« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 6 avril 2024

Harkis : petite victoire devant la CEDH.

 

Le 4 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tamazount et autres c. France, dans lequel elle reconnaît que les conditions de vie des requérants dans un camp d'accueil des Harkis en France étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine.

Les requérants sont des enfants de harkis, nom donné aux auxiliaires d'origine algérienne qui ont combattu aux côtés de l'armée française durant le conflit algérien. Après l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962, les conditions de leur démobilisation reposaient sur un choix. Soit ils s'engageaient dans l'armée française, soit ils retournaient dans leur foyer avec une prime de démobilisation, soit ils pouvaient souscrire dans les six mois un contrat pour servir, à titre civil, en qualité d'agent contractuel des armées.

Mais les choses se sont passées bien différemment. Après l'indépendance, des représailles massives ont visé les Harkis. Le nombre des victimes demeure mal connu, et les historiens l'évaluent, sans certitude, autour de 80 000. Devant une telle situation, les Harkis ont demandé à être rapatriés en France, et ceux qui y sont parvenus ont été immédiatement internés dans des camps qui, officiellement, devaient offrir un hébergement d'urgence provisoire, en attendant que les Harkis et leurs familles puissent être installés ailleurs. Hélas, les requérants, tous issus d'une même fratrie, ont eu une expérience bien différente. D'abord internés avec leurs parents au camp de Rivesaltes en 1962, ils ont ensuite été transférés au camp de Bias, où ils sont restés jusqu'à sa fermeture, en 1975. 

Après de multiples procédures destinées à obtenir une indemnisation, ils saisissent la CEDH sur un double fondement. D'abord, ils estiment que le droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, a été violé, car le Conseil d'État a écarté leur requête en indemnisation. S'appuyant sur la théorie des actes du gouvernement, il refusé de voir dans ces internements une faute de l'État. Ensuite, ils invoquent une violation de l'article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, combiné évidemment à l'article 8 qui pose le principe de non-discrimination.

Les requérants n'obtiennent satisfaction que sur le second point.  

 


 Alger, La Casbah. Louis Valtat. 1905


Le droit au juge

 

Devant le Conseil d'État qui a statué le 3 octobre 2018, les requérants avaient engagé une action invoquant la responsabilité pour faute de l'État. Ils s'étaient vu opposer une décision d'incompétence, fondée sur la théorie des actes du gouvernement. Celle-ci impose au juge administratif de se déclarer incompétent lorsqu'il est confronté à des actes portant sur la politique intérieure ou internationale de la France. Les Harkis étaient ainsi traités de la même manière que les autres rapatriés d'Algérie. Dans une décision du 27 juin 2016, le Conseil d'État s'était en effet déjà déclaré incompétent pour connaître de l'action en responsabilité pour faute engagée par des Français d'Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l'indépendance.

La CEDH reconnaît fort justement "qu’il n’existe pas de définition précise des actes de gouvernement et que cette doctrine peut évoluer avec le temps". Elle admet pourtant qu'elle soit invoquée en l'espèce. Elle examine donc si la restriction ainsi imposée au droit au recours des requérants poursuit un but légitime et est proportionnée à ce but.

Dans le cas présent, la CEDH considère que la théorie de l'acte de gouvernement a pour finalité de garantir la "séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire", formulation étrange si l'on considère que le droit constitutionnel français ignore la notion de "pouvoir judiciaire", la Constitution n'utilisant que celle d'"autorité judiciaire". On aurait pu espérer que la CEDH se montre un peu plus critique à l'égard d'une théorie qui vise à exclure tout contrôle du juge sur certains actes de l'Exécutif. Quoi qu'il en soit, ce principe de non-ingérence est notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Stafford c. Royaume-Uni du 28 mai 2002.

Certes, la jurisprudence a plutôt eu tendance à réduire le champ des actes de gouvernement, en admettant notamment qu'un acte peut être soumis à son contrôle s'il est détachable des relations internationales. Mais en l'espèce, le Conseil d'État n'a pas considéré que le refus d'indemniser les requérants sur le fondement d'une responsabilité pour faute n'était pas détachable des relations internationales. A ses yeux en effet, la question des Harkis était un sujet qui concernait les relations entre la France et l'Algérie et qui s'inscrivait dans un contexte diplomatique. On note d'ailleurs que ces relations diplomatiques commencent non pas aux Accords d'Évian et à l'accession de l'Algérie à l'indépendance, mais dès l'ouverture de leur négociation, époque où l'Algérie est un "État en devenir". 

Dans ces domaines très politiques, la CEDH n'exerce qu'un contrôle fort modeste, se bornant à s'assurer que l'interprétation donnée par les juges internes n'emporte pas une violation directe de la Convention. Elle a ainsi jugé, dans un arrêt H. F. c. France du 14 septembre 2022, que le refus opposé à des demandes de rapatriement formulées par des ressortissantes françaises détenues en Syrie avaient pu valablement être considéré par le Conseil d'État comme un acte de gouvernement. De la même manière, dans le cas de l'action en responsabilité des Harkis, la CEDH ne voit aucun élément lui permettant de substituer sa propre appréciation à celles des juges français.

