« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 12 novembre 2022

Le Fact Checking de LLC : L'Ocean Viking et le droit d'asile


La presse comme le monde politique se sont emparés de l'affaire de l'Ocean Viking, ce navire qui vient d'accoster à Toulon. Les 230 migrants qui étaient à bord et attendaient de pouvoir débarquer depuis vingt-et-un jours, sont donc accueillis dans l'enceinte militaire de la base navale. Comme toujours dans ce type de situation, les opinions se divisent entre ceux qui considèrent ces migrants comme une sorte d'avant-garde du "grand remplacement", et ceux qui, à l'inverse, trouvent scandaleux qu'ils ne soient pas libres de leurs mouvements pour circuler librement en France et dans l'Union européenne.

Ce militantisme, qu'il soit de droite ou de gauche, a pour effet d'opacifier le débat juridique. Le statut juridique de ces 230 personnes mérite pourtant d'être quelque peu éclairci. 


La zone d'attente


Le préfet du Var, par un arrêté publié le 10 novembre 2022 au recueil des actes administratifs de la préfecture, a créé une zone d'attente temporaire. Située sur l'emprise de la base navale de Toulon et sur celle d'un village de vacances EDF de Hyères, elle est provisoire, son fonctionnement étant prévu "pour la période du 11 novembre au 6 décembre 2022".

Cette procédure n'a rien d'illégal. Le placement en zone d'attente est prévu par le Titre IV du Livre III du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Ces zones d'attente concernent les "étrangers qui ne sont pas autorisés à rentrer en France", notamment parce qu'ils sont dépourvus des titres et documents nécessaires. Sur le plan juridique, l'étranger en zone d'attente n'est donc pas considéré comme étant sur le territoire français. Il est précisément en position d'attente d'une décision l'autorisant, ou non, à y pénétrer.

Des zones d'attente permanentes existent dans les aéroports, les gares ou les ports depuis la loi du 6 juillet 1992. Mais elles peuvent aussi être créées, pour une durée limitée, sur les lieux mêmes de la découverte d’un groupe de ressortissants étrangers. En l'espèce, une zone d'attente est donc créée jusqu'au 6 décembre, uniquement destinée aux migrants de l'Ocean Viking. Dans son arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rappelle que ces zones d’attente relèvent de la souveraineté de l’État et que la décision d’y retenir un étranger est prise par la police chargée des contrôles aux frontières. 

Il s'agit donc d'une mesure de police administrative qui n'a rien à voir avec une procédure pénale. Dans une décision du 6 décembre 2019 Mme Saisda C., le Conseil constitutionnel précise que « la décision de refus d'entrée, celle de maintien en zone d'attente et celles relatives à l'organisation de son départ ne constituent pas des sanctions ayant le caractère de punition mais des mesures de police administrative

La durée de rétention, elle aussi, répond à des conditions strictes. La CEDH considère qu’un étranger placé en zone d’attente n’est « privé de sa liberté » au sens de la Convention européenne que s’il y est maintenu au-delà de la durée normale pour répondre à sa demande d’asile. Dans un arrêt Z.A. c. Russie du 21 novembre 2019, elle sanctionne ainsi les autorités russes qui avaient retenu dans l’aéroport de Moscou quatre demandeurs d’asile durant des périodes allant de cinq mois à deux ans. Dans une décision du même jour Ilias et Ahmed c. Hongrie, elle admet en revanche que la Hongrie ait pu retenir les requérants vingt-trois jours dans une zone d’attente située à la frontière serbe, zone qu’ils pouvaient à tout moment quitter pour rentrer en Serbie. 

 

La procédure française répond aux exigences européennes, et le maintien en zone d’attente ne peut dépasser, au maximum, une durée de vingt-six jours. Au-delà des quatre premiers jours, la prolongation ne peut intervenir qu'avec l'accord du juge des libertés et de la détention. L'étranger retenu en zone d'attente a le droit à l'assistance d'un avocat, en particulier pour préparer sa demande d'asile. La zone d'attente n'est donc pas une zone de non-droit. C'est au contraire un espace juridiquement très encadré. Il est certes incontestable que les moyens matériels mis en oeuvre dans ces zones sont loin d'être parfaits, mais le contrôle du juge existe tant sur la procédure que sur la durée de rétention.


Le cadeau de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1974

Le droit d'asile

 


La presse affirme que tous les passagers de l'Ocean Viking ont l'intention de demander l'asile et donc d'obtenir la qualité de réfugié. Ils peuvent certes demander, mais l'obtention de la qualité de réfugié n'est pas simple. Rappelons qu'il existe trois fondements distincts au droit d'asile.


Le droit d’asile constitutionnel figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, repris dans l’article L511-1 ceseda. Il affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Le droit d’asile concerne donc une personne qui a effectivement subi des persécutions, principe confirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993.

 

Le droit d’asile conventionnel trouve son origine dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951, à laquelle la France est partie. Elle énonce que le terme « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est donc accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions. 

 

La distinction entre le droit d’asile constitutionnel qui repose sur une persécution effective, et le statut de réfugié conventionnel qui est accordé en cas de menace de persécution est aujourd’hui assouplie, d'autant que le titre de séjour accordé à celui qui obtient le droit d'asile est de dix ans dans les deux cas.

