« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 7 juin 2025

Marine Tondelier devant la CEDH



Le débat politique conduit souvent à l'échange de noms d'oiseaux. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre sur ce point très libérale, protégeant, au nom de la liberté d'expression, des échanges particulièrement vifs. Le 30 avril 2025, elle a rendu un arrêt d'irrecevabilité Marine Tondelier c. France qui illustre parfaitement ce libéralisme. Sur ce point, la décision n'apporte rien de nouveau. Son intérêt réside plutôt dans la procédure, car la requérante, mettant en cause un ministre en exercice, a dû saisir la Cour de justice de la République (CJR), introduisant ainsi une action très dérogatoire au droit commun.

Le 2 février 2023, à 14 h 44, Marine Tondelier, secrétaire nationale d'Europe-Écologie Les Verts (EELV) publie sur son compte Twitter une réaction à l'interview donnée le 30 janvier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique. Elle déclare : "Donc le ministre de l'Écologie nous dit qu'on va vers un monde à  4°... pendant que le ministre de l'Intérieur est en action pour criminaliser les militants qui essaient de l'éviter. Belle cohérence gouvernementale dans l'inaction et l'impuissance". Deux heures plus tard, le ministre répond : "Jeter de la soupe sur des oeuvres ou défendre ceux qui jettent des boules de pétanque sur des gendarmes, c'est lutter contre le dérèglement climatique ? Belle cohérence des "écologistes" ! Heureusement pour la transition écologique, vous twittez, nous sommes aux responsabilités".

 

Les noms d'oiseaux dans le débat politique

 

Une personne de bon sens dirait qu'il n'y a pas là de quoi casser trois pattes à un canard. Mais cela n'a pas empêché Marine Tondelier de porter plainte pour diffamation devant la CJR, estimant qu'elle était accusée d'apporter son soutien à des violences. Le 26 mai 2023, la CJR prend une décision de classement sans suite,  fondée sur le fait que les propos litigieux s'inscrivent dans le cadre d'un débat d'intérêt général sur une question climatique et qu'ils n'excèdent pas les limites admissibles de la liberté d'expression. Sur ce point, la CJR reprenait exactement la jurisprudence de la CEDH.

La CEDH accorde une très haute importance à la liberté d'expression dans le débat politique. Elle l'affirme ainsi dans l'arrêt Sanchez c. France du 15 mai 2023, rendu à propos de commentaires publiés sur Facebook. Avant même l'émergence des réseaux sociaux, dans la décision Feldek c. Slovaquie du 12 juillet 2001, elle avait considéré comme un débat d'intérêt général le fait de révéler le passé d'un ministre slovaque, qui avait appartenu à un mouvement de jeunesse fasciste durant la seconde guerre mondiale.

Dans l'affaire Marine Tondelier, la Cour observe que le débat s'est déroulé sur Twitter entre deux personnalités politiques et qu'il n'avait pas d'autres fins que politiques. Ces personnalités ne pouvaient ignorer l'impact de leurs propos sur un réseau social. Comme elle l'avait fait dans sa décision Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal du 11 janvier 2011, à propos à l'époque d'accusations de corruption formulées lors d'une conférence de pressela Cour considère que le requérant, dans de telles conditions, n'est pas fondé à se plaindre du caractère public de la diffusion de ses propos et de l'ampleur de la réaction, tant de la personne visée que du public. De fait, Marine Tondalier n'aurait pas dû être surprise par la vivacité de la réplique du ministre.

Mais cette vivacité même peut-elle être considérée comme excessive ? Dans un arrêt Kılıçdaroğlu c. Turquie du 27 octobre 2020, la CEDH s'est prononcée sur une action civile introduite par le Premier ministre turc, R. Erdogan contre son principal adversaire politique. Ce dernier était condamné civilement pour avoir tenu, au sein même du parlement, des propos relativement violents accusant le Premier ministre de "créer la zizanie", "provoquer la haine", "faire du séparatisme" et le prenant directement à parti : "Toi, tu n'es pas une personne pieuse, tu es un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses (...)". Il semble que l'immunité parlementaire ne soit pas garantie en Turquie... Quoi qu'il en soit, a CEDH sanctionne une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle affirme que des propos particulièrement violents peuvent être tenus dans un débat politique, soit pour utiliser un style provocateur destiné à déclencher un débat, soit plus simplement pour recourir à des invectives que les élus s'autorisent lors de leurs échanges.

En l'espèce, il apparaît que les propos échangés entre Marine Tondelier et Christophe Béchu ne sont pas plus violents que ce qui est généralement admis dans le débat politique. Le caractère diffamatoire du message du ministre est bien loin d'être établi, ne serait-ce que parce qu'il s'en prend aux militants écologistes en général et non pas à Marine Tondelier. Or celle-ci invoquait une diffamation à son égard, manifestement absente du tweet du ministre. 

 


 

Le classement par la commission des requêtes de la CJR

 

Si l'on considère seulement le fond de l'affaire, le classement sans suite de l'affaire par la commission des requêtes de la CJR n'a rien de surprenant. Si, en revanche, l'on étudie l'affaire au regard de la procédure, des questions apparaissent. 

La requérante invoque une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, car elle estime avoir été privée de son droit à un juste procès par l'obligation dans laquelle elle était de saisir la CJR, considérée comme une juridiction d'exception. 

Plus exactement, elle se plaint de n'avoir pu, lors du dépôt de sa plainte, se constituer partie civile. L'article 13 de la loi organique du 23 novembre 1993 précise en effet que les constitutions de partie civile ne sont pas admises devant la CJR.  L'article 14 du même texte ajoute que les actes de la commission des requêtes "ne sont susceptibles d'aucun recours". Ces dispositions montrent à quel point la procédure devant la CJR est dérogatoire par rapport aux principes généraux du droit pénal.