 

Le traitement inhumain ou dégradant

 

Pour les autorités françaises, les requérants ne devraient pas se plaindre devant la CEDH, car ils ont déjà été indemnisés pour les conditions indignes de leur séjour dans le camp de Bias. La loi du 23 février 2022 mentionne ainsi que "La Nation exprime sa reconnaissance envers les Harkis (...) qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés". Ce texte la responsabilité de l'État du fait de l'indignité des conditions d'accueil et de vie sur le territoire et elle prévoit donc un mécanisme d'indemnisation. De fait, le droit français fait un constat de violation de l'article 3 de la Convention, ce qui est positif en soi.

Mais la CEDH constate que les réparations accordées ne sont ni adéquates ni suffisantes. Le barème en vigueur a conduit en effet à accorder à chacun des requérant une somme maximum de 15 000 € pour avoir passé entre sept et quatorze ans enfermés dans le camp de Bias. La CEDH constate l'insuffisance de cette indemnité qui d'ailleurs n'envisage même pas l'existence d'un préjudice moral. Renvoyant notamment à l'arrêt Mursic c. Croatie du 20 octobre 2016, elle en déduit que l'indemnisation accordée à la famille Tamazount était grossièrement inférieure à ce qu'ils étaient en droit d'attendre.

Il n'empêche que l'arrêt n'emportera aucune conséquence grave pour les finances de l'État. Car la Convention européenne ne s'applique qu'aux faits postérieurs au 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de ces instruments juridiques à l’égard de la France. De fait, les conditions de vie des requérants dans le camp de Bias entre 1963 et le 2 mai 1974 ne sont pas couvertes par la compétence ratione temporis de la Cour.

Il s'agit là d'une application des règles générales du droit international, selon lesquelles les dispositions d'une convention ne sauraient lier une partie contractante pour des faits ou actes antérieurs la date d'entrée en vigueur de la convention à l'égard de cette partie. 

L'indemnisation des requérants n'est donc jugée insuffisante que pour la période allant du 3 mai 1974 à la date de fermeture du camp, à l'été 1875. Modeste victoire donc, même s'ils sont certainement satisfaits que le traitement qu'ils ont subi soit clairement qualifié d'inhumain et dégradant. Mais les conséquences en termes d'indemnisation sont quasi-inexistantes, d'autant qu'ils n'ont pas obtenu la mise en oeuvre de la responsabilité pour faute de l'État. Observons tout de même que, sur ce plan, ils n'ont peut être pas été très bien conseillés. En tentant de faire reconnaître la faute de l'État, les requérants ont écarté une autre voie de droit, celle de la responsabilité sans faute. La décision de les interner au camp de Bias est un acte administratif qui engageait sans faute la responsabilité de l'État.

Les traitements inhumains ou dégradants : Chapitre 7 Section 1 § 2 du manuel sur internet 

 


lundi 1 avril 2024

CETA : les parlementaires à la niche.


Le groupe communiste de l'Assemblée nationale annonce aujourd'hui sa décision d'inscrire la ratification du Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) à l'ordre du jour, dans le cadre de la "niche parlementaire" dont dispose ce groupe. Rappelons que le CETA est un traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada et qu'il fait l'objet d'une vive contestation, au moins dans notre pays, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas d'être déjà appliqué à titre provisoire. Les oppositions accusent le gouvernement de tenir un double langage, d'un côté rassurer le monde agricole en affirmant que le marché français ne sera pas inondé de produits étrangers, de l'autre côté accepter le CETA qui diminue considérablement les droits de douane et confère aux produits canadiens le même privilège de libre circulation que les produits européens. 

Le débat est donc vif, mais ce n'est pas exactement lui qui nous intéresse. La ratification du CETA pose un problème plus général et peut-être encore plus grave, d'atteinte aux fondements mêmes de la démocratie parlementaire. Le gouvernement en effet refuse le débat parlementaire et utilise tous les moyens de procédure à sa disposition pour l'empêcher.

 

La "niche parlementaire" devant le Sénat


Il y a quelques jours, le 21 mars 2024, le Sénat a voté contre la ratification du CETA à une écrasante majorité de 211 voix, seulement 44 sénateurs ayant émis un vote favorable.

Rappelons que le CETA a été conclu en 2014, mais que l'accord des chefs d'État et des députés européens n'est intervenu qu'en 2017. Toutefois, dès lors que certaines clauses de l'accord empiètent sur les compétences des États membres, les parlements nationaux doivent en principe voter le texte, condition pour qu'il puisse entrer complètement en vigueur. En 2024, seulement dix-sept parlements des États membres ont donné leur accord. Pour les autres, dont la France, la peur d'un rejet est si grande que les gouvernements ont plus ou moins abandonné la procédure parlementaire. Il faut dire que la tentation était d'autant plus grande que, comme souvent dans l'Union européenne, on a appliqué le CEA avant qu'il ait été ratifié par les parlements nationaux. On considère aujourd'hui que 95 % des mesures qu'il prévoit, en particulier la réduction des droits de douane, sont déjà en vigueur, sans que les peuples des États membres, ou les parlements qui les représentent aient émis le moindre vote.

