« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 25 janvier 2024

Les Invités de LLC. Serge Sur. Un génocide peut en cacher un autre


 

 

 

Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris-Panthéon-Assas, et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)

  

UN GÉNOCIDE PEUT EN CACHER UN AUTRE


Le magazine Le Point a diffusé sur son site internet, le 24 janvier 2024, et dans l'hebdomadaire le 25 janvier 2025, p. 60 à 63, une tribune de Mme Noëlle Lenoir, également signée par des membres du Cercle Droits et débats, qu’elle préside. Cette tribune concerne la requête déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice au sujet du comportement d’Israël dans la bande de Gaza après l’agression du Hamas le 7 octobre 2023. La requête se fonde sur la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

 

Il s’agit d’une analyse unilatérale et militante. Le post suivant se propose de répondre à ses principaux points, en montrant qu’elle comporte un mélange de propos sans pertinence, d’assertions non vérifiées et d’erreurs juridiques.  

 

 

 

Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1978

 

 

Voici un texte qui ne s’embarrasse pas de nuances. Il reprend en fait les affirmations du gouvernement Netanyahu. Or, si l’on envisage les questions qu’il soulève du point de vue du droit international, on peut mettre sérieusement en doute sa pertinence. Pour résumer en une phrase les critiques qui peuvent lui être adressées, on dira qu’il est pour une part hors sujet, pour une autre nourri d’assertions non vérifiées, enfin et surtout juridiquement erroné.

 

1. -  Sont hors sujet tous les développements consacrés au fait que le peuple juif a été victime d’un génocide, ce que nul ne conteste, et que les attaques par le Hamas le 7 octobre 2023 pourraient aussi relever d’un génocide. En quoi cette situation pourrait-elle empêcher Israël de commettre à son tour un génocide, et l’exonérer de ce crime ? Avoir été victime d’un génocide donne-t-il aux victimes et à leurs descendants une sorte d’immunité et justifie-t-il qu’ils en commettent à leur tour ? On connaît le syndrome de l’enfant battu, ou violé, qui devient prédateur à son tour. Il n’est pas question ici de transposer cette dérive à un Etat, mais les ressorts psychologiques des dirigeants peuvent être mis en question.

 

Nul doute que le Hamas soit un mouvement terroriste, qui a commis des crimes internationaux, et condamnable à ce titre. Mais Israël n’a pas toujours condamné le terrorisme. Sa naissance n’a-t-elle pas connu des actes terroristes, comme l’attentat contre l’Hôtel du Roi David en 1946, imputable à l’Irgoun, causant une centaine de morts ? L’assassinat en 1948 du médiateur de l’ONU, le comte Bernadotte, et du colonel Sérot, officier français n’a-t-il pas été perpétré par un autre groupe terroriste juif ? Et des musées célèbrent aujourd’hui en Israël les actions de ces groupes. On peut rapprocher ces derniers assassinats de celui d’Yithzak Rabin, premier ministre israélien, en 1995, par un extrémiste sioniste. Les deux ont en commun d’avoir interrompu définitivement un processus de paix, plus nécessaire que jamais.

 

Ceci ne saurait en rien justifier le terrorisme du Hamas, mais plutôt souligner que, hélas, le Moyen-Orient est un tombeau du droit international, victime de multiples violations sans conséquences. Il faut ici rappeler cette évidence que, pour le droit international humanitaire, ses violations par un acteur n’autorisent pas les autres à le violer à leur tour. Ce droit comporte des obligations absolues, ou intransgressibles, ou unilatérales et échappe à la clause non adimpleti contractus. Aucun génocide n’autorise un Etat à en commettre un autre en représailles, pas davantage que des crimes contre l’humanité, ou des crimes de guerre. Le texte de Mme Lenoir semble oublier cette donnée fondamentale. Tous les développements consacrés aux malheurs historiques du peuple juif sont donc en l’occurrence totalement dénués de pertinence.

 

2. -  Quant aux assertions invérifiées, elles concernent toutes les accusations portées contre le Hamas, boucliers humains, utilisation criminelle d’écoles ou d’hôpitaux, etc… Peut-être sont-elles exactes, mais comment le savoir ? Il y faudrait une enquête internationale indépendante et impartiale. Or les gouvernements israéliens ont toujours refusé de telles enquêtes sur leur territoire comme sur celui des territoires occupés, ce qui ôte beaucoup de crédibilité à leurs affirmations – affirmations que reprend sans examen et sans réflexion le texte de Mme Lenoir.

 

3. -  S’agissant enfin des erreurs juridiques, au-delà de la méconnaissance des bases même du droit international humanitaire, on peut ici en relever deux.   

 

-  Sur le fond d’abord, la référence au droit de légitime défense d’Israël. Personne ne le remet en cause, y compris contre des acteurs non étatiques. La Charte de l’ONU ne l’exclut pas, la pratique internationale, celle des Etats comme celle du Conseil de sécurité le confirment. La question est celle de la proportionnalité de la réponse par rapport à l’agression subie. Il est difficile en l’occurrence de soutenir qu’elle est respectée. Cette réponse relève de la punition, voire de la vengeance, plus que de la légitime défense. Le texte de Mme Lenoir témoigne d’une regrettable confusion entre jus ad bellum – le droit d’employer la force armée – et le jus in bello – l’intensité de la force mise en œuvre. Les visibles destructions de la bande de Gaza, les bombardements indiscriminés, la quasi-impossibilité d’assurer aux Gazaouis une assistance humanitaire témoignent à l’envi de la disproportionnalité.   

 

-  Sur la procédure enfin, on comprend mal la mise en cause de l’action judiciaire de l’Afrique du Sud. Elle est parfaitement régulière sur la base du droit international en vigueur, et conforme à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice : on épargne ici des références bien connues des spécialistes. Israël comme l’Afrique du Sud sont également parties à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention crée des obligations erga omnes partes, c’est-à-dire donnant à tous les Etats parties le droit d’en réclamer le respect. C’est bien ce que fait l’Afrique du Sud, et ce qui est étonnant, c’est que jusqu’à présent elle soit le seul Etat à le faire, signe peu encourageant pour la popularité de la CIJ.