Cela signifie concrètement que Marine Tondelier n'a pu davantage contester la décision de classement qui lui a été opposée. Une telle mesure a été justifiée, lors des débats parlementaires, par la nécessité d'empêcher l'instrumentalisation politique de la procédure devant la CJR en imposant un filtrage des requêtes. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une atteinte au droit au recours.

Dans sa décision d'irrecevabilité, la CEDH ne pose pas vraiment la question en ces termes, et n'émet aucune remarque sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des articles 13 et 14 de la loi de 1993. Elle se borne à reprendre sa jurisprudence antérieure, portant précisément sur la CJR.

Dans l'affaire Sylvie Rouy c. France du 29 mai 2001, la CEDH avait, en effet, déjà déclaré irrecevable un recours contestant l'impossibilité de se porter partie civile devant la CJR. Dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, une femme qui avait contracté le virus du Sida lors d'une transfusion réalisée pendant un accouchement, a donc été privée du droit de se porter partie civile. La CEDH ne voit pas d'atteinte au droit au procès équitable dans cette restriction, dès lors qu'il demeure possible de saisir le juge civil en réparation des crimes et délits poursuivis devant la CJR. 

Pour la CEDH, l'article 6 de la Convention n'est pas applicable en l'espèce. Dans l'impossibilité de se porter civile devant la CJR, la victime de l'infraction n'est pas en mesure d'y faire valoir un droit à réparation "de nature civile", au sens de l'article 6. Cela ne lui interdit pas, toutefois de s'adresser aux juridictions civiles pour demander cette réparation.  Autrement dit, si la victime s'adresse à la CJR, elle peut déposer une plainte pénale, sans réparation civile. Si elle veut une réparation civile, elle doit s'adresser au juge civil. De fait, pour la CEDH, le droit au juste procès de Marine Tondelier n'est pas affecté, puisqu'elle disposait d'une alternative pour faire valoir son droit à réparation.

La décision d'irrecevabilité n'est évidemment pas dépourvue de fondement, la plainte de Marine Tondelier ne reposant sur aucun justification juridique sérieuse. Mais on peut tout de même s'interroger sur l'absence d'analyse de fond portant sur le caractère dérogatoire de la procédure devant la CJR. Une demande de dommages et intérêts devant le juge civil est-elle de même nature qu'une constitution de partie civile ? L'absence de recours contre la décision de classement porte-t-elle atteinte au droit au recours, et donc au droit à un procès équitable ? Ces questions ne sont pas posées, sans doute parce que l'absence d'atteinte à la liberté d'expression justifiait, à elle seule, l'irrecevabilité. Tout au plus peut-on espérer qu'elles seront un jour étudiées, dans une affaire plus sérieuse.

 

La diffamation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 1 A 2

 

mercredi 4 juin 2025

La CEDH traverse une zone de turbulences


Le 22 mai 2025, une lettre ouverte adressée aux institutions européennes a été publiée à l'initiative de la Première ministre italienne Georgia Meloni, en accord Mette Frederiksen, Première ministre du Danemark. Outre l'Italie et le Danemark, l'Autriche, la Belgique, la Pologne, la République tchèque et l'ensemble des États baltes ont apporté leur soutien à ce texte. L'idée générale est simple. Il s'agit de s'élever contre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), jugée trop protectrice des droits des étrangers, notamment les étrangers délinquants.

Ce n'est pas la première fois que la CEDH est mise en cause. Le Royaume-Uni du Brexit avait déjà manifesté un fort agacement à son égard. Dès 2011, un rapport publié en février 2011 par" Policy Exchange" intitulé "Bringing Rights Back Home" et signé par Michael Pinto-Duschinsky déclarait que le Royaume-Uni était devenu un "sous-serviteur" des juges strasbourgeois, qui n'ont "virtuellement aucune légitimité démocratique". Son auteur, professeur à Oxford et ancien conseiller du gouvernement, étudiait les moyens juridiques de renoncer à la juridiction de la Cour, voire de se retirer de la Convention européenne. En 2014, un nouveau rapport, émanant cette fois officiellement du parti conservateur affirmait vouloir "rétablir la souveraineté de Westminster". 

A l'époque, ces idées étaient marginales, limitées aux Eurosceptiques qui s'opposaient, dans un même mouvement, à l'Union européenne et au Conseil de l'Europe. Elles étaient parfois reprises par quelques partis conservateurs, mais elles relevaient davantage du discours politique destiné à cristalliser un électorat anti-européen. Aujourd'hui, les choses ont bien changé. Si des gouvernements très conservateurs figurent parmi les signataires de la lettre ouverte, on y trouve aussi le Danemark, dont la Première ministre est membre du parti social-démocrate. Autant dire que considérer qu'il s'agit là d'un mouvement exclusivement conservateur issu d'une droite extrême serait une erreur. Le problème est plus profond et doit être traité avec nuance.

 

L'éloignement des étrangers

 

Les signataires se plaignent surtout de la jurisprudence de la CEDH relative à l'éloignement des étrangers. Là encore, l'idée était dans l'air. En février 2023, le Premier ministre britannique de l'époque, Rishi Sunak, se déclarait prêt à se retirer de la Convention européenne, pour adopter une législation très restrictive en matière d'immigration. Aujourd'hui, Georgia Meloni et ses co-signataires réclament dans ce domaine une "large marge de manoeuvre". Mais le propos manque de précision et on ignore quelles jurisprudences de la Cour sont considérées comme inacceptables.