En France, le gouvernement a commencé par soumettre le CETA au vote de l'Assemblée nationale le 23 juillet 2019. Et précisément, le vote a été acquis par 265 voix pour, 211 contre et 77 abstentions. Si le vote contre a réuni l'ensemble des oppositions, force est de constatée que la majorité s'est divisée. A l'intérieur du groupe LaRem de l'époque, 8 députés ont émis un vote défavorable, et 77 se sont abstenus. A partir de cette date, le gouvernement a tout fait pour ne pas soumettre le traité au vote du Sénat. Si le texte a bien été renvoyé à la Chambre haute, il n'a tout simplement pas été inscrit à l'ordre du jour.

Mais c'était compter sans la niche parlementaire que les sénateurs ont astucieusement utilisée. Cette procédure, également appelée "séance d'initiative parlementaire", est issue de la révision de 2008. Elle figure dans l'article 48 de la Constitution : "Un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l'initiative des groupes d'opposition de l'assemblée intéressée ainsi qu'à celle des groupes minoritaires". Dans la plupart des cas, cette journée est réservée aux propositions initiées par les membres du groupe. Mais cette fois, les sénateurs communistes ont eu l'idée d'inscrire à l'ordre du jour de la "niche" dont ils disposent le projet de loi de ratification du CETA. Et aucune disposition constitutionnelle n'interdit de débattre d'un projet de loi gouvernemental dans une niche parlementaire, surtout lorsque le gouvernement a tout simplement oublié pendant presque cinq ans de soumettre le texte au vote du Sénat.

 

Parlementaire rédigeant une proposition de loi pour sa niche parlementaire

Peanuts. Charles M. Schulz.
 

 

La "niche parlementaire" devant l'Assemblée nationale

 

Le système à si bien fonctionné au Sénat que le groupe parlementaire communiste tente aujourd'hui de reproduire la même procédure devant l'Assemblée nationale, avec cette fois le soutien affirmé des Républicains (LR). L'idée est d'imposer le débat au gouvernement et d'obtenir un vote négatif qui, de fait, interviendrait peu de temps avant les élections européennes.

Mais la situation est plus délicate. Alors que le texte avait été transmis au Sénat après le vote de 2019, sans avoir été inscrit à l'ordre du jour,  le gouvernement s'abstient aujourd'hui de transmettre le texte à l'Assemblée nationale. Autrement dit, le groupe communiste ne peut juridiquement pas imposer un débat à l'occasion de sa niche parlementaire, puisque le texte n'est pas officiellement transmis à l'Assemblée nationale.

On ne peut qu'être surpris que le gouvernement ne soit pas tenu de poursuivre la navette parlementaire, telle qu'elle est prévue par la Constitution. Certes, aucune disposition n'affirme qu'il dispose d'un pouvoir discrétionnaire lui permettant d'interrompre le débat, mais aucune disposition n'affirme à l'inverse qu'il a compétence liée pour transmettre le texte afin de continuer le débat. Chose rarissime, le gouvernement a tout simplement décidé de faire taire l'Assemblée nationale, en refusant de lui transmettre le texte et en l'empêchant de voter sur la ratification du CETA.

Les rédacteurs de la Constitution n'avaient évidemment pas imaginé qu'un gouvernement puisse ainsi utiliser le silence des textes pour empêcher le débat. A leurs yeux, la navette parlementaire était une procédure normale, et le respect des droits du parlement n'était pas contesté. Inutile donc, pensaient-ils, de prévoir une procédure qui aurait pu être perçue comme entachée d'une complexité excessive.

Que peut faire le groupe communiste ? D'ores et déjà, il annonce que s'il ne peut inscrire le projet de loi dans sa niche parlementaire, il déposera une proposition de loi mentionnant le refus de ratifier le CETA. Mais ce vote, même négatif, n'aura qu'un intérêt symbolique. Juridiquement en effet, la proposition sera adoptée en première lecture, et ne saurait être considérée comme la poursuite de la navette parlementaire. Même s'il permet de rassembler les oppositions, ce vote n'aura aucune conséquence sur le CETA. 

André Chassaigne, président du groupe communiste, dénonce un "déni de démocratie" et on doit bien reconnaître qu'il a raison. Le refus de soumettre le CETA à un vote de ratification, puis l'interruption de la navette parlementaire témoignent, à l'évidence, d'une certaine forme de mépris à l'égard de la représentation nationale. Certes, le gouvernement annonce aujourd'hui que le texte sera soumis un jour à l'Assemblée, après les élections européennes, peut être même très longtemps après. De toute manière, pour le gouvernement, la question ne se pose pas réellement. Le traité CETA est déjà en vigueur sans que personne ait songé à le faire ratifier. Le parlement est ainsi dépossédé de sa compétence. 

Mais a t on songé que de telles pratiques vont dans le sens de ceux qui dénoncent le déficit démocratique de l'Union européenne ? Un bon argument de campagne avant les élections européennes. Surtout, cette manière d'empêcher l'Assemblée de voter pourrait avoir pour conséquence de rassembler les oppositions sur le thème de l'atteinte aux droits du parlement, un bon sujet pour une motion de censure.


jeudi 28 mars 2024

Les arrêtés anti-mendicité fleurissent au printemps.