 

*

*    *

 

On terminera par deux observations qui sortent de pures considérations juridiques.

 

- D’abord, la mise en cause de la légitimité de l’action de l’Afrique du Sud : tout au contraire, ce pays a connu une longue et cruelle pratique de l’apartheid, qui a été en son temps considéré comme un crime international. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui il ait une sensibilité particulière lorsque le droit international humanitaire est violé.

 

- Ensuite, une fâcheuse allusion à la composition de la CIJ, ce qui est l’amorce d’une disqualification de ses décisions. Evitons toute comparaison polémique avec le Conseil constitutionnel. Tous ceux qui ont eu le privilège de participer aux délibérations de la Cour internationale peuvent témoigner de la haute conscience juridique de la quasi-totalité de ses membres, de leur parfaite indifférence aux pressions extérieures et de leur souci de respecter et de faire respecter le droit international, au-dessus de toutes autres considérations.

 


mardi 23 janvier 2024

Le projet de loi sur les dérives sectaires à la dérive

Le projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires devrait bientôt être débattu par l'Assemblée nationale. Mais déposé en première lecture au Sénat, il en est sorti singulièrement édulcoré, au point que l'on peut se demander s'il existe encore quelques articles dignes d'être débattus.

Rappelons que le droit français ne réprime pas les sectes en tant que telles, dont il n'existe d'ailleurs pas de définition juridique. La loi About-Picard du 12 janvier 2001 ne fait pas référence à la dimension religieuse des groupements visés ni à la croyance qu’ils professent. Elle se borne à renforcer la répression des agissements illicites qu’ils sont susceptibles de commettre. Elle définit donc le mouvement sectaire comme celui « qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ». Est donc considéré comme sectaire le groupement qui porte atteinte aux droits de ses adeptes.

Le projet actuel, plus de vingt ans après la loi fondatrice, trouve son origine dans les premières Assises nationales de la lutte contre les dérives sectaires qui se sont déroulées les 9 et 10 mars 2023. 

Il s'agissait alors de tirer les conséquences d'un rapport particulièrement alarmant de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), institution désormais rattachée au ministère de l'Intérieur. Le nombre de saisines était alors de 4020 en 2021, soit une augmentation de 33, 6 % en un an. Sur l'ensemble des signalements effectués auprès de la Miviludes, 12 % concernaient des enfants,  25 % la santé, 70 % dénonçaient des pratiques non conventionnelles, et presque 4 % relevaient du complotisme, en particulier du mouvement antivax. Si le pourcentage peut sembler modeste, cette dernière catégorie représentait tout de même 148 dossiers.

 


 

 Signé Furax. Hymne des Babus

Pierre Dac et Francis Blanche.. 1951-1952

La Miviludes

 

La Miviludes a été créée par un décret du 22 novembre 2002, d'application la loi About-Picard du 12 janvier 2001. Elle se veut d’abord un « observatoire » des mouvements sectaires dont les agissements sont attentatoires aux droits de l’homme. Elle diffuse des rapports qui sont autant de mises en garde, attirant l’attention sur des mouvements considérés comme dangereux. Mais l'institution a fait l'objet d'une relative mise en sommeil à partir des années 2010. On l’accusait alors de stigmatiser des mouvements religieux. Par un décret du 15juillet 2020, elle est rattachée au ministère de l’Intérieur et placée sous l’autorité du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. La visibilité de son action en a souffert, surtout si l'on considère que son personnel comptait alors huit personnes. Aujourd'hui, l'islam radical comme l'épidémie de Covid ont montré un certain accroissement des dérives sectaires, ce qui a suscité un intérêt nouveau pour le travail de la Miviludes, le personnel passant de huit à douze personnes. On le voit, l'augmentation des moyens de l'Institution demeure modeste.

Le projet de loi a pour objet d'accroître la visibilité et de développement la mission de la Miviludes. Il lui lui attribue un fondement législatif, ce qui met cette institution un peu plus à l'abri  de l'action de lobbies visant à son affaiblissement. Cette disposition a été acceptée par le Sénat. De manière très pragmatique, le projet permettait aussi à la Miviludes d'intervenir comme amicus curiae, à la demande d'un parquet ou d'une juridiction pour l'éclairer sur les dérives sectaires. Une telle procédure n'est pas inconnue et existe déjà au profit de certaines autorités indépendantes. Le projet prévoyait donc que la Miviludes pourrait intervenir pour éclairer les juges à propos des abus de faiblesse, figurant déjà dans le code pénal, et de deux nouvelles infractions créées par les articles 1 et 2 du projet de loi. Mais le Sénat a supprimé ces deux infractions, réduisant le rôle de la Miviludes au seul abus de faiblesse.

La lecture du projet remanié par le Sénat montre qu'il a créé une infraction nouvelle, mais qu'il en a supprimé trois.


L'infraction nouvelle 

 

Dans le chapitre 1er consacré à l'approche pénale, le Sénat ajoute une infraction qui vise à renforcer la répression de l'abus de faiblesse dès lors qu'il serait commis en ligne ou au moyen de supports numériques. Les peines sont donc portées à cinq ans d'emprisonnement et à 750 000 € d'amende dans cette hypothèse.

L'idée d'ajouter une infraction punissant l'abus de faiblesse en ligne n'est sans doute pas mauvaise. Mais le Sénat ne justifie pas réellement son choix d'aggraver la peine liée à cette incrimination. Il n'y est pas fait référence, ni dans le rapport, ni dans les débats. Or précisément, on aimerait savoir en quoi l'abus de faiblesse sur internet est plus grave que l'abus de faiblesse "à l'ancienne".