C'est ainsi qu'il est généralement reproché à la CEDH d'imposer aux États membres une politique très libérale de regroupement familial. La jurisprudence se montre toutefois nuancée et laisse à ces derniers une marge d'appréciation dans ce domaine. Dans un arrêt de Grande Chambre M. A. c. Danemark rendu le 9 juillet 2021, la Cour dresse ainsi une liste de critères susceptibles d'être utilisés pour autoriser ou refuser le groupement familial. Figurent parmi ceux-ci la situation de l'étranger dans le pays d'accueil, la possibilité ou l'impossibilité de continuer sa vie familiale dans son pays d'origine, la question de savoir si des enfants sont concernés, et enfin les revenus de la personne qui vient s'installer au nom du regroupement. Il est alors possible à l'État de le refuser lorsqu'elle risque d'être dépendante des aides sociales.

Le cas des étrangers délinquants est mentionné dans la lettre, et constitue l'un des éléments suscitant le mécontentement des signataires. Dans l'arrêt Unuane c. Royaume-Uni du 24 février 2021, la CEDH affirme que le fait qu'un étranger ait commis une infraction grave ne saurait suffire à justifier son expulsion. Certes, le critère est important, mais, aux yeux de la Cour, il doit néanmoins être mis en balance avec les autres éléments du dossier, en particulier le lieu où se déroule la vie familiale de l'intéressé. En revanche, la Cour estime qu'il appartient aux juges internes de mettre en balance les différents éléments du dossier. Dans le cas d'un étranger délinquant, ils peuvent donc apprécier l'intérêt du requérant au regard de celui de la collectivité et donc prononcer l'expulsion, y compris lorsque l'intéressé était légalement installé sur le territoire. 

 


 L'enlèvement d'Europe. Jean Souverbie. 1926

 

Le contrôle de proportionnalité

 

Mais in fine, et c'est ce qui agace les États signataires de la lettre ouverte, c'est tout de même la CEDH qui, en quelque sorte, contrôle le contrôle. Elle évalue donc le contrôle de proportionnalité exercé par les juges du fond. Dans l'affaire Maslov c. Autriche du 23 juin 2008, elle sanctionne ainsi pour violation de la vie privée l'expulsion de deux adultes ayant commis des infractions pénales lorsqu'ils étaient mineurs. En revanche, dans l'arrêt Ndidi c. Royaume-Uni du 14 septembre 2017, elle admet l'expulsion d'un jeune homme multi récidiviste. On pourrait multiplier les exemples témoignant d'une jurisprudence entièrement fondée sur le contrôle de proportionnalité. 

Cet élargissement du contrôle, constaté dans de multiples domaines autres que le droit des étrangers, a donné lieu à des justifications formulées par la Cour elle-même. L'idée dominante est  que la Convention est un texte vivant, qui doit donc être interprété à la lumière des évolutions de la société. Et c'est précisément ce qui fâche les signataires de la lettre ouverte. Ils refusent que les juges internes soient liés par les interprétations de la CEDH, et entendent même leur attribuer l'exclusivité du pouvoir d'interprétation de la Convention. D'une manière générale, ils s'estiment liés par le texte de la Convention auquel ils ont adhéré, mais considèrent ne pas être liés par des évolutions jurisprudentielles auxquelles ils n'ont jamais consenti. 

Cette critique ne doit pas être prise à la légère, car elle témoigne d'un malaise réel à l'égard de la jurisprudence de la Cour. Tous les spécialistes savent que le contrôle de proportionnalité conduit à une jurisprudence si nuancée qu'elle devient difficilement lisible. Cette impression de décisions rendues au cas par cas se transforme rapidement en ingérence dans les affaires des États. Les réactions de refus de la jurisprudence se multiplient. En France même, on se souvient que les autorités ont procédé, en 2023, à l'expulsion immédiate d'un ressortissant ouzbèke soupçonné d'activités terroristes, faisant fi des mesures conservatoires prononcées par la Cour. Cette situation témoigne d'une méfiance grandissante envers la Cour.

 

L'externalisation des demandes d'asile

 

Si les éléments de langage utilisés dans la lettre ouverte portent surtout sur le sort des étrangers délinquants, il ne fait aucun doute que le conflit va se développer autour d'autres sujets. La pratique des refoulements sommaires à la frontière ("push-backs") tend ainsi à se développer, et la CEDH s'y oppose régulièrement, au motif que les étrangers concernés n'ont pu déposer leur demande d'asile. La décision A.R.E c Grèce du 7 janvier 2025 voit ainsi une violation de la Convention européenne dans la pratique de refoulement systématique vers la Turquie de ressortissants turcs opposants au régime actuel. En l'espèce, une femme, adepte de la Confrérie Gülen, avait été renvoyée en Turquie avant d'avoir pu déposer une demande d'asile. Les autorités grecques n'ont pas évalué les risques que ce renvoi lui faisait courir.

De même, la CEDH se montre hostile à l'éloignement vers un pays tiers, pratique qui consiste à externaliser, moyennant finances, l'accueil des demandeurs d'asile. Ainsi est-elle intervenue pour indiquer des mesures provisoires, les 14 et 15 juin 2022, dans le cas du refoulement vers le Rwanda d'étrangers de différentes nationalités arrivés clandestinement au Royaume-Uni. 

Selon sa jurisprudence Ilias et Ahmed c. Hongrie de 2019, une telle pratique ne saurait intervenir sans que l'étranger bénéficie d'une évaluation du risque de traitements contraires à la Convention et sans qu'il puisse déposer une demande d'asile dans le pays concerné. Or, cette externalisation est une idée qui tend à se développer. Le Danemark a entrepris d'exporter ses migrants au Kosovo, et l'Italie de Georgia Meloni a signé en 2023, un accord de ce type avec l'Albanie. La CEDH est évidemment l'obstacle principal à cette procédure, et il n'est pas surprenant que la lettre ouverte la vise au premier chef. Il n'en demeure pas moins que le droit contesté émane d'abord de la législation de l'Union européenne. 