 

Enfin La « protection subsidiaire », mise en place par la loi du 10 décembre 2003, est destinée aux étrangers qui sont menacés de persécutions, sans toutefois entrer dans l’un des cadres juridiques précédemment définis. C’est le cas de ceux qui ont à redouter une violence généralisée liée à un conflit armé. Ils doivent alors établir qu’ils ne peuvent pas se voir reconnaître la qualité de réfugié sur d’autres fondements. 

 

Sur le plan procédural, le droit tend à l’unification des différents régimes juridiques. L’étranger ne fait qu’une seule demande auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Cette institution détermine elle-même la nature de la protection dont il peut bénéficier et lui accorde, ou non, la qualité de réfugié au regard des persécutions qu’il invoque. La décision, si elle est négative, peut faire l’objet d’un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), puis, le cas échéant, d’un contrôle de cassation par le Conseil d’État. 

 

Dans le cas des passagers de l'Ocean Viking, c'est l'OFPRA qui va venir jusqu'à eux.  

 

 

La demande d'asile à la frontière

 

 

La procédure qui va être appliquée est celle du droit commun de l'asile dit "à la frontière". Instaurée en 1982, elle a pour objet d'autoriser ou non l'entrée sur le territoire des ressortissants étrangers qui se présentent aux frontières démunis des documents requis pour y être admis. 

Contrairement à ce qu'affirmait le préfet du Var, il ne s'agit pas d'une procédure accélérée, mais sans doute voulait-il simplement affirmer sa volonté de gérer ces dossiers aussi rapidement que possible ? Quoi qu'il en soit, le rôle de l'OFPRA consiste alors à auditionner les intéressés pour s'assurer que leur demande d'asile n'est pas "manifestement infondée". L'interrogatoire porte alors sur la crédibilité de la demande d'asile en ce qui concerne le risque allégué de persécutions.

Si la demande apparaît non crédible, la présence de l'intéressé dans la zone d'attente permet son éloignement rapide. Si, au contraire, la demande semble pouvoir être examinée, la police aux frontières délivre à l'intéressé une autorisation provisoire de huit jours, sorte de sauf-conduit, qui lui permet de faire une demande d'asile formelle auprès de la préfecture. Cette demande sera ensuite instruite conformément au droit commun. Cette autorisation de déposer une demande n'a aucune incidence sur la décision finale, qui peut aussi bien accorder que refuser la qualité de réfugié.

Le ministère de l'Intérieur annonce déjà que seize représentants de l'OFPRA vont rejoindre la zone d'attente de Toulon pour effectuer 90 auditions par jour. L'idée est sans doute de gérer l'instruction des demandes dans le délai des quatre jours de rétention initiale en zone d'attente. 
 
En théorie, tout semble relativement simple et bien encadré par le droit. Mais la mise en oeuvre pratique de la procédure laisse subsister de larges incertitudes. Comment renvoyer les déboutés du droit d'asile vers des États qui n'ont pas envie de les accueillir ? Comment éviter que ceux qui auront le droit de déposer une demande d'asile disparaissent dans la nature pendant le délai de huit jours qui leur sera accordé ? Ces questions sont finalement celles qui se posent depuis bien longtemps et qui concernent le droit des réfugiés dans son ensemble. Les 230 migrants de la zone d'attente de Toulon ne sont qu'une goutte d'eau dans l'Ocean Viking.

 

Zones d'attente : Chapitre 4 Section 2 § 2 C du manuel sur internet

jeudi 10 novembre 2022

Le téléphone passe aux aveux


L'Assemblée plénière de la Cour de cassation déclare, dans un arrêt du 7 novembre 2022, que le refus de communiquer le code de déverrouillage de son téléphone aux forces de police durant une garde à vue constitue, en soi, une infraction distincte de celle pour laquelle la personne était poursuivie.

Les faits à l'origine de l'affaire constituent le lot quotidien d'un commissariat ou d'une gendarmerie. Une personne, arrêtée en possession de stupéfiants, est placée en garde à vue. Elle refuse alors de communiquer le code de ses deux téléphones, dont on soupçonne qu'ils sont utilisés dans le cadre d'un trafic de drogue. L'intéressé est certes condamné pour les faits liés à ce trafic, mais une seconde condamnation est également prononcée. Celle-là repose sur l'article 434-15-2 du code pénal qui punit de trois ans d'emprisonnement de 270 000 € le fait de refuser de remettre aux autorités judiciaires "la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit". Dans l'hypothèse où cette remise aurait pu permettre d'éviter la commission d'une infraction, la peine est portée à cinq ans et 450 000 € d'amende.

 

Nature juridique du code de déverrouillage

 

Pour le requérant, le code de déverrouillage de son téléphone ne s'analyse juridiquement pas comme une "convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie", et ne saurait donc fonder l'infraction prévue à l'article 434-15-2 du code pénal. L'article 29 al. 1 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique donne une définition du "moyen de cryptologie" comme "tout matériel ou logiciel conçu ou modifié pour transformer des données, à l'aide de conventions secrètes (...). Ces moyens de cryptologie visent principalement à garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données, en permettant d'assurer leur confidentialité, leur authentification ou le contrôle de leur intégrité". La définition est intéressante mais ne nous éclaire pas vraiment sur son application, ou non, au code d'un téléphone.