 

Les infractions qui disparaissent

 

Le projet de loi déposé devant le Sénat se proposait, dans ses articles 1, 2 et 4, de créer trois nouvelles infractions, spécifiques des dérives sectaires. 

La première est le délit d'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse résultant de l'état de sujétion d'une personne. Il s'agit en fait de distinguer les abus d'ignorance et de faiblesse des personnes fragiles, déjà réprimé par l'article 223-15-2 du code pénal, de ceux des personnes déjà en état de sujétion. Cette infraction nouvelle a été justifiée par la difficulté pour les victimes d'admettre qu'elles sont en situation de faiblesse et par le désir de reconnaître le préjudice causé par la sujétion elle-même, indépendamment de tout acte que la victime accomplirait ou s'abstiendrait d'accomplir. Pourrait ainsi également être sanctionnée la mise sous sujétion « ayant pour effet de causer une altération grave de la santé physique ou mentale ». Les peines seraient aggravées, de trois à cinq ans d'emprisonnement pour les infractions commises à l'encontre des mineurs ou des personnes vulnérables.

Le Sénat supprime purement et simplement cette infraction. Ses justifications ne sont guère convaincantes. Son rapport affirme d'abord que "le renforcement du quantum de peines (... à est encore une habitude courante du droit pénal, qui ne repose en général sur aucune évaluation d'un besoin en la matière". Il ajoute, ce qui n'est pas faux, que la répression des dérives sectaires souffre d'abord d'un manque de moyens humains et matériels. Sans doute, mais on ne voit pas exactement le rapport entre ce manque de moyens et la durée de la peine. Quoi qu'il en soit, cette infraction est supprimée et avec elle l'article 1er du projet.

L'article 2 connait le même sort, car il se limitait à dresser une liste de circonstances aggravantes à l'infraction de l'article 1er. Il disparaît donc et, avec lui, les circonstances aggravantes liées à la sujétion accompagnée de torture ou de violences.

 

Le cas de la provocation à l'abandon de soins

 

L'article 4, quant à lui, créait une infraction de provocation à l'abandon de soins, que le Sénat fait également disparaître. L'objet du texte semble pourtant utile, car il s'agit de sanctionner le fait d'inciter des malades à ne pas suivre un traitement thérapeutique prescrit par des médecins lorsque cela risque d'avoir des conséquences graves sur leur santé. Pour justifier son refus du texte, le Sénat s'appuie sur l'avis du Conseil d'État qui affirme que ces incriminations nouvelles peuvent être poursuivies sur d'autres fondements, comme l'exercice illégal de la médecine (article 4161-1 du code de la santé publique), les pratiques commerciales trompeuses (article L 121-2 du code de la consommation), la non-assistance à personne en danger (article 223-1 du code pénal), parmi d'autres.

On peut évidemment admettre cet argument, si ce n'est qu'il est très destructeur si l'on considère que l'objet du projet de loi était précisément de créer des infractions spécifiques aux dérives sectaires. Le Conseil d'État renvoie ainsi à un droit commun qui n'est finalement pas toujours utilisé avec efficacité dans ce domaine particulier. Les poursuites sont rares, notamment parce que le monde médical préfère régler ses comptes en interne, avec ses propres procédures disciplinaires. Ces pratiques constituent pourtant des infractions pénales qui doivent être sanctionnées.

Pour exprimer sa réserve, le Conseil d'État formule un autre argument, beaucoup plus surprenant. Lorsque la provocation à l'abandon de soins est formulée sur un blog ou un réseau social, il affirme qu'en tant "qu'elles viseraient à empêcher la promotion de pratiques de soins non conventionnelles dans la presse, sur internet et les réseaux sociaux, de telles dispositions constituent une atteinte à la liberté d'expression". Il ajoute que tout individu a le droit de refuser des soins, et finit par dire que n'ayant pas eu le temps de formuler une autre rédaction, il suggère de l'abandonner.

Le Sénat s'engouffre dans la brèche ainsi ouverte par le Conseil d'État. Bien entendu, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur le rôle des lobbies dans cette disparition de l'article 4, et d'ailleurs aussi dans celle des articles 1 et 2. Parmi les signataires de l'amendement de suppression, on découvre ainsi le nom d'un sénateur, médecin radiologue, qui, le 4 novembre 2022 a été interdit d'exercice de la médecine pendant neuf mois par la chambre disciplinaire de l'Ordre des médecins de Bourgogne-Franche-Comté pour différentes fautes déontologiques. Il lui était reproché sa participation au documentaire complotiste Hold Up, et sa participation à un mouvement défendant le traitement du professeur Raoult. Certes, l'intéressé a fait appel de cette sanction disciplinaire. Mais on pourrait penser que les auteurs de dérives sectaires et les divers complotistes ont certainement trouvé quelques oreilles bienveillantes au Sénat. 

Ce qui reste du projet de loi a été transmis à l'Assemblée nationale le 20 décembre. On peut espérer qu'il rétablira les dispositions supprimées. Dans le cas contraire, le débat pourrait être rapide, car les sénateurs n'en ont pas laissé grand-chose.

 

Les dérives sectaires : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, section 3


samedi 20 janvier 2024

Le Fact Checking de LLC : Stan et l'argent public

La ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques se trouve au coeur d'une tempête médiatique. La querelle entre les partisans de l'école publique et ceux de l'école privée constitue en effet l'un des clivages les plus ancrés dans notre société, toujours prête à rebondir à la moindre étincelle. Cette fois, l'étincelle est une grosse gaffe de la ministre qui n'a guère préparé d'éléments de langage pour expliquer les motifs pour lesquelles elle scolarise ses enfants à Stanislas, établissement d'enseignement catholique considéré comme plutôt conservateur. 