 

L'éloignement des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 

 

samedi 31 mai 2025

Pas de rétention pour le demandeur d'asile


Nul n'a oublié que, le 24 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a annulé pas moins de 32 articles sur 86 du texte qui allait devenir la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. A l'époque, le Conseil sanctionnait des cavaliers législatifs, c'est-à-dire des dispositions intégrées dans la loi, mais sans rapport avec son objet. 

Aujourd'hui,  dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 25 mai 2025, le Conseil déclare inconstitutionnelle une autre disposition de la même loi, qui ne lui avait pas été déférée en janvier 2024 et qui, elle, avait été ajoutée au Sénat par un amendement gouvernemental. Il s'agit de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ceseda) qui autorisait la rétention administrative d'un demandeur d'asile, en dehors de toute procédure d'éloignement. Les associations de protection des étrangers, au premier rang desquelles figure le Gisti, ont vu dans ces dispositions une atteinte à l'article 66 de la Constitution, et le Conseil constitutionnel leur donne satisfaction.

 

Le principe de sûreté

 

La « lettre de cachet » pratiquée sous l’Ancien Régime permettait un internement d’une durée indéterminée, à la seule initiative du monarque et pour des motifs de son choix. Cet enfermement fut perçu comme le symbole même de l’arbitraire d’un pouvoir absolu. Aujourd’hui, l’article 66 de la Constitution énonce que « nul ne peut être arbitrairement détenu ». Est donc prohibé tout internement administratif qui ne s’accompagnerait d’aucune garantie juridictionnelle.


La privation de liberté sans intervention préalable d’un juge n’est cependant pas absolument interdite par le droit positif. Elle peut parfois être justifiée par une menace immédiate sur la sécurité des personnes et des biens ou pour des motifs d'ordre public.


Dans le cas des étrangers, la rétention administrative existe déjà dans trois hypothèses. La première est lorsque la personne fait l'objet d'une expulsion parce que sa présence sur le territoire porte atteinte à l'ordre public, par exemple en cas d'infractions graves ou de participation à des groupes terroristes. La seconde concerne les "dublinés", c'est-à-dire ceux qui se sont vu refuser l'asile dans un autre État de l'Union européenne et qui ne sont pas autorisés à déposer une nouvelle demande. 


La troisième enfin vise les étrangers en situation irrégulière, lorsque les autorités craignent qu'ils ne se soustraient à une mesure d'éloignement. Lorsque ce risque n'est pas avéré, elles doivent toutefois décider d'une simple assignation à résidence, avec ou sans surveillance électronique. La « directive retour » du 16 décembre 2008 précise d’ailleurs que la rétention administrative est décidée « à moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier » (art. 15 § 1). La loi du 10 septembre 2018 allonge considérablement la durée maximale de la rétention, qui est passée de 45 à 90 jours, voire 210 lorsque l’étranger s’est rendu coupable d’activités en lien avec le terrorisme.


Certes, mais précisément, cette rétention a lieu après la décision d'éloignement, et concerne les étrangers en situation irrégulière. La disposition abrogée par le Conseil le 25 mai 2025 concerne des demandeurs d'asile, étrangers qui ne sont pas en situation irrégulière et qui n'ont fait l'objet d'aucune décision d'éloignement. Ils attendent simplement la décision de l'Ofpra qui doit leur accorder ou leur refuser le droit d'asile. C'est seulement en cas de refus, à l'issue de la procédure, qu'ils deviendront des déboutés du droit d'asile, et donc des étrangers en situation irrégulière. Ils seront alors, en quelque sorte, rattrapés par le droit commun, et pourront faire l'objet d'une rétention.


Observons tout de même que le Conseil constitutionnel ne déclare pas inconstitutionnelle la disposition permettant d'assigner à résidence un demandeur d'asile pour les mêmes motifs. Sur ce point, la décision est parfaitement logique car l'assignation à résidence ne s'analyse pas comme un internement administratif portant atteinte à l'article 66 de la constitution.

 

Hommage à Tignous. 1957 - 7 janvier 2015
 

  

Encadrer la notion d'ordre public

 

Le Conseil constitutionnel pose ainsi des limites à l'élargissement constant de la notion d'ordre public par le législateur, pour justifier des atteintes au principe de sûreté. En l'espèce, les dispositions contestées prévoyaient qu'il était possible de placer un demandeur d'asile en rétention dans deux hypothèses, soit lorsque son "comportement constitue une menace à l'ordre public", soit "lorsqu'il présente un risque de fuite".


Certes, mais, aux yeux du Conseil, les motifs de l'internement sont, en l'espèce, trop imprécis. Ainsi, le "risque de fuite" ne donne lieu à aucune précision. Lors des débats parlementaires, le gouvernement a invoqué l'hypothèse d'un étranger qui attend plus de 90 jours pour faire sa demande d'asile, ou qui affirme, lors d'une audition, qu'il désire rester en France. Le lien entre ces motifs et le risque de fuite ne semble donc pas clairement établi.


Quant à la notion d'ordre public, il ressort des débats parlementaires que le législateur a entendu éviter que des étrangers en situation irrégulière se prévalent du droit d’asile dans le seul but de faire obstacle à leur éloignement du territoire national. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière, qui participe de cet objectif. Le Conseil l'avait déjà affirmé dans sa décision du 9 juin 2011 et dans une jurisprudence ultérieure constante. 


Le Conseil observe toutefois qu'en l'espèce, il n'existe pas d'atteinte à l'ordre public mais seulement une menace d'atteinte à l'ordre public, purement hypothétique au moment du placement en rétention. Sur ce plan, la décision du Conseil se place résolument dans la tradition contentieuse française, qui veut qu'une mesure de police administrative restreignant une liberté ne peut être décidée pour une atteinte à l'ordre public qui ne s'est pas encore produite mais qui risque, peut-être, de se produire.