Le tribunal correctionnel a relaxé le requérant, ce qui a immédiatement suscité un appel du parquet. La Cour d'appel de Douai a pourtant confirmé la relaxe, considérant que le code n'est pas une « convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie » . A ses yeux, il ne sert pas à décrypter des données, mais seulement à débloquer l'écran d'accueil pour, ensuite, accéder aux données. Ce saucissonnage de l'opération n'a pas été apprécié par la Chambre criminelle qui a cassé l'arrêt le 13 octobre 2020, renvoyant l'affaire à Douai. Mais la cour d'appel a persévéré dans son interprétation, et dans la décision de relaxe du requérant, suscitant cette fois l'intervention de l'Assemblée plénière.


 


 Allo Tonton. Fernand Raynaud. 1970
 

L'arrêt du 7 novembre 2022 a donc pour effet d'imposer aux juges du fond une toute autre définition de la  « convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie ». Pour l'assemblée plénière de la Cour de cassation, le code de déverrouillage de l'écran d'accueil constitue une « convention de déchiffrement", si précisément son activation a pour effet de mettre au clair les données cryptées que contient l'appareil, ou auxquelles il est susceptible de donner accès. Or, il est évident qu'aujourd'hui la plupart des smartphones permettent d'accéder à un ensemble considérable de données, par exemple celles figurant sur le Cloud géré par l'utilisateur. 

Cette analyse technique est renforcée par l'usage délictueux qui peut être fait d'un smartphone. Celui-ci peut en effet être utilisé pour gérer un trafic de drogues, prendre les commandes, communiquer avec les clients, gérer les stocks, voire surveiller en réseau l'activité policière du quartier. En d'autres termes, l'ouverture du smartphone grâce au code permet aux forces de police de prouver la préparation ou la commission d'une infraction. De fait, pour la Cour, la personne qui refuse de communiquer son code peut être poursuivie et condamnée sur le fondement de l'article 434-15-2 du code pénal.

Cette résistance de la cour d'appel avait, en l'espèce, quelque chose d'un combat d'arrière-garde. 

 

Un combat d'arrière-garde

 

Elle n'allait guère dans le sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision QPC du 30 mars 2018, M. Malek B., il déclare constitutionnelles les dispositions de l'article 434-15-2 du code pénal. D'une part, il estime qu'elles poursuivent des objectifs de valeur constitutionnelle que sont la prévention des infractions et la recherche de leurs auteurs. D'autre part, le Conseil observe que l'obligation de donner le code de verrouillage d'un téléphone n'emporte aucune présomption de culpabilité et que l'opération n'a pas pour objet d'obtenir des aveux. Il s'agit seulement de déchiffrer des données cryptées qui figurent déjà sur un support. 

De même, l'article 434-15-2 du code pénal ne saurait être considéré comme contraire à la Convention européenne des droits de l'homme, et notamment au droit au juste procès garanti par son article 6. Il n'entraine en effet aucune atteinte aux droits de se taire et de ne pas s'auto-incriminer, principes déjà affirmés par la Cour de cassation, dans son arrêt du 10 décembre 2019.

La décision rendue le 7 novembre 2022 témoigne ainsi de l'évolution de la perception juridique de cet étrange instrument qu'est le téléphone. A une époque pas si lointaine, il n'était que le vecteur de conversations privées, et il semblait logique qu'elles soient couvertes par le secret de la correspondance, sans pour autant être à l'abri des investigations judiciaires, voire des écoutes administratives.  Aujourd'hui, le smartphone a une fonction bien plus large. S'il demeure un outil de conversations privées, il est aussi un second bureau, un espace de conservation de données, un accès à l'internet mondial. A ce titre, il n'est pas illogique qu'il soit ouvert aux investigations, à une forme nouvelle de perquisitions. En d'autres termes, nous ne parlons plus vraiment dans notre téléphone. C'est le téléphone qui parle pour nous.


La garde à vue : Chapitre 4 Section 2 § & B du manuel sur internet

samedi 5 novembre 2022

La CEDH abdique devant le Conseil d'État


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu, le 3 novembre 2022, un arrêt Dahan c. France qui ne manquera pas de surprendre ceux qui la considèrent comme une juridiction dont l'objet est de garantir un standard élevé de protection des libertés dans les pays signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Or, le 3 novembre 2022, la CEDH a certainement rendu un service aux autorités françaises et au Conseil d'État, mais elle n'a pas vraiment rendu un arrêt. C'est désolant, mais il faut parfois dire tristement les vérités tristes.

 

Un requérant ignoré

 

En l'espèce, le requérant a d'abord été ignoré pendant presque neuf années. Il contestait une sanction de mise à la retraite d'office, prononcée par le conseil de discipline du ministère des affaires étrangères en 2011. Son recours a été rejeté par le Conseil d'État dans un arrêt du 13 novembre 2013. Ayant donc épuisé les voies de recours internes, il a alors saisi la CEDH, qui a donc mis presque neuf ans à statuer, sans pourtant lui faire la grâce d'une audience. 

Par cette lenteur, la CEDH viole allègrement sa propre jurisprudence. N'a-t-elle pas affirmé, précisément en matière civile, qu'un litige mettant en cause l'activité professionnelle du requérant, ou sa continuation, ou encore relatif à son licenciement, devait être jugé avec une particulière diligence ? 