Comme chaque année, le printemps voit refleurir les arrêtés anti-mendicité. Le premier de l'année a été annoncé par la maire d'Amiens, Brigitte Fouré (UDI) qui a déclaré à France Bleue Picardie : "Soit les personnes sans domicile «restent sur place et se comportent correctement, soit elles doivent aller voir ailleurs ». Sur ce motif qui ne manque pas de clarté, la maire annonce une "mesure expérimentale" d'interdiction de la circulation des personnes sans domicile fixe dans le centre ville, de mai à août prochain, soit pendant quatre mois. La maire reconnaît volontiers répondre à une "volonté forte exprimée par les commerçants" de la ville qui considèrent que le nombre trop important de personnes se livrant à la mendicité entrave leur activité.

Pour le moment, l'arrêté n'est pas encore signé, et on ne saurait trop conseiller à l'élue de s'entourer de sérieux conseils juridiques. La légalité d'une telle décision est en effet loin d'être acquise.

La manière d'appréhender la mendicité a profondément évolué, passant d'une approche pénale à une gestion par des mesures de police administrative reposant sur l'ordre public.

 

L'approche pénale de la mendicité

 

La mendicité a longtemps été considérée comme une forme de délinquance. Dès 1351, une ordonnance de Jean II le Bon ordonnait à « tous ceux qui ne veulent exposer leurs corps à faire aucune besogne » de "se mettre au travail ou de quitter la ville de Paris", propos étrangement très proches de ceux tenus aujourd'hui par la maire d'Amiens. Heureusement, la comparaison trouve ses limites dans les mesures prises pour sanctionner la mendicité. En 1351, ceux qui refusaient de se plier à l'injonction de Jean Le Bon étaient emprisonnés puis mis au pilori, marqués au fer rouge et bannis en cas de récidive. 

Aujourd’hui, la mendicité n’est plus une infraction, même si certains comportements qui lui sont rattachés demeurent répréhensibles. Il en est ainsi de l’exploitation de la mendicité d’autrui ou de la mendicité agressive, sanctionnée depuis la loi du 18 mars 2003. Défini comme une « demande de fonds sous contrainte », le délit est constitué lorsque la mendicité est faite « en réunion » ou « sous la menace d’un animal dangereux ». 

L’approche pénale est toutefois désormais supplantée par la police administrative générale exercée par les maires pour réglementer, voire interdire, l’activité des mendiants sur tout ou partie du territoire de leur commune. Une telle réglementation n'est pas, en soi, illicite, mais elle fait l'objet d'un contrôle maximum du juge administratif.

 


 
Reiser. 1941-1983

 

L'absence de "liberté fondamentale de mendier"

 

Observons d'abord que nul ne peut se prévaloir d'une "liberté fondamentale de mendier". Une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Besançon rendue le 28 août 2018 en a jugé ainsi, en refusant de suspendre l'arrêté du maire de Besançon interdisant la mendicité dans le centre ville durant la période de Noël. 

La décision a été remarquée, car il s'agissait alors de la première référence d'une juridiction du fond au principe de fraternité, reconnu comme ayant valeur constitutionnelle par une décision QPC du Conseil constitutionnel rendue le 6 juillet 2018. On se souvient que le Conseil s'était alors fondé sur le principe de fraternité pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives sanctionnant l'aide au séjour irrégulier des étrangers en France.

Comme bien souvent devant la juridiction administrative , la décision du 28 août 2018 se caractérise par un double mouvement. D'abord une audace affichée, ensuite, une application à l'espèce qui fait en sorte que l'innovation ne soit pas applicable. Audace, car le juge des référés admet que le principe de fraternité peut être applicable dans le cas de la mendicité, estimant que si les sans domicile fixe ne disposent pas d'un droit de mendier, les passants, quant à eux, disposent de " la liberté fondamentale d'aider autrui dans un but humanitaire". 

 

Le pouvoir de police

 

Mais l'innovation a seulement séduit la doctrine, et n'a eu aucune conséquence concrète. Le juge des référés s'est aussitôt replié sur son contrôle des mesures de police. Il observe que l'atteinte à la liberté d'aider autrui n'est pas excessive par rapport aux nécessités d'ordre public invoquées par la mairie de Besançon, en particulier les désordres engendrés par les rassemblements et la consommation d'alcool. Au demeurant, l'interdiction de Besançon était limitée à certaines rues et à certaines périodes. Et le juge d'ajouter que les personnes charitables pouvaient toujours donner de l'argent aux associations, ou se rendre dans les rues non concernées par l'arrêté.

Le juge administratif n'est donc pas hostile à cet usage particulier du pouvoir de police du maire. La Cour administrative d’appel de Douai, dans une décisiondu 13 novembre 2008, a ainsi admis les « risques d’atteinte à l’ordre public liées à la pratique de la mendicité » Les élus peuvent ainsi adopter une posture sécuritaire, notamment lorsqu’ils sont confrontés à une mendicité agressive. 