La décision du 25 mai 2025 n'est donc guère surprenante et on pourrait se borner à considérer qu'elle constitue le dernier épisode, ou plutôt le plus récent, de mise en cause d'une loi mal rédigée et débattue dans des conditions invraisemblables. A l'époque en effet, le gouvernement avait laissé filer le débat, accepté tous les amendements et ajouté des dispositions de nature à obtenir le vote du Rassemblement national. Il ne pouvait ignorer cependant que la plupart d'entre elles seraient censurées par le Conseil constitutionnel.


Sur le fond, les dispositions abrogées avaient aussi pour objet de contraindre l'Ofpra à rendre rapidement une décision concernant les demandeurs d'asile internés. Ces derniers avaient cinq jours pour déposer leur demande, et l'Ofpra devait se prononcer dans les 72 heures. Les autorités devraient sans doute essayer de raccourcir la procédure pour l'ensemble des demandeurs d'asile, tenir compte aussi de l'échec de la procédure mise en place au sein de l'Union européenne, à une époque où le nombre de demandeurs était sans rapport avec aujourd'hui. Considérées sous cet angle, les dispositions abrogées constituaient une mauvaise réponse à un vrai problème. L'ensemble de procédure s'effondre d'ailleurs, car le Conseil d'État, devant lequel la QPC a été posée, va bientôt déclarer illégal le décret d'application de ces dispositions.


Il reste aussi à s'interroger sur la tendance lourde qui consiste, pour les gouvernants, à mélanger sciemment l'immigration et l'asile. Les demandeurs d'asile sont présentés comme des migrants ordinaires, et il y en a certainement parmi eux. Mais cela ne retire rien au fait qu'il y aussi des personnes persécutées et que la demande doit être sérieusement examinée. Les procédures sont différentes, le droit d'asile étant garanti par la Constitution et par des conventions internationales. L'assimilation entre les deux régimes juridiques est donc vouée à l'échec. 


 

La rétention des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 2 A  


mercredi 28 mai 2025

Au nom du Père, du Fisc et du Saint Esprit



Comment définir une activité éducative ? A l'heure où les officines privées d'enseignement, uniquement tournées vers la recherche du profit ou la diffusion d'une idéologie, connaissent une énorme croissance, au détriment le plus souvent des élèves et étudiants qu'elles accueillent, apporter une réponse à cette question est une nécessité. 


Un contentieux fiscal

 

Le tribunal administratif de Paris, par un jugement du 19 mai 2025, estime ainsi que l'association Acadomia Christiana ne présente pas le caractère d'un organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. En l'espèce, le contentieux est purement fiscal, l'association ayant fait une demande en juillet 2018 en vue de se voir reconnaître le caractère d'organisme d'intérêt général à caractère éducatif et culturel. Cette reconnaissance lui offrait, sur le fondement de l'article 200 du Livre des procédures fiscales (LPF) la possibilité de délivrer à ses donateurs des reçus fiscaux ouvrant droit à une réduction d'impôt sur le revenu égale à 66 % du montant versé. Dans un premier temps, l'association avait obtenu une décision implicite d'acception du ministre des Finances de l'époque, Bruno Le Maire. Mais, le 22 décembre 2022, ce même ministre remettait en cause cette décision, au motif que l'association ne revêtait pas de caractère éducatif. Il est vrai qu'à l'époque, le ministre de l'Intérieur envisageait la dissolution administrative du groupement.

Le tribunal administratif affirme la légalité de cette décision de refus, estimant qu'Acadomia Christiana n'a pas grand-chose à voir avec une activité éducative. 

Dès 1937, dans son arrêt du 18 juin Ligue française pour la protection du cheval, le Conseil d'État estimait qu'un avantage fiscal fondé sur la loi du 14 janvier 1933 relative à la surveillance des établissements de bienfaisance privée, ne pouvait être accordé qu'aux associations "qui se proposent un but philanthropique et social". Aujourd'hui, le droit positif figurant dans l'article 200 LPF élargit le bénéfice de cet avantage aux "activités à caractère éducatif". Mais rien n'est changé sur le plan du contrôle du juge, qui exerce en l'occurrence un contrôle normal, c'est-à-dire un contrôle des motifs de la décision.

 


Elle préfère Bruno Le Maire. Les Goguettes. 2016

 

Le caractère militant du groupement

 

Ce contrôle revient, en l'espèce, à se demander si le caractère très militant de l'engagement de l'association fait obstacle à la mise en oeuvre de ce régime fiscal très favorable. Dans son arrêt du 17 juin 2015, Association Villages du Monde pour Enfants, le Conseil d'État exerce son contrôle à la fois sur l'objet social de l'association, en l'occurrence un groupement philanthropique pour améliorer les conditions de vie de personnes en situations précaires, et sur la manière dont cette mission est exercée. Autrement dit, si l'essentiel de l'activité est philanthropique, il est possible que l'association exerce aussi des activités annexes d'information ou de sensibilisation. Pour apprécier cet équilibre, le juge prend en considération la part des ressources affectées aux activités purement altruistes et celle qui relève des missions annexes.

Dès l'année suivante la cour administrative d'appel de Versailles, le 21 juin 2016, a appliqué cette jurisprudence non plus au cas des activités philanthropiques mais dans celui des activités culturelles. Elle observe que l'association Action-Critique-Médias (ACRIMED) s'inscrit dans une démarche militante assumée, visant à constituer un observatoire critique des médias, réunissant les acteurs du secteur, des journalistes aux chercheurs en passant par les syndicalistes et les lecteurs ou auditeurs. Mais la fonction essentielle de l'association consiste à sensibiliser les jeunes à la lecture critique de la presse, en fournissant des dossiers pédagogiques, en faisant des conférences etc. Pour la cour, l'essentiel de l'activité de l'association, et de ses moyens, est consacrée à une activité qu'il est donc possible de qualifier de culturelle. 