Dans un arrêt Frydlender c. France du 27 juin 2000, elle a été saisie d'un recours concernant le refus de renouveler le contrat d'un agent du ministère des finances en poste à l'étranger. En l'espèce, la CEDH a sanctionné la violation du "délai raisonnable", la procédure contentieuse en France ayant duré neuf années et huit mois, dont six à attendre une décision du Conseil d'État. Le malheureux requérant, quant à lui, a passé presque neuf ans à se demander si sa requête n'avait pas tout simplement été oubliée par la CEDH. Sans doute ne se sent-elle pas concernée par sa propre jurisprudence, d'autant que ses manquements au délai raisonnable ne peuvent faire l'objet d'aucune sanction ?

Les causes de cette lenteur sont inconnues. Elle n'est pas le fait du requérant, et l'arrêt montre que les pièces étant transmises en temps et en heure par sa défense. On doit donc en déduire qu'elle est le fait de la Cour elle-même, sans que l'on puisse avoir la moindre information sur ce sujet. Il est évidemment impossible d'envisager un éventuel embarras de la CEDH, appelée à se prononcer sur une sanction infligée à un diplomate qui était alors ambassadeur auprès du Conseil de l'Europe. 

 


 Requérants se rendant à Strasbourg pour saisir la CEDH
 
Le Magicien d'Oz. V. Flemming et K. Vidor. 1939


Un requérant méprisé


Le fond de la décision laisse une impression de mépris total du requérant. La Cour refuse tout simplement d'examiner le moyen essentiel qu'il développait, en rupture totale par rapport à sa propre jurisprudence.

Toute l'affaire reposait sur un manquement à l'impartialité objective commis durant la procédure disciplinaire. Il n'est pas contesté que le directeur général de l'administration (DGA) du ministère a pris l'ensemble des actes concernant le retrait des fonctions de l'intéressé, qu'il s'agisse de son rappel à Paris après une 'évaluation à 360°, ou de la nomination de son successeur. Ensuite, il a établi et signé le rapport, entièrement à charge, demandant la saisine du conseil de discipline et, pour faire bonne mesure, il l'a lui-même présidé et a proposé la sanction, en l'occurrence la mise à la retraite d'office de l'intéressé. Avouons qu'il n'était pas illogique que le requérant estime avoir été victime d'une procédure manquant d'impartialité. Mais voilà, aucun juge ne s'est déclaré compétent pour apprécier ce manquement à l'impartialité objective.

Son recours au Conseil d'État a été rejeté sur le fondement d'une jurisprudence Laniez du 15 mai 1960. Elle limite l'examen de l'impartialité à la seule impartialité subjective. Le Conseil a donc estimé, sans rire, que le principe d'impartialité avait été respecté, dans la mesure où le DGA trop présent s'était néanmoins abstenu de tenir des propos publics "manifestant une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". La question de l'impartialité objective n'avait pas été évoquée par le Conseil d'État. 

Le requérant pouvait espérer qu'elle serait examinée par la CEDH.  Elle considère en principe que l'article 6 § 1 garantit également l'organisation même de l'institution, qui doit apparaître impartiale, et inspirer la confiance. C'est ainsi qu'elle a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, il ne fait guère de doute que la procédure disciplinaire qui a conduit à la sanction du requérant n'a même pas l'apparence de l'impartialité, tant elle est dominée, du début à la fin, par une seule personne, au demeurant très puissante dans l'administration des affaires étrangères. Mais comme le Conseil d'État, la Cour élude le sujet et refuse de se prononcer.

La rédaction du paragraphe 53 l'arrêt laisse sans voix : "(...) Alors même qu'était en cause un droit de caractère civil au sens de l'article 6 § 1, la Cour considère qu'il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de cet article". On doit donc en déduire que la procédure disciplinaire infligée à l'intéressé échappe à tout contrôle de l'impartialité objective. Elle peut être organisée par une seule et même personne jusqu'à la fin. Ce n'est pas le problème de la CEDH.

Sa jurisprudence ne laissait pourtant pas augurer un tel refus de juger. Dans l'arrêt Vilho Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007, la Cour avait énoncé, en grande chambre, les principes généraux gouvernant le contrôle de l'article 6 § 1 en matière civile. Elle affirmait alors que les litiges opposant l'État à ses agents entrent dans le champ d'application de l'article 6, sauf si l'État peut démontrer que deux conditions sont réunies : son droit interne doit avoir interdit aux agents concernés l'accès à un tribunal, et cette dérogation doit reposer sur des motifs liés à l'intérêt de l'État. En l'espèce, il est démontré que le requérant a eu accès à un tribunal, hélas pour lui le Conseil d'État.

Dans la décision Ramos Nunes de Carvalho et Sa c. Portugal du 6 novembre 2018, la Cour déclare que l'article 6 § 1 s'applique à la procédure disciplinaire touchant la requérante, magistrate portugaise. Et elle ajoute que le moyen tiré de l'impartialité objective peut parfaitement être soulevé dans ce type de contentieux, même si, en l'espèce, il a été invoqué tardivement. Dans l'arrêt du 3 novembre 2022, le requérant n'a visiblement pas bénéficié de cette jurisprudence.

Pourquoi ? Le seul élément invoqué par la Cour se trouve dans l'arrêt rendu par le Conseil d'État en novembre 2013. Celui-ci avait alors opéré une évolution jurisprudentielle, passant du contrôle minimum à un contrôle normal en matière disciplinaire. Pour le juge européen, le droit d'accès à un tribunal est donc satisfaisant, et surtout il est suffisant. On doit donc comprendre qu'il suffit d'avoir eu accès un juge pour que les garanties de l'article 6 § 1 soient considérées comme respectées. Sauf que le juge s'est refusé à apprécier un élément essentiel de l'irrégularité de la procédure.

