« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 3 août 2023

Le Fact Checking de LLC : la détention provisoire des policiers et des autres


La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a rendu sa décision le 3 août 2023 : Mis en examen, avec trois de ses collègues, pour violences en réunion par personne dépositaire de l'autorité publique avec usage ou menace d'une arme ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours, le policier de la bac, M. C. I., est maintenu en détention provisoire, au moins jusqu'au 31 août. On se souvient que, dans la nuit du 1er au 2 juillet, le jeune Hedi, âgé de vingt-deux ans, avait été hospitalisé dans un état grave, des blessures lui ayant été infligées lors d'une nuit d'émeutes à Marseille. Les quatre policiers sont soupçonnés d'être les auteurs de ces faits. Après avoir nié toute implication, M. C. I. a reconnu, lors d'une audition du 3 août, avoir effectué un tir de lanceur de balles de défense (LBD).


L'affaire politique


Ce placement en détention provisoire, décidé au lendemain des faits, avait suscité l'irritation de la plupart des syndicats de policiers, et provoqué une sorte de grève larvée, sous la forme notamment d'une multiplication des arrêts maladie. Les policiers avaient reçu un soutien sans faille du Directeur général de la police nationale (DGPN). Celui-ci avait déclaré : "Le savoir en prison m'empêche de dormir (...). Avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison", Cette déclaration n'avait pas été désavouée par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, révélant ainsi l'influence des syndicats de police au sein de cette administration. Les magistrats, de leur côté, dénonçaient l'ingérence de ces autorités dans une affaire en cours.

La décision rendue par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence revêt donc une importance particulière, et elle témoigne de l'indépendance de la magistrature qui, précisément, refuse de céder aux pressions. Mais on ne doit pas s'y tromper. Ce n'est pas la magistrature qui sort vainqueur de ce combat, c'est le principe d'indépendance de la Justice.

Dans les médias, ce débat a été présenté dans des termes très politiques, mais il est intéressant d'observer l'absence totale de rappel des procédures. La détention provisoire n'est pas une décision prise par un magistrat isolé, dans le seul but d'enfermer une personne. Elle répond à des conditions qui doivent être rappelées.

 


 L'anarchiste. Félix Vallotton. 1865-1925

 

A quoi sert la détention provisoire

 

La détention provisoire est une mesure demandée par le juge d’instruction et ordonnée par le juge des libertés et de la détention (JLD). Elle ne peut être décidée qu'après la mise en examen par un juge d'instruction pour un crime ou un délit passible d'une peine d'emprisonnement, à la condition qu'il existe des indices "graves et concordants" permettant de penser que l'intéressé pourrait être l'auteur de l'infraction. Concrètement, la détention permet d'incarcérer une personne non condamnée et donc juridiquement innocente, dans les cas et selon les conditions prévues par la loi. C'est à l’évidence une atteinte très grave à la liberté de circulation, et notamment au principe de présomption d'innocence, surtout si l’on considère que sur 89652 personnes incarcérées au 30 juin 2023, 19991 étaient en détention provisoire. La mise en détention provisoire de M. C. I. a donc été évaluée par ces deux magistrats du siège, et contrôlée par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel.

La mise en détention provisoire donne lieu à une procédure contradictoire qui permet à l'intéressé, et à son conseil, de faire connaître ses arguments pour s'opposer à la détention. De son côté, le JLD doit, dans son ordonnance, exposer les motifs à l'origine de sa décision. 

 

Les motifs de la détention

 

Précisément, les juges ne peuvent pas décider de placer une personne en détention provisoire pour n'importe quel motif. L'article 144 du code de procédure pénale dresse une liste exhaustive de ces motifs, en affirmant que la détention provisoire "ne peut être ordonnée que si elle constitue l’unique moyen"

  • de conserver les preuves et indices matériels ;
  • d’empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en cause ;
  • de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice ;
  • de mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;
  • de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction (depuis la loi du 5 mars 2007, ce critère ne concerne plus que les crimes).

Même si de tels motifs justifient une détention provisoire, le juge peut choisir une autre procédure pour répondre à ces impératifs, comme le placement sous contrôle judiciaire ou l'assignation à résidence avec surveillance électronique.

Dans le cas du M. C. I., la Chambre de l'instruction confirme le bien-fondé des motifs mentionnés dans l'ordonnance du JLD. 

D'une part, il s'agit de prévenir toute concertation frauduleuse entre les policiers mis en examen, motif mentionné dans les réquisitions de l’avocat général qui avait demandé le maintien en détention. Celui-ci a rappelé que la garde à vue n'avait pas permis d'établir complètement le rôle de chacun des policiers ayant participé aux faits. La Chambre de l'instruction mentionne d'ailleurs "l'incohérence des déclarations initiales" de celui qui a été placé en détention provisoire. Cet élément est d'ailleurs renforcé par des nouvelles déclarations par lesquelles il reconnaît avoir tiré avec un LBD.

D'autre part, l'ordonnance du JLD, confirmée par la Chambre de l'instruction, mentionne le risque de pressions sur les témoins et les victimes. Ce risque devrait évidemment disparaître lorsque les faits auront été clairement établis. Ce n'est manifestement pas encore le cas, puisque l'intéressé a fait tout récemment de nouvelles déclarations qui devront donner lieu à des vérifications. 