 

Les activités d'Acadomia Christiana

 

Dans le cas de Acadomia Christiana, le tribunal administratif constate, à l'inverse, que l'activité militante constitue le coeur des actions de l'association. Le jugement est longuement motivé, et le juge commence par examiner les statuts de l'association qui a pour objet "l'organisation de loisirs, d'activités culturelles et éducatifs, d'universités d'été ou de toute action visant à promouvoir les valeurs chrétiennes au service notamment de la jeunesse catholique dans l'esprit traditionnel de l'Église catholique et romaine". Sont ensuite envisagées les activités concrètes de l'association,  notamment une "université d'été" qui se tient chaque année à Sées (Orne), destinée aux jeunes de 18 à 30 ans. On y écoute des conférences, on participe à des activités sportives, à des services religieux, avec messe en latin.

Le contenu des activités est très fortement orienté. Un colloque de novembre 2022 avait ainsi pour thème "Sécession ou reconquêtes", les interventions ayant notamment pour sujets "Des héros et des saints : bâtir la chrétienté du XXIe siècle", "Après l'échec de Zemmour aux Présidentielles, la sécession comme seule option" et "Reconquérir les âmes et le territoire par la sécession". Pour les juges, ces activités ne sont pas de nature à favoriser le développement personnel et les aptitudes intellectuelles des individus. Elles visent uniquement à diffuser "une vision du monde caractérisés par une appréhension particulièrement orientée de sujets sociétaux, ou à aborder des thématiques spirituelles et religieuses dont la dimension pédagogique n'est pas établie". 

Rien de tout cela n'est interdit par la loi, bien entendu. Mais le financement de ces activités relève des participants et des donateurs, pas du budget de l'État. L'avantage fiscal se trouve donc logiquement exclu.

Sur ce point, le tribunal se situe dans la ligne d'une décision qui, en son temps, avait suscité un certain émoi dans l'opinion. Le 29 juin 2012, la cour administrative d'appel de Paris avait déjà refusé un avantage fiscal identique à l'Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Ses statuts étaient parfaitement clairs, "poursuivre (...) l’étude objective de la vie et de l’œuvre du maréchal Pétain, d’exercer toutes activités en vue de défendre sa mémoire et de remettre en honneur les valeurs intellectuelles, morales et spirituelles qu’il a rappelées » et qui poursuivait comme objectifs de « promouvoir (...) toute action tendant à sa réhabilitation dans l’esprit des français, en luttant pour le rétablissement de la vérité historique, systématiquement déformée, en mettant en lumière les idées, les paroles et les actes du maréchal à travers le rôle qu’il a véritablement joué dans notre histoire et obtenir la translation de la dépouille du maréchal à Douaumont ». La cour n'est pas allée jusqu'à regarder les activités réelles de l'association. Elle a déclaré simplement que le caractère culturel de l'activité faisant défaut, observant au passage le faible nombre des adhérents. Le plus surprenant est sans doute que l'association ait osé demandé un avantage fiscal pour exercer une telle activité. Là encore, tout le monde a le droit d'être pétainiste, mais pas aux frais du contribuable.

Le jugement rendu le 19 mai 2025 par le tribunal administratif de Paris n'apporte pas de modification majeure de la jurisprudence mais il présente l'intérêt de concerner les activités culturelles, alors que l'essentiel des décisions concernent les oeuvres philanthropiques. 

On doit évidemment s'interroger sur les suites de ce jugement. Sur le plan contentieux, il y aura sans doute un appel, mais rien, à ce stade, ne permet d'envisager une modification de la jurisprudence. En revanche, une nouvelle décision administrative accordant l'avantage fiscal n'est pas totalement exclue. Fin 2023, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gérald Darmanin, avait annoncé son intention de dissoudre Acadomia Christiania, mouvement considéré comme identitaire, participant aux activités de groupements de la droite extrême. Mais les ministres changent, et il n'est plus question de dissolution depuis que Bruno Retailleau est ministre de l'Intérieur, en charge des cultes. Le ministre des finances, lui aussi, a changé...


samedi 24 mai 2025

Décisions de justice : L'Open Data se referme


Les actions judiciaires engagées par les éditeurs juridiques contre la Start Up Doctrine devenue l'un des principaux acteurs du secteur des bases de données juridiques, se sont peu à peu éloignées des questions liées aux libertés publiques. Un glissement s'est opéré de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation vers un contentieux plus classique de la concurrence. En témoigne la décision rendue par la cour d'appel de Paris le 7 mai 2025.

Sur ce point, la décision est très nuancée. La cour d'appel infirme le jugement du tribunal de commerce, considérant que Doctrine a commis des actes déloyaux en collectant des décisions de justice sans autorisation. En revanche, elle confirme le jugement de première instance qui écartait les moyens développés par les éditeurs juridiques sur les pratiques commerciales trompeuses et le parasitisme. 

Mais une décision en droit de la concurrence peut cacher un problème qui touche directement aux libertés publiques. En l'espèce, il s'agit de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation.


Le droit d'accès aux décisions de justice


La loi Lemaire du 7 octobre 2016 consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Sa rédaction est parfaitement claire. Elle précise bien que le destinataire de cette mise à disposition est le public dans sa globalité et son indétermination, et non pas l'une des parties à l'instance ou le commentateur juridique qui rédige une note de jurisprudence. Logiquement, ce droit à la libre communication s'accompagne d'un droit à la réutilisation de ces données, qui d'ailleurs figurait déjà dans un  arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice précise, dans son article 33, que "les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique", disposition déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 mars 2019.

