« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 11 août 2023

La dissolution des Soulèvements de la terre suspendue en référé


Les juges de référés du Conseil d'État, par une ordonnance du 11 août 2023, suspendent le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait "Les Soulèvements de la Terre" (SLT). L'affaire avait été largement médiatisée, les actions du "collectif" ayant été mises en cause par le ministère de l'Intérieur lors des manifestations des 25 et 26 mars 2023, à Sainte Soline. Devant le juge, SLT a été rejoint par une bonne vingtaine de syndicats et d'associations, dont la Ligue des droits de l'homme. C'est, à l'évidence, cette médiatisation qui est à l'origine du choix du Conseil d'État de privilégier la formation collégiale à l'habituel juge unique, compétent en matière de référé.

 

Un référé- suspension

 

Observons qu'en l'espèce, les groupements requérants n'ont pas engagé un référé-liberté mais un référé-suspension, sur le fondement de l'article L 521-1 du code de la justice administrative. Dans l'ignorance des détails du dossier, il est difficile de donner des motifs certains de ce choix. Tout au plus peut-on constater, de manière très générale, que le référé suspension peut se révéler plus intéressant pour les requérants.

La brièveté du délai imparti au juge pour statuer en matière de référé-liberté pourrait sembler séduisant. Il est en effet de 48 h, mais force est de constater que son dépassement n'a pas grande conséquence et que ce dépassement, au milieu des vacances était assez probable. Cette brièveté du délai impose, en outre, au requérant, de démontrer l'urgence extrême de son action, car il s'agit de s'opposer à une atteinte à une liberté, dotée d'un effet immédiat. De même doit-il prouver une "atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté en cause. Cela signifie que une simple absence de certitude sur le caractère grave et manifestement illégal ne permet pas au juge de conclure à une illégalité de nature à justifier la suspension. 

Dans le cas du référé-suspension, le délai imparti au juge est moins précis, mais il statue généralement dans le mois ou les six semaines qui suivent la demande. L'avantage toutefois réside dans le fait que la suspension est prononcée "lorsque l'urgence le justifie", et lorsque le requérant invoque un moyen de nature à créer un "doute sérieux" quant à la légalité de la décision. Alors que le doute empêche la suspension en matière de référé-liberté, il entraine la suspension dans le cas du référé de l'article L 521-1 du code de justice administrative. 

C'est d'ailleurs ce choix du référé-suspension qui explique la réaction du ministre de l'Intérieur. Il estime en effet que rien n'est joué tant que le Conseil d'État n'aura pas statué au fond sur le décret de dissolution. La demande de référé-suspension ne saurait intervenir en effet que si un recours pour excès de pouvoir a été déposé.

 


 Rebel rebel. David Bowie. Wembley Stadium. Londres, 1985

 

La condition d'urgence


En l'espèce, la condition d'urgence est facilement remplie. Il est clair que la dissolution des "Soulèvements de la terre" porte atteinte à la liberté d'association. Sur ce point, l'argument selon lequel il s'agirait d'un simple collectif, groupement de fait, n'est pas pertinent. En effet, l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction issue la loi du 24 août 2021, permet la dissolution, par décret en conseil des ministres, des "associations ou groupements de fait" remplissant certaines conditions.

Il n'en demeure pas moins que, s'agissant d'un groupement de fait, la preuve de l'existence des conditions de fond justifiant la dissolution est moins facile à apporter. Il est en effet difficile de démontrer que ce groupement de fait a commis des actes distincts des mouvements qui s'en déclarent membres et qui, à eux seuls, justifient une mesure aussi sévère que la dissolution. De manière très évidente, il est plus facile de dissoudre une association déclarée qu'une nébuleuse opaque de mouvements eux-mêmes opaques.

 

Les motifs

 

En l'espèce, le décret de dissolution est très longuement motivé, mais cela ne signifie que cette motivation soit clairement rédigée. Le ministre de l'Intérieur reproche d'abord aux SDT de "provoquer à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens", mais les juges de référé constatent que le dossier versé à l'audience ne fait pas état de violences à l'encontre des personnes. Ils constatent toutefois qu'il y a effectivement eu des violences à l'égard des biens, mais qu'elles n'ont existé "qu'en nombre limité" et qu'elles ne s'analysent pas comme des provocations à des agissements de nature à troubler gravement l'ordre public.