 

Le contrôle maximum

 

Mais la licéité de cet usage du pouvoir de police n'empêche pas l'exercice du contrôle maximum par le juge administratif, dans le but de garantir un équilibre satisfaisant entre la liberté de circulation et la protection de l’ordre public

La menace pour l’ordre public doit ainsi être clairement identifiée et le maire est contraint d’indiquer dans son arrêté les circonstances précises susceptibles de la caractériser, protestations des passants importunés, rixes entre les mendiants etc . Appliquant ensuite la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, le juge administratif vérifie si la mesure de police est strictement proportionnée à la gravité du trouble à l’ordre public qu’il s’agit de prévenir. 

De fait, la jurisprudence est nuancée, et le juge administratif n'admet pas tous les arrêtés anti-mendicité. Un arrêt interdisant la mendicité durant la seule période estivale dans un village très touristique, et dans un espace très limité en son centre est légal. Si la maire d'Amiens envisage, elle aussi une interdiction estivale, il ne fait aucun doute que le centre ville d'Amiens et plus grand que celui de Prades.

Une interdiction de six mois, quant à elle, est jugée excessive par la décision de la CAA de Douai du 13 novembre 2008, même dans une commune touristique. Quant au « maintien en position allongée » interdit aux personnes se livrant à la mendicité par un arrêté municipal du maire de Tarbes, la Cour administrative d’appel de Bordeaux, dans son arrêt du 26 avril 1999, fait observer, non sans malice, qu'« il ne ressort pas des pièces du dossier que l'éventualité des troubles occasionnés par (cette) attitude présentait un degré de gravité tel que son interdiction s'avérait nécessaire ».

Les arrêtés anti-mendicité sont aujourd'hui de plus en plus nombreux, mais la jurisprudence est remarquablement stable. Ceux qui ne sont pas soigneusement motivés sont, le plus souvent, suspendus par le juge des référés. La maire d'Amiens va devoir construire une motivation convaincante et ce ne sera pas facile. En effet, elle envisage une durée d'interdiction relativement longue, dans un espace très largement défini, le centre d'une grande ville. Enfin, sa ville n'est pas un très grand centre touristique, contrairement à la plupart des villes qui adoptent ce type de mesure. L'exercice est donc périlleux pour l'élue, mais l'arrêté anti-mendicité présente tellement d'avantages, en particulier électoraux.

 

Les arrêtés anti-mendicité : Chapitre 5 Section 1 § 1 A du manuel sur internet   

 

samedi 23 mars 2024

Le Fact Checking de LLC : Le ramadan dans le football.


La Fédération française de football (FFF) annonce qu'elle entend appliquer le principe de neutralité religieuse aux différentes sélections nationales. De manière très concrète, cela signifie que la période de Ramadan ne justifiera aucune modification de l'organisation aussi bien des stages que des matches joués par les équipes nationales. La FFF déclare très officiellement qu'«aucune règle spécifique modifiant l'organisation collective des stages et des matches des équipes n'est prise en lien avec une pratique religieuse». Contrairement à d'autres pays, la France refuse donc d'interrompre les matches pour permettre aux footballeurs de confession musulmane de rompre le jeûne.

Cette déclaration a suscité des commentaires très négatifs, en particulier d'entraineurs et de joueurs qui dénoncent une discrimination liée à leur pratique religieuse. Edwy Plenel lui-même, ancien responsable de Mediapart, dénonce une "décision discriminatoire qui viole l'égalité des droits". Ces propos sont largement repris dans la presse et sur les réseaux sociaux, sans que personne se préoccupe de rechercher si ils ont un quelconque fondement juridique. 

Au contraire, l'application du principe de neutralité aux équipes nationales s'analyse comme la simple mise en oeuvre du droit positif.

 

Les statuts de la FFF

 

La Fédération française de football est une association fondée en 1919, et reconnue d'utilité publique en 1922. L'article 1er de ses statuts précise qu'elle est chargée, comme ses organes déconcentrés, "d'une mission de service public déléguée par l'État" et qu'elle "défend les valeurs fondamentales de la République française". Il ajoute que "le respect de la tenue réglementaire et la règle 50 de la Charte olympique "assurent la neutralité du sport sur son lieu de pratique". Cette règle 50 de la Charte olympique, ainsi rappelée dans les statuts de la FFF précise qu'"aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse, ou raciale n'est autorisée dans les stades, les enceintes et autres terrains sportifs".

Le principe de neutralité est donc imposé, tant par la Charte olympique que par les statuts de la FFF. Au plan interne, cette obligation de neutralité ne s'analyse pas comme une discrimination mais, bien au contraire, comme la mise en oeuvre du principe d'égalité devant la loi.

 


 Les footballeurs. Nicolas de Staël. 1952


Le précédent des Hijabeuses


Cette analyse repose sur une jurisprudence administrative récente,  qui semble totalement oubliée par ceux qui protestent contre cette obligation de neutralité.