 

L'égalité devant la loi

 

On observe que la nécessité de protéger la personne mise en examen n'est pas mentionnée dans l'ordonnance, mais on ne peut s'empêcher de penser que ce motif n'est pas nécessairement absent, même si les deux autres suffisent à justifier la détention provisoire. En effet, nul n'ignore que les forces de police sont trop souvent considérées comme des cibles par des délinquants qui n'hésitent pas à les poursuive jusque dans leur domicile privé. Le policier sur lequel pèse des soupçons de violences volontaires court un risque encore plus grand dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, la décision de la Chambre de l'instruction montre que M. C. I. a été traité par la justice dans les conditions du droit commun. En cela, elle respecte parfaitement le principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

L'existence même de ce principe conduit à s'interroger sur les revendications des syndicats de policiers, voire du DGPN et de certains responsables de partis politiques appelant de leurs voeux une loi nouvelle. Elle aurait pour objet de définir un droit spécifique applicable aux seules forces de l'ordre, leurs membres n'étant plus susceptibles d'être placés en détention provisoire. Un tel texte a évidemment peu de chances de passer le cap du contrôle de constitutionnalité, car il emporte une violation du principe d'égalité.

On peut comprendre la fatigue des forces de l'ordre, confrontées à des émeutes particulièrement violentes et qui ont le sentiment que leur travail n'est pas suffisamment reconnu. La solution passe sans doute par la satisfaction de certaines revendications, notamment en matière de temps de travail, sans doute aussi par une revalorisation de certains emplois. Elle passe aussi par la généralisation des caméras-piétons qui devraient permettre d'établir les faits, sans se fier à des images plus ou moins bricolées, prises par des manifestants et immédiatement diffusées sur les réseaux sociaux. Les syndicats de policiers, en refusant les caméras-piétons, s'opposent à une technique qui jouerait sans doute plus souvent à décharge qu'à charge.

Mais la mise en place d'un régime pénal dérogatoire ne saurait permettre de résoudre la crise. Il présenterait les membres des forces de l'ordre comme des individus dotés d'une sorte d'immunité autorisant n'importe quelle dérive. Il encouragerait la suspicion à l'égard de policiers et de gendarmes qui, dans leur écrasante majorité, sont des citoyens respectueux du droit, et qui font leur métier avec compétence et discernement. Ceux qui défilent en criant "la police tue" ne sont qu'une infime minorité, et les forces de l'ordre bénéficient plutôt du soutien de l'opinion. Un régime particulier pourrait détruire cette confiance.


 

samedi 29 juillet 2023

Le Fact Checking de LLC : Discours délirant sur les squatteurs


Évènement tout-à-fait exceptionnel, le Conseil constitutionnel publie, le 29 juillet 2023, un communiqué par lequel il "infirme de fausses interprétations données à sa décision du 26 juillet 2023 sur la loi visant à protéger les logements contre l'occupation illicite". Depuis la publication de cette décision en effet, les réactions se multiplient. Les uns affirment, en particulier dans Le Figaro, que "un squatteur peut désormais attaquer le propriétaire, si le bien squatté est mal entretenu". Eric Zemmour, quant à lui, déclare sur Twitter que "les petits juges mettent les policiers en prison et libèrent les délinquants. Les grands juges persécutent les propriétaires et protègent les squatteurs". Voilà donc le Conseil constitutionnel accusé de favoriser les squatteurs, et de mépriser le droit de propriété. 

Le problème est que ces propos relèvent du discours militant, et il semble que leurs auteurs n'aient même pas cru bon de lire la décision du 26 juillet 2023. C'est bien dommage car cela leur aurait évité de dire n'importe quoi.

 

La loi du 27 juillet globalement validée

 

Le Conseil constitutionnel valide en effet l'essentiel de la loi du 27 juillet 2023. Celle-ci s'inscrit dans un mouvement législatif qui s'emploie à faciliter l’expulsion des occupants sans titre. Déjà, la loi du 7 décembre 2020, dite loi ASAP d’accélération et de simplification de l’action publique avait permis au propriétaire d’obtenir une évacuation forcée dans les 48 heures après sa demande. 

L'apport de cette loi est de permettre l'expulsion sur le fondement d'une décision administrative prise par le préfet. Cette procédure constitue, en soi, une protection du propriétaire qui n'a plus besoin de solliciter l'intervention du juge judiciaire, avant de solliciter le concours de la force publique, qui était loin d'être toujours garanti. Il peut désormais obtenir une évacuation forcée dans les 48 heures après sa demande. On observe que le Conseil constitutionnel, accusé de protéger les squatteurs, a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)  du 23 mars 2023, Mme Nacéra Z.

La loi du 27 juillet 2023, celle qui est à l'origine de la décision du 26 juillet 2023, ne fait que compléter la loi ASAP. Elle durcit les sanctions pénales prononcées contre les squatteurs, portées à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende, et étend la procédure d'expulsion à l’occupation des locaux professionnels et des résidences secondaires. Elle fait disparaître toute possibilité pour un occupant sans titre d'obtenir du juge des délais renouvelables pour faire obstacle à l'expulsion. Enfin, elle réduit de deux mois à six semaines, le délai de la prise d'effet de la clause de résiliation de plein droit du contrat de location pour défaut de paiement du loyer ou des charges ou non-versement du dépôt de garantie. 

Toutes ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel et il suffisait de lire la décision pour comprendre qu'elles sont favorables au propriétaire victime d'une occupation sans titre. Hélas, les commentateurs, du moins certains d'entre eux politiquement très actifs, n'ont vu que l'inconstitutionnalité de l'article 7, sorte d'aubaine politique permettant de dénoncer un Conseil constitutionnel méprisant les droits des propriétaires. Sans doute ont ils lu le texte un peu trop rapidement, car ils n'ont pas compris le fondement de cette inconstitutionnalité.