Interrogée sur ce point par des journalistes, question parfaitement prévisible, elle a répondu  qu'elle y avait inscrit son fils aîné à cause "d'un paquet d'heures non remplacées", stigmatisant au passage l'école de la rue Littré où l'enfant avait été scolarisé auparavant. Hélas la presse, et Mediapart en particulier, a approfondi son enquête et montré que le changement d'école était, en l'espèce, motivé par la volonté de la ministre de faire sauter une classe à l'enfant, alors en petite section de maternelle. L'intéressée a fini par affirmer que la "réalité lui donnait tort". C'est donc un mensonge qui est reproché à la ministre et non pas l'inscription de ses enfants dans l'enseignement confessionnel. 

Elle en a parfaitement le droit, car l'enseignement privé est aujourd'hui associé au service public de l'enseignement. La loi Debré du 31 décembre 1959 consacre ainsi la liberté de l’enseignement, constitutionnalisée par la décision du Conseil constitutionnel du 23novembre 1977. Ce texte demeure le fondement du système actuel, et la promptitude avec laquelle la querelle scolaire peut être ranimée n’incite guère les gouvernements successifs à le modifier de manière substantielle. On l’a vu en 1981, lorsque le projet de loi Savary voulant créer un « grand service public unique laïque de l’enseignement » a été retiré, après avoir suscité des manifestations de protestation des milieux catholiques.

Il est intéressant de voir que ces derniers ont immédiatement feint de croire que l'enseignement privé était directement menacé. Ils se demandent, avec le plus grand sérieux, s'il est "encore permis de dispenser un enseignement catholique". La question n'est pas là, évidemment, mais l'élément de langage permet de se victimiser.

Quoi qu'il en soit, l'établissement où sont scolarisés les enfants de la ministre est une question qui ne présenterait que fort peu d'intérêt si l'affaire n'avait pas permis de développer un débat sur le financement public de l'enseignement privé, et sur le contrôle de l'État auquel il est théoriquement soumis. Sur ce point, ce débat présente un aspect réellement positif.


Les chiffres

 

Observons d'emblée que l'enseignement privé hors contrat, extrêmement minoritaire (environ 73 000 élèves) est soumis à un certain contrôle de l'État, dans l'intérêt des enfants, mais ne participe pas au service public de l'enseignement et n'est donc pas subventionné. En revanche l’enseignement privé sous contrat connaît aujourd’hui un important développement. En 2022, selon l'Insee, il accueillait plus de deux millions d'élèves, soit 17, 6 % des élèves de niveaux primaire et secondaire. Il comptait environ 9 000 établissements. Parmi ces derniers, 96 % sont catholiques.

 

 


 

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent


Les contrats

 

L'énorme majorité des établissements privés a donc signé un contrat d'association avec l'État. Il en existe deux types.

Le contrat simple est le plus respectueux de l’autonomie de l’établissement, d’autant qu’il peut en limiter l’application à certaines classes. La rémunération des enseignants des classes sous contrat est assurée par la collectivité publique. En contrepartie, ces classes font l’objet d’un contrôle sur le contenu pédagogique des enseignements et leur conformité aux programmes officiels. L’administration est tenue d’accorder ce contrat simple dès que sont réunies les conditions fixées par la loi, notamment celles relatives à la qualification des maîtres, au nombre d’élèves et à la salubrité des locaux. Un contrôle normal est néanmoins effectué par le juge sur la réalisation de ces conditions.

Le contrat d’association, comme son nom l’indique, associe plus étroitement l’établissement privé au service public. Il en devient partie intégrante, au même titre que ses homologues du secteur public. S’il est vrai que tout établissement privé peut solliciter un tel contrat, sa passation demeure subordonnée à l’existence d’un « besoin scolaire reconnu ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du18 janvier 1985, précise que ce « besoin scolaire reconnu » peut reposer « en partie sur une évaluation quantitative des besoins de formation », mais aussi sur des éléments qualitatifs comme « la demande des familles et le caractère propre de l'établissement ».

Le collège Stanislas est lié à l'État par un contrat d'association. Il est donc juridiquement associé au service public de l'enseignement. Cela signifie qu'il est normal qu'il bénéficie de subventions publiques, mais cela signifie aussi qu'il doit respecter ce contrat et les contraintes qui lui sont associées.


De la subvention déguisée... à la subvention directe

 

La IVe République avait adopté un système de subvention déguisée, sous la forme d'une aide aux familles. Le décret Poinsot-Chapuis du 22 mai 1948 autorise les communes à aider les familles des enfants scolarisés dans un établissement privé. Les lois Marie et Barangé des 21 et 28 septembre1951 mettent ensuite en place un système de bourses et généralisent l’aide aux familles. En réalité, cette allocation n’est pas versée aux familles, mais à l’association de parents d’élèves de l’établissement privé, de la même manière qu’elle est versée à la caisse départementale scolaire pour les écoles publiques. Il s'agit donc bien d'une subvention déguisée.

L’apaisement de la querelle scolaire au début de la Vème République va permettre d’opérer un glissement de l’aide aux familles à la subvention directe des établissements privés.

 

Le financement global

 

Le contrat d'association suppose que l'État rémunère les enseignants et que les autres collectivités publiques, communes et régions, assument le fonctionnement de l'établissement. En 2022, selon les chiffres de la Cour des comptes, l'État a ainsi dépensé 8 milliards d'euros au financement de l'enseignement privé, soit 75 % de ce financement.  Dans le primaire, 55 % du financement est assuré par l'État et 21, 5 % par les communes. Dans le secondaire, l'État assure 67, 2 % du financement, et les régions 9, 6 %. La part payée par les familles ne dépasse donc pas 23, 2 %.