L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 29 juin 2023 écarte en effet un recours déposé par les Hijabeuses, auxquelles s'étaient jointes Alliance Citoyenne et la Ligue des droits de l'homme. Il était dirigé contre le refus du président de la FFF d'abroger les statuts interdisant le port de tout signe religieux durant les compétitions organisées par la Fédération. Les Hijabeuses voulaient pouvoir jouer au football avec un voile, mais elles n'ont finalement pas obtenu satisfaction.

A l'époque pourtant, le rapporteur public, Christian Malverti avait établi une distinction subtile, de nature à donner satisfaction aux requérantes. Il expliquait que l'obligation de neutralité pouvait être imposée aux employés de la FFF et aux joueuses des équipes nationales, mais pas aux simples licenciées de la Fédération. Pour le rapporteur public, les premières sont des agents du service public soumises au principe de neutralité, alors que les secondes sont des usagers que l'on ne saurait contraindre au respect du principe de neutralité. Dès que ces conclusions avaient été publiées, les partisans de l'affirmation de la pratique religieuse durant les matches de football avait exprimé une bruyante satisfaction. 

Ils adhéraient totalement à la distinction effectuée par le rapporteur public, entre les joueuses de l'équipe nationale soumises au principe de neutralité, et les simples licenciées qui ne devaient pas, selon lui, se voir imposer une telle contrainte. Pour eux, l'affaire était gagnée et les Hijabeuses allaient bientôt pouvoir taper dans le ballon, en portant le voile.

Il est un peu surprenant de voir que ceux là mêmes qui se réjouissaient de ces conclusions, refusent aujourd'hui d'admettre que les joueurs de l'équipe nationale soient soumis au principe de neutralité et que la rupture du jeûne n'intervienne pas sur le terrain. A moins qu'ils considèrent que la situation des filles de l'équipe nationale est moins importante que celle des garçons ? Derrière la dénonciation d'une discrimination religieuse se cacherait ainsi une autre discrimination au regard du sexe ? 

Quoi qu'il en soit, la joie fut de courte durée, car le Conseil d'État, comme cela lui arrive quelquefois, n'a pas suivi son rapporteur public.

Il énumère très soigneusement les fondements juridiques de sa décision. Il cite, bien entendu, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi que l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacrent la liberté de conscience et de religion. Il invoque aussi l'article 1er de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 qui énonce que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées pour des motifs d'ordre public". Enfin, elle mentionne le texte le plus récent, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui affirme que "lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public."

Il applique ensuite ces principes. Dans le cas des équipes nationales, le droit applicable est une évidence et sur ce point, il suit son rapporteur. Les statuts de la FFF précisent ainsi que le principe de neutralité s'applique dans la mesure où ces équipes participent au service public. En revanche, le Conseil d'État s'écarte des conclusions du rapporteur dans le cas des licenciés. La neutralité leur est en effet également imposée, cette fois par les règlements de la FFF qui s'appuient à la fois sur l'ordre public et sur le service public.

L'ordre public est mentionné par le Conseil d'État qui affirme que la FFF est fondée à interdire "tout acte de prosélytisme ou manoeuvre de propagande", ajoutant qu'ils sont de nature à "faire obstacle au bon déroulement des matchs". Il précise que le respect du principe de neutralité est de nature à prévenir d'éventuels affrontements "sans lien avec le sport".  La notion de service public est également très présente, car la FFF a pour mission d'assurer la sécurité des joueuses et le respect des règles du jeu, la réglementation des équipements et tenues constituant l'exercice normal de ses compétences.

L'arrêt du 29 juin 2023 confirme ainsi la légalité de la pratique réglementaire de la FFF qui impose le respect de la neutralité à la fois aux simples licenciés et aux joueurs des équipes nationales. La décision de ne pas modifier l'organisation des stages ou des matches durant le Ramadan est donc la seule décision que la Fédération pouvait prendre, dans le respect à la fois de la loi et de la jurisprudence du Conseil d'État.

L'agitation, d'ailleurs limitée à un petit groupe de militants religieux et politiques, qui se manifeste à chaque décision intervenue en ce domaine montre toutefois que le principe de laïcité est toujours combattu, et que chaque décision dans ce domaine donne lieu à un discours bien rôdé, invoquant à chaque une prétendue discrimination. Peu importe que la religion musulmane accepte volontiers que les fidèles décalent le jeûne pour tenir compte des contraintes de leur vie professionnelle, ceux qui protestent veulent seulement affirmer leur volonté d'exercer leur culte dans l'espace public. Peu importe aussi le droit en vigueur, la constance d'une jurisprudence, il faut, à chaque fois, rappeler que la neutralité est la condition de l'égalité devant la loi. La pédagogie passe souvent par la répétition.


 

 

mercredi 20 mars 2024

Porno : la difficile protection des enfants.


Dans un arrêt du 6 mars 2024, la Conseil d'État saisit la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'une question préjudicielle portant sur l'application de la loi pénale à des fournisseurs d'accès internet installés en dehors du territoire national. En l'espèce, deux éditeurs de sites pornographiques établis en République tchèque, les sociétés Webgroup Czech Republic et NKL Associates sro contestent le droit français qui s'est récemment renforcé pour empêcher la diffusion d'images pornographiques aux mineurs.

