Le 9 juin 2023, le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions M. Frédéric L., sur questions prioritaires de constitutionnalité, relatives aux conséquences juridiques d'un don de gamètes. La première, 2023-1052, réaffirme avec force le principe de l'anonymat du tiers donneur. La seconde, 2023-1053, déclare conforme à la Constitution le premier alinéa de l’article 342-9 du code civil qui interdit l'établissement d'un lien de filiation entre l'auteur du don et l'enfant issu d'une opération d'assistance médicale à la procréation.
Ces deux QPC vont dans le même sens. Elles visent à affirmer clairement que les tiers donneurs ne sont que des tiers donneurs et qu'ils n'ont pas vocation à créer un lien familial avec les enfants issus du don. La précision est utile après l'adoption de la loi bioéthique du 2 août 2021 qui modifie quelque peu les procédures Au-delà, et ce n'est guère surprenant, le Conseil constitutionnel récuse l'idée d'un droit d'accès aux origines qui serait considéré comme absolu.
L'anonymat du donneur
L'anonymat est affirmé dans l’article L 1211‑5 du code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d'identifier à la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée ». Cette exigence impose un double secret, d’une part entre le receveur et le donneur, d’autre part à l’égard des tiers.
Il s’agit de protéger la vie privée des intéressés et d’assurer le respect du principe de gratuité. Le secret rend en effet matériellement impossible au receveur et à sa famille de rechercher eux-mêmes un donneur, le cas échéant contre une rémunération clandestine. En matière de dons d'organes, le secret peut être levé pour nécessité thérapeutique, par exemple lorsque le don ne peut être effectué que par un proche du patient.
Dans le cas particulier du don de gamètes, la loi du 2 août 2021 introduit dans le code de la santé publique un article L 2143-6 qui permet à la personne issue du don de saisir une Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur d’une demande d’accès à ces informations. Le Conseil fait observer que ces procédures ne peuvent être mises en oeuvre qu'avec le consentement du tiers donneur, disposition qui fait de l'éventuelle levée de l'anonymat une prérogative dont il est le seul titulaire.
Frédéric L. avait fait un don avant la nouvelle législation, à une époque où la commission n'existait pas. La jurisprudence du Conseil d'État était alors clairement opposée à toute communication de données à la personne née de ce don.
Dans un avis du 13 juin 2013, il avait déjà affirmé que le respect de la vie privée ne saurait être invoqué par le seul enfant issu du don de gamètes, désireux de connaître ses origines. Le donneur peut aussi s'en prévaloir, qui a fait un don gratuit et altruiste de produits de son corps, et qui ne désire pas nécessairement nouer ultérieurement des contacts avec l'enfant ainsi conçu. Sa vie privée et familiale risquerait d'en être bouleversée, d'autant que bon nombre de donneurs sont à l'origine de naissances multiples. Dans un arrêt du 12 novembre 2015, ce même Conseil d'Etat, cette fois en formation contentieuse, a logiquement estimé, conformément à son avis de 2013, que la loi française s'efforce de protéger la vie privée de chacun des acteurs d'une insémination avec donneur (IAD) et ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cette jurisprudence a été confirmée dans une décision qui 28 décembre 2017, qui écarte la demande d'un requérant, qui souhaitait connaître l'identité du donneur à l'origine de sa naissance.
En l'espèce, le Conseil constitutionnel est confronté, comme bien souvent, à un conflit de normes. Le schéma est certes inversé par rapport à la situation habituelle, puisque c'est le donneur qui invoque sa vie privée pour identifier la personne dont il a permis la naissance. Cette dernière, à l'inverse, invoque sans doute sa vie privée pour refuser une telle communication. Mais le conflit de normes est identique lorsque c'est l'enfant issu du don qui demande accès à l'identité du donneur.
Pour le Conseil constitutionnel, l'intervention de la loi du 2 août 2021 ne change rien à la situation antérieure : le donneur peut demeurer totalement anonyme, sauf s'il donne son consentement à la communication de données identifiantes à la personne née de son don. Il demeure le seul et unique maître de sa décision, et le Conseil précise même qu'il ne doit pas subir des "demandes répétées" visant à lever son anonymat. Du côté de la personne née du don, elle peut également refuser une demande d'identification formulée par le donneur.
Sur ce point, le Conseil se situe dans la droite ligne d'une jurisprudence européenne élaborée à propos de la situation très proche des enfants nés "sous X". Dans sa célèbre décision Odièvre c. France du 13 février 2003, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que la vie privée de la mère doit être protégée et qu'elle est fondée à réclamer un anonymat absolu. La loi du 22 janvier 2002 met tout de même en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP.) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines ou par les femmes ayant accouché "sous X", au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné au double consentement de la femme et de la personne née sous ce régime d'anonymat. La connaissance des origines n’est donc pas le produit d’un droit dont l’enfant serait titulaire, mais d’une rencontre entre deux volontés.
La loi bioéthique de 2021 s'est largement inspirée de ce dispositif. La Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur reçoit les demandes d'accès aux données identifiantes et les transmet soit au donneur, soit à la personne née du don. Chacun d'entre eux peut, s'il le souhaite, faire connaître son identité. L'éventuelle communication des données est aussi une rencontre entre deux volontés.
"Marie-Thérèse, ne jurez pas !"
La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatilliez. 1988
Le lien de filiation
Dans sa seconde QPC, le Conseil déclare conforme à la Constitution les dispositions de l'article 342-9 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 2 août 2021 : « En cas d’assistance médicale à la procréation nécessitant l’intervention d’un tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de l’assistance médicale à la procréation". Frédéric L. reproche à ces dispositions d'interdire tout établissement d'un lien de filiation, y compris adoptive avec l'enfant né d'un don. A ses yeux, il s'agit d'une violation de son droit de mener une vie familiale normale.
Le Conseil commence par énoncer que le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas le droit, pour le tiers donneur, à l’établissement d’un lien de filiation avec l’enfant issu de son don. Sur ce point, il n'a pas besoin de se livrer à une analyse de fond. Il se borne à affirmer qu'aucune interprétation jurisprudentielle n'a jamais interdit d'établir un lien de filiation par adoption, entre le donneur et la personne née de son don. Les dispositions du Code civil sont la conséquence de la protection de l'anonymat du donneur, mais l'hypothèse d'un double consentement à la communication de données identifiantes n'a pas encore été envisagée par la jurisprudence. Rien ne permet de penser que, dans ce cas, particulier, l'établissement d'un lien de filiation serait écarté.
Dans l'état actuel du droit cependant, le Conseil déclare conforme à la Constitution une disposition qui entend préserver la filiation entre l’enfant et le couple ou la femme qui a eu recours à l’assistance médicale à la procréation. L'interdiction de l'établissement d'un lien de filiation n'a pas d'autre objet, et cette finalité est conforme à la Constitution.
Ces deux QPC se situent dans la ligne d'une jurisprudence qui se montre particulièrement réticente à l'égard de la reconnaissance d'un droit absolu d'accès aux origines. Certes, on peut comprendre le désir des personnes nées d'un don, ou même celui des donneurs qui veulent, à tout prix, fonder une famille. Mais la reconnaissance d'un tel droit conduirait nécessairement à une diminution considérable du nombre des donneurs. Déjà, la loi de 2021 a suscité leur inquiétude car ils sont généralement peu désireux de connaître le fruit de leur don. L'ouverture de l'assistance médicalement assistée aux femmes, seules ou en couple homosexuels, a encore accru ce besoin de donneurs. Il convient donc de ne pas dissuader un acte gratuit de pure générosité.
L'assistance médicale à la procréation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6 section 3 § 2