« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 16 mars 2024

Dessin de Coco : Adieu Charlie ?.



Un dessin publié par Libération, dans son édition du 11 mars 2024, a réussi l'exploit de déplaire à tous ceux qui refusent de regarder les évènements de Gaza autrement qu'à travers le prisme religieux ou politique qu'ils ont choisi. Toute mise en cause de leurs convictions est donc jugée inacceptable, et les réseaux sociaux se chargent alors d'un torrent de haine. Coco, la dessinatrice victime de ces débordements, est bien connue, d'abord par son talent, et aussi, malheureusement, parce qu'elle fut prise en otage par les frères Kouachi, à l'époque où elle dessinait pour Charlie Hebdo.

Précisément, souvenons nous que, après l'attentat qui a coûté la vie à Cabu, à Charb, à Tignous, une sorte de consensus avait été réalisé autour de la formule "Je suis Charlie", invitant à considérer que la liberté d'expression devait l'emporter sur toute autre considération politique ou religieuse. On espérait encore qu'il restait quelque chose de "Je suis Charlie" aujourd'hui et que personne n'oserait attaquer Coco, qui, comme journaliste de presse, ne faisait que son métier. 

Mais c'était compter sans la bêtise, car il faut bien reconnaître que la plupart des sycophantes d'aujourd'hui n'ont pas compris le dessin, ou plus exactement l'ont lu à la seule lumière de leurs convictions étroites. 

Coco n'épargne personne dans son dessin intitulé "Ramadan à Gaza",  reproduit ci-dessous. Dans un univers de ruines, on voit d'abord un homme qui s'efforce d'attraper des rats, dans le but de nourrir un enfant qui, manifestement, a faim. On y voit évidemment la critique d'une politique israélienne qui vise à affamer les gazaouis, sachant que le fait de réduire une population à la famine peut être considéré comme un crime de guerre, voire contre l'humanité. Mais les contraintes imposées par la religion musulmane sont aussi dénoncées avec l'image de la femme qui tape sur la main du chasseur de rats en lui disant : "Pas avant le coucher du soleil".

Bref, personne n'est content. Les fervents défenseurs de la politique israélienne dénoncent l'antisémitisme de Coco. A leurs yeux, il est d'ailleurs impossible de critiquer le gouvernement israélien sans être traité d'antisémite. Quant à l'islam politique et ceux qui le soutiennent, ils dénoncent évidemment l'islamophobie, car il est défendu de rire du Ramadan.

 

 

Ramadan à Gaza. Coco. Libération 11 mars 2024

 

 

Liberté d'expression et religion

 

Mais si, on a le droit de rire du Ramadan, comme des rites de n'importe quelle religion. Le rire est même protégé par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La liberté d'expression est définie largement, et couvre aussi bien les propos que les oeuvres d'art, les dessins, les chansons etc.

Dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) reconnaît certes un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", pour ajouter aussitôt que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi admettre le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent".

En matière de dessin satirique, la CEDH, dans un arrêt Kulis et Rozycki c. Pologne du 6 octobre 2009, a considéré comme protégé par l'article 10 un dessin satirique qualifiant de "cochonnerie" les chips vendues par l'entreprise alimentaire requérante. En l'espèce, le dessinateur ne faisait que se référer à un slogan publicitaire de l'entreprise elle-même. La Cour rappelle ici, très clairement, que le dessin est un support de la liberté d'expression.

Surtout, un dessin d'humour, comme n'importe quel propos, peut s'intégrer dans un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la CEDH.

La seule limite à cette jurisprudence réside dans l'hypothèse où le dessin peut être considéré comme une apologie du terrorisme. Dans l'affaire Leroy c. France du 2 décembre 2008, la Cour admet ainsi la condamnation pénale sur ce fondement d'un dessinateur, actif dans un journal quelque peu confidentiel, qui avait cru bon, au lendemain des attentats du 11 Septembre, d'affirmer que "nous en avions tous rêvé". Il est bien clair que le dessin de Coco ne fait aucunement l'apologie du terrorisme, et que son dessin, qui traite de la situation à Gaza, s'inscrit dans un débat d'intérêt général. Et comme tout débat, il ne saurait être accaparé par une seule tendance ou un seul point de vue.


Gaza, au coeur d'un débat d'intérêt général


La situation à Gaza est au coeur d'un débat d'intérêt général et le droit français considère que la critique de la politique de l'État d'Israël bénéficie aussi de la garantie de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Autrement dit, on a le droit de critiquer les bombardements de Gaza, sans être poursuivi pour propos antisémites.

La jurisprudence récente confirme pleinement que la politique israélienne peut être débattue, et peut même susciter des appels au boycott. Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi que l'appel au boycott des produits israéliens, lié à la politique de ce dernier dans les territoires occupés, s'analyse comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié".  

Cet arrêt ne fait qu'aligner la jurisprudence française sur celle de la CEDH. Dans un arrêt du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France , la Cour s'est ainsi prononcée sur  un recours déposé par les personnes condamnées pour une action de boycott engagée dans les supermarchés alsaciens en 2009. Les membres du collectif invitaient alors les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. Dans un premier temps, les militants avaient été condamnés, car le droit français de l'époque considérait l'appel au boycott comme un appel à la discrimination entre les entreprises présentes sur le marché. Mais la décision Baldassi comme l'arrêt de la Cour de cassation d'octobre 2023 replacent l'appel au boycott dans le débat d'intérêt général.