L'évolution jurisprudentielle de 2013 signifie seulement que le Conseil d'État s'autorise désormais à apprécier le bien-fondé de la sanction infligée. Bien entendu, cette avancée jurisprudentielle n'a modifié en rien la situation du requérant, sa sanction ayant été évidemment considérée comme proportionnée. Mais cela permet à la CEDH d'affirmer ensuite, dans l'arrêt du 3 novembre, que cet élargissement du contrôle du Conseil d'État la dispense de se prononcer sur la procédure disciplinaire stricto sensu. Comment peut-on apprécier le bien-fondé d'une sanction sans s'interroger sur la procédure qui l'a précédée ? Sur ce point, aucune réponse n'est donnée au requérant et la question de l'impartialité du conseil de discipline passe à la trappe, comme par magie.

 

Abdication devant le Conseil d'État

 

La CEDH a, dans cet arrêt Dahan c. France, a rendu un service et non pas un arrêt. Mais rendu un service à qui ? Certainement pas au requérant, dont le droit à un juste procès a été triplement bafoué, d'abord devant le Conseil de discipline, ensuite devant le Conseil d'État qui a refusé d'apprécier son impartialité objective, et enfin devant le juge européen qui a abdiqué devant le Conseil d'Etat. Il est clair en effet que le Conseil d'État entend conserver la maîtrise totale du contentieux disciplinaire dans la fonction publique et qu'il n'entend pas y intégrer des principes issus du droit européen. La CEDH a donc accepté de rester en retrait, au risque d'un véritable déni de justice.

Certains pourront se demander pourquoi la CEDH accepte ainsi d'être dessaisie de son contrôle ? Peut-être convient-il d'observer que le juge français au sein de la Cour est précisément un membre du Conseil d'État. Alors même que l'affaire mettait en cause le contrôle exercé par le Conseil d'État, il n'a pas cru bon de se déporter et a probablement su se montrer convaincant. En soi, sa présence n'a rien d'illicite, mais force est de constater qu'elle pose précisément un problème d'impartialité objective. Il est vrai qu'à force d'ignorer l'exigence d'impartialité chez les autres, on finit par l'oublier chez soi.



 


mercredi 2 novembre 2022

Miracle chez les motards : Le Conseil d'État ressuscite un décret


Les promesses électorales n'engagent que ceux qui les croient. Cette maxime bien connue trouve une nouvelle application dans la décision rendue par le Conseil d'État le 31 octobre 2022. De manière très prévisible, le juge déclare illégal le décret du 25 juillet 2022 qui lui-même abrogeait un décret précédent du 9 août 2021


Le contrôle technique, sujet sensible


Pour comprendre le problème, il faut savoir que le décret d'août 2021 instaurait le contrôle technique obligatoire des deux-roues d'une cylindrée égale ou supérieure à 125 cm3, répondant ainsi aux exigences de la directive européenne du 3 avril 2014. Rien de surprenant, si ce n'est que les motards constituent un lobby efficace, et un nombre d'électeurs considérable, surtout si l'on considère que l'élection présidentielle se rapprochait. Ils ont donc protesté bruyamment, et même très bruyamment. 

Le résultat ne s'est pas fait attendre et, dès le 12 août, le ministère des transports annonçait officiellement que "le contrôle technique des deux-roues est suspendu sur demande d'Emmanuel Macron". Suspendu dans son application, mais le décret demeure dans l'ordre juridique. Peut-être convient-il de faire observer que le Président de République n'est pas compétent pour se livrer à de telles ingérences dans le pouvoir réglementaire ? Peu importe, à l'époque, la mise en oeuvre du contrôle technique est repoussée aux calendes, le ministre étant invité à rencontrer les fédérations de motards « à la rentrée pour échanger largement sur les différents sujets les concernant". On a compris que l'idée était de faire durer ces échanges jusqu'aux élections présidentielles.

 

Les malheurs du décret du 9 août 2021 devant les juges

 

Quoi qu'il en soit, par une ordonnance du 17 mai 2022, le juge des référés du Conseil d'État, saisi par différentes association écologistes qui contestaient le calendrier prévu, suspend ce décret, au motif qu'il n'est pas conforme à la directive européenne. Celle-ci prévoyait en effet une entrée en vigueur généralisée au 1er janvier 2022. Mais c'était un peu fâcheux, à quelques mois avant les présidentielles. Le gouvernement avait donc décidé d'échelonner son entrée en vigueur du 1er janvier 2023 au 1er janvier 2026, selon l'ancienneté des véhicules. Par la suite, dans un arrêt du 27 juillet 2022, le Conseil d'État annule finalement ce décret d'août 2021, pour non-conformité à la directive.

Que faire ? Il est bien clair que les motards demeurent un lobby structuré et le gouvernement entend ne pas le contrarier. Sans attendre la trop prévisible annulation par le Conseil d'État, un nouveau décret du 25 juillet 2022 est intervenu, dont l'unique article consiste en l'abrogation du texte du 9 août 2021. 

Pour justifier une mesure aussi radicale, le gouvernement s'engouffrait dans une brèche ouverte dans la directive. Elle autorise en effet les États membres à ne pas mettre en place le contrôle technique des deux-roues si, et seulement si, ils ont mis en place "des mesures alternatives de sécurité routière efficaces, en tenant compte des statistiques pertinentes sur la sécurité routière". L'idée était donc de rédiger un autre texte montrant l'existence de ces mesures.