C'est peut-être sur ce point que le ministre de l'Intérieur peut conserver un espoir de rejet du recours pour excès de pouvoir par les juges du fond. Car le juge des référés énonce que les actions promues par le groupement "se sont inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile et de « désarmement » de dispositifs portant atteinte à l’environnement". Certes, et les mouvements requérants se réjouissent aujourd'hui d'une formulation qu'ils présentent comme la reconnaissance juridique de la désobéissance civile. Le juge des référés considérerait donc que la désobéissance civile justifierait la violence, au moins modérée.

 

Le dialogue des juges

 

Cette analyse sera-t-elle validée par le juge du fond ? Ce côté quelque peu provocateur de la décision ne pourrait-il être considéré comme une porte discrètement ouverte aux juges du fond ? Cette pensée doit traverser l'esprit des commentateurs, surtout si l'on considère que le juge des référés aurait tout simplement pu reprendre son analyse développée dans une ordonnance du 16 mai 2022. Il avait alors suspendu l’arrêté de dissolution du « groupement antifasciste Lyon et ses environs » pris sur le fondement de cette même loi de 2021. Ce mouvement s’était en effet borné à relayer des appels à la violence sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit démontré que ses dirigeants étaient à l’origine de ces appels. 

A dire vrai, la situation des SDT n'est guère différente. S'il est vrai que de nombreuses armes ont été saisies à Sainte-Soline et que de graves violences se sont déroulées, ces actions étaient le fait des membres des groupements ayant appelé au rassemblement, dans leur globalité et leur opacité. Les SDT sont-ils à l'origine des violences ou n'ont-ils fait que relayer les appels à la violence ? En refusant cette solution simple, le juge des référés laisse une grande marge d'appréciation au juge du fond. A ce stade, il est évidemment impossible de faire le moindre pronostic en ce domaine. Tout au plus peut-on observer qu'une marge d'appréciation demeure ouverte. Quand le Conseil d'État protège la compétence du Conseil d'État... 


La dissolution des associations: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 2 § 1 B



lundi 7 août 2023

Le manuel de Libertés publiques, 9è édition 2023

 

Le manuel de "Libertés publiques" publié sur Amazon présente l'originalité d'être accessible sur papier, mais aussi par téléchargement  pour la somme de six euros. Il peut être lu sur n'importe quel ordinateur.
 
Le choix de publier l'ouvrage sur Amazon s'explique par la volonté d'offrir aux étudiants un manuel adapté à leur budget mais aussi à leurs méthodes de travail. Ils trouvent aujourd'hui l'essentiel de leur documentation sur internet, mais ils ne sont pas toujours en mesure d'en apprécier la pertinence. Bien souvent, ils piochent un peu au hasard, entre des informations anciennes ou fantaisistes.

Le manuel de "Libertés publiques" proposé sur Amazon répond aux exigences académiques et la 9è édition est actualisée au 27 juillet 2023. Il fait l'objet d'une actualisation en temps réel, grâce à la nouvelle rubrique "Au fil de l'eau" du site "Liberté Libertés Chéries" et aux articles figurant sur le blog. Le manuel et le site sont donc conçus comme complémentaires.
 
Nombre d'écrits sur les libertés et les droits de l'homme relèvent aujourd'hui de la rhétorique et du militantisme, au risque de déformer la réalité juridique.  Cette publication propose une approche juridique, qui ne s'adresse pas seulement au public universitaire,  étudiants et enseignants, mais aussi à tous ceux qui ont à pratiquer ces libertés, et à tous ceux qui veulent se forger une opinion éclairée sur les débats les plus actuels. Une connaissance précise du droit positif en la matière est nécessaire, aussi bien sur le plan académique que sur celui de la citoyenneté. C'est un panorama très large des libertés et de la manière dont le droit positif les garantit qui est ici développé. En témoigne, le plan de l'ouvrage que LLC met à disposition de ses lecteurs.
 