Comme on a le droit d'appeler au boycott, comme on a le droit d'écrire ou de parler, on a le droit de dessiner. Le dessin de Coco a finalement parfaitement rempli son office, en suscitant, avec talent, le débat et la réflexion. Reste que le harcèlement dont elle est victime revient à la définir comme cible, la met en danger, comme ont été mis en danger les journalistes de Charlie, ses amis, pour avoir publié les caricatures de Mahomet. Les harceleurs sont-ils conscients du danger qu'ils représentent ?


La liberté d'expression et le débat d'intérêt général : Chapitre 9, section 4 du manuel de libertés publiques sur internet

mardi 12 mars 2024

L'imam Iquouissen reste au Maroc.


L'imam Iquioussen reste au Maroc, du moins pour le moment. Le tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 11 mars 2024, confirme en effet la légalité de l'arrêté d'expulsion signé en juillet 2022 par le ministre de l'Intérieur. On se souvient que cet acte n'avait pu être exécuté en raison de la fuite de l'imam qui avait été interpellé à Bruxelles et finalement expulsé par les autorités belges vers le Maroc en janvier 2023. 

Le volet belge de l'affaire n'empêche évidemment pas l'imam de contester les actes pris à son encontre par les autorités françaises, recours auxquels se sont joints la Ligue des droits de l'homme, le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) ainsi que le Syndicat des avocats de France

C'est en France qu'il veut revenir, car son domicile, abri de sa vie privée et familiale, est à Lourches, près de Valenciennes. Né à Denain, il aurait pu acquérir la nationalité française par simple déclaration, mais il ne l'a pas fait. Comme son épouse, il est donc titulaire de la seule nationalité marocaine. C'est aussi en France qu'il exerce son activité professionnelle de prédicateur et de professeur d'éthique au lycée musulman Averroès. Dans un premier temps, il a demandé au juge des référés la suspension de l'exécution de l'arrêté d'expulsion. Sa demande a été rejetée par le juge des référés du Conseil d'État le 30 août 2022. La présente décision, celle du 11 mars 2024, est donc la première décision au fond.

 

L'article 631-3 ceseda

 

Observons d'emblée que le droit applicable est antérieur à la  loi du 26 janvier 2024 « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » mais que, sur ce point, elle ne l'a pas réellement modifié. L'article 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda) précisait alors qu'un étranger en situation régulière, même s'il était implanté en France depuis l'âge de treize ans ou depuis plus de vingt ans, ou y avait fait souche comme parent d'enfants français, pouvait néanmoins être expulsé. Dans ce cas, il devait toutefois avoir commis des actes graves, c'est à dire avoir développé des "comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes". 

En l'espèce, le tribunal administratif, comme d'ailleurs les juges des référés, estime que le dossier ne montre pas que l'imam ait apporté son soutien à des activités terroristes. 

 


Le café marocain. Henri Matisse

 

La vie privée et familiale de l'imam

 

En revanche, contrairement au juge des référés du tribunal administratif, il écarte le moyen fondé sur la vie privée et familiale de l'intéressé. Il ne conteste évidemment pas qu'elle se déroule globalement en France, mais il observe que l'expulsion ne lui porte pas atteinte irrémédiable. D'une part, les enfants de l'imam Iquioussen, de nationalité française, sont désormais adultes et ne sont donc pas directement victimes de la mesure d'expulsion. D'autre part, rien dans le dossier ne montre qu'il n'a aucune attache au Maroc. Au contraire, l'imam s'y est marié, y passe régulièrement des vacances. Son épouse, qui a aussi la nationalité marocaine pourrait tout-à-fait s'y établir avec lui. En d'autres termes, la vie privée et familiale de l'imam pourrait parfaitement s'ancrer au Maroc.

 

Une mesure de police administrative

 

Le tribunal administratif s'attache surtout à l'activité de l'imam en France, et il montre que celui a tenu des propos antisémites, favorables à la subordination de la femme et discriminatoires à l'égard des non-musulmans. La défense de l'imam invoque, sur ce point, l'absence de condamnation pénale, mais le juge affirme que celle-ci est sans influence sur une décision d'expulsion fondée sur l'article L 631-3 ceseda . Le Conseil d’État, dans un arrêt du 4 octobre 2004 ministre de l’Intérieur c. Bouziane, avait déjà admis l’expulsion de l’imam de Vénissieux, en l'absence de toute condamnation, en raison de son appartenance à la mouvance salafiste, avérée par des notes des services de renseignement. Cette jurisprudence est parfaitement logique, car une mesure de police administrative comme l'expulsion repose sur des motifs d'ordre public et non pas sur des considérations pénales. Ce n'est pas le casier judiciaire de la personne qui est important mais la menace pour l'ordre public que représente sa présence sur le territoire.

 

Florilège discriminatoire et provocations diverses

 

Pour démontrer la gravité de l'atteinte à l'ordre public, le tribunal administratif se concentre sur  "les actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes". Il nous livre un véritable florilège des propos de l'imam. En 2005, à Chelles, il évoque ainsi "le complot entre Hitler et les juifs d'Europe, dans les années 30, afin d'installer les juifs en Palestine". Plus tard, en 2014, il voit un "complot juif à l'origine de la fin de l'Empire ottoman". Tous ces "complots juifs" sont dénoncés dans des vidéos. Et si l'imam Iquioussen déclare aujourd'hui regretter ces propos discriminatoires, le juge administratif note qu'il n'a jamais demandé le retrait de ces vidéos. 