 


 Le Conseil d'État ressuscite un décret

Résurrection de Lazare. Maître de Coëtivy, circa 1450

 

Le décret est ressuscité

 

Les associations, décidément persévérantes, ont également contesté la légalité de ce nouveau décret d'abrogation. Et précisément la décision du 31 octobre 2022 annule le décret d'abrogation, une nouvelle fois pour non-conformité à la directive de 2014. La rédaction de l'arrêt montre que le dossier transmis par le gouvernement au juge est d'un vide abyssal et que l'éventuelle dérogation au contrôle technique est traitée avec une grande légèreté.

D'une part, les "statistiques pertinentes sur la sécurité routière" sont franchement mauvaises en France. La mortalité des conducteurs de deux-roues y est même particulièrement élevée, si on la compare avec les autres pays de l'UE. Quant aux mesures notifiées à la Commission européenne et transmises au Conseil d'État, elles se bornent à prévoir une réduction des nuisances sonores ou des émissions de polluants, voire à transposer, tardivement, des mesures constituant déjà des obligations imposées par l'Union, comme l'obligation de prévoir un système antiblocage des roues. En tout état de cause, ces mesures ne sauraient être regardées comme des "mesures alternatives de sécurité routière", la plupart n'ayant d'ailleurs aucun impact sur la sécurité.

Si on a bien suivi, on s'aperçoit que l'annulation du décret d'abrogation du 25 juillet 2002 a pour effet immédiat de ressusciter le décret du 9 août 2021 qui est donc censé n'avoir jamais été annulé. A dire vrai, la situation est plutôt comique. Pour avoir voulu donner satisfaction au lobby des conducteurs de deux-roues, le gouvernement parvient à réintégrer dans l'ordre juridique une disposition qui avait suscité l'ire de ce même lobby. Heureusement, la période électorale est passée, et les conducteurs de deux-roues ne constituent plus un électorat qui doit être ménagé. On va peut-être enfin pouvoir se préoccuper de la sécurité routière.



dimanche 30 octobre 2022

Secret des sources : le journaliste, tiers à la procédure


La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 28 octobre 2022 énonce qu'un journaliste, tiers à une procédure pénale, ne peut demander l'annulation d'un acte de procédure emportant une ingérence dans le secret des sources. 

 

L'affaire Rédoine Faïd

 

Nul n'a oublié les faits qui sont à l'origine de cette QPC. Le 1er juillet 2018, Rédoine Faïd, reconnu coupable de multiples braquages de véhicules de transport de fonds, s'évade par hélicoptère de la prison de Réau, en Seine-et-Marne, où il purge une peine de dix-huit années d'emprisonnement. Marie P., journaliste travaillant à l'époque pour BFM, se lancer alors dans une entreprise très particulière, puisqu'il s'agit de réaliser un documentaire sur ce criminel en cavale. Mais, lorsqu'il est finalement repris, en octobre, c'est-à-dire trois mois après son évasion, la journaliste apprend, dans un article du Parisien, qu'elle a fait l'objet d'une surveillance électronique, réalisée avec l'accord du juge en charge de l'information judiciaire. Les enquêteurs espèrent en effet qu'elle obtiendra une interview de Faïd, ce qui permettrait son arrestation. 

Ces espoirs sont demeurés vains, et Faïd a finalement été arrêté à Creil, sa ville natale où il bénéficiait de complicités. Mais Marie P. n'entend pas laisser les choses en l'état. Elle estime que la surveillance dont elle a fait l'objet violait son droit à vie privée et surtout le secret des sources dont elle bénéficie en tant que journaliste. Elle présente donc au juge pénal chargé de l'affaire Faïd, une requête en nullité des actes d'investigation dont elle a fait l'objet. 

 

La décision de renvoi

 

Elle n'obtient pas satisfaction, mais la Cour de cassation accepte néanmoins, dans une décision du 27 juillet 2022, de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les dispositions du code de procédure pénale qui interdisent à un journaliste, qui n'est ni partie à la procédure ni témoin assisté, de saisir la chambre de l'instruction d'une requête en nullité des actes d'instruction portant atteinte au secret des sources. La question du droit au recours est en effet posée, puisqu'un journaliste ne dispose d'aucun moyen juridique pour faire constater par un juge l'illégalité éventuelle des actes d'investigation réalisés en violation du secret des sources, et encore moins pour en ordonner la suppression.

 


 Le journal. Juan Gris. 1916

 

La recherche d'un équilibre

 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision d'octobre 2022, rappelle les articles 170 et 173 du code de procédure pénale qui réservent au juge d'instruction, au procureur de la République, aux parties ou au témoin assisté la possibilité de saisir la chambre de l'instruction aux fins d'annulation d'un acte de procédure. Cette limitation du nombre des personnes habilitées à agir a pour objet de préserver le secret de l'enquête et de l'instruction et de protéger les intérêts des personnes directement concernées.

