Saisi par Reporters Sans Frontières (RSF), le Conseil d'État, dans un arrêt du 13 février 2024, juge que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) doit prendre en considération la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés pour apprécier le respect par une chaîne de télévision des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Concrètement, il enjoint donc à l'Arcom de revoir ses modalités de contrôle de la chaine CNews dans un délai de six mois. L'autorité de régulation devra donc mesurer, non seulement les temps d'intervention des personnalités politiques, mais aussi ceux des chroniqueurs, animateurs et invités.
Dans l'émotion, CNews a immédiatement cessé de diffuser ses programmes habituels pour consacrer tout son temps d'antenne à cette décision, présentée comme la mise en oeuvre d'une "police de la pensée". D'autres médias du groupe Bolloré y ont vu l'influence d'un proche du parti socialiste, le vice-président du Conseil d'État lui-même.
Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, le Conseil d'État ne se prononce pas sur le respect par CNews des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Il se borne à indiquer à l'Arcom les conditions d'exercice de son contrôle. Rien ne permet de penser, aujourd'hui, que l'Arcom déclarera, in fine, que CNews ne respecte pas ces principes, d'autant que la chaîne déclare être la championne de l'indépendance et du pluralisme. Avec de telles certitudes, elle ne devrait pas avoir à s'inquiéter.
Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil d'État pose des questions intéressantes. Certes, contrairement à ce qu'affirment CNews et ses amis, elle ne fait qu'appliquer la loi. Mais la question de la pertinence de la législation au regard de l'organisation actuelle du secteur de l'audiovisuel est clairement posée.
Des fondements différents
Rappelons d'emblée que, contrairement à ce qui a été affirmé par certains commentateurs, les principes gouvernant l'audiovisuel ne trouvent pas leur fondement dans la loi du 29 juillet 1881 qui ne s'applique qu'à la presse écrite. En matière d'audiovisuel, le texte en vigueur est la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Son article 1er énonce que "la communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le respect (...) du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion (...) ". Et l'article 3-1 de ce même texte confie à l'Arcom le soin de garantir "l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent".
Cette distinction est essentielle. Alors que les journaux sont nés de la diversité des opinions dans le secteur privé, la communication audiovisuelle est née dans le monopole étatique et a dû ensuite s'en libérer. Alors que la liberté de presse s'exprime dans un régime libéral, sous le contrôle du juge pénal, la liberté de communication audiovisuelle est contrainte par les conditions techniques de son exercice. Les entrepreneurs sont en situation de concurrence pour l'obtention d'une autorisation d'accès au réseau et le régime est celui de l'autorisation.
Bien entendu, nul n'est tenu de créer un "service consacré à l'information", et l'on peut solliciter une autorisation pour diffuser des westerns ou du sport. Ces finalités sont mentionnées dans une convention passée entre l'Arcom, ou le CSA à l'époque de la convention de CNews, et la personne qui sollicite l'autorisation. La loi affirme que cette convention prévoit "pour les services dont les programmes comportent des émissions
d'information politique et générale, des dispositions envisagées en vue
de garantir le caractère pluraliste de l'expression des courants de
pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance à
l'égard des intérêts économiques des actionnaires". Aux termes de l'article 42 de la loi, il appartient ensuite à l'Arcom de vérifier le respect de ces obligations qui s'appliquent également au service public et au secteur privé.
Précisément, le Conseil d'État reproche à l'Arcom de n'avoir pas exercé avec suffisamment de précision et d'intensité son devoir de contrôle. Mais sa décision est plus nuancée que la présentation qui a en été faite par les éditorialistes de CNews.
Poulailler Song. Alain Souchon. 1977
Journal télévisé ou débat
Le premier sujet évoqué concerne l'article 3. 1. 1. de la convention d'autorisation qui énonce que le "service consacré à l'information" doit "offrir un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l'actualité". Il est reproché à CNews de privilégier les débats au détriment de véritables journaux télévisés. Pour l'Arcom, les talk shows de CNews couvrent tous les domaines de l'actualité, et l'actualisation en temps réel est assurée par les bandeaux affichés au bas de l'écran.