 


 Ucciani. 2011


L'Open Data, conséquence de la publicité des audiences


L'Open Data des décisions de justice est généralement présenté comme la conséquence logique du principe de publicité des audiences. Formulé simplement, il signifie que la justice étant rendue au nom du peuple français, celui-ci doit pouvoir librement accéder aux décisions des juges. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait de la publicité un principe fondamental du droit au procès équitable, précisant, dans un arrêt Szücs c. Autriche du 24 novembre 1997,  qu'il s'accompagne d'une publicité des décisions, seul moyen pour les citoyens de se protéger contre "une justice secrète échappant au contrôle du public". Pour la Cour, une restriction d'accès aux décisions de justice s'analyse comme une atteinte à la publicité de la justice elle-même. La conséquence, évidente, est que l'accès aux décisions ne saurait être soumis à un régime d'autorisation.

Mais les remises en cause plus ou moins insidieuses de ces principes n'ont fait que se multiplier. Elles sont intervenues d'abord par des textes émanant du pouvoir exécutif qui allaient résolument à l'encontre du principe d'Open Data posé par la loi Lemaire.


Le pouvoir du greffe, ou le retour de l'autorisation


Dans la loi du 23 mars 2019 a ainsi été insérée une disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agissait très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes  ces demandes répétitives. Le Conseil constitutionnel, toujours dans sa décision du 21 mars 2019,  valide cette restriction du champ d'application de la loi Lemaire. Il s'appuie alors sur la "bonne administration de la justice", notion à la remarquable plasticité qui permet au Conseil, dans la même décision, de présenter l'Open Data comme une liberté publique avant de valider un régime juridique d'autorisation, en contradiction évidente avec l'esprit de la loi.

La décision rendue par la cour d'appel le 7 mai 2025 s'appuie sur la partie réglementaire du code de l'organisation judiciaire, et plus précisément sur l'article R 123-5 qui énonce que "le directeur du greffe est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction".  Il est donc compétent pour assurer "la délivrance des reproductions de toute pièce conservée dans les services de la juridiction". Sur ce point, la décision de la cour d'appel se situe dans la droite ligne de la circulaire du 19 décembre 2018. Un simple règlement sur la compétence du directeur du greffe permet ainsi, in fine, d'écarter une liberté garantie à tous et consacrée par la loi pour revenir à une d'accès aux décisions de justice exercée par quelques uns, plaideurs ou avocats. 

L'analyse a quelque chose de surprenant. D'une part, il apparaît étrange qu'un acte réglementaire aille directement à l'encontre d'une liberté consacrée par la loi. D'autre part, le droit d'accès comme le droit de réutilisation des données se trouvent subordonnés à l'exercice du pouvoir discrétionnaire exercé par le greffe. Celui-ci peut accepter la demande, ou la refuser s'il considère que la bonne administration de la justice le justifie. Autant dire que l'Open Data des décisions de justice n'est plus un droit des citoyens, mais une faveur octroyée au cas par cas. Les critères sont, sur ce point, d'une opacité remarquable. A partir de combien de décisions une demande est-elle abusive ? A partir de quelle fréquence les demandes deviennent-elles répétitives ? Si l'on considère la grande misère en personnel et en matériel informatique des services du greffe, la tentation d'une lecture très restrictive ne peut être écartée.


Le droit à la réutilisation


Sur ce point, la jurisprudence judiciaire rejoint la jurisprudence administrative. Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État s'était déjà livré à une opération de contorsionnisme juridique très comparable. II était alors appelé à juger d'un refus de suivre un avis du 7 septembre 2017 rendu par la Commission d'accès aux documents administratifs et favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Le juge administratif avait alors exhumé une ancienne jurisprudence  du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, reprise dans la décision Bertin du 7 mai 2010. Il affirmait alors, mais c'était bien avant la loi Lemaire, que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions de la loi du 17 juillet 1978, qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 du code des relations entre le public et l'administration. Logiquement, le Conseil d'État, comme l'avait fait la CADA, aurait pu écarter ces anciennes dispositions pour faire prévaloir l'Open Data de la loi Lemaire. 

Au contraire, il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public.  Le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu dans le cas des décisions de justice, alors même que la loi Lemaire ne prévoyait pas une telle restriction. Les propos du rapporteur révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

A ce stade, le bilan du contentieux Doctrine est bien difficile à effectuer. Il ne saurait être réduit à une simple opposition des éditeurs juridiques traditionnels confrontés à la croissance rapide d'une jeune pousse. Il ne saurait davantage être présenté comme révélant la seule volonté des juridictions suprêmes de conserver le contrôle de la diffusion de "leurs" décisions et de celles des juridictions de leur ordre. Sur ce point, on observe cependant que l'Open Data tarde à se développer. La page du site du Conseil d'État consacrée à l'Open Data des décisions des juridictions administratives suscite presque la compassion. On y découvre un alignement de fichiers Zip "regroupés par juridiction, par année et par mois" que le lecteur est invité à télécharger, sans connaître leur contenu et sans pouvoir faire une recherche par mots-clés. 

Plus généralement, la décision de la cour d'appel de Paris du 7 mai 2025 témoigne d'un repli, d'un retour des secrets de l'État, d'un renvoi dans l'histoire lointaine de ce que Guy Braibant appelait "la troisième génération des droits de l'homme". Les années récentes ont vu un déclin de la transparence administrative, les avis de la CADA étant de moins en moins suivis par les administrations. Des archives ont été ouvertes, puis refermées, ou simplement délocalisées au point que les chercheurs ne peuvent plus y accéder aisément. Le secret des affaires a été renforcé au détriment des lanceurs d'alerte donc le statut est aujourd'hui bien précaire. On pourrait multiplier les exemples de ce retour du secret et de l'opacité. Comme tous les autres éléments de transparence, l'Open Data des décisions de justice est en train de se refermer sans bruit.





mardi 20 mai 2025

La victimisation secondaire ou les violences dans le prétoire


L'affaire Depardieu a suscité, le 13 mai 2025, une décision tout-à-fait inédite du tribunal correctionnel de Paris. Son intérêt ne réside pas dans la condamnation de l'acteur à dix-huit mois de prison avec sursis pour des violences sexuelles commises durant le tournage du film Les volets verts en 2021. Il a déclaré vouloir faire appel, et rien ne distingue, sur ce point, Gérard Depardieu d'un justiciable ordinaire.