Ces éléments imposent une définition plus précise de la liberté de l'enseignement, que les défenseurs de l'école Stanislas semblent quelque peu ignorer.  La loi confère aux parents la liberté de choisir l'établissement dans lequel leurs enfants sont scolarisés. Mais elle ne confère pas à l'établissement le droit de se soustraire aux contrôles de l'État. La liberté de l'enseignement s'arrête là où commence le service public et le financement de l'État justifie un contrôle effectif.

La loi Debré fait en effet peser les contraintes du service public sur les écoles sous contrat d'association. Elles s'engagent à dispenser un enseignement conforme aux programmes officiels et à ne pratiquer aucune discrimination dans l'accueil des élèves. Cela signifie clairement qu'elles doivent accueillir les élèves sans considération de leur religion, et ne peuvent imposer un enseignement religieux obligatoire. Celui-ci peut néanmoins être proposé aux élèves. Le rapport établi par l'Inspection générale sur Stanislas, dont de larges extraits ont fuité dans la presse, laisse penser que ces obligations ne sont pas réellement respectées dans cet établissement.

La situation de Stanislas conduit à s'interroger sur l'effectivité du contrôle de l'État. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 1er juin 2023, dresse un bilan alarmant de la situation. Elle regrette que les contrôles ne soient pas effectués : "Le contrôle financier des établissements « n'est pas mis en oeuvre ; le contrôle pédagogique, (...) est exercé de manière minimaliste ; le contrôle administratif (...) n'est mobilisé que ponctuellement lorsqu'un problème est signalé ». Elle ajoute que l'objectif de mixité sociale ne semble pas réellement pris en considération. 

La ministre de l'Éducation nationale et autres activités a ainsi, à l'insu de son plein gré, mis le doigt sur une situation catastrophique. Les faits dévoilés sur l'école de ses enfants montrent en effet que l'enseignement religieux est largement financé par l'État, sans réel contrôle. Il parait en effet impossible de réussir la mixité sociale dans l'enseignement public, lorsque l'enseignement privé confessionnel devient le refuge de ceux qui précisément, particulièrement à Stanislas, refusent que leurs enfants rencontrent d'autres enfants de milieu social différent. Dès lors, l'établissement se soustrait clairement aux objectifs définis par l'État. Sur ce point, on ne peut que rejoindre la Cour des comptes qui pense nécessaire de "proposer une rénovation de la relation contractuelle entre l’enseignement privé et l’État". Mais est-elle possible sans susciter les habituelles manifestations des parents d'élèves catholiques ? Dans la presse qui accueille volontiers leurs tribunes, la menace est à peine voilée.


Le financement public de l'enseignement privé : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 2 § 1

mardi 16 janvier 2024

L'impartialité objective de la Chambre sociale

Dans une décision du 14 décembre 2023 Syndicat national des journalistes, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la France pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. La violation du droit au procès équitable réside dans la participation de trois membres de la Cour de cassation à l'examen d'un pourvoi déposé par les requérants, alors que ces magistrats avaient des liens, notamment financiers, avec l'entreprise défenderesse.

L'affaire trouve son origine dans un conflit social engagé en 2007. A la suite d'une restructuration, le groupe WK, issu du rapprochement de deux maisons d’édition néerlandaises, a transmis le patrimoine de neuf sociétés du groupe à sa filiale française WKF. Mais, pour racheter les actions des sociétés dissoutes, WKF a dû souscrire un emprunt de 445 millions d'euros. Cette situation a créé un endettement qui a justifié ensuite un refus de tout versement de participation aux salariés. Le syndicat requérant a contesté l'absence de consultation du comité d'entreprise ainsi que le refus de lui communiquer les comptes de la société. Sur le fond, il a demandé à la justice de déclarer inopposable aux salariés l'opération de restructuration dont ils n'avaient pas été officiellement informés et, par voie de conséquence, de rétablir la réserve de participation. Après une décision d'irrecevabilité des premiers juges en 2015, la Cour d'appel de Versailles jugea en 2016 que la restructuration constituait une manoeuvre frauduleuse à l'égard des salariés et du comité d'entreprise. Elle ordonna une expertise comptable destinée à chiffrer le manque à gagner des employés qui n'avaient pas reçu de prime de participation entre 2007 et 2015.

L'issue du contentieux risquait donc d'être catastrophique pour WKF, les experts ayant estimé ce chiffre entre 2 471 000 et 5 569 000. Mais l'entreprise avait déposé un pourvoi, et la chambre sociale l'a accueilli, le 28 février 2018. La fin de non-recevoir s'appuie sur l'article L 3326-1 du code du travail qui interdit de remettre en cause le montant du bénéfice et celui des capitaux à l'occasion d'un litige portant sur la participation aux résultats de l'entreprise. La cassation est donc prononcée, sans renvoi. Et tout le monde pense l'affaire terminée.

 

Les divulgations du Canard

 

Mais c'était sans compter Le Canard Enchaîné qui divulgue, le 18 avril 2018, que trois des six magistrats de la Cour de cassation ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF. Ils assuraient notamment des formations rémunérées pour les professionnels du droit. Certes, la rémunération n'avait rien d'exceptionnel, et ces interventions s'inscrivaient dans une perspective de formation et non pas dans une logique de consultation rémunérée. Mais peu importe, le doute sur l'impartialité de ces magistrats existait désormais.

Saisi d'une plainte du syndicat requérant, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) estima, en 2019, que les activités rémunérées des trois membres de la Cour de cassation créait en effet un lien d'intérêt et une partie au pourvoi, susceptible de créer un doute légitime sur leur impartialité. Ils auraient donc dû se déporter dans l'affaire en cause. Mais cette omission n'est pas considérée comme suffisamment grave pour justifier une sanction, compte tenu du fait que les magistrats n'étaient pas salariés de ces sociétés, qu'ils n'avaient donc aucun lien de subordination à leur égard, et n'en connaissaient d'ailleurs pas les dirigeants.