Le Conseil d'État reprend sur ce point la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui effectivement affirme que l'information peut englober la présentation de l'actualité sous toutes ses formes, y compris les éditoriaux et les débats. Mais les obligations d'indépendance et de pluralisme s'appliquent à l'ensemble des émissions. Le Conseil d'État, dans une décision du 21 décembre 2023 a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à C8. Dans l'émission "Touche pas à mon poste", l'animateur avait affirmé avec force sa volonté d'infliger une peine automatique de perpétuité réelle à tout meurtrier d'enfant, quel que soit son discernement. Bien entendu, personne n'avait été invité sur le plateau pour défendre une position un peu moins extrême.
Quoi qu'il en soit, le Conseil d'État refuse de considérer que le simple fait de privilégier les débats emporte une atteinte aux principes d'indépendance et du pluralisme. Mais cela ne dispense pas la chaîne de faire respecter un certain nombre de règles durant ces échanges.
L'indépendance : les ingérences de l'actionnaire
Reporters sans Frontières reproche à l'Arcom d'avoir ignoré la question des ingérences de Vincent Bolloré dans les choix éditoriaux de CNews. En l'espèce, le Conseil d'État reconnaît que l'accusation est fragile, et il est évident que ces ingérences sont d'autant plus difficiles à prouver que l'actionnaire principal de la chaîne a toute latitude pour désigner la personne de son choix à la direction. Le fait que la chaine exprime les mêmes opinions que Vincent Bolloré ne suffit évidemment pas à démontrer son ingérence.
Le Conseil d'État ne reproche pas à l'Arcom d'avoir écarté cette accusation, mais il lui reproche d'avoir volontairement limité le champ de sa compétence. L'Arcom considère en effet que la preuve du manque d'indépendance doit être établie "au cours d'une séquence identifiée". Or, le Conseil d'État fait remarquer que l'ingérence de l'actionnaire pourrait théoriquement être démontrée par d'autres moyens, comme par exemple l'existence de directives écrites. Réduire la preuve de l'ingérence à la participation de Vincent Bolloré à une émission semble en effet un peu sommaire.
L'absence de télévisions d'opinion
Le grief essentiel formulé par RSF réside dans le refus de l'Arcom de contrôler efficacement le respect du pluralisme. Or, l'article 13 de la loi de 1986 lui confie la mission d'assurer son respect "dans l'ensemble des programmes (...) en particulier pour les émissions d'information politique et générale". Une délibération du CSA du 22 novembre 2017 impose ainsi aux chaînes de veiller à ce que le temps d'intervention des groupements politiques soit "équitable au regard de leur représentativité".
Le problème réside dans le fait que le droit de la télévision n'est pas identique à celui de la radio, tout simplement parce que la ressource hertzienne était plus rare en 1986 que l'accès aux ondes radio. Il n'y a donc pas de place, du moins jusqu'à présent, pour des "services qui se donnent pour vocation d'assurer l'expression d'un courant particulier d'opinion". Cette notion a été admise par le Conseil d'État dans un arrêt du 27 novembre 2015 rendu à propos de Radio Courtoisie. A l'époque, le rapporteur public mentionnait qu'une telle notion répondait aux besoins des radios qui prolifèrent librement dans un espace infini, ce qui n'était pas le cas des télévisions enfermées dans une procédure d'accès à des réseaux hertziens peu nombreux.
En l'état actuel des choses, les télévisions d'opinion n'existent pas, ce qui d'ailleurs ne signifie pas que CNews n'aurait pas pu se revendiquer comme autre chose qu'une chaine d'information, par exemple une chaine culturelle.
