Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris-Panthéon-Assas, et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques)
UN GÉNOCIDE PEUT EN CACHER UN AUTRE
Le magazine Le Point a diffusé sur son site internet, le 24 janvier 2024, et dans l'hebdomadaire le 25 janvier 2025, p. 60 à 63, une tribune de Mme Noëlle Lenoir, également signée par des membres du Cercle Droits et débats, qu’elle préside. Cette tribune concerne la requête déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de Justice au sujet du comportement d’Israël dans la bande de Gaza après l’agression du Hamas le 7 octobre 2023. La requête se fonde sur la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Il s’agit d’une analyse unilatérale et militante. Le post suivant se propose de répondre à ses principaux points, en montrant qu’elle comporte un mélange de propos sans pertinence, d’assertions non vérifiées et d’erreurs juridiques.
Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1978
Voici un texte qui ne s’embarrasse pas de nuances. Il reprend en fait les affirmations du gouvernement Netanyahu. Or, si l’on envisage les questions qu’il soulève du point de vue du droit international, on peut mettre sérieusement en doute sa pertinence. Pour résumer en une phrase les critiques qui peuvent lui être adressées, on dira qu’il est pour une part hors sujet, pour une autre nourri d’assertions non vérifiées, enfin et surtout juridiquement erroné.
1. - Sont hors sujet tous les développements consacrés au fait que le peuple juif a été victime d’un génocide, ce que nul ne conteste, et que les attaques par le Hamas le 7 octobre 2023 pourraient aussi relever d’un génocide. En quoi cette situation pourrait-elle empêcher Israël de commettre à son tour un génocide, et l’exonérer de ce crime ? Avoir été victime d’un génocide donne-t-il aux victimes et à leurs descendants une sorte d’immunité et justifie-t-il qu’ils en commettent à leur tour ? On connaît le syndrome de l’enfant battu, ou violé, qui devient prédateur à son tour. Il n’est pas question ici de transposer cette dérive à un Etat, mais les ressorts psychologiques des dirigeants peuvent être mis en question.
Nul doute que le Hamas soit un mouvement terroriste, qui a commis des crimes internationaux, et condamnable à ce titre. Mais Israël n’a pas toujours condamné le terrorisme. Sa naissance n’a-t-elle pas connu des actes terroristes, comme l’attentat contre l’Hôtel du Roi David en 1946, imputable à l’Irgoun, causant une centaine de morts ? L’assassinat en 1948 du médiateur de l’ONU, le comte Bernadotte, et du colonel Sérot, officier français n’a-t-il pas été perpétré par un autre groupe terroriste juif ? Et des musées célèbrent aujourd’hui en Israël les actions de ces groupes. On peut rapprocher ces derniers assassinats de celui d’Yithzak Rabin, premier ministre israélien, en 1995, par un extrémiste sioniste. Les deux ont en commun d’avoir interrompu définitivement un processus de paix, plus nécessaire que jamais.
Ceci ne saurait en rien justifier le terrorisme du Hamas, mais plutôt souligner que, hélas, le Moyen-Orient est un tombeau du droit international, victime de multiples violations sans conséquences. Il faut ici rappeler cette évidence que, pour le droit international humanitaire, ses violations par un acteur n’autorisent pas les autres à le violer à leur tour. Ce droit comporte des obligations absolues, ou intransgressibles, ou unilatérales et échappe à la clause non adimpleti contractus. Aucun génocide n’autorise un Etat à en commettre un autre en représailles, pas davantage que des crimes contre l’humanité, ou des crimes de guerre. Le texte de Mme Lenoir semble oublier cette donnée fondamentale. Tous les développements consacrés aux malheurs historiques du peuple juif sont donc en l’occurrence totalement dénués de pertinence.
2. - Quant aux assertions invérifiées, elles concernent toutes les accusations portées contre le Hamas, boucliers humains, utilisation criminelle d’écoles ou d’hôpitaux, etc… Peut-être sont-elles exactes, mais comment le savoir ? Il y faudrait une enquête internationale indépendante et impartiale. Or les gouvernements israéliens ont toujours refusé de telles enquêtes sur leur territoire comme sur celui des territoires occupés, ce qui ôte beaucoup de crédibilité à leurs affirmations – affirmations que reprend sans examen et sans réflexion le texte de Mme Lenoir.
3. - S’agissant enfin des erreurs juridiques, au-delà de la méconnaissance des bases même du droit international humanitaire, on peut ici en relever deux.
- Sur le fond d’abord, la référence au droit de légitime défense d’Israël. Personne ne le remet en cause, y compris contre des acteurs non étatiques. La Charte de l’ONU ne l’exclut pas, la pratique internationale, celle des Etats comme celle du Conseil de sécurité le confirment. La question est celle de la proportionnalité de la réponse par rapport à l’agression subie. Il est difficile en l’occurrence de soutenir qu’elle est respectée. Cette réponse relève de la punition, voire de la vengeance, plus que de la légitime défense. Le texte de Mme Lenoir témoigne d’une regrettable confusion entre jus ad bellum – le droit d’employer la force armée – et le jus in bello – l’intensité de la force mise en œuvre. Les visibles destructions de la bande de Gaza, les bombardements indiscriminés, la quasi-impossibilité d’assurer aux Gazaouis une assistance humanitaire témoignent à l’envi de la disproportionnalité.
- Sur la procédure enfin, on comprend mal la mise en cause de l’action judiciaire de l’Afrique du Sud. Elle est parfaitement régulière sur la base du droit international en vigueur, et conforme à la jurisprudence de la Cour internationale de Justice : on épargne ici des références bien connues des spécialistes. Israël comme l’Afrique du Sud sont également parties à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention crée des obligations erga omnes partes, c’est-à-dire donnant à tous les Etats parties le droit d’en réclamer le respect. C’est bien ce que fait l’Afrique du Sud, et ce qui est étonnant, c’est que jusqu’à présent elle soit le seul Etat à le faire, signe peu encourageant pour la popularité de la CIJ.
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On terminera par deux observations qui sortent de pures considérations juridiques.
- D’abord, la mise en cause de la légitimité de l’action de l’Afrique du Sud : tout au contraire, ce pays a connu une longue et cruelle pratique de l’apartheid, qui a été en son temps considéré comme un crime international. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui il ait une sensibilité particulière lorsque le droit international humanitaire est violé.
- Ensuite, une fâcheuse allusion à la composition de la CIJ, ce qui est l’amorce d’une disqualification de ses décisions. Evitons toute comparaison polémique avec le Conseil constitutionnel. Tous ceux qui ont eu le privilège de participer aux délibérations de la Cour internationale peuvent témoigner de la haute conscience juridique de la quasi-totalité de ses membres, de leur parfaite indifférence aux pressions extérieures et de leur souci de respecter et de faire respecter le droit international, au-dessus de toutes autres considérations.