 


Le conseiller Maurice Leyragne. Silvestro Milanol. 1891

 

L'impartialité objective


Le syndicat se tourne donc vers la CEDH en invoquant l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1. En matière d'impartialité, la jurisprudence est solidement établie et bien connue, notamment rappelée dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. Elle distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.  

 

L'arrêt Dubus

 

L'impartialité objective peut être définie comme l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. Affirmé notamment dans l'arrêt Micallef c. Malte du 2 décembre 2011, ce principe est directement inspiré d'un adage de droit britannique, "Justice must not only be done ; it has to be seen to be done". Dans la décision Dubus S.A. c. France du 11 juin 2009, la Cour déclare ainsi que « l’appréciation objective (…) consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ».

En l'espèce, la CEDH ne remet pas en cause l'appréciation du CSM, qui était aussi celle du Premier président de la Cour de cassation, selon laquelle les juges doivent participer "aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l'application du droit" et ainsi contribuer "au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social". Sans doute, mais il demeure que le syndicat auteur du pourvoi ignorait la composition exacte de la formation de jugement, ainsi que les liens entretenus par trois de ses membres avec WKF. 

Par ailleurs, la CEDH ne manque pas de faire observer la pauvreté des justifications apportées par les magistrats devant le CSM pour expliquer leur refus de se déporter. Ils invoquaient en effet la complexité de l'affaire, et le risque qu'elle soit confiée à des magistrats non spécialisés. On espère tout de même que les membres de la Chambre sociale étaient tous en mesure d'appréhender les difficultés de l'affaire. Quant à la modestie des salaires perçus, la Cour reprend à son compte l'argument du syndicat requérant qui mentionne que la rémunération d'une journée de formation était sensiblement égale au SMIC. On est bien loin des honoraires rémunérant certaines consultations juridiques, mais ce n'est pas rien.

Pour la CEDH, de tels arguments ne pouvaient être sérieusement mis en balance avec l'impératif d'impartialité objective. La Cour affirme donc, logiquement, la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Les conséquences de la décision

 

La décision a eu une conséquence positive car les règles organisant le déport ont été précisées et diffusées aux magistrats. Peut-être d'autres effets interviendront-ils avec le "contentieux Doctrine" ? On sait que la start up a été attaquée par des éditeurs juridiques pour avoir développé une base de données juridiques et certains magistrats ne sont pas sans lien avec ces entreprises concurrentes. Le résultat est une impression d'entre-soi quelque peu fâcheuse.

Il reste tout de même à déplorer une certaine opacité dans ce domaine. Que ce serait-il passé si Le Canard Enchaîné n'avait pas diffusé l'information ? Probablement rien, et le pourvoi aurait été écarté par une formation contentieuse qui n'était pas juridiquement impartiale. N'aurait-il pas été plus satisfaisant d'assumer la difficulté, permettant aux juges de se déporter ou à l'auteur du pourvoir d'engager une procédure de récusation ? Il est clair que l'image de la Cour de cassation ne méritait pas d'être écornée par une telle affaire et on peut espérer qu'elle saura en tirer les leçons.


L'impartialité objective : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D



 

vendredi 12 janvier 2024

Tempête sur le Rocher

Le Figaro nous apprend, dans son édition du 12 janvier 2024, que Monaco est poursuivi devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il lui est reproché l'absence d'indépendance et d'impartialité de son Tribunal suprême.

A l'origine du recours, l'affaire dite des "dossiers du Rocher", qui a éclaté en octobre 2021 avec la publication de documents accusant quatre membres de l'entourage proche du prince Albert de faits de malversation, corruption et trafic d'influence. Comme toujours à Monaco, le scandale avait pour toile de fond de gros projets immobiliers, un riche promoteur ayant été exclu de contrats très rémunérateurs. A la suite de ces divulgations, le prince a tout simplement licencié son expert comptable, M. C. P., celui-là même qui saisit aujourd'hui la CEDH. Il a aussi modifié la composition du tribunal suprême, son président demeurant finalement en place. 

 

Le tribunal suprême

 

On sait que ce tribunal suprême est composé de cinq membres, un président, un vice-président et trois membres titulaires, auxquels il faut ajouter deux suppléants. Tous sont des juristes français, le plus souvent professeurs de droit. M. C. P. ne met absolument pas en cause l'indépendance et l'impartialité de chacun d'entre eux. En revanche, il met en cause l'indépendance et l'impartialité de l'institution. Son recours a en effet été jugé par une institution qui ne répond pas vraiment aux exigences du droit à un juste procès.

Le site du tribunal suprême insiste sur le fait qu'il a été créé par la constitution du 5 janvier 1911, "préparée par des juristes français célèbres, Louis Renault, André Weiss et Jules Roche". Sans doute, mais cette constitution a été "octroyée" par le prince Albert Ier, de la même manière que Louis XVIII avait "octroyé" à ses sujets la Charte de 1814. Quoi qu'il en soit, le Rocher est devenu une "monarchie constitutionnelle", qualification qui n'a pas été remise en cause avec la constitution de 1962. Sur ce point, le site est moins prolixe, et se borne à affirmer que l'article 90 du nouveau texte confirme l'institution du tribunal suprême, avec des fonctions qui cumulent celles du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Il ajoute, sans davantage de précision, que ses règles d'organisation et de fonctionnement trouvent leur fondement dans une "ordonnance souveraine" du 16 avril 1963, modifiée à plusieurs reprises, le plus récemment le 19 juin 2015.

Pour disposer d'une réelle information sur l'indépendance et l'impartialité du tribunal suprême, il faut donc regarder à la fois la constitution et l'ordonnance.