 

 
 
 

TABLE DES MATIÈRES

 

I – LES LIBERTÉS PUBLIQUES COMME OBJET JURIDIQUE

A – Diversité des terminologies

B – Caractère évolutif

C – Contenu des libertés publiques

II – LA MISE EN ŒUVRE DES LIBERTÉS PUBLIQUES

A – L’autorité de la règle

B – Le respect des procédures

C – L’idée de justice ou d’équité

 

PREMIÈRE PARTIE       LE DROIT. DES LIBERTÉS PUBLIQUES

CHAPITRE 1 - LA CONSTRUCTION DES LIBERTÉS PUBLIQUES

 

SECTION 1 : ÉVOLUTION HISTORIQUE

§ 1 – Les doctrines individualistes et la prédominance du droit de propriété

§ 2 – Les doctrines des droits sociaux

 

SECTION 2   L’INTERNATIONALISATION DES DROITS DE L’HOMME

§ 1 – Les limites de l’approche universelle

§ 2 – Le succès de l’approche européenne

 

 

CHAPITRE 2 - L’AMÉNAGEMENT DES LIBERTES PUBLIQUES

 

SECTION 1 : LE DROIT COMMUN

§ 1 – Le régime répressif

§ 2 – Le régime préventif

§ 3 – Le régime de déclaration préalable

 

SECTION 2 : LE DROIT DES PÉRIODES D’EXCEPTION

§ 1 – Les régimes constitutionnels

§ 2 – Les régimes législatifs : l’état d’urgence et l’état d’urgence sanitaire

 

 

CHAPITRE 3 - LES GARANTIES JURIDIQUES  CONTRE LES ATTEINTES AUX LIBERTÉS

 

SECTION 1 : LES TRAITÉS INTERNATIONAUX

§ 1 – La primauté de la Constitution sur les traités non ratifiés

§ 2 – La primauté de la Constitution sur les traités ratifiés

 

SECTION 2 : LES LOIS

§ 1 – Le Conseil constitutionnel ou la conquête du statut juridictionnel

§ 2 – Élargissement du contrôle de constitutionnalité

 

 

SECTION 3 : LES ACTES DE L’ADMINISTRATION

§ 1 – Les autorités administratives indépendantes

§ 2 – La protection juridictionnelle



CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE - LA CLASSIFICATION DES LIBERTÉS PUBLIQUES

§ 1 – Les classifications fondées sur le rôle de l’État

§ 2 – Les classifications fondées sur le contenu des libertés

 

 

DEUXIÈME PARTIE.         LES LIBERTES DE LA VIE INDIVIDUELLE

CHAPITRE 4   - LA SÛRETÉ

 

SECTION 1 : LE DROIT COMMUN DE LA SÛRETÉ

§ 1 – Les principes généraux du droit pénal

§ 2 – Principes généraux de la procédure pénale

 

SECTION 2 : LES GARANTIES PARTICULIÈRESDE LA SÛRETÉ

§ 1 – Les atteintes à la sûreté antérieures au jugement

§ 2 – Les atteintes à la sûreté sans jugement

 

CHAPITRE 5 - LA LIBERTÉ D’ALLER ET VENIR

 

SECTION 1 : LA LIBRE CIRCULATION DES NATIONAUX

§ 1 – Le droit de circuler sur le territoire

§ 2 – Le droit de quitter le territoire

 

SECTION 2  : LES RESTRICTIONSA LA CIRCULATION DES ÉTRANGERS

§ 1 – L’entrée sur le territoire

§ 2 – La sortie du territoire

 

 

CHAPITRE 6    -  LE DROIT DE PROPRIÉTÉ

 

SECTION 1 : LA CONSÉCRATION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ

§ 1 – Le droit de propriété et les valeurs libérales

§ 2 – La dilution du droit de propriété

 

SECTION 2 : LES ATTEINTES AU DROIT DE PROPRIÉTÉ

§ 1 – La privation de propriété

§ 2 – Les restrictions à l’exercice du droit de propriété

 