Les femmes ne sont pas mieux traitées. Dans une vidéo de 2013, il déclare : "les filles elles sont trop bonnes, trop gentilles, donc un peu connes". La suite, en 2019, est presque logique car "leur place est dans la cuisine". Bref, il est clair que "la société occidentale a tout fait pour que la femme ne joue pas son rôle premier fondamental et essentiel qui est d'être une épouse et une mère". Le tribune multiplie les citations, montrant ainsi la continuité de la pensée de l'imam, qui milite en faveur de la soumission des femmes depuis bien des années. Devant le juge, il ne nie pas les propos tenus, mais se borne à la qualifier de "conservateurs et communément partagés". Mais le juge n'entre pas dans cette analyse, et mentionne seulement qu'ils portent atteinte au principe constitutionnel d'égalité entre l'homme et la femme.

Enfin, les non-musulmans sont particulièrement visés par l'imam. En 2012, à propos des "pseudo-attentats" (du 11 septembre 2001) il déclare qu'ils "avaient pour objectif de faire peur aux non-musulmans pour qu'ils aient peur de l'islam et des musulmans". Dans une conférence joliment intitulée "les non-musulmans sont-ils tous des mécréants ?", il déclare que les "faux-convertis sont des traitres (...) qui méritent le peloton d'exécution et des balles dans la tête". L'ensemble de ces propos constitue non seulement une provocation à la discrimination mais encore une provocation à la violence envers un groupe de personnes, groupe particulièrement large puisqu'il s'agit de l'ensemble des non-musulmans. 

Le jugement est intéressant par l'accumulation même des propos de l'imam qui y sont mentionnés. Ils conduisent à constater que la nécessité d'une expulsion peut reposer sur une appréciation globale et de longue durée de la vie publique d'une personne. C'est, en quelque sorte, "l'ensemble de son oeuvre"  qui est pris en compte et non pas un seul évènement récent. D'une certaine manière, l'accumulation d'exemples montre que l'imam ne s'est jamais intégré dans la société française et n'a jamais accepté le principe d'égalité. 

 

Les notes blanches 


L'imam conteste évidemment le fait que le tribunal se réfère à des notes blanches rappelant les propos de l'imam. On sait qu'une note blanche est établie par les services de renseignement, et que son auteur n'est pas identifiable. Devant le juge administratif, elles sont versées au dossier et débattues contradictoirement, le requérant ayant donc l'occasion de contester leur valeur probante. Mais en l'espèce, les propos de l'imam sont avérés et figurent, le plus souvent, dans des vidéos, ce qui relativise l'apport des notes blanches. 

Dans une  ordonnance du 11 décembre 2015, le juge des référés avait déjà  posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les notes blanches produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Dans un arrêt Mustapha Fanouni c. France rendu le 15 juin 2023, la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que la pratique des notes blanches était entourée de garanties suffisantes, dès lors que le requérant pouvait contester leur exactitude devant le juge. 

Le jugement du tribunal administratif rendu le 11 mars n'a donc rien de surprenant et son intérêt réside plutôt dans la médiatisation de l'affaire, l'imam Iquioussen apparaissant comme une sorte de caricature de prédicateur attaché à un obscurantisme que beaucoup de musulmans ne partagent pas. On doit se féliciter qu'il ait été très bien défendu par un avocat qui a su invoquer tous les moyens envisageables devant le juge, même si sa mission était difficile. Mais défendre l'imam Iquioussen, ce n'est pas défendre les droits de l'homme, loin de là.


L'expulsion : Chapitre 5 Section 2 § 2 B du manuel sur internet   


 

samedi 9 mars 2024

L'aumônerie à l'Université.


Dans une décision du 29 février 2024, la Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles met un frein à une pratique destinées à contourner l'application du principe de neutralité dans l'Université publique. Il confirme en effet qu'une "aumônerie étudiante" ayant des activités cultuelles n'a pas droit à un agrément accordé par l'Université aux associations étudiantes. En effet, cet agrément donne accès à des avantages matériels qui s'analysent comme des subventions. La CAA confirme ainsi le jugement du tribunal administratif de Versailles qui, le 4 février 2021, avait confirmé la légalité de la décision du président de l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines refusant l'agrément à l'association Bethel.

 

Le droit des aumôneries

 

Dans le cas particulier des aumôneries, la situation des Universités est différente de celle d'autres services publics. En effet l'alinéa 1 de l'article 2 de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 énonce que "la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Mais l'alinéa 2 de cette même disposition ajoute immédiatement que pourront toutefois, à titre d'exceptions, être prises en charge sur un budget public "les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons".

Les universités ne figurent donc pas dans cette liste. Au contraire, l'article L146-1 du code de l'éducation énonce avec fermeté que "le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique". Ces dispositions interdisent la création d'associations ayant des activités cultuelles dans une enceinte universitaire. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que le législateur de 1905 n'envisageait les aumôneries que dans les lieux clos. Une certaine forme d'enfermement des élèves, des prisonniers ou des patients justifie que l'autorité publique rende possible l'exercice du culte. Pour les mêmes raisons, les aumôniers ont été introduits dans l'armée. En revanche, l'Université n'est pas un endroit d'enfermement, et chaque étudiant est livre de pratiquer sa religion à l'extérieur de ses murs. 

