditions doivent être réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte (art. L 521-1 cja). 

 

Les conditions du référé

 

Dans le cas de Nice, l'urgence résidait dans le fait que l'arrêté de Christian Estrosi était d'application immédiate et limité à la durée de la coupe du monde. Dans celui de Chalon-sur-Saône, le juge fonde la condition d'urgence sur le fait que l'arrêté "porte une atteinte directe à plusieurs libertés publiques fondamentales". Il prive en effet les soutiens chalonnais de la cause palestinienne du droit de s'exprimer pacifiquement, et stigmatise un symbole politique et culturel assimilé à des actes violents.

Et précisément, le dossier communiqué au juge par la mairie de Chalon ne témoigne d'aucun lien entre les violences des supporters du PSG et le drapeau palestinien. Certes le maire affirme qu'il a été brandi comme un " étendard de rébellion " par " des groupuscules aux idéologies fondamentalement contraires au valeurs de la République qui s'en servent pour tenter de déstabiliser l'Etat français ". Mais le juge observe qu'il n'est pas établi, ni même allégué, que ce drapeau aurait été utilisé à Chalon pour rallier des partisans du Hamas ou de toute autre organisation terroriste. Aucun groupuscule à l'idéologie contraire aux valeurs de la République n'a d'ailleurs été repéré dans la ville. Des dégradations et des violences ont certes été perpétrées à l'issue du match du football. Mais il ressort des rapports de police que sur les cinquante personnes interpelées, une seule portait un drapeau palestinien, et il n'a jamais été établi qu'elle l'ait utilisé pour inciter à la violence. On peut d'ailleurs penser qu'un seul porteur de drapeau ne risquait pas sérieusement de déstabiliser l'État français.

De ce contrôle, le juge des référés déduit que le risque pour l'ordre public que représente la présence d'un drapeau palestinien dans un rassemblement est loin d'être constitué. Le fait d'interdire pendant trois mois à la population de la ville d'utiliser cet emblème pour affirmer son soutien pacifique à la cause palestinienne emporte donc une atteinte excessive à la liberté d'expression.

Il y a évidemment bien peu de chances que le recours de l'élu devant le Conseil d'État lui permette de renverser une jurisprudence très solidement ancrée dans le droit positif. Elle s'inscrit en effet dans la droite ligne du célèbre arrêt Benjamin de 1933 qui énonce que l'interdiction de l'exercice d'une liberté ne peut être justifiée que si la menace pour l'ordre public est telle qu'il semble impossible concrètement de le garantir. Tel n'est évidemment pas le cas lorsqu'un manifestant brandit un drapeau palestinien sans que cet acte soit à l'origine d'une menace grave pour l'ordre public.

On pourrait s'interroger sur les causes de la persévérance de l'élu qui aligne des arrêtés d'interdiction ensuite suspendus, les uns après les autres, par le juge des référés. S'agit-il d'une ignorance du droit positif ? Sans doute pas, car la ville de Chalon-sur-Saône doit tout de même bénéficier d'un service juridique. Sur ce point, on peut d'ailleurs s'étonner que le préfet n'ait pas envisagé de déféré qui lui aurait permis de saisir lui-même le juge administratif après avoir constaté qu'un élu avait pris un acte grossièrement illégal... Il était peut-être plus simple, mais moins courageux, de laisser le "quarteron d'associations d'extrême-gauche" susciter une procédure pour garantir le respect de la légalité. 

Quoi qu'il en soit, les causes profondes de la persévérance de l'élu sont sans doute d'une autre nature, purement électorale. Les élections municipales auront lieu en mars 2026 et il pense sans doute aller dans le sens des convictions de ses électeurs. Et peu importe si ses arrêtés sont tous annulés. Il pourra toujours soutenir que ses actes sont les malheureuses victimes d'un quarteron de juges d'extrême-gauche. 

 

La protection du drapeau : chapitre 9, section 2 è 1 B  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 


 

 


samedi 7 juin 2025

Marine Tondelier devant la CEDH.