L’article 227-24 du code pénal interdit, d'une manière très générale, à toute personne de diffuser un message à caractère pornographique qui soit susceptible d’être vu par un mineur. Cette infraction est punie de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende. La loi du 30 juillet 2020 confie au président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) un pouvoir de contrôle. Il peut ainsi mettre en demeure l'entreprise et saisir le juge judiciaire en cas de manquement à cette obligation. Un décret du 7 octobre 2021 précise le dispositif de contrôle par l'Arcom, et lui confie le soin de mettre en place des procédés techniques obligeant les entreprises du secteur à s'assurer que les utilisateurs sont majeurs. 

C'est précisément ce décret qui donne lieu à un recours pour excès de pouvoir déposé par les deux entreprises tchèques, qui considèrent sans doute que les images pornographiques sont un produit comme un autre, susceptible d'être diffusées auprès d'une clientèle particulièrement jeune.

 

L'arrêt Google Ireland

 

Si le contentieux n'a rien de moral, il pose toutefois une intéressante question juridique. Il peut en effet s'analyser comme un effet induit, pour ne pas dire un effet pervers de la décision Google Ireland rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 9 novembre 2023. Saisie d'une question préjudicielle par les autorités autrichienne, elle s'est livrée à une interprétation de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique

La CJUE a alors posé le principe dit "du pays d'origine", selon lequel les services et fournisseurs d'accès à internet sont régis par le droit de l'État membre où ils sont établis. Cette règle empêche donc les autres États membres de leur imposer des règles générales pour ce qui relève du "domaine coordonné" par la directive. Rappelons que ce "domaine coordonné" regroupe l'ensemble des exigences prévues par les systèmes juridiques des États membres et applicables aux prestataires de services. Il concerne donc l'accès à un service et, par exemple, les conditions d'accès à un site pornographique et son interdiction aux mineurs. Dans le cas de l'arrêt du 6 mars 2024, les deux entreprises requérantes invoquent le fait que ces modalités d'accès sont régies par le droit tchèque, bien entendu moins exigeant que le droit français.

 


 Scène pornographique destinée aux enfants

La Belle et le Clochard. Walt Disney. 1955


Le seul moyen qui reste


L'enjeu de cette décision est essentiel, car le Conseil d'État a déjà écarté d'autres moyens invoqués à l'appui de l'illégalité du décret. Il a ainsi écarté tous les arguments liés à la proportionnalité de la mesure d'interdiction aux mineurs, à la sécurité juridique des entreprises, au droit au procès équitable, et même à la liberté d'expression. Il déclare que ce décret n'enfreint ni la Déclaration de 1789, ni la Convention européenne des droits de l'homme. L'ensemble de l'argumentaire manquait de sérieux et l'on ne s'étonne pas que ces moyens aient été écartés, au nom évidemment de la protection des mineurs. 

En revanche, l'effet immédiat est qu'il ne reste que la question de la mise en oeuvre, ou pas, de la jurisprudence européenne Google Ireland.


Les dangers


L'enjeu est de taille. Une application étroite de cette jurisprudence priverait d'abord les autorités françaises de la possibilité de faire respecter leur droit pénal, précisément plus protecteur que le droit tchèque en matière de protection des mineurs. 

Elle conduirait aussi à la création de véritables paradis de sites internet pornographiques, comme cela existe d'ailleurs en matière de Revenge Porn. Sur ce point, on peut s'interroger sur le rôle de Google qui, par un lobbying très actif, est parvenu à imposer, au sein même de l'Union européenne, une sorte de paradis de données en Irlande où il a évidemment son siège social. De la part d'une entreprise qui se veut vertueuse, il est un peu surprenant que ce lobbying aboutisse finalement à favoriser la diffusion d'images pornographiques aux enfants. 

Enfin, cette interprétation de la jurisprudence Google Ireland aurait pour effet d'aligner le droit de l'Union sur celui de l'État le moins protecteur. L'Union européenne véhiculerait alors l'image d'une institution sacrifiant les droits des enfants à ceux des Gafa. La seule liberté prise en compte serait alors la libre circulation de l'information numérique, celle qui est considérée comme un bien susceptible d'être vendu.

 

 

samedi 16 mars 2024

Dessin de Coco : Adieu Charlie ?.



Un dessin publié par Libération, dans son édition du 11 mars 2024, a réussi l'exploit de déplaire à tous ceux qui refusent de regarder les évènements de Gaza autrement qu'à travers le prisme religieux ou politique qu'ils ont choisi. Toute mise en cause de leurs convictions est donc jugée inacceptable, et les réseaux sociaux se chargent alors d'un torrent de haine. Coco, la dessinatrice victime de ces débordements, est bien connue, d'abord par son talent, et aussi, malheureusement, parce qu'elle fut prise en otage par les frères Kouachi, à l'époque où elle dessinait pour Charlie Hebdo.

Précisément, souvenons nous que, après l'attentat qui a coûté la vie à Cabu, à Charb, à Tignous, une sorte de consensus avait été réalisé autour de la formule "Je suis Charlie", invitant à considérer que la liberté d'expression devait l'emporter sur toute autre considération politique ou religieuse. On espérait encore qu'il restait quelque chose de "Je suis Charlie" aujourd'hui et que personne n'oserait attaquer Coco, qui, comme journaliste de presse, ne faisait que son métier. 