 


 Je ne peux plus rentrer chez moi. Charles Aznavour. 1964

 

L'article 7 de la loi  


L'article 7, désormais annulé, modifiait l’article 1244 du code civil. Il libérait le propriétaire d’un bien immobilier occupé illicitement de son obligation d’entretien et l'exonérait de sa responsabilité en cas de dommage résultant d’un défaut d’entretien de ce bien. Cette disposition avait pour effet de faire peser l'obligation d'entretien sur l'occupant illicite, par hypothèse en situation précaire. De cette situation, les auteurs de la saisine, parlementaires Nupes, déduisaient une atteinte au droit de disposer d'un logement décent, à la dignité de personne. Ils invoquaient aussi une discrimination entre les victimes, locataires ou occupants sans titre.

Le Conseil rend, sur ce point, une décision nuancée. Il rappelle sa jurisprudence classique, formulée dès sa décision du 22 octobre 1982. Elle s'appuie sur l'article 4 de la Déclaration de 1789, selon lequel « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».  De cette disposition découle le principe qui veut que "tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Le principe de responsabilité a donc un fondement constitutionnel, ce qui n'interdit pas au législateur de lui apporter des limitations. Dans sa décision du 7 septembre 2017, le Conseil précise toutefois que ces limitations ne doivent pas entrainer une "atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs" ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel effectif.

Le Conseil affirme d'abord que ces exigences ne font pas obstacle à ce que le législateur institue, pour un motif d'intérêt général, un régime de responsabilité de plein droit. Il ajoute qu'en l'espèce, ce régime de responsabilité répond bel et bien à un motif d'intérêt général, puisqu'il voulait faciliter l'indemnisation des victimes de dommages causés par la ruine d'un bâtiment. Mais, appliquant sa jurisprudence antérieure, il précise que cette évolution du droit ne doit pas entraîner une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'être indemnisées du préjudice subi. Or précisément, la rédaction de cette disposition a pour conséquence une telle atteinte.

Le Conseil observe ainsi que l'article 7 était bien mal rédigé. Le bénéfice de l’exonération de responsabilité était accordé au propriétaire du bien pour tout dommage survenu au cours de la période d’occupation illicite, sans aucune précision sur l'imputabilité. Le défaut d'entretien devait-il être imputable à l'occupant sans titre ? Ce serait logique, mais l'article 7 ne donnait aucune précision sur ce point. De même, la loi était muette sur la question du comportement de l'occupant. Avait-il fait obstacle à la réalisation des réparations nécessaires, ou pas ?

Plus grave encore, l'article 7 ne faisait aucune distinction entre les victimes de dommages. Il ne semble envisager que la situation des occupants sans titre, mais il oublie que des tiers peuvent aussi être victimes, le visiteur occasionnel, le facteur qui apporte le courrier, voire les camarades de classe des enfants. Dans leur cas, l'article 7 devenait une véritable catastrophe : le seul patrimoine responsable était en effet celui du squatteur qui, par hypothèse, est plus ou moins insolvable, et généralement dépourvu d'assurance habitation. Sans oublier, bien entendu que, dans l'hypothèse d'un accident, il risque d'avoir décampé très rapidement après les faits. Dans ce cas, le tiers victime d'un dommage n'aurait plus aucune chance d'obtenir la moindre indemnisation.

L'annulation de l'article 7 a donc pour effet de revenir au statu quo ante, c'est-à-dire à la décision de la Cour de cassation du 15 septembre 2022 qui estime que l'occupation sans titre "ne peut constituer une faute de nature à exonérer le propriétaire du bâtiment au titre de sa responsabilité". Encore faut-il, bien entendu, que le lien de causalité entre le défaut d'entretien et l'accident soit clairement établi.  On est bien loin des commentaires déclarant que le squatteur peut désormais saisir le juge pour faire exécuter toutes les réparations utiles aux frais du propriétaire. Il est donc souhaitable qu'une nouvelle rédaction de l'article 7 soit votée, précisant dans quelles conditions pourra être accordé le bénéfice de l'exonération et prenant en considération l'intérêt des tiers.

 


jeudi 27 juillet 2023

Le député dépité


Dans un arrêt du 24 juillet 2023, le Conseil d'État se déclare incompétent pour connaître de la sanction infligée à un député par l'Assemblée nationale. En l'espèce, l'anonymisation des décisions de justice a quelque chose de comique. Le juge administratif appelle le requérant M. B. A., mais nul n'ignore le nom du député La France Insoumise (LFI) qui a cru bon de prendre la pose le 9 février 2023, ceint de son écharpe tricolore, posant le pied sur un ballon à l'effigie du ministre du travail. Il a ensuite diffusé ce cliché sur Twitter, et la photo a ensuite été reproduite dans les médias.

La sanction ne s'est guère fait attendre. Dès le lendemain, l'intéressé a été l'objet d'une sanction disciplinaire. La peine infligée est la censure avec exclusion temporaire, c'est-à-dire la plus élevée dans l'échelle des sanctions énoncée à l'article 70 du règlement de l'Assemblée nationale, après le rappel à l'ordre, le rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal et la censure simple. De manière très concrète, le député sanctionné n'a plus le droit de prendre part aux travaux de l'Assemblée durant quinze jours, et se voit privé, pendant deux mois, de la moitié de son indemnité parlementaire. Sur le plan de la procédure, la sanction a été votée par l'Assemblée nationale, sur proposition de son bureau.

Le parlementaire ainsi sanctionné souhaite exercer un recours contre la mesure qui le frappe, mais le Conseil d'État se déclare incompétent.