Le débat politique conduit souvent à l'échange de noms d'oiseaux. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre sur ce point très libérale, protégeant, au nom de la liberté d'expression, des échanges particulièrement vifs. Le 30 avril 2025, elle a rendu un arrêt d'irrecevabilité Marine Tondelier c. France qui illustre parfaitement ce libéralisme. Sur ce point, la décision n'apporte rien de nouveau. Son intérêt réside plutôt dans la procédure, car la requérante, mettant en cause un ministre en exercice, a dû saisir la Cour de justice de la République (CJR), introduisant ainsi une action très dérogatoire au droit commun.

Le 2 février 2023, à 14 h 44, Marine Tondelier, secrétaire nationale d'Europe-Écologie Les Verts (EELV) publie sur son compte Twitter une réaction à l'interview donnée le 30 janvier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique. Elle déclare : "Donc le ministre de l'Écologie nous dit qu'on va vers un monde à  4°... pendant que le ministre de l'Intérieur est en action pour criminaliser les militants qui essaient de l'éviter. Belle cohérence gouvernementale dans l'inaction et l'impuissance". Deux heures plus tard, le ministre répond : "Jeter de la soupe sur des oeuvres ou défendre ceux qui jettent des boules de pétanque sur des gendarmes, c'est lutter contre le dérèglement climatique ? Belle cohérence des "écologistes" ! Heureusement pour la transition écologique, vous twittez, nous sommes aux responsabilités".

 

Les noms d'oiseaux dans le débat politique

 

Une personne de bon sens dirait qu'il n'y a pas là de quoi casser trois pattes à un canard. Mais cela n'a pas empêché Marine Tondelier de porter plainte pour diffamation devant la CJR, estimant qu'elle était accusée d'apporter son soutien à des violences. Le 26 mai 2023, la CJR prend une décision de classement sans suite,  fondée sur le fait que les propos litigieux s'inscrivent dans le cadre d'un débat d'intérêt général sur une question climatique et qu'ils n'excèdent pas les limites admissibles de la liberté d'expression. Sur ce point, la CJR reprenait exactement la jurisprudence de la CEDH.

La CEDH accorde une très haute importance à la liberté d'expression dans le débat politique. Elle l'affirme ainsi dans l'arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, rendu à propos de commentaires publiés sur Facebook. Avant même l'émergence des réseaux sociaux, dans la décision Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle avait considéré comme un débat d'intérêt général le fait de révéler le passé d'un ministre slovaque, qui avait appartenu à un mouvement de jeunesse fasciste durant la seconde guerre mondiale.

Dans l'affaire Marine Tondelier, la Cour observe que le débat s'est déroulé sur Twitter entre deux personnalités politiques et qu'il n'avait pas d'autres fins que politiques. Ces personnalités ne pouvaient ignorer l'impact de leurs propos sur un réseau social. Comme elle l'avait fait dans sa décision Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal du 11 janvier 2011, à propos à l'époque d'accusations de corruption formulées lors d'une conférence de pressela Cour considère que le requérant, dans de telles conditions, n'est pas fondé à se plaindre du caractère public de la diffusion de ses propos et de l'ampleur de la réaction, tant de la personne visée que du public. De fait, Marine Tondalier n'aurait pas dû être surprise par la vivacité de la réplique du ministre.

Mais cette vivacité même peut-elle être considérée comme excessive ? Dans un arrêt Kılıçdaroğlu c. Turquie du 27 octobre 2020, la CEDH s'est prononcée sur une action civile introduite par le Premier ministre turc, R. Erdogan contre son principal adversaire politique. Ce dernier était condamné civilement pour avoir tenu, au sein même du parlement, des propos relativement violents accusant le Premier ministre de "créer la zizanie", "provoquer la haine", "faire du séparatisme" et le prenant directement à parti : "Toi, tu n'es pas une personne pieuse, tu es un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...)". Il semble que l'immunité parlementaire ne soit pas garantie en Turquie... Quoi qu'il en soit, a CEDH sanctionne une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle affirme que des propos particulièrement violents peuvent être tenus dans un débat politique, soit pour utiliser un style provocateur destiné à déclencher un débat, soit plus simplement pour recourir à des invectives que les élus s'autorisent lors de leurs échanges.