 


 Le pâtre sur le rocher D 965. Franz Schubert (Allegretto)

Elly Ameling

 

Le fait du prince

 

On observe d'emblée que la notion même de séparation des pouvoirs est inconnue à Monaco. Le régime est celui de la concentration des pouvoirs dans les mains du prince. L'article 3 de la constitution énonce ainsi que "le pouvoir exécutif relève de la haute autorité du Prince", sa responsabilité ne pouvant être engagée dès lors que "la personne du Prince est inviolable". L'article 4 partage le pouvoir législatif entre le prince et le Conseil national, et l'article 66 précise que "la loi implique l'accord des volontés du Prince et du Conseil National". Le prince dispose seul de l'initiative de la loi, et exerce un pouvoir de sanction car il peut empêcher sa promulgation. Quant au pouvoir judiciaire, l'article 88 affirme qu'il "appartient au Prince qui, par la présente Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux". La justice est donc rendue au nom du prince, ce qui n'empêche pas que la coopération judiciaire avec la France conduise à ce que la justice monégasque soit rendue par des magistrats français.

La procédure de désignation des juges relève du pouvoir discrétionnaire du prince. Il nomme le président du tribunal suprême. Quant aux magistrats, il les désigne sur une liste émanant d'autorités exerçant un rôle de proposition, le Haut Conseil de la magistrature et le secrétaire d'État à la justice notamment. Mais si cette liste ne convient pas au prince, libre à lui d'en exiger une autre jusqu'à ce que lui soit proposé le nom qui lui convient.

Le recours de M. C. P. s'est donc heurté à quelques difficultés. Le requérant conteste en effet son licenciement par le prince, qui contrôle totalement l'organisation des tribunaux. Devant une situation aussi délicate, il a tenté une procédure de récusation, certains juges ayant été nommés, à ses yeux, postérieurement à son recours, dans le but de garantir son rejet. Cette procédure n'a évidemment pas abouti, pas davantage que le recours proprement dit contre le licenciement. Le tribunal suprême a en effet considéré, le 5 septembre 2023, que l'acte de révocation relevait du fait du prince, au sens premier du terme, et qu'il ne pouvait donc être contesté devant les juges. Le requérant se voyait ainsi privé du droit au recours.

La question posée devant la CEDH est celle, non pas de l'indépendance et de l'impartialité subjective de chaque magistrat, mais de l'indépendance et de l'impartialité de l'institution judiciaire monégasque. Alors que Monaco est partie à la Convention européenne des droits de l'homme depuis 2005, aucune réforme n'a jamais été entreprise dans ce domaine.

 

Indépendance et impartialité

 

Il est évident que l'indépendance de la justice monégasque n'est pas acquise, en raison des ingérences du prince, donc de l'Exécutif, dans son fonctionnement. Quant à l'impartialité objective, elle ne semble pas davantage respectée. Son appréciation repose sur le contrôle de l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence, par exemple l'arrêt Chesne c. France du 22 avril 2010, qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire. Ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Dans le cas présent, il est évident que les juges monégasques ne peuvent guère inspirer confiance au requérant, dès lors qu'ils sont désignés par l'autorité dont il conteste la décision. 


Menace sur le Conseil constitutionnel


La CEDH ne s'interdit pas d'apprécier la conformité à la convention européenne des modes de désignation des membres des cours suprêmes. Dans un arrêt Meznaric c. Croatie du 15 juillet 2025, elle estime même que les critères d'impartialité objective et subjective doivent s'appliquer aux cours constitutionnelles. Sur un plan purement juridique, les chances du requérant d'obtenir de la CEDH une décision constatant l'irrégularité du droit monégasque au regard du juge procès ne sont pas nulles. 

On peut se demander toutefois si l'intérêt essentiel de la procédure ne réside dans la menace potentielle qui pèse sur le système français de contrôle de constitutionnalité. Dans sa décision du 21 octobre 1997 Pierre-Bloch c. France, la CEDH affirme ainsi que "le fait qu’une procédure s'est déroulée devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d’application de l’article 6 § 1". Elle en avait d'ailleurs déjà jugé ainsi le 1er juillet précédent dans un arrêt Pammel c. Allemagne, rendu à propos du tribunal de Karlsruhe. On pourrait fort bien imaginer que, dans un avenir plus ou moins proche, un requérant ayant perdu un procès après une question prioritaire de constitutionnalité conteste devant la CEDH la composition et le mode de nomination du Conseil constitutionnel. Que penserait la Cour d'une institution qui accueille les anciens présidents de la République comme membres de droit et qui confie la désignation des membres nommés à des autorités politiques, sans aucun contrôle de leurs compétences juridiques ? Inspire-t-elle la confiance et remplit elle la condition d'impartialité objective ?

Le cas monégasque suscite donc une réflexion sans proportion avec la taille de la principauté. Le contentieux sur les juges monégasques pourrait conduire à la mise en cause du Conseil constitutionnel français. Et il sera bien difficile d'empêcher cela. Impossible en effet d'envisager la solution imaginée par le Général de Gaulle : "Si Monaco nous emmerde, on fait un blocus. Rien de plus facile, il suffit de deux panneaux de sens interdit, un au cap d'Ail, et un second à la sortie de Menton".

Le principe d'impartialité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D

mardi 9 janvier 2024

Procédure disciplinaire : communication des témoignages.

Le 22 décembre 2023, le Conseil d'État a rendu une décision par laquelle il donne des précisions très utiles sur les droits de la défense en matière disciplinaire et, plus précisément, sur l'accès aux témoignages. 

Dans le cadre de son contrôle de cassation, le Conseil d'État refuse de sanctionner la décision de la Cour administrative d'appel de Paris datée du 17 janvier 2022. Celle-ci annulait l'ensemble d'une procédure disciplinaire engagée en 2018 à l'encontre d'un professeur certifié de philosophie du lycée Montaigne, M. C. Poursuivi pour "comportements et attitudes déplacés à l'encontre de ses élèves de sexe féminin, pour des propos humiliants, certains à connotation sexuelle, des insultes (...)". Par un arrêté du 31 juillet 2018, il s'est vu infligé la sanction de mise à la retraite d'office, mais, le 7 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de cette décision et enjoint au ministre de l'Éducation nationale de le réintégrer jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête au fond. Réintégré le 8 novembre, M. C. a fait l'objet d'une nouvelle sanction d'exclusion temporaire d'une durée de dix-huit mois le 10 décembre, elle aussi suspendue par le juge des référés le 24 décembre 2018. Statuant au fond le 13 juin 2019, le tribunal administratif a finalement annulé la sanction de mise à la retraite d'office mais confirmé la légalité de l'exclusion temporaire.  C'est précisément cette dernière sanction qui a été annulée par la Cour administrative d'appel, suscitant le pourvoi en cassation du ministre de l'Éducation nationale. 