Mais c'était compter sans la bêtise, car il faut bien reconnaître que la plupart des sycophantes d'aujourd'hui n'ont pas compris le dessin, ou plus exactement l'ont lu à la seule lumière de leurs convictions étroites. 

Coco n'épargne personne dans son dessin intitulé "Ramadan à Gaza",  reproduit ci-dessous. Dans un univers de ruines, on voit d'abord un homme qui s'efforce d'attraper des rats, dans le but de nourrir un enfant qui, manifestement, a faim. On y voit évidemment la critique d'une politique israélienne qui vise à affamer les gazaouis, sachant que le fait de réduire une population à la famine peut être considéré comme un crime de guerre, voire contre l'humanité. Mais les contraintes imposées par la religion musulmane sont aussi dénoncées avec l'image de la femme qui tape sur la main du chasseur de rats en lui disant : "Pas avant le coucher du soleil".

Bref, personne n'est content. Les fervents défenseurs de la politique israélienne dénoncent l'antisémitisme de Coco. A leurs yeux, il est d'ailleurs impossible de critiquer le gouvernement israélien sans être traité d'antisémite. Quant à l'islam politique et ceux qui le soutiennent, ils dénoncent évidemment l'islamophobie, car il est défendu de rire du Ramadan.

 

 

Ramadan à Gaza. Coco. Libération 11 mars 2024

 

 

Liberté d'expression et religion

 

Mais si, on a le droit de rire du Ramadan, comme des rites de n'importe quelle religion. Le rire est même protégé par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La liberté d'expression est définie largement, et couvre aussi bien les propos que les oeuvres d'art, les dessins, les chansons etc.

Dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) reconnaît certes un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", pour ajouter aussitôt que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi admettre le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent".

En matière de dessin satirique, la CEDH, dans un arrêt Kulis et Rozycki c. Pologne du 6 octobre 2009, a considéré comme protégé par l'article 10 un dessin satirique qualifiant de "cochonnerie" les chips vendues par l'entreprise alimentaire requérante. En l'espèce, le dessinateur ne faisait que se référer à un slogan publicitaire de l'entreprise elle-même. La Cour rappelle ici, très clairement, que le dessin est un support de la liberté d'expression.

Surtout, un dessin d'humour, comme n'importe quel propos, peut s'intégrer dans un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la CEDH.

La seule limite à cette jurisprudence réside dans l'hypothèse où le dessin peut être considéré comme une apologie du terrorisme. Dans l'affaire Leroy c. France du 2 décembre 2008, la Cour admet ainsi la condamnation pénale sur ce fondement d'un dessinateur, actif dans un journal quelque peu confidentiel, qui avait cru bon, au lendemain des attentats du 11 Septembre, d'affirmer que "nous en avions tous rêvé". Il est bien clair que le dessin de Coco ne fait aucunement l'apologie du terrorisme, et que son dessin, qui traite de la situation à Gaza, s'inscrit dans un débat d'intérêt général. Et comme tout débat, il ne saurait être accaparé par une seule tendance ou un seul point de vue.


Gaza, au coeur d'un débat d'intérêt général


La situation à Gaza est au coeur d'un débat d'intérêt général et le droit français considère que la critique de la politique de l'État d'Israël bénéficie aussi de la garantie de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Autrement dit, on a le droit de critiquer les bombardements de Gaza, sans être poursuivi pour propos antisémites.

La jurisprudence récente confirme pleinement que la politique israélienne peut être débattue, et peut même susciter des appels au boycott. Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi que l'appel au boycott des produits israéliens, lié à la politique de ce dernier dans les territoires occupés, s'analyse comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié".  

Cet arrêt ne fait qu'aligner la jurisprudence française sur celle de la CEDH. Dans un arrêt du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France , la Cour s'est ainsi prononcée sur  un recours déposé par les personnes condamnées pour une action de boycott engagée dans les supermarchés alsaciens en 2009. Les membres du collectif invitaient alors les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. Dans un premier temps, les militants avaient été condamnés, car le droit français de l'époque considérait l'appel au boycott comme un appel à la discrimination entre les entreprises présentes sur le marché. Mais la décision Baldassi comme l'arrêt de la Cour de cassation d'octobre 2023 replacent l'appel au boycott dans le débat d'intérêt général.

Comme on a le droit d'appeler au boycott, comme on a le droit d'écrire ou de parler, on a le droit de dessiner. Le dessin de Coco a finalement parfaitement rempli son office, en suscitant, avec talent, le débat et la réflexion. Reste que le harcèlement dont elle est victime revient à la définir comme cible, la met en danger, comme ont été mis en danger les journalistes de Charlie, ses amis, pour avoir publié les caricatures de Mahomet. Les harceleurs sont-ils conscients du danger qu'ils représentent ?


La liberté d'expression et le débat d'intérêt général : Chapitre 9, section 4 du manuel de libertés publiques sur internet