 


Messe pour le temps présent. Jerk électronique

Pierre Henry. Maurice Béjart 1967

CNDP Angers

 

Les critères d'obtention de l'agrément

 

A l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, l'aumônerie étudiante Bethel s'est présentée comme une association ordinaire demandant un agrément pour pouvoir exercer ses activités sur le campus. En l'espèce, cet agrément donne surtout droit à un bureau équipé. La jurisprudence du Conseil d'État se montre souple sur ce point, et reconnaît que les relations entre un établissement universitaire et les associations étudiantes ne reposent pas sur des considérations de principe. Elles sont aussi liées à la situation matérielle de l'Université, à la nécessité notamment de gérer des locaux souvent bien étroits par rapport au nombre d'étudiants. 

Dans un arrêt du 9 avril 1999, rendu à propos d'une demande de bureau faite par une association active à Paris-Dauphine, le Conseil d'Etat affirme ainsi  « qu'eu égard au nombre limité de locaux susceptibles d'être mis à la disposition des usagers du service public de l'enseignement supérieur, il appartient au président de l'Université de définir après consultation du conseil des études et de la vie universitaire et sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir les conditions d'utilisation de ces locaux, en tenant compte non seulement des nécessités de l'ordre public mais également d'autres critères et, notamment, de la représentativité des associations d'usagers ». Il n'existe donc pas de droit des associations étudiantes d'obtenir un local, qu'elles soient ou non des aumôneries. D'une manière générale, les présidents tiennent compte des résultats obtenus aux élections universitaires pour assurer la répartition des bureaux.

Sans doute, mais le respect du principe de neutralité est également un critère dans le choix de délivrer, ou non, un agrément à l'association. Dans une ordonnance du 6 mai 2008 Mouhamed Bounemcha, le juge des référés du Conseil d'État affirme qu'un Centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (CROUS) doit « respecter tant les impératifs d'ordre public, de neutralité du service public et de bonne gestion des locaux que le droit de chaque étudiant à pratiquer, de manière individuelle ou collective et dans le respect de la liberté d'autrui, la religion de son choix ». En l'espèce, il s'agissait de la mise à disposition d'une salle au profit d'une association d'étudiants musulmans dans une résidence universitaire où ils habitaient. Même dans ce cas, le juge précise toutefois que la neutralité du service public est un élément qui doit être pris en considération. 

 

La liberté de culte pas menacée

 

Devant la CAA, l'association Béthel se présente comme n'ayant aucun objet cultuel. Elle faisait état d'activités et de sorties culturelles, d'actions de solidarité etc. Elle déclarait ne pas organiser de culte mais se borner à informer ses adhérents des cérémonies ayant lieu à l'extérieur de l'établissement. Sans doute, mais le juge a regardé le site internet de l'association, et il y a vu tout autre chose. Il note ainsi qu'elle propose "la participation à des messes, des temps de prières, des pèlerinages, à une manifestation relative à la vénération de la sainte couronne d'épines, à une action de carême ou à l'ordination d'un prêtre, en prenant part à l'organisation de ces manifestations". De toute évidence, l'exercice du culte n'est pas étranger à ses activités.

Surtout, la Cour reprend une motivation classique, selon laquelle l'absence d'agrément ne porte aucunement atteinte à la liberté de culte des étudiants. Ces derniers ne sont pas prisonniers de leur institution, et peuvent donc pratiquer leur religion tout-à-fait librement, à l'extérieur.

La décision de la CAA de Versailles donne ainsi une lecture claire du principe de neutralité au sein des établissements universitaires, du moins dans le domaine des aumôneries. Surtout, elle interdit une certaine forme de contournement, consistant pour une association à gommer sa pratique religieuse pour s'introduire dans les universités de manière plus ou moins subreptice. Il restera ensuite à organiser la neutralité dans le domaine particulier du port des signes religieux. Dans l'état actuel du droit, le port d'un signe religieux est autorisé à un étudiant à l'Université, alors qu'il est interdit à un étudiant du même âge d'une classe préparatoire, parce les enseignements ont lieu dans un lycée. Cette fois, c'est au législateur de rétablir l'égalité entre les étudiants.


La neutralité dans l'enseignement public : Chapitre 11 Section 1 § 2 du manuel sur internet  





mardi 5 mars 2024

L'IVG dans la Constitution : OK Boomers !


"Après le dix-septième alinéa de l'article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption. volontaire de grossesse". 

Le 4 mars 2024, le Congrès a voté ces dispositions, l'article unique d'une loi portant révision de la Constitution, relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Le vote s'est déroulé dans une sorte d'euphorie car le résultat laissait peu de place au doute. Sur 902 votants, on dénombre 852 suffrages exprimés. La majorité qualifiée des 3/5è exigée par la procédure de révision est donc de 512. Elle est atteinte très largement, avec 780 votes favorables et seulement 72  défavorables. Ce résultat est peut-être le point essentiel de cette révision car, sur le fond, elle est réalisée à droit constant, ce qui signifie que le droit de l'IVG n'est pas réellement modifié. 