 

CHAPITRE 7 -  LE DROIT. A L’INTÉGRITÉ DE LA PERSONNE

 

SECTION 1 : LE DROIT HUMANITAIRE

§ 1 – La torture

§ 2 – Les « peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants »

§ 3 – Crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre

SECTION 2 : LE RESPECT DU CORPS HUMAIN

§ 1 - Le droit à la vie

§ 2 – L’inviolabilité du corps humain

§ 3 – L'indisponibilité du corps humain

SECTION 3 LES DROITS ATTACHÉS À LA PROCRÉATION

§ 1 – Le droit de ne pas avoir d’enfan

§ 2 – L’assistance médicale à la procréation (AMP)

 

 

CHAPITRE 8  -  LES LIBERTÉS DE LA VIE PRIVÉE

 

SECTION 1 : LA SANTÉ ET L’ORIENTATION SEXUELLE

§ 1 - La santé et le secret médical

§ 2 – L’orientation sexuelle

 

SECTION 2 LA FAMILLE

§ 1 – La liberté du mariage

§ 2 – Le secret des origines

 

SECTION 3 : LE DOMICILE

§ 1 – Le « droit à l’incognito »

§ 2 – Les perquisitions

 

SECTION 4  : LE DROIT A L’IMAGE

§ 1 – Principes fondateurs du droit à l’image

§ 2 – La surveillance par vidéo

A – La vidéoprotection

B – Drones et « caméras augmentées »

 

SECTION 5 : LA PROTECTION DES DONNÉES

§ 1 – L’« Habeas Data »

§ 2 – La création des fichiers

§ 3 – Le contrôle des fichiers

§ 3 – Big Data et intelligence artificielle

 

 

TROISIEME PARTIE           LES LIBERTES DE LA VIE COLLECTIVE

 

CHAPITRE 9 LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

 

SECTION 1 : L’EXPRESSION POLITIQUE

§ 1 – Le droit de suffrage

§ 2 – Les droits de participation et de dénonciation

 

SECTION 2 : LE CHAMP DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

§ 1 – Une liberté de l’esprit

§ 2 – Une liberté économique

 

SECTION 3 : LES RESTRICTIONS. À LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

§ 1 – La mise en cause du régime répressif

§ 2 – La protection de certaines valeurs

 

CHAPITRE 10  -  LAÏCITÉ ET LIBERTÉ DES CULTES

 

SECTION 1 : LA LAÏCITÉ, PRINCIPE D’ORGANISATION DE L’ÉTAT

§ 1 – Le principe de laïcité dans l’ordre juridique

§ 2 – Le principe de neutralité

 

SECTION 2  L’EXERCICE DU CULTE

§ 1 – L’organisation des culte

§ 2 – La police des cultes

 

SECTION 3 : LES DÉRIVES SECTAIRES ET LA PROTECTION DES PERSONNES

§ 1 – Une définition fonctionnelle

§ 2 – Un régime juridique orienté sur la protection des personnes

 

CHAPITRE 11  -  LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT

 

SECTION 1 : L’ENSEIGNEMENT PUBLIC

§ 1 – La gratuité

§ 2 – La laïcité

 

SECTION 2 : L’ENSEIGNEMENT PRIVÉ, AIDE ET CONTRÔLE DE L’ÉTAT

§ 1 – L’aide de l’État

§ 2 – Le contrôle de l’État

 

 

CHAPITRE 12 - LE DROIT DE PARTICIPER A DES GROUPEMENTS

 

SECTION 1 : LES GROUPEMENTS OCCASIONNELS

§ 1 – La liberté de réunion

§ 2 – La liberté de manifestation

 

SECTION 2 : LES GROUPEMENTS INSTITUTIONNELS

§ 1 – Les associations

§ 2 – Les syndicats

 

CHAPITRE 13 - LES LIBERTÉS DE LA VIE ÉCONOMIQUE. ET DU TRAVAIL

 