 

Séparation des pouvoirs et autonomie des assemblées parlementaires


La décision ne surprendra personne. Elle repose sur le principe de séparation des pouvoirs, qui induit le principe d'autonomie des assemblées parlementaire, dont le Conseil d'État a précisé le contenu dans un arrêt du 4 juillet 2003. Il a alors rejeté le recours déposé par Maurice Papon contre une décision du collège des questeurs de l'Assemblée nationale qui avait suspendu le versement de sa pension d'ancien député. Le règlement de la caisse des pensions et de sécurité sociale des députés prévoit en effet une telle sanction en cas de condamnation à une peine infamante ou afflictive. Pour le Conseil d'Etat, le régime de pensions des anciens députés "fait partie du statut parlementaire, dont les règles particulières résultent de la nature de ses fonctions". Ce statut se rattache "à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement".  

Le juge administratif est, avant tout, le juge de l'administration. Les activités du Parlement échappent donc à son contrôle, quand bien même ces activités présenteraient un caractère administratif. Tel est le cas des sanctions infligées aux députés qui, finalement, ressemblent à des sanctions administratives ordinaires. Mais la différence essentielle réside dans le fait qu'elle n'est pas prise par une autorité administrative mais par l'Assemblée nationale. Le principe de séparation des pouvoirs interdit ainsi l'ingérence des juges dans son fonctionnement, et notamment dans les actes liés à la police des séances.
 
Les dispositions du règlement de l'Assemblée nationale relatives aux sanctions ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 11 décembre 2014. Il était alors saisi d'une résolution de l'Assemblée nationale modifiant son règlement.  

Il n'en demeure pas moins que cette décision d'incompétence rendue par le Conseil d'État suscite quelques questions.
 



Les élus insoumis. Les Goguettes. 2017
 

Une double incompétence



Observons d'emblée que le Conseil d'État est, en quelque sorte, doublement incompétent. Il s'appuie certes sur la séparation des pouvoirs et l'autonomie des assemblées parlementaires, ce qui lui permet de ne pas trancher sur le choix du juge. Le requérant a saisi directement le Conseil d'État, estimant sans doute que l'importance de la personnalité en cause, c'est-à-dire lui-même, imposait la saisine de la juridiction suprême de l'ordre administratif. On doit rappeler toutefois que Julien Aubert, sanctionné d'un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal pour avoir donné du "Madame LE Président" à la vice-présidente de l'époque, avait, quant à lui, saisi le tribunal administratif de Paris. Le 24 juin 2015, celui-ci s'était déclaré incompétent sur le fondement de la séparation des pouvoirs, décision confirmée par la Cour d'appel de Paris le 12 juillet 2016. Aucune de ces deux juridictions n'avait renvoyé l'affaire au Conseil d'État. On objectera que le choix du juge est sans importance puisque tous les juges administratifs se déclarent incompétents.
 
Sans doute, mais c'est précisément le problème. La protection de la souveraineté parlementaire est sans doute une nécessité au regard de la séparation des pouvoirs, mais son respect doit-il priver un parlementaire sanctionné de son droit au recours ? 
 

Le droit au recours

 
 
Le droit au recours est pourtant un principe très solidement ancré dans le droit. Il a été consacré par le Conseil d'Etat lui-même dans son arrêt ministre de l'agriculture c. dame Lamotte du 17 février 1950. Il est également garanti par le Conseil constitutionnel qui le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans sa décision du 9 avril 1996. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme se réfère au "droit d'accès à un tribunal", considéré comme un élément du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. 

Elle admet toutefois que des limitations puissent être apportées à ce droit, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). En l'espèce, le respect de la séparation des pouvoirs constitue sans doute un but légitime. Mais la condition de proportionnalité peut-elle être remplie lorsque le système conduit à supprimer totalement le droit au recours ? En effet, le député ne peut saisir le juge, mais il ne peut pas davantage bénéficier d'une procédure de recours interne.
 
Le Conseil d'État expédie quelque peu le moyen reposant sur l'absence de droit au recours. Il affirme d'abord que  "la circonstance qu'aucune juridiction ne puisse être saisie d'un tel litige ne saurait avoir pour conséquence d'autoriser le juge administratif à se déclarer compétent". Il reconnaît donc le déni de justice, c'est-à-dire l'absence de juge compétent, mais considère que ce n'est pas son affaire. Il ajoute ensuite que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme "n'impose pas qu'une parlementaire frappé d'une sanction disciplinaire jouisse d'un droit au recours juridictionnel".

Sur ce point, l'analyse du Conseil d'État est quelque peu rapide. D'une part, la jurisprudence de la CEDH n'impose pas qu'un parlementaire sanctionné jouisse du droit au recours, mais elle ne l'interdit pas non plus. L'absence de jurisprudence n'impose pas de conclure à l'absence de droit au recours. D'autre part, un arrêt Cordova c. Italie du 30 janvier 2003 semble moins péremptoire. La CEDH admet en effet que des limitations peuvent être apportées au droit au recours, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé". Le rapport de proportionnalité est-il raisonnable lorsque le droit au recours est purement et simplement supprimé ?
 
La réponse à cette question est d'autant plus incertaine qu'une solution pourrait être trouvée dans le droit interne, à travers la notion de détachabilité. On pourrait imaginer que les propos d'un député dans l'hémicycle durant le débat parlementaire ne sont pas détachables de la fonction législative et que leur sanction relève exclusivement de l'assemblée. En revanche, les propos tenus dans une manifestation, devant des journalistes ou sur les réseaux sociaux pourraient être tenus comme détachables de la fonction législative. L'éventuelle sanction pourrait alors être contestée devant un juge. C'est ce que proposait le commissaire du gouvernement Vallée dans l'affaire Papon, mais il n'a pas été entendu. De même, peut être serait-il possible de réfléchir à un juge compétent, peut être le Conseil constitutionnel ?