 

Une liberté de la femme


Il est exact que la loi Veil du 17 janvier 1975 ne présentait pas l'IVG comme une liberté, loin de là. Elle proclamait que "la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie". Mais elle ajoutait immédiatement que l'IVG autorisait une atteinte à ce principe, "en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi". Cette définition étroite était alors indispensable pour obtenir des votes favorables de la part des partis de droite. On sait que la loi Veil n'aurait jamais été votée si elle n'avait pas obtenu le soutien des partis de l'opposition de gauche, mais elle avait aussi besoin du soutien, au moins partiel, de la majorité de l'époque.

La société a ensuite évolué, et l'IVG est entrée dans les moeurs. Elle a été remboursée par la Sécurité sociale, ouverte plus facilement aux mineures, allégée de certaines procédures préalables particulièrement pesantes. Finalement, le droit à l'IVG a acquis valeur constitutionnelle avec la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui  énonce que la loi du 4 juillet 2001 élargissant le délai d'IVG à dix semaines, « n’a pas (…) rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme (…) ». Depuis cette décision, le droit à l'IVG est donc bien un droit de valeur constitutionnelle dont la femme est titulaire. Au moment où la révision constitutionnelle est engagée, en 2023, l'IVG n'est pas menacée dans notre pays,  Au contraire, la réforme la plus récente intervenue dans ce domaine est la loi du 2 mars 2022 qui étend à quatorze semaines de grossesse le délai légal pour y recourir.

 

Le traumatisme américain

 

La loi constitutionnelle française adoptée le 4 mars 2024 peut s'analyser comme une sorte de phénomène d'acculturation des débats qui se déroulent aux États-Unis. Dans un arrêt du 24 juin 2022 Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, la Cour Suprême des États-Unis est revenue sur sa jurisprudence Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Désormais dominée par des juges conservateurs, elle affirme que la Constitution américaine ne confère pas un droit à l'IVG, laissant aux États fédérés le choix de leur politique en ce domaine. Depuis cette date, environ vingt-cinq États américains ont modifié leur législation dans un sens plus restrictif, ou ont prévu de le faire.

 


 Quand je veux. Gus. 27 novembre 1979

 

La proposition Panot


La situation américaine a donc suscité en France, dans un premier temps, une proposition de révision constitutionnelle déposée par Mathilde Panot (LFI, Val de Marne). Le texte envisage alors l'intégration dans la Constitution d'un nouvel article 66-2 ainsi rédigé : " Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. » 

Pourquoi pas ? Mais ce nouvel article 66-2 figure dans un titre consacré à "L'autorité judiciaire", choix qui peut sembler étrange. Le droit à l'IVG ne saurait s'analyser comme une "liberté individuelle" protégée par le juge judiciaire, au sens de l'article 66. La jurisprudence du Conseil constitutionnel limite en effet cette notion à ce que Marcel Waline appelait « l’Habeas Corpus à la française », c’est-à-dire le droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement. L'article 66 vise la détention provisoire ou l'internement psychiatrique, mais certainement pas le droit d'interrompre sa grossesse.

Quoi qu'il en soit, la proposition portée par Mathilde Panot a été adoptée par l'Assemblée nationale le 24 novembre 2022 avec une majorité massive en apparence (337 voix pour et 32 contre), mais en présence de seulement 387 votants sur 577 députés. La menace de ne pas obtenir la majorité des 3/5e exigée pour le vote au Congrès était donc réelle.

Mais la question du Congrès ne s'est pas réellement posée, car le Sénat a refusé de voter en termes identiques la proposition qui lui était soumise. Il a adopté une nouvelle rédaction, modifiant cette fois l'article 34, celui-là même qui définit le domaine de la loi : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. » En février 2023, on a donc un texte certes, mais qui n'est pas adopté en termes identiques comme l'exige la procédure de révision constitutionnelle. La situation est bloquée.


Le projet gouvernemental

 

Finalement, Le 8 mars 2023, le Président de la République annonce, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes et lors de l'hommage rendu à Gisèle Halimi, le dépôt d'un projet de loi constitutionnelle porté cette fois par la Première ministre, Elisabeth Borne.  

La rédaction est proche de celle du Sénat, avec tout de même quelques différences. Une modification, de pure rédaction préfère la liberté d'avoir "recours à l'interruption volontaire de grossesse" à celle de "mettre fin à sa grossesse". Cette rédaction est juridiquement plus exacte car l'IVG est le terme employé par la loi, et le recours à l'IVG est une procédure légale dotée d'un cadre juridique relativement rigoureux, notamment en matière de délais.

En revanche, la notion de "liberté garantie" suscite des questions. Y aurait-il des libertés figurant dans la Constitution et qui ne seraient pas "garanties" ? Une liberté constitutionnelle s'exerce nécessairement dans le cadre des lois qui la réglementent et elle est garantie par le juge. La simple mention du droit à l'IVG dans l'article 34 suffit donc à en affirmer la garantie. Sur ce plan, la formule n'apporte rien, si ce n'est un pléonasme. 

Ces incertitudes de rédaction sont désormais monnaie courante dans la loi, et l'on peut regretter d'en découvrir désormais dans la Constitution. Mais sur le fond, elles ne changent rien, d'autant que le droit à l'IVG était déjà garanti, bien avant la révision adoptée le 4 mars. 