Aux yeux du Conseil, les journalistes ainsi exclus de la procédure pénale ne sont pourtant pas sans moyens pour faire sanctionner une ingérence injustifiée dans le secret des sources. Ils peuvent porter plainte pour atteinte à ce secret et se constituer partie civile. Cette analyse est exactement celle qu'utilise la Cour de cassation lorqu'elle affirme, dans une jurisprudence jamais remise en cause, qu'un tiers à une procédure pénale n'est pas recevable à demander la nullité d'un acte d'enquête ou d'instruction accompli dans son cadre. L'analyse semble parfaitement logique, et l'on peut comprendre cette volonté de considérer les journalistes comme des tiers à une procédure pénale, au même titre que n'importe quel citoyen, surtout lorsqu'ils ne sont en aucun cas poursuivis. A cela s'ajoute qu'en l'espèce, les sources de la journaliste requérante ne sont pas davantage poursuivies, l'enquête portant exclusivement sur l'évadé de la prison de Réau, avec lequel elle n'a finalement pas eu de contact.


La question du droit au recours


Certes, mais il n'empêche qu'un journaliste ne dispose pas de droit au recours, lui permettant de faire annuler une pièce. Quoi qu'il en advienne, la mesure de surveillance dont il a fait l'objet demeurera dans le dossier, les recours dont il dispose ne pouvant être exercés qu'a posteriori. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), rappelons-le, se montre particulièrement exigeante sur le respect du secret des sources. Elle énonce ainsi, dans l'arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, que « une ingérence dans l'exercice de la liberté de la presse ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public ». Et un arrêt Sanoma Uitgevers B. V. c. Pays-Bas du 14 septembre 2010 affirme que l'éventuelle atteinte au secret des sources des journalistes « doit être entourée de garanties procédurales, définies par la loi, en rapport avec l'importance du principe en jeu ». Or, en l'état actuel du droit, il n'existe aucune procédure permettant de demander la nullité d'un acte d'instruction consistant en l'écoute d'un journaliste. On peut se demander si la CEDH considérerait comme suffisantes les garanties ainsi offertes en droit français.

On peut évidemment se demander ce qui se serait passé si l'affaire avait été jugée au fond. Rien ne permet de penser que les juges auraient, en l'espèce, considéré que l'ingérence dans le secret des sources était excessive au regard de l'objectif d'arrestation des délinquants. Il convient de rappeler, en effet, que le secret des sources n'a rien d'absolu.

La loi du 4 janvier 2010 précise en effet que les autorités peuvent déroger au secret des sources, et donc faire porter leurs investigations sur les communications des journalistes, lors cette dérogation est justifiée par un "impératif prépondérant d'intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi". Les juges exercent un contrôle sur cette proportionnalité. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation a ainsi estimé excessive la communication au procureur de la République des fadettes d'un journaliste du Monde dans le but d'identifier la source qui lui avait communiqué des transcriptions d'enregistrements des conversations téléphonique de Mme Bettencourt. Dans le cas de l'affaire Rédoine Faïd, la situation est bien différente, et on peut penser que la recherche d'un auteur de crimes graves en cavale pourrait aisément s'analyser comme un "impératif prépondérant d'intérêt public".

D'une certaine manière, Marie P. est une victime tardive du lobbying réalisé par la presse en 2016. On se souvient qu'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016, amendement auquel la presse n'était sans doute pas étrangère, avait supprimé la référence à cet '"impératif prépondérant d'intérêt public". La rédaction proposée se bornait à énumérer les infractions au nom duquel il était possible de porter atteinte au secret des sources. En matière criminelle, l'atteinte pouvait être justifiée par le double intérêt de la prévention et de la répression d'une infraction. En matière délictuelle, en revanche, seule la nécessité de prévenir l'infraction pouvait fonder l'ingérence. Surtout, la presse avait alors obtenu un élargissement considérable du nombre des personnes susceptibles d'invoquer le secret des sources, qui n'était plus limité aux journalistes titulaires d'une carte de presse mais pouvait s'étendre aux "collaborateurs de la rédaction", formulation qui permettait à un pigiste ou un stagiaire d'en bénéficier.

Cette conception absolutiste du secret a provoqué la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 novembre 2016, il déclare que le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la recherche des auteurs d'infraction et la prévention des atteintes à l'ordre public". Sans doute une manière élégante d'écarter les effets d'un lobbying si efficace qu'il en était devenu un peu trop visible. En l'état actuel des choses, le secret des sources demeure donc régi par la loi de 2010, texte qui est certainement loin d'être parfait, comme en témoigne la décision du 22 octobre 2022. Il serait peut-être temps de réfléchir à l'évolution des garanties liées au secret des sources en recherchant un équilibre entre les revendications des journalistes et les besoins des juges.


La liberté de presse : Chapitre 9 Section 2 du manuel sur internet

jeudi 27 octobre 2022

Rappel : le français est la langue de la République


Le tribunal administratif de Paris (TA Paris) vient d'enjoindre, dans un jugement du 20 octobre 2022, au ministre de la Santé de ne plus utiliser l'expression "Health Data Hub". Cette formule désigne un projet mis en oeuvre en 2018 par le Président de la République à la suite du rapport Villani sur l'intelligence artificielle. Concrètement, il s'agit de créer un système national centralisé regroupant l'ensemble des données de santé publique, l'intelligence artificielle permettant ensuite d'offrir aux patients des services plus individualisés. 