Dans ce genre d'affaire, le problème essentiel est l'indifférence. Un député de droite refuse d'appeler la vice-présidente de l'Assemblée autrement que "madame LE Président", un député LFI prend la pose, le pied posé sur un ballon représentant Olivier Dussopt. D'une certaine manière, les affaires, d'ailleurs peu nombreuses, se ressemblent. Elles ont pour point commun de mettre en évidence l'indigence du débat politique, au mieux de faire sourire, au pire de nourrir l'antiparlementarisme. Mais avec tout cela, personne ne songe sérieusement à consacrer un droit au recours au profit de ces turlupins.
 

lundi 24 juillet 2023

Le Conseil d'État confirme la légalité du contrat d'engagement républicain


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 30 juin 2023 confirme la légalité du contrat d'engagement républicain (CER).  Ce dispositif est prévu par la loi "séparatismes", ou plus exactement la loi "confortant le respect des principes de la République" du 24 août 2021. Il impose aux associations de signer ce contrat d'engagement républicain, préalablement à l'obtention de subventions publiques. Au coeur du CER figure évidemment le respect du principe de laïcité et de l'égalité entre hommes et femmes. 

Dans sa décision du 13 août 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré le CER conforme à la Constitution. Il a estimé que le dispositif ne mettait pas en cause la liberté d'association, particulièrement protégée par le Conseil depuis sa célèbre décision du 31 juillet 1971. Le Conseil fait justement observer que le CER n'a pas pour effet d'encadrer les conditions de constitution d'une association ou la manière dont elle exerce son activité. Libre à elle d'ailleurs de ne solliciter aucune subvention pour échapper à ce contrat. 

Les opposants au dispositif ont alors adopté une autre stratégie, consistant à contester devant le Conseil d'État le décret du 31 décembre 2021 qui organise concrètement le CER. Un bon nombre de syndicats et d'associations parmi lesquelles Droit au Logement, le Gisti et, bien entendu, la Ligue des droits de l'homme ont déposé un recours pour excès de pouvoir contre ce décret. La décision du 30 juin 2023 rejette leur requête.

Parmi les moyens invoqués, deux suscitent l'intérêt. L'un repose sur l'imprécision des termes employés dans le décret, l'autre invoque une ingérence excessive dans la liberté d'association.

 


 La République. Louis Valtat. 1869-1952

 

L'imprécision des termes employés

 

Les groupements requérants soutiennent que le décret impose aux association des contraintes qui sont formulées de manière insuffisamment précise. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) énonce ainsi, par exemple dans l'arrêt du 3 juillet 2008 Koretskyy et autres c. Ukraine, qu'une formulation trop vague, notamment lorsqu'elle n'a pas donné lieu à une interprétation précise par les juges, confère aux autorités une marge d'appréciation excessive. C'est le cas lorsque la liberté d'association est limitée parce qu'elle exerce une "activité politique" et bénéficie de "financements étrangers". Dans sa décision du 14 juin 2022 Ecodefence et autres c. Russie, la CEDH estime que ces notions peuvent donner lieu à des interprétations tendant à limiter de manière excessive la liberté d'association, notamment dans le cas des groupements de protection des droits de l'homme.

Dans le cas du contrat d'engagement républicain, le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé sur le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi "séparatismes" du 24 août 2021. Le Conseil d'État, statuant sur le décret, déclare que les différentes obligations du CER sont définies de manière suffisamment précise et n'excèdent pas celles prévues par la loi.

Le Conseil d'État écarte ainsi, partiellement, les conclusions de son rapporteur public Laurent Domingo. Celui-ci s'était livré à un inventaire des différents engagements imposés aux associations par le CER. Parmi les sept engagements, deux lui semblaient pouvoir être sanctionnés pour défaut de lisibilité.

Le premier engagement concerne le "respect des lois de la République" et impose aux associations de n'entreprendre ni inciter à aucune action "manifestement contraire à la loi". Pour le rapporteur public, cette formule permet de comprendre qu'il s'agit d'une action illégale, mais n'apporte aucune précision sur le degré de gravité qui pourrait conduire au retrait d'une subvention ou à l'abrogation d'un agrément. En clair, une association comme Droit au Logement pourrait se voir sanctionnée pour avoir "installé un campement de tentes sur une place publique", ou un mouvement écologiste parce que ses militants se sont enchaînés aux grilles d'une installation nucléaire, etc. Le rapporteur public estime qu'il n'était pas dans l'intention du législateur d'empêcher des actions dites de "désobéissance civile".

Le Conseil d'État écarte cette analyse comme reposant sur une analyse un peu trop personnelle de l'intention du législateur. Celui-ci ne veut rien d'autre qu'imposer le respect des lois de la République aux associations. Les actions de désobéissance peuvent s'analyser comme un trouble grave à l'ordre public et justifier donc le retrait d'une subvention ou l'abrogation d'un agrément. 

Le rapporteur public considère également comme imprécis l'engagement n° 5, selon lequel « l’association ou la fondation s’engage à agir dans un esprit de fraternité et de civisme ».  En l'état actuel du droit, il rappelle que la notion de fraternité n'a été utilisée qu'une seule fois par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 juillet 2018. Il a, sur son fondement, déclaré inconstitutionnel le délit d'aide au séjour irrégulier. Aux yeux du rapporteur public, cette unique occurrence suffit à épuiser la notion, et laisse entendre que le principe de fraternité ne s'appliquerait qu'aux associations actives dans l'assistance aux étrangers. De même, le rapporteur considère-t-il que la notion de "civisme" est limitée à la participation électorale, une subvention pouvant alors être refusée au seul motif qu'une association inciterait ses membres à l'abstention.