SECTION 1 : LES LIBERTÉS DE L’ENTREPRENEUR

§ 1 – La liberté du commerce et de l’industrie

§ 2 – La liberté d’entreprendre


SECTION 2  : LES LIBERTÉS DU SALARIÉ

§ 1 – Le droit au travail

§ 2 – Les droits dans le travail

 


jeudi 3 août 2023

Le Fact Checking de LLC : la détention provisoire des policiers et des autres


La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a rendu sa décision le 3 août 2023 : Mis en examen, avec trois de ses collègues, pour violences en réunion par personne dépositaire de l'autorité publique avec usage ou menace d'une arme ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours, le policier de la bac, M. C. I., est maintenu en détention provisoire, au moins jusqu'au 31 août. On se souvient que, dans la nuit du 1er au 2 juillet, le jeune Hedi, âgé de vingt-deux ans, avait été hospitalisé dans un état grave, des blessures lui ayant été infligées lors d'une nuit d'émeutes à Marseille. Les quatre policiers sont soupçonnés d'être les auteurs de ces faits. Après avoir nié toute implication, M. C. I. a reconnu, lors d'une audition du 3 août, avoir effectué un tir de lanceur de balles de défense (LBD).


L'affaire politique


Ce placement en détention provisoire, décidé au lendemain des faits, avait suscité l'irritation de la plupart des syndicats de policiers, et provoqué une sorte de grève larvée, sous la forme notamment d'une multiplication des arrêts maladie. Les policiers avaient reçu un soutien sans faille du Directeur général de la police nationale (DGPN). Celui-ci avait déclaré : "Le savoir en prison m'empêche de dormir (...). Avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison", Cette déclaration n'avait pas été désavouée par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, révélant ainsi l'influence des syndicats de police au sein de cette administration. Les magistrats, de leur côté, dénonçaient l'ingérence de ces autorités dans une affaire en cours.

La décision rendue par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence revêt donc une importance particulière, et elle témoigne de l'indépendance de la magistrature qui, précisément, refuse de céder aux pressions. Mais on ne doit pas s'y tromper. Ce n'est pas la magistrature qui sort vainqueur de ce combat, c'est le principe d'indépendance de la Justice.

Dans les médias, ce débat a été présenté dans des termes très politiques, mais il est intéressant d'observer l'absence totale de rappel des procédures. La détention provisoire n'est pas une décision prise par un magistrat isolé, dans le seul but d'enfermer une personne. Elle répond à des conditions qui doivent être rappelées.

 


 L'anarchiste. Félix Vallotton. 1865-1925

 

A quoi sert la détention provisoire

 

La détention provisoire est une mesure demandée par le juge d’instruction et ordonnée par le juge des libertés et de la détention (JLD). Elle ne peut être décidée qu'après la mise en examen par un juge d'instruction pour un crime ou un délit passible d'une peine d'emprisonnement, à la condition qu'il existe des indices "graves et concordants" permettant de penser que l'intéressé pourrait être l'auteur de l'infraction. Concrètement, la détention permet d'incarcérer une personne non condamnée et donc juridiquement innocente, dans les cas et selon les conditions prévues par la loi. C'est à l’évidence une atteinte très grave à la liberté de circulation, et notamment au principe de présomption d'innocence, surtout si l’on considère que sur 89652 personnes incarcérées au 30 juin 2023, 19991 étaient en détention provisoire. La mise en détention provisoire de M. C. I. a donc été évaluée par ces deux magistrats du siège, et contrôlée par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel.

La mise en détention provisoire donne lieu à une procédure contradictoire qui permet à l'intéressé, et à son conseil, de faire connaître ses arguments pour s'opposer à la détention. De son côté, le JLD doit, dans son ordonnance, exposer les motifs à l'origine de sa décision. 

 

Les motifs de la détention

 

Précisément, les juges ne peuvent pas décider de placer une personne en détention provisoire pour n'importe quel motif. L'article 144 du code de procédure pénale dresse une liste exhaustive de ces motifs, en affirmant que la détention provisoire "ne peut être ordonnée que si elle constitue l’unique moyen"

  • de conserver les preuves et indices matériels ;
  • d’empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en cause ;
  • de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice ;
  • de mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;
  • de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction (depuis la loi du 5 mars 2007, ce critère ne concerne plus que les crimes).