Le TA Paris n'est pas saisi à propos de la protection des données de santé ou de la détermination de profils de patients. Le requérant est une association Francophonie et Avenir qui se donne pour mission de contribuer à protéger la langue française. Il conteste donc l'emploi de "Health Data Hub", expression qui désigne à la fois une mission de préfiguration d'une plateforme des données de santé et une marque, déposée par le ministre de la Santé. Au plan de la procédure, l'association a demandé au ministre de la Santé de ne plus utiliser cette marque dans l'espace public. En l'absence de réponse, une décision implicite de rejet est née, dont l'association demande l'annulation au tribunal. Elle obtient satisfaction, le tribunal ajoutant à l'annulation une injonction exigeant que cette formulation ne soit plus utilisée.

 

La protection juridique de la langue française


Depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts du 25 août 1539, l'État impose l'usage de la langue française dans les documents officiels :  " Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement".  Ce texte fondateur, rédigé dans une belle langue française, a toujours valeur juridique. 

Elle ne pouvait toutefois être invoquée par l'association requérante, car l'ordonnance de Villers-Cotterêts ne concerne que les procédures et, d'une manière générale, les décisions de justice. La première chambre civile de la Cour de cassation l'a rappelé dans un arrêt du 22 septembre 2016, refusant de s'appuyer sur l'ordonnance de 1539 pour apprécier la régularité du contrat de location d'un dispositif médical accompagné d'une certification rédigée en langue anglaise.

Heureusement, l'association Francophonie et Avenir pouvait utiliser un autre fondement juridique à l'appui de son recours. La loi Toubon du 4 août 1994 impose en effet un usage général du Français, notamment dans les relations commerciales, les publicités, sans oublier les interventions dans les colloques organisés dans notre pays. D'une manière générale, son article 1er mentionne que le Français est "la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics". La loi Toubon a pour finalité de garantir l'application de la révision constitutionnelle intervenue le 25 juin1992. Cette révision ajoute à l'article 2 de la Constitution un alinéa mentionnant que "la langue de la République est le français". L'usage du français est donc une norme de valeur constitutionnelle.

Il n'est pas contestable que ces dispositions, constitutionnelle et législatives, sont essentiellement défensives. Elles ont pour objet de lutter, plus ou moins efficacement, contre une déferlante de la langue anglaise, ou plutôt d'une sorte de globish, version simplifiée de l'anglais destinée à être comprise partout. Le problème est que cet ensemble normatif est bien peu respecté et le tribunal administratif vient fort opportunément en rappeler l'existence. 

 


 Drop moi un mail. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2020

 

Des termes pas du tout intraduisibles

 

Bien entendu, le ministère de la Santé ne s'était jamais préoccupé de la légalité de cet usage de l'anglais, et il a donc dû chercher dans l'urgence quelques éléments juridiques de nature à justifier le nom de sa plateforme. Il a cru les trouver dans l'article 14 de la loi de 1994 qui prévoit que "l'emploi (...) d'une expression ou d'un terme étrangers est interdit aux personnes morales de droit public dès lors qu'il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l'enrichissement de la langue française". Ils invoquent donc devant le juge administratif le caractère intraduisible en français de l'expression "Health Data Hub".

Hélas, quand cela ne veut pas le faire... Il existe précisément une Commission d'enrichissement de la langue française, placée sous l'autorité du Premier ministre. Créée par un décret de 1996, elle a précisément pour objet d'assurer la mise en oeuvre de la loi Toubon en proposant des traductions françaises des mots anglais les plus fréquemment utilisés. Elle s'appuie sur un réseau de dix-neuf groupes d'experts, dans les domaines essentiellement scientifiques et techniques, qui travaillent avec des partenaires institutionnels comme l'Académie des sciences ou l'AFNOR. Une fois qu'une traduction est définie, elle est ensuite validée par l'Académie française.

Dans le cas du "Health Data Hub", le ministère de la Santé n'a pas de chance, car tous les termes utilisés ont donné lieu à traduction. En consultant le site France Terme géré par le ministère de la Culture, on pouvait trouver ces traductions en quelques minutes, en usant d'un simple moteur de recherche. C'est ainsi que "Health" se traduit par "santé, "Data" par "données", et "Hub" par "concentrateur". Avouons que l'on aurait même pu trouver la traduction avec un niveau assez faible en version anglaise. Quoi qu'il en soit le "Health Data Hub" n'est rien moins qu'un "concentrateur de données de santé" et le tribunal administratif entend faire respecter sa décision. 

Le ministère de la Santé avait demandé que, dans l'hypothèse d'une annulation, le juge accepte de déroger à son caractère rétroactif. Autrement dit, il sollicitait la transformation de l'annulation en abrogation, "Health Data Hub"ne disparaissant qu'en 2022, après avoir existé de 2018 jusqu'au jugement du TA Paris. Cette demande est écartée, car le juge ne voit pas de motif sérieux de déroger à la règle du caractère rétroactif de l'annulation contentieuse. Ce n'est pas la plateforme qui est en cause mais son nom. "Health Data Hub" est donc d'abord un outil de communication publique, dépourvu d'effet juridique. Avec l'annulation contentieuse, cette formulation est tout simplement censée n'avoir jamais existé, ce qui est une bonne nouvelle pour la langue française.

"Concentrateur de données de santé", c'est évidemment une formule moins branchée, moins mode. C'est aussi moins obscur, au point que l'usager pourrait même comprendre de quoi il s'agit et s'interroger sur la manière dont on va utiliser l'intelligence artificielle dans la gestion de ses données de santé. En attendant, les managers du ministère de la Santé vont se réunir dans l'open space, débriefer le jugement, faire un brainstorming, et trouver  nouveau process, asap.