Le Conseil d'État ne se donne pas la peine d'évoquer la légalité de cet engagement n° 5, préférant peut-être ne pas donner trop de visibilité aux conclusions du rapporteur. Il se borne à mentionner que les éventuels refus de subvention ou d'agrément fondés sur la violation du CER donneront lieu à contentieux et qu'il appartiendra au juge administratif de préciser l'étendue des engagements imposés aux associations.


L'ingérence dans la liberté d'association


Le Conseil d'État se fonde sur les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Une ingérence dans la liberté d'association doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime, et se révéler "nécessaire dans une société démocratique". 

Le fondement législatif ne fait aucun doute, puisque le CER figure dans la loi du 24 août 2021. Le but légitime n'est pas davantage contestable, dès lors qu'il s'agit d'assurer le respect "des principes de liberté, d'égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine, ainsi que du caractère laïque de la République, de l'ordre public et des symboles de la République au sens de l'article 2 de la Constitution".

La "nécessité dans une société démocratique" est appréciée par le Conseil d'État à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi "séparatismes". Il observe, de la même manière, que les atteintes à l'ordre public visées par le CER sont celles susceptibles d'entrainer des "troubles graves" et que le retrait d'une subvention n'entraine pas le remboursement de la somme versée pour la période antérieure. Aux yeux du Conseil d'État, l'ingérence dans la liberté d'association est d'autant plus proportionnée qu'elle s'exerce sous son contrôle.

Après la décision du Conseil constitutionnel, il était assez peu probable que le Conseil d'État voit dans le contrat d'engagement républicain une ingérence excessive dans la liberté d'association. De cette décision, on peut déduire que les associations privilégiant les actions illégales devront désormais se poser des questions. Le choix sera difficile entre la revendication d'une désobéissance civile particulièrement... désobéissante, et le choix de continuer à recevoir des subventions. Il est bien probable que l'opinion aura deux motifs de se réjouir, d'une part si des actions illégales permettent d'économiser des subventions inutiles, d'autre part si certains groupements préfèrent conserver une aide financière et recourir à des moyens d'action pacifiques.



Le droit à l'oubli : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 2 § 1 B


jeudi 20 juillet 2023

Les Invités de LLC : Le Président Magnaud et l'état de nécessité

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Nous recevons aujourd'hui le célèbre Président Magnaud, le "bon juge" qui fut président du tribunal de Chateau-Thierry avant d'être élu député radical-socialiste de la Seine. Liberté Libertés Chéries reproduira certainement plusieurs de ses jugements. 

Le premier d'entre eux est la célèbre affaire Louise Ménard, jugée le 4 mars 1898. Cette jeune fille-mère avait volé du pain chez un boulanger de Charly-sur-Marne, parce qu'elle n'avait rien mangé, ainsi que son enfant, depuis deux jours. Cette décision, confirmée par la Cour d'appel d'Amiens le 22 avril 1898, repose sur l'état de nécessité dans lequel se trouve la prévenue. Et c'est finalement le Président Magnaud qui remboursa lui-même le coût du vol au boulanger.



Affaire Louise Ménard, 4 mars 1898

Président Paul Magnaud (1848-1926)



 



 

 

 

TRIBUNAL DE CHATEAU-THIERRY



Audience du vendredi 4 mars 1898.
Présidence de M. Magnaud, Président.
Le Tribunal,

Attendu que Louise Ménard, prévenue de vol, reconnaît avoir pris un pain dans la boutique du boulanger P...; Qu'elle exprime sincèrement ses regrets de s'être laissé aller à commettre cet acte ;

Attendu que la prévenue a a sa charge un enfant de deux ans pour lequel personne ne lui vient en aide et que, depuis un certain temps, elle est sans travail malgré ses recherches pour s'en procurer ; Qu'elle est bien notée dans sa commune et passe pour laborieuse et bonne mère ; Qu'en ce moment, elle n'a pour toute ressource que le pain de deux kilos et les deux livres de viande que lut délivre chaque semaine le bureau de bienfaisance de Charly pour elle, sa mère et son enfant.

Attendu qu'au moment où la prévenue a pris un pain chez le boulanger P..., elle n'avait pas d'argent et que les denrées qu'elle avait reçues étalent épuisées depuis trente-six heures ;  Que, ni elle, ni sa mère n'avalent mangé pendant ce laps de temps, laissant pour l'enfant les quelques gouttes de lait qui étaient dans la maison ; 

Qu'il est regrettable que dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute;

Que, lorsqu'une pareille situation se présente et qu'elle est, comme pour Louise Ménard, très nettement établie, le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi.

Attendu que la faim est susceptible d'enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d'amoindrir en lui, dans une grande mesure, la notion du bien et du mal. Qu'un acte, ordinairement répréhensible, perd beaucoup de son caractère frauduleux, lorsque celui qui le commet n'agit que poussé par l'impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité, sans lequel la nature se re-
fuse à mettre en oeuvre notre constitution physique; 

Que l'intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsqu'aux tortures aiguës résultant d'une longue privation de nourriture, vient se joindre, comme dans l'espèce, le désir si naturel chez une mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge ;

Qu'il en résulte que tous les caractères de la préhension frauduleuse librement et volontairement perpétrée ne se retrouvent pas dans le fait accompli par Louise Ménard qui s'offre à désintéresser le boulanger P..., sur le premier travail qu'elle pourra se procurer ;

Que, si certains états pathologiques, notamment l'état de grossesse ont souvent permis de relaxer comme irresponsables les auteurs de vols accomplis sans nécessité, cette irresponsabilité doit, à plus forte raison, être admise en faveur de ceux qui n'ont agi que sous l'irrésistible impulsion de la faim ;

Qu'il y a lieu, en conséquence, de renvoyer la prévenue des fins dos poursuites, sans dépens et ce, par application de l'article 64 du Code pénal,

Par ces motifs, lo tribunal renvoie Louise Ménard des fins des poursuites, sans dépens.

lundi 17 juillet 2023

Transferts de données vers les États-Unis : vers un arrêt Schrems III ?