 

La communication du dossier

 

La question de la non-communication des témoignages à l'intéressé suffit à justifier le rejet du pourvoi. On sait que tout fonctionnaire a droit à la communication de son dossier professionnel préalablement à toute procédure disciplinaire ou à tout refus d'avancement, principe acquis dès l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, votée à l'issue de la célèbre Affaire des Fiches. Par la suite, cette communication est devenue une obligation statutaire figurant dans l'article 18 de la loi du 13 juillet 1983.

Si le principe de la communication est acquis, la question du contenu du dossier communiqué est beaucoup moins nette, et l'administration s'efforce souvent de restreindre le champ de cette communication. Selon une jurisprudence constante, tous les éléments qui fondent la sanction doivent figurer dans le dossier, et l'administration doit permettre à l'intéressé d'en prendre copie. Cette règle, pourtant élémentaire et indispensable à l'exercice des droits de la défense, a pourtant été mise en cause, avec le développement des "évaluations à 360°" et autres enquêtes qui ont considérablement développé les témoignages anonymes. 

 

Your Witness. My cousin Vinny. 1992
 

 

Anonymisation du témoignage

 

Le Conseil d'État s'est d'abord montré étrangement favorable à cette pratique. Dans un arrêt du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à un fonctionnaire sur la base d'une "évaluation à 360°". Celle-ci reposait sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis par les responsables des services et les collaborateurs de l'agent. Les réponses faisaient ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse était alors le seul élément communiqué à l'intéressé. Malgré ses demandes, il n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, à l'origine de la sanction. On constate doc qu'il sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. A l'époque, le Conseil d'État n'a vu aucune atteinte aux droits de la défense dans une telle pratique.

Par la suite, et heureusement, la jurisprudence a évolué. Dans un arrêt du 5 février 2020 M. A. B., le Conseil d'État affirme que les procès-verbaux des auditions des personnes entendues lors de l'enquête font partie des pièces dont l'agent doit recevoir communication. Une exception demeure toutefois possible lorsque "la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné". Réaffirmée dans un arrêt du 28 janvier 2021, M. D. C., cette jurisprudence insiste donc sur la gravité du préjudice éventuel qui résulterait de la communication du témoignage. Si cette jurisprudence se montre plus libérale, elle n'en demeurait pas moins d'une interprétation délicate. L'appréciation de la gravité du préjudice pouvait résulter de la seule parole du témoin, craignant d'éventuelles représailles de la part de la personne objet de l'enquête. Elle suffisait donc à bloquer l'exercice des droits de la défense.

La décision du 22 décembre 2023 s'efforce de surmonter cet obstacle. Elle précise qu'en cas de "risque avéré de préjudice pour son auteur", l'autorité administrative doit permettre la communication du témoignage selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. D'une part, la notion de "risque avéré" substituée au "préjudice grave" impose désormais une appréciation faite par l'administration, le cas échéant sous le contrôle du juge. D'autre part, la communication n'est plus alors exclue, mais anonymisée. Certes, il ne sera sans doute pas toujours facile de procéder à cette anonymisation dans des affaires où les protagonistes travaillent dans le même service, se connaissent, et où un détail suffit souvent à identifier l'auteur. Mais c'est tout de même un progrès, et une synthèse trop imprécise et éloignée du témoignage original pourrait être sanctionnée par le juge pour manquement aux droits de la défense. On note tout de même que cette jurisprudence doit être lue à la lumière de l'arrêt du 21 octobre 2022 qui affirme qu'un fonctionnaire sanctionné ne peut avoir accès aux témoignages que s'il les a effectivement demandés.


Droit d'accès et utilité du témoignage 


En l'espèce, M. C. a demandé, mais il n'a eu accès qu'à une vague synthèse d'un unique témoignage d'une élève, antérieur aux poursuites diligentées à son encontre. S'il est fait état, dans son dossier, d'un "rapport" et de "lettres", il n'en a jamais eu communication. Au demeurant l'accès à des témoignages d'élèves qui avaient quitté l'établissement depuis les faits n'entraine aucun "risque avéré" de préjudice pour eux. Ces éléments montrent que M. C. n'a pu bénéficier d'un droit à communication satisfaisant pour l'exercice des droits de la défense, ce qui justifie pleinement le rejet du pourvoi.

Toute décision qui améliore l'exercice des droits de la défense dans une procédure disciplinaire doit être saluée. On ne peut s'empêcher toutefois de constater que la décision prend en compte, même sans le déclarer formellement, l'utilité du témoignage dans les droits de la défense. La lecture de la décision, reprenant l'argumentaire de la Cour administrative d'appel, montre que les témoignages recueillis contre le professeur étaient fort peu nombreux et que les comportements qu'ils dénonçaient étaient considérablement moins graves que ceux qui étaient invoqués pour justifier la sanction. En témoigne le fait que la première sanction de mise à la retraite d'office a été considérée comme manifestement disproportionnée. Mais la règle de la communication du dossier s'applique à tous les documents et à tous les témoignages, quand bien même ils n'auraient aucun intérêt dans la procédure disciplinaire. L'accès à ces documents n'est pas lié à leur utilité, c'est juste un droit que le juge administratif devrait rappeler, de temps en temps.