 

Affirmer le consensus

 

On peut donc s'interroger sur l'intérêt de cette révision qui ne modifie pas le système juridique. Certains ont affirmé qu'elle rendait le droit à l'IVG irrémédiable. C'est faux, puisque ce qu'une révision constitutionnelle a fait, une autre peut le défaire. On pourrait même, et certains l'appellent de leurs voeux, rédiger une constitution entièrement nouvelle et changer de régime...Il est exact cependant qu'il est plus difficile de modifier la Constitution que de modifier la loi. 

Mais le vote du Congrès montre que ce débat est actuellement bien dépassé. Aucun parti politique ne songe à supprimer le droit à l'IVG. Les irréductibles opposants, ceux qui ont bataillé contre l'IVG avec toujours les mêmes arguments depuis la loi de 1975, le droit à la vie, la clause de conscience, sans oublier les racines chrétiennes de la France, ceux-là  ont combattu tous les textes sur cette question, et ceux-là ont pu se compter. Et le compte a été rapidement fait : 72 et pas un de plus. Ils ont pu constater qu'ils n'étaient pas nombreux. Pire, ils se sont dispersés entre les partis de droite et du centre, incapables de constituer un semblant de majorité dans aucun d'entre eux. Ils ont même été lâchés par ceux qui n'ont pas pris part au vote, conscients que le combat était perdu et qu'ils étaient désormais des boomers nostalgiques d'une période révolue. Sur ce point, le vote du Congrès est un succès, car il a témoigné d'un véritable consensus de la société française en faveur du droit des femmes à l'IVG. Un beau message à envoyer aux femmes américaines.


L'IVG : Chapitre 7 Section 3 § 1 B du manuel sur internet  


samedi 2 mars 2024

La géolocalisation, victime du défaut d'indépendance du parquet.



L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 février 2024 casse une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon rendue en octobre 2022. Celle-ci a en effet écarté une demande d'annulation de mesures de géolocalisation autorisées par le procureur de la République, dans le cadre d'une enquête pour des faits de blanchiment aggravé et d'association de malfaiteurs. La Cour de cassation sanctionne la décision de la Cour d'appel, dans la mesure où elle n'a pas vérifié que ces opérations de géolocalisation avaient fait l'objet d'une autorisation préalable par une autorité dotée de garanties d'indépendance.

En l'espèce, le procureur avait autorisé la géolocalisation de l'intéressé en temps réel. Très concrètement, la géolocalisation d'un téléphone portable est réalisée par le recueil des données de localisation auprès de l'opérateur de téléphonie mobile, alors que celle d'un véhicule s'effectue par la pose d'une "balise" qui permet ensuite de suivre ses déplacements. Dans le cas présent, les deux techniques ont été utilisées et les données recueillies ont mis en lumière la possible implication du requérant dans des collectes d'argent en relation avec un trafic de drogue.

 

Le parquet, subordonné à l'Exécutif

 

On l'a compris, la question posée, une nouvelle fois, est celle de l'indépendance du parquet. Cette question se pose depuis bien longtemps. On sait que le droit français limite l’indépendance des juges aux magistrats du siège, ceux qui rendent les décisions de justice. Les membres du parquet sont, quant eux, placés sous l’autorité directe du Procureur Général de la Cour d’Appel et du Garde des Sceaux. Cette subordination est traditionnellement justifiée par le fait qu’ils sont chargés d’exercer l’action publique au nom de l’État, c’est à dire de représenter au procès les intérêts de la société et de requérir l’application de la loi. 

Le problème est que cette subordination du parquet à l’exécutif est contestée par les juges européens. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux décisions successives, Medvedyev et autres c. France du 29 mars 2010, puis Moulin c. France du 23 novembre 2010, refuse de considérer le parquet comme une « autorité judiciaire » au sens de la Convention, « car il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ».

Le droit de l'Union européenne repose sur une analyse identique. La directive du 12 juillet 2002 "vie privée et communications électroniques" autorise le recueil en temps réel des données de localisation, mais celui-ci doit être soumis à un contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante. Cette autorité doit pouvoir prendre des décisions contraignantes, reposant notamment sur le caractère strictement nécessaire d'une telle collecte de données. Ces principes ont été confirmés par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 6 octobre 2020 La Quadrature du Net, e.a., French Data Network e.a. La CJUE a aussi décidé, dans une décision du 2 mars 2021, H.K. c Prokuratuur, que le ministère public ne constitue pas une autorité indépendante, au sens où l'entend la directive. En l'espèce, il s'agit du ministère public estonien, mais il ressemble beaucoup au ministère public français.

 


 Allô Brigitte ? Jean Yanne. 1960


La jurisprudence de la Cour de cassation


Sans attendre une éventuelle condamnation de la France, la Cour de cassation, dans sa décision du 27 février 2024, applique la directive de 2002 et la jurisprudence de la CJUE. Le Figaro, toujours prompt à critiquer le droit européen, peut ainsi titrer dans son édition du 29 février : "Quand le droit de l'UE entrave les enquêtes pénales en France". Mais le titre est seulement destiné à faire plaisir à ses lecteurs, car l'auteur de l'article reconnaît que cet arrêt n'est qu'une "piqûre de rappel" de la décision du 12 juillet 2022. 