Même si de tels motifs justifient une détention provisoire, le juge peut choisir une autre procédure pour répondre à ces impératifs, comme le placement sous contrôle judiciaire ou l'assignation à résidence avec surveillance électronique.

Dans le cas du M. C. I., la Chambre de l'instruction confirme le bien-fondé des motifs mentionnés dans l'ordonnance du JLD. 

D'une part, il s'agit de prévenir toute concertation frauduleuse entre les policiers mis en examen, motif mentionné dans les réquisitions de l’avocat général qui avait demandé le maintien en détention. Celui-ci a rappelé que la garde à vue n'avait pas permis d'établir complètement le rôle de chacun des policiers ayant participé aux faits. La Chambre de l'instruction mentionne d'ailleurs "l'incohérence des déclarations initiales" de celui qui a été placé en détention provisoire. Cet élément est d'ailleurs renforcé par des nouvelles déclarations par lesquelles il reconnaît avoir tiré avec un LBD.

D'autre part, l'ordonnance du JLD, confirmée par la Chambre de l'instruction, mentionne le risque de pressions sur les témoins et les victimes. Ce risque devrait évidemment disparaître lorsque les faits auront été clairement établis. Ce n'est manifestement pas encore le cas, puisque l'intéressé a fait tout récemment de nouvelles déclarations qui devront donner lieu à des vérifications. 

 

L'égalité devant la loi

 

On observe que la nécessité de protéger la personne mise en examen n'est pas mentionnée dans l'ordonnance, mais on ne peut s'empêcher de penser que ce motif n'est pas nécessairement absent, même si les deux autres suffisent à justifier la détention provisoire. En effet, nul n'ignore que les forces de police sont trop souvent considérées comme des cibles par des délinquants qui n'hésitent pas à les poursuive jusque dans leur domicile privé. Le policier sur lequel pèse des soupçons de violences volontaires court un risque encore plus grand dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, la décision de la Chambre de l'instruction montre que M. C. I. a été traité par la justice dans les conditions du droit commun. En cela, elle respecte parfaitement le principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

L'existence même de ce principe conduit à s'interroger sur les revendications des syndicats de policiers, voire du DGPN et de certains responsables de partis politiques appelant de leurs voeux une loi nouvelle. Elle aurait pour objet de définir un droit spécifique applicable aux seules forces de l'ordre, leurs membres n'étant plus susceptibles d'être placés en détention provisoire. Un tel texte a évidemment peu de chances de passer le cap du contrôle de constitutionnalité, car il emporte une violation du principe d'égalité.

On peut comprendre la fatigue des forces de l'ordre, confrontées à des émeutes particulièrement violentes et qui ont le sentiment que leur travail n'est pas suffisamment reconnu. La solution passe sans doute par la satisfaction de certaines revendications, notamment en matière de temps de travail, sans doute aussi par une revalorisation de certains emplois. Elle passe aussi par la généralisation des caméras-piétons qui devraient permettre d'établir les faits, sans se fier à des images plus ou moins bricolées, prises par des manifestants et immédiatement diffusées sur les réseaux sociaux. Les syndicats de policiers, en refusant les caméras-piétons, s'opposent à une technique qui jouerait sans doute plus souvent à décharge qu'à charge.

Mais la mise en place d'un régime pénal dérogatoire ne saurait permettre de résoudre la crise. Il présenterait les membres des forces de l'ordre comme des individus dotés d'une sorte d'immunité autorisant n'importe quelle dérive. Il encouragerait la suspicion à l'égard de policiers et de gendarmes qui, dans leur écrasante majorité, sont des citoyens respectueux du droit, et qui font leur métier avec compétence et discernement. Ceux qui défilent en criant "la police tue" ne sont qu'une infime minorité, et les forces de l'ordre bénéficient plutôt du soutien de l'opinion. Un régime particulier pourrait détruire cette confiance.