L'Américaine Fiona Scott Morton a été nommée économiste en chef à la Direction générale de la concurrence par la Commission européenne. Elle se trouve directement sous l'autorité de la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, celle-là même qui a pour mission de combattre les pratiques anti concurrentielles des Gafam. 

Ce choix suscite bon nombre d'interrogations. D'une part, on peut s'étonner qu'une Américaine, fut-elle très compétente, soit nommée haut fonctionnaire de l'Union européenne, surtout à un poste clef. N'existe-t-il pas d'économistes de talent ayant la nationalité d'un État membre ? D'autre part, Mme Morton a consacré une partie de sa riche carrière à défendre les grands groupes du secteur numérique comme Apple, Amazon et Microsoft,  ce qui lui fait courir un gros risque de conflits d'intérêts. Au-delà même de ces éléments, une question plus globale se pose et on peut se demander si les groupes américains, après avoir utilisé tous les instruments de lobbying possibles pour faire prévaloir leurs intérêts auprès des bureaux n'ont pas tout simplement décidé de les occuper. 

Cette malencontreuse nomination contribue évidemment au considérable déclin de l'image de l'Union européenne. Conçue à l'origine comme l'instrument d'une paix durable entre les États européens, elle apparaît aujourd'hui comme un champ de bataille entre les lobbyistes, au plus grand profit des intérêts américains.

L'affaire Morton fait sans doute passer au second plan un autre problème, finalement de même nature. La Commission européenne vient d'annoncer le 10 juillet 2023, une "décision d'adéquation" qui permet l'échange de données personnelles entre l'Union européenne et les États-Unis, à la suite d'un accord "Data Privacy Framework". Cette formule figure dans l'article 45 du Règlement général de protection des données (RGPD). Il est ainsi rédigé : "Un transfert de données à caractère personnel vers un pays tiers ou à une organisation internationale peut avoir lieu lorsque la Commission a constaté par voie de décision que le pays tiers, un territoire ou un ou plusieurs secteurs déterminés dans ce pays tiers, ou l'organisation internationale en question assure un niveau de protection adéquat. Un tel transfert ne nécessite pas d'autorisation spécifique". La récente "décision d'adéquation" est donc celle par laquelle la Commission constate que les systèmes juridiques européens et américains offrent des niveaux de protection des données personnelles jugés équivalents. 

Mais ces niveaux de protection n'ont jamais été équivalents, ne serait-ce que parce que les fondements juridiques de la protection des données personnelles sont bien différents. Elle est régie au plan européen par le RGPD, texte impératif qui n'interdit d'ailleurs pas aux États d'adopter une législation encore plus protectrice. Aux États-Unis, la protection des données personnelles est assurée par un système de certifications et de codes de conduite auxquels les entreprises déclarent se conformer. Quant aux transferts de données effectués au profit des services de renseignement américains, ils sont demeurés très largement incontrôlés. Les citoyens européens sont évidemment victimes de cette situation, notamment ceux installés aux États-Unis qui ne disposent d'aucune voie de recours sérieuse lorsque leurs données personnelles sont captées, au nom de la sécurité nationale américaine.

Cette différence dans les standards de protection est si importante que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déjà annulé deux décisions d'équation. Elle a été saisie à deux reprises par l'avocat autrichien Maximilian Schrems, l'un des acteurs européens les plus engagés dans la protection des données personnelles. Depuis des lustres, il combat inlassablement ces accords d'équivalence, sans équivalence. Et il a déjà obtenu deux victoires importantes devant la CJUE.

 

Schrems I et le Safe Harbor


Maximilian Schrem a contesté une première décision d'adéquation de la Commission, datée du 26 juillet 2000. A l'époque, elle trouvait son origine dans un premier accord intervenu entre l'UE et les Etats Unis, le Safe Harbor. Maximilian Schrems obtient satisfaction, et la CJUE, dans un premier arrêt du 6 octobre 2015, rendu sur question préjudicielle, déclare cette décision non conforme au droit européen de la protection des données, faisant en quelque sorte exploser le Safe Harbor.

A l'époque, le recours s'appuyait sur la directive du Parlement et du Conseil du 24 octobre 1995, dont l'article 25 précisait que "les Etats membres prévoient que le transfert vers un pays tiers de données à caractère personnel (...) ne peut avoir lieu que si (..) le pays tiers acquiert un niveau de protection adéquat".  

La CJUE remarquait alors que le caractère "adéquat" de la protection américaine relèvait de l'auto-proclamation. Les entreprises américaines déclaraient adhérer aux principes du "Safe Harbor", c'est-à-dire offrir un espace de sécurité aux données personnelles provenant de pays de l'Union européenne. Quant au contrôle, il se faisait par certification. Il ne s'agissait cependant pas d'un système de certification par un organisme indépendant, mais d'un système d'"auto-certification" par laquelle l'entreprise déclarait respecter les principes généraux de protection des données, et se contrôlait elle-même. Enfin, la captation des données par les services de renseignement américains n'était pas même envisagée.