Ce n'est pas si simple. Le 12 juillet 2022, furent rendus non pas un mais quatre arrêts qui ne portent pas sur la géolocalisation, mais sur l'accès aux données de connexion (les fadettes). Selon les pourvois, la Cour opère une distinction entre les autorités susceptibles d'accéder à ces données. Le juge d'instruction, qui exerce une fonction juridictionnelle peut exercer ce droit d'accès. En revanche, le procureur ne peut y accéder directement. Selon le droit de l'Union, il dirige la procédure d'enquête préalable ou de flagrance et n'a donc pas une position de neutralité à l'égard des parties.

Dans la décision du 27 février 2024, la Chambre criminelle reprend exactement sa jurisprudence, en l'élargissant à l'autorisation de la géolocalisation. Elle précise que la géolocalisation ne peut être décidée que si elle est strictement nécessaire, c'est-à-dire décidée dans le cadre d'une enquête pour une infraction grave. De fait, la décision de la Cour d'appel de Lyon est sanctionnée avec renvoi, pour avoir écarté directement ce moyen. 

 

La géolocalisation des véhicules, toujours possible

 

La Cour de cassation limite néanmoins l'impact de cette jurisprudence. Observant que la directive européenne ne concerne que les services de communication électronique accessibles au public, la Cour en déduit que la géolocalisation des véhicules, par la pose d'une balise, ne mobilise pas ces entreprises et n'entre donc pas dans le champ de la directive. La pose d'une balise sur un véhicule peut donc toujours être autorisée par le procureur de la République.  Sur ce point, la décision de la Cour d'appel est donc confirmée. 

Il n'en demeure pas moins que l'étau se resserre autour de l'indépendance du parquet. Ce n'est pas vraiment la faute de la jurisprudence européenne si les autorités françaises se refusent à toute évolution dans ce domaine. Voilà bien longtemps en effet que la subordination du parquet à l'Exécutif est critiquée, au nom de la séparation des pouvoirs. Mais le gouvernement, et plus particulièrement le ministre de la Justice, ne veulent pas renoncer au pouvoir qu'ils exercent sur les procureurs. Rappelons notamment que le Garde des Sceaux est compétent pour saisir le Conseil supérieur de la magistrature d'une demande de sanction disciplinaire contre un membre du parquet, et Eric Dupond-Moretti ne s'est pas privé d'exercer ce pouvoir. 

Face à une jurisprudence européenne de plus en plus pressante, face à des critiques émanant de personnes invoquant la séparation des pouvoirs, les autorités françaises ne réagissent guère et se refusent à toute réforme d'envergure. Des solutions procédurales sont trouvées, au fil des décisions de la CJUE, et le juge des libertés et de la détention (JLD) a été mis à contribution. C'est ainsi que la loi du 11 avril. 2011 substitue sa compétence à celle du procureur pour la prolongation de la garde à vue. Le JLD sera-t-il une nouvelle fois sollicité pour autoriser la géolocalisation des téléphones ? Ce n'est pas impossible mais, compte tenu du nombre de décisions dans ce domaine, il va devenir indispensable de recruter un nombre assez considérable de JLD.


 


mercredi 28 février 2024

Le droit à l'image des enfants.


La loi du 19 février 2024 vise à garantir le droit à l'image des enfants. Ce texte est issu d'une proposition de loi déposée par les députés Bruno Studer, Aurore Bergé et Éric Poulliat, tous trois membres du groupe Renaissance. Cette initiative parlementaire est donc probablement le produit d'une volonté de l'Exécutif, même si l'idée était dans l'air. Ce texte est une préconisation du rapport sur le respect de la vie privée des enfants rédigé par la Défenseure des droits et la Défenseur des Enfants et publié en novembre 2022. 

La nécessité d'une protection du droit à l'image des enfants n'est pas contestable. Une enquête  britannique, citée par Vie Publique, montre qu'un enfant de treize ans a déjà, en moyenne, 1300 photos de lui publiées en ligne. Cette diffusion est généralement réalisée sur les réseaux sociaux par lui-même, ses parents ou ses proches.

La loi du 19 février 2024 cible toutefois une pratique qui dépasse la seule question du droit à l'image pour toucher à l'instrumentalisation de l'enfant à des fins purement mercantiles. Des parents "influenceurs" publient des vidéos mettant en scène leurs enfants, le plus souvent dans le but de faire la promotion de divers produits. Les anglo-saxons appellent cela le Sharenting (contraction de sharing et de parenting). Pour des Français moins enclins aux néologismes, il s'agit surtout de l'exploitation de l'image de leurs enfants par ceux-là même qui ont la responsabilité de protéger leur vie privée.

Si l'intention du législateur est louable, on peut tout de même poser quelques questions portant cette fois sur le contenu de ce texte. Celui-ci en effet ne modifie pas le droit positif et son unique intérêt, même s'il n'est pas nécessairement négligeable, est de rappeler aux parents leur devoir de protection.

 


 The Bandwagon. Vicente Minelli. 1953

Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan

 

La protection existante

 

Le droit à l'image de l'enfant est déjà protégé par le droit commun. Comme pour les adultes, l'action civile repose sur l'article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée. Quant à la responsabilité pénale, elle trouve son fondement juridique dans l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne « le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant (…) sans le consentement de celle-ci l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Malgré ces fondements distincts, les principes gouvernant la protection du droit à l’image sont communs aux deux types de réparation. 