En l'espèce, il apparaît que les propos échangés entre Marine Tondelier et Christophe Béchu ne sont pas plus violents que ce qui est généralement admis dans le débat politique. Le caractère diffamatoire du message du ministre est bien loin d'être établi, ne serait-ce que parce qu'il s'en prend aux militants écologistes en général et non pas à Marine Tondelier. Or celle-ci invoquait une diffamation à son égard, manifestement absente du tweet du ministre. 

 


 

Le classement par la commission des requêtes de la CJR

 

Si l'on considère seulement le fond de l'affaire, le classement sans suite de l'affaire par la commission des requêtes de la CJR n'a rien de surprenant. Si, en revanche, l'on étudie l'affaire au regard de la procédure, des questions apparaissent. 

La requérante invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, car elle estime avoir été privée de son droit à un juste procès par l'obligation dans laquelle elle était de saisir la CJR, considérée comme une juridiction d'exception. 

Plus exactement, elle se plaint de n'avoir pu, lors du dépôt de sa plainte, se constituer partie civile. L'article 13 de la loi organique du 23 novembre 1993 précise en effet que les constitutions de partie civile ne sont pas admises devant la CJR.  L'article 14 du même texte ajoute que les actes de la commission des requêtes "ne sont susceptibles d'aucun recours". Ces dispositions montrent à quel point la procédure devant la CJR est dérogatoire par rapport aux principes généraux du droit pénal.

Cela signifie concrètement que Marine Tondelier n'a pu davantage contester la décision de classement qui lui a été opposée. Une telle mesure a été justifiée, lors des débats parlementaires, par la nécessité d'empêcher l'instrumentalisation politique de la procédure devant la CJR en imposant un filtrage des requêtes. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une atteinte au droit au recours.

Dans sa décision d'irrecevabilité, la CEDH ne pose pas vraiment la question en ces termes, et n'émet aucune remarque sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des articles 13 et 14 de la loi de 1993. Elle se borne à reprendre sa jurisprudence antérieure, portant précisément sur la CJR.

Dans l'affaire Sylvie Rouy c. France du 29 mai 2001, la CEDH avait, en effet, déjà déclaré irrecevable un recours contestant l'impossibilité de se porter partie civile devant la CJR. Dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, une femme qui avait contracté le virus du Sida lors d'une transfusion réalisée pendant un accouchement, a donc été privée du droit de se porter partie civile. La CEDH ne voit pas d'atteinte au droit au procès équitable dans cette restriction, dès lors qu'il demeure possible de saisir le juge civil en réparation des crimes et délits poursuivis devant la CJR. 

Pour la CEDH, l'article 6 de la Convention n'est pas applicable en l'espèce. Dans l'impossibilité de se porter civile devant la CJR, la victime de l'infraction n'est pas en mesure d'y faire valoir un droit à réparation "de nature civile", au sens de l'article 6. Cela ne lui interdit pas, toutefois de s'adresser aux juridictions civiles pour demander cette réparation.  Autrement dit, si la victime s'adresse à la CJR, elle peut déposer une plainte pénale, sans réparation civile. Si elle veut une réparation civile, elle doit s'adresser au juge civil. De fait, pour la CEDH, le droit au juste procès de Marine Tondelier n'est pas affecté, puisqu'elle disposait d'une alternative pour faire valoir son droit à réparation.

La décision d'irrecevabilité n'est évidemment pas dépourvue de fondement, la plainte de Marine Tondelier ne reposant sur aucun justification juridique sérieuse. Mais on peut tout de même s'interroger sur l'absence d'analyse de fond portant sur le caractère dérogatoire de la procédure devant la CJR. Une demande de dommages et intérêts devant le juge civil est-elle de même nature qu'une constitution de partie civile ? L'absence de recours contre la décision de classement porte-t-elle atteinte au droit au recours, et donc au droit à un procès équitable ? Ces questions ne sont pas posées, sans doute parce que l'absence d'atteinte à la liberté d'expression justifiait, à elle seule, l'irrecevabilité. Tout au plus peut-on espérer qu'elles seront un jour étudiées, dans une affaire plus sérieuse.

 

La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A 2