Pas dupe sur l'efficacité du système, la Cour a donc pulvérisé le Safe Harbor. Les lobbys se sont remis au travail, et un nouvel accord a été conclu, le Privacy Shield.



That's Hell Folks. Nathalie Faintouch (née en 1965)

 

Schrems II et le Privacy Shield

 

Entrée en vigueur le 1er août 2016, une seconde décision de la Commission a déclaré l'"adéquation" de la protection des données assurée par l'accord Privacy Shield. Aux termes de cet accord, les firmes américaines pouvaient conduire un nouveau processus d'auto-certification et s'inscrire sur un registre géré par le ministère du commerce américain. Les entreprises européennes étaient alors autorisées à transférer leurs données personnelles aux firmes figurant sur cette liste, une autre décision de la Commission prévoyant des "clauses types" pour ce type d'échanges. C'est ce que faisait Facebook, dont la filiale irlandaise transférait massivement les données des abonnés européens du réseau social à la maison mère américaine.  

Et précisément Maximilian Schrems veillait. Cette fois, il était en conflit ouvert avec Facebook. Invoquant les révélations d'Edward Snowden, il demandait la cessation des transferts de données personnelles de Facebook Irlande à Facebook Etats Unis, dès lors que ces données conservées sur des serveurs américains sont accessibles aux services de renseignements des Etats-Unis, la NSA en particulier. Le requérant s'appuyait une nouvelle fois sur le droit européen de l'époque, c'est-à-dire sur la directive de 1995 sur la protection des données. Quant à Facebook, il invoquait le respect du Privacy Shield.

Saisie par Maximilian Schrems, la Grande Chambre de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a donc invalidé, dans un arrêt du 6 juillet 2020, la nouvelle décision de la Commission déclarant l'"adéquation" de la protection des données assurée par l'accord Privacy Shield.  La seule différence avec l'arrêt Schrems 1 réside dans le fondement juridique retenu par la Cour, puisque, cette fois, le RGPD était en vigueur. Pour le reste, est surtout sanctionnée l'absence de dispositions relatives aux données captées par les services de renseignement américains. Une vague annexe II de la décision d'adéquation se borne à mentionner que des ingérences dans les données personnelles ayant ainsi transité de l'Europe vers les Etats Unis sont possibles, fondées notamment sur "des exigences relatives à la sécurité nationale et à l’intérêt public ou sur la législation interne des États-Unis". Autrement dit, les données des internautes européens pouvaient faire l'objet d'une collecte de masse par l'administration américaine, collecte qui, au regard du droit européen, s'analyse comme une ingérence dans la vie privée.

Toujours pas dupe, la CJUE a donc pulvérisé le Privacy Shield comme elle avait pulvérisé Safe Harbor.

 

Schrems III et le "Data Privacy Framework" ?


La question de la durée de vie de la décision d'adéquation du 10 juillet 2023, et l'on peut supposer que Maximilian Schrems est déjà occupé à peaufiner son recours. 

Il est toujours délicat d'annoncer le succès ou l'échec d'une requête avant qu'elle ait été déposée, et la plus grande prudence s'impose. On s'interroge tout de même sur la manière dont la Commission a géré les échecs des accords successifs, sans finalement tenir compte des observations de la Cour. Car le nouvel accord "Data Privacy Framework"n'est guère plus sérieux que les précédents. Il énonce en toute simplicité que les transferts de données pourront se faire « en toute sécurité de l'UE vers des entreprises américaines participant au cadre », sans nécessité de « mettre en place des garanties supplémentaires en matière de protection des données ».

Quant à l'accès des services de renseignement américains aux données personnelles des internautes européens, la question est régie aux États-Unis par un Executive Order purement cosmétique signé par la Président Biden. Il précise qu'il sera limité à "ce qui est nécessaire et proportionné pour la sécurité nationale". En cas de litige, est prévu "un mécanisme de recours indépendant et impartial". Observons bien qu'il ne s'agit pas d'un tribunal mais d'un "délégué à la protection des libertés civiles" directement issu de la communauté du renseignement. Si celui-ci écarte la requête, l'internaute pourra se tourner vers une "Cour" composée de "membres extérieurs au gouvernement". Observons cette fois qu'il ne s'agit pas nécessairement de magistrats. 

Surtout, et c'est sans doute ce qui fera le plus frémir Maximilian Schrems, l'Exécutive Order énonce que la surveillance de masse prévue par le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA Act) est "proportionnée" en vertu d'une "interprétation américaine" non divulguée. Or le FISA Act permet aux agences américaines de surveiller les communications des étrangers à à l'étranger... Cette "interprétation américaine" non divulguée s'analyse donc comme une gigantesque claque infligée aux Européens qui doivent accepter d'être espionnés au nom des intérêts américains. Bien entendu, la "protection équivalente" ne suppose tout de même pas que les Etats européens puissent espionner les citoyens américains sur leur sol... Il reste à se demander comment la CJUE va apprécier l'insulte.

Evidemment la question essentielle est la suivante : comment la Commission européenne a-t-elle pu accepter le "Data Privacy Framework" . Car il faut qu'il ait été signé, et ceux qui l'ont signé ne pouvaient ignorer qu'il allait à l'encontre des droits les plus élémentaires des citoyens européens en autorisant tout simplement qu'ils soient espionnés par les services américains. La réponse se trouve dans le lobbying, ce qui nous ramène évidemment au cas de Mme Morton. Les États-Unis seraient-ils en traint de faire une OPA hostile sur l'Union européenne ?