Dans tous les cas, les enfants font l'objet d'une attention particulière des juges. D'une manière générale, ils considèrent que leur image a vocation à demeurer dans le cercle familial. C'est le cas lorsque l'enfant acquiert une notoriété passagère, liée à un fait divers, par exemple lorsqu'il est victime d'un enlèvement lors d'un divorce particulièrement difficile. Dans ce cas, la CEDH juge que la publication de sa photo dans la presse porte atteinte à sa vie privée, principe issu de l'arrêt du 17 janvier 2012 Kurier Zeitungsverlag une Dreckerei GmbH (II) c. Autriche. Dans ce cas, l'atteinte à l'image est d'autant plus évidente que ni l'enfant ni ses parents ne sont des personnages publics. 

La jurisprudence s'est montrée plus compréhensive lorsque l'enfant a des parents célèbres.  Dans une décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipachi associés c. France, la CEDH a considère que la photo du Prince Albert de Monaco tenant dans ses bras son "enfant secret" dépassait le cadre de la vie privée de la famille régnant sur le Rocher. Il relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où Monaco est une monarchie héréditaire. Cette tolérance s'accompagne toutefois d'une exigence de floutage du visage de l'enfant. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire monégasque, la photo avait été divulguée avec le consentement de la mère, et précisément la protection du droit à l'image de l'enfant se heurte souvent à l'autorité parentale. 

 

L'obstacle de l'autorité parentale 

 

Ceux qui violent allègrement le droit à l'image de l'enfant sont, le plus souvent, ses propres parents qui, par hypothèse, exercent l'autorité parentale. La question du consentement à la diffusion de l'image de l'enfant disparaît, puisque ce sont ses parents qui expriment le consentement au nom de leur enfant mineur. Le droit à l'image de l'enfant est ainsi bien souvent violé par ceux-là même qui ont pour mission de le protéger.

Le législateur a déjà été confronté à cet obstacle et la loi du 19 octobre 2020 vise à encadrer l'exploitation commerciale de l'image des mineurs de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. Il s'agissait déjà de lutter contre la pratique de parents influenceurs qui exhibent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, la loi de 2020 ouvre aux enfants un droit à l'oubli numérique qu'ils peuvent exercer seuls. De même, la loi impose aux parents de demander un agrément auprès de l'administration, dans les conditions restrictives qui régissent le travail des enfants.

La loi du 19 février 2024 se révèle très en-deçà de celle de 2020 au regard de la protection des enfants. Son article 2 se borne à proposer une rédaction nouvelle de l'article 372-1 du code civil : "Les parents protègent en commun le droit à l'image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l'article 9 (...) Ils « associent l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". L'autorité parentale est donc réaffirmée, et les parents restent les seuls juges de la maturité de l'enfant. Tout au plus, leur rappelle-t-on qu'ils doivent respecter sa vie privé.

C'est évidemment le droit commun et on rappellera notamment que, même en cas d'alerte enlèvement décidée par le procureur de la République, le consentement des parents à la diffusion de l'image de l'enfant est sollicitée, "dans la mesure du possible".

 

Le juge des affaires familiales

 

Quant aux divergences familiales sur la diffusion de l'image de l'enfant, par exemple dans un couple divorcé, elles sont réglées par le juge aux affaires familiales dans les conditions du droit commun. Il n'était même pas nécessaire de rappeler ce principe dans la loi, puisque le juge aux affaires familiales est précisément compétent pour arbitrer ce type de différend. Il peut ainsi interdire la diffusion des images de l'enfant, à la condition toutefois qu'il soit saisi. Or, évidemment, il n'est jamais saisi qu'en cas de divorce ou de dissension entre les parents. Mais dans la plupart des cas, les parents influenceurs sont parfaitement d'accord pour exploiter sans vergogne l'image de l'enfant.

La question qui se pose est alors celle du caractère normatif de la loi du 19 février 2024. On peut la considérer comme un simple rappel fait aux parents de leurs obligations et des procédures de droit commun en matière de conflit familial. On observe ainsi que rien n'est mentionné sur la diffusion des images d'un enfant par l'entourage familial ou amical. Les parents sont-ils réellement en mesure de s'opposer aux grands-parents-gâteaux qui diffusent des centaines de clichés de leurs charmants petits-enfants sur Facebook ? Il est évident qu'ils préféreront le plus souvent laisser faire, c'est à dire donner un consentement implicite à la captation et à la diffusion de l'image. Le risque est alors que l'enfant qui n'a jamais consenti à rien, devenu adulte, découvre des images de lui qu'il n'a pas envie de voir subsister sur les réseaux sociaux. Il devra, de sa propre initiative, en demander l'effacement.

Quant à l'exploitation commerciale des enfants par des parents influenceurs, la question n'est pas davantage réglée. Certes, la loi de 2020 prévoyait un statut identique aux enfants du spectacle, une partie de leurs gains étant versée à la Caisse des dépôts, jusqu'à ce qu'ils puissent en jouir à leur majorité. Cette procédure est certainement excellente mais on imagine mal son application effective, alors que le plupart des influenceurs, du moins ceux qui exploitent le plus l'image de leurs enfants pour vendre des biens de consommation, exercent leur activité à Dubaï et ignorent l'existence même de la Caisse des Dépôts.

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4