 

Le jugement du tribunal correctionnel

 

Rien, ou presque, car l'intérêt de la décision se situe dans l'indemnisation de 1000 € qu'il doit aux parties civiles, au titre de la victimisation secondaire. Il s'agit de réparer le préjudice qu'elles ont subi du fait du comportement de son avocat durant le procès.

Cette victimisation secondaire, c'est encore le jugement rendu qui en parle le mieux :

"Le tribunal considère que les parties civiles ont été exposées à une dureté excessive des débats à leur encontre, allant au-delà des contraintes et des désagréments strictement nécessaires à la manifestation de la vérité, au respect du principe du contradictoire et à l’exercice légitime des droits de la défense.
Si les droits de la défense et la liberté de parole de l’avocat à l’audience sont des principes fondamentaux du procès pénal, ils ne sauraient toutefois justifier des propos outranciers ou humiliants, portant atteinte à la dignité des personnes ou visant à les intimider.
(…) Ce dénigrement objectivable, constitutif d’une victimisation secondaire, a engendré un préjudice distinct de celui lié à l’infraction elle-même. Ce préjudice, venant aggraver le dommage initial, doit faire l’objet d’une indemnisation spécifique. »
 

Il est établi que le défenseur de Gérard Depardieu a fait preuve d'une grande agressivité à l'égard des parties civiles et de leurs conseils. La presse n'a pas manqué de citer ses propos, les qualifiant d'"hystériques", d'"agitées du bocal" et ajoutant, dans sa plaidoirie, à propos d'une plaignante, "Je veux bien qu'elle ne lise pas Le Monde, parce que c'est trop compliqué"....

Pour le tribunal, une défense de rupture, comportement des propos sexistes et humiliants pour les parties civiles, et constitutive d'un préjudice de victimisation secondaire. Sur ce point, les opinions divergent. 

 

Voutch. 2015

 

Les avocats et l'atteinte à leur liberté d'expression

 

Les avocats agitent les médias en protestant contre ce qu'ils estiment une atteinte à leur liberté d'expression. Ils s'appuient d'abord sur la jurisprudence, qui considère que cette liberté est fort large. La 2è chambre civile de la cour de cassation, dans un arrêt du 20 avril 2023, affirme ainsi que « la rhétorique d’un avocat peut être excessive sans être répréhensible ». Mais il s'agissait d'une affaire civile, l'avocat ayant accusé son adversaire d'une "mauvaise foi qui confine à l'escroquerie". 

Au plan pénal, ils invoquent surtout l'article 401 du code de procédure pénale qui confie la police de l'audience au président du tribunal. A leurs yeux, ce dernier n'a pas suffisamment usé de ce pouvoir pour contrôler les propos de l'avocat de Gérard Depardieu. Le public nombreux au procès a pourtant pu observer de nombreux rappels à l'ordre demeurés sans effet.

 

La jurisprudence de la CEDH

 

La victimisation n'est pourtant pas une totale innovation juridique. Cette notion est apparue dans la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, élaborée au sein du Conseil de l'Europe. Il est alors demandé aux États parties d'éviter cette "victimisation secondaire".

Dans son arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) la définit comme le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. C'est le cas lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. Tout récemment, dans sa décision du 25 avril 2025, L. et autres c. France, la Cour a mis en oeuvre la notion de victimisation secondaire pour sanctionner certaines défaillances du système français qui, à l'époque des faits, n'accordait pas suffisamment d'attention aux victimes mineures de viols et d'agressions sexuelles. En l'espèce, les enquêteurs avaient brutalement reproché à une jeune victime de ne pas avoir adopté un comportement adéquat en se défendant physiquement contre son agresseur. Cette décision a été saluée unanimement par la doctrine juridique, y compris par les avocats, mais elle sanctionnait les lacunes de l'autorité judiciaire et des enquêteurs. 

La réaction des avocats n'est évidemment pas identique lorsque les défaillances viennent de la défense elle-même. Il est clair pourtant que la victimisation secondaire est employée pour apprécier la manière dont est traitée une partie civile durant l'ensemble de la procédure judiciaire, de l'enquête jusqu'au procès. Les juges considèrent ainsi qu'une femme victime de violences sexuelles peut être indemnisée pour victimisation secondaire si des propos sexistes ont été tenus à son égard, à quelque moment que ce soit. Tel fut bien le cas dans le procès Depardieu durant lequel les parties civiles et leurs conseils ont été couvertes de propos et injures sexistes par l'avocat du prévenu.

In fine, il est exact que Gérard Depardieu va devoir indemniser les parties civiles du fait du comportement de son avocat. Certains ont dénoncé une atteinte au principe d'individualisation de la peine pénale. Mais il n'en est rien, car l'indemnisation est d'ordre civil et non pénal. Il s'agit de réparer un préjudice. Le tribunal correctionnel considère ainsi que Gérard Depardieu a choisi son mode de défense avec son avocat, et qu'il en est donc pleinement responsable. Des violences sexuelles ont été commises sur le tournage d'un film. Il n'était vraiment pas nécessaire d'en exercer de nouvelles dans le prétoire. A Gérard Depardieu de tirer les conséquences de cette décision, en changeant de défense, et peut-être d'avocat, pour le procès en appel.