Le pluralisme dans les émissions
RSF invoque surtout une absence de pluralisme à l'intérieur des talk shows de CNews, les intervenants étant généralement d'accord entre eux sur l'essentiel, l'animateur du débat se montrant d'ailleurs très engagé dans le contrôle des propos qui sont tenus.
Il est reproché à l'Arcom de s'appuyer sur la délibération du CSA du 22 novembre 2017 pour n'intégrer dans le décompte des temps de paroles que les propos tenus par des représentants des partis politiques. Le respect du pluralisme est donc réduit à cette seule exigence, ce qui va d'ailleurs à l'encontre de la décision du Conseil d'État du 21 décembre 2023 qui admet une sanction pour défaut de pluralisme visant l'émission "Touche pas à mon poste", à laquelle ne participait aucune personnalité politique. Observons d'ailleurs qu'à l'époque, personne n'avait protesté, sauf peut-être l'animateur de l'émission.
De fait, l'Arcom adopte une définition extrêmement étroite du pluralisme, limitée à l'expression des partis. Mais si la loi du 30 septembre 1986 exige en effet le décompte des temps de parole des représentants des partis, elle ne dit pas que cette obligation suffit à garantir le respect du pluralisme. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision relative à ce texte du 18 septembre 1986 affirme ainsi que le pluralisme "vise à ce que les téléspectateurs soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les intérêts publics puissent y substituer leurs propres décisions". Il est entendu aujourd'hui que le pluralisme ne doit pas seulement permettre de traiter équitablement les partis mais aussi d'écouter la diversité des opinions, dans toutes leurs dimensions. Les éditorialistes, comme l'a montré l'exemple de "Touche pas à mon poste" sont désormais autant des "faiseurs d'opinion" que les politiques.
Surtout, le Conseil d'État n'est sans doute pas insensible à l'argument a contrario. Il suffirait en effet, et c'est d'ailleurs à peu près ce que fait CNews, de n'inviter que très peu de représentants des partis pour privilégier d'autres intervenants, et ainsi exprimer un "courant particulier d'opinion", formule employée dans l'arrêt sur Radio-Courtoisie. L'obligation de pluralisme serait ainsi totalement vidée de son sens. CNews s'est engagé dans cette pratique, par exemple, en mettant fin aux collaborations de Jean Messiha et de Éric Zemmour. D'autres intervenants disent la même chose, mais ne sont pas considérés comme des politiques.
L'Arcom se voit ainsi mise en demeure de réaliser une autre forme de comptabilité, incluant la diversité des opinions de tous les chroniqueurs et éditorialistes de CNews. La recherche du pluralisme n'est évidemment pas sans danger, au premier rang desquels figure le fichage de personnes au regard de leurs convictions politiques. Mais la loi autorise des dérogations lorsque le fichage est l'unique moyen de poursuivre un objectif d'intérêt public. Au demeurant, les chroniqueurs de CNews ne cachent pas réellement leurs convictions qui, lorsqu'elles sont aussi clairement affichées, ne peuvent guère s'analyser comme des données personnelles.
La décision du Conseil d'État est donc parfaitement conforme au droit positif. Certes, mais c'est le droit positif qui n'est plus satisfaisant. Tout ce comptage repose en effet sur une fiction. CNews n'est pas une chaine d'information mais une chaine d'opinion.
On comprend qu'en 1986, la télévision était uniquement hertzienne et que l'obtention d'un canal imposait des charges spécifiques. Mais aujourd'hui, les chaines de télévision sont diffusées par internet, comme les radios. Il n'est donc pas normal que Radio-Courtoisie soit une radio d'opinion, et pas CNews. Faut-il changer la loi ? Sans doute, mais, pour le moment, CNews revendique la qualité de chaine d'information, et affirme respecter le pluralisme. Pour engager cette nouvelle forme de contrôle, l'Arcom pourrait peut être mesurer la diversité des opinions de ceux qui ont commenté sur CNews la décision du Conseil d'État...
Le principe de pluralisme : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2 § 2 B