« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 12 août 2022

Le juge Alito ou la réaction religieuse en pleine lumière


Un article signé de Linda Greenhouse dans le New York Times du 12 août mentionne, et commente, une conférence prononcée par le juge Samuel Alito, membre de la Cour Suprême américaine. Cette causerie était organisée par la faculté de droit de l'Université Notre Dame, à Rome. Elle ne peut qu'intéresser un lecteur français, car nul n'ignore que notre pays connaît actuellement un retour des querelles religieuses. 

Deux mouvements bien distincts s'affrontent en Europe et dans notre pays, parfois ouvertement, le plus souvent de manière plus larvée. L'un, le plus ancré historiquement dans notre histoire, s'est construit autour du principe de laïcité, incarné dans la loi du 9 décembre 1905. Afin de mettre fin aux querelles religieuses, il entend placer l'État à l'abri de l'influence des religions, et le principe de neutralité constitue l'instrument essentiel de sa mise en oeuvre. L'autre, beaucoup plus récent, est le fruit d'un entrisme du "sécularisme" américain. Initié par des colons souvent persécutés dans leur pays d'origine, il vise, dans une perspective contraire, à protéger les religions des ingérences de l'État. Celui-ci doit se garder de toute mesure qui pourrait être perçue comme hostile à l'égard d'une religion, au point de tolérer des "accommodements" qui autorisent les croyants à afficher leur religion dans l'espace public et  leur milieu professionnel.

Le juge Alito assume pleinement cette approche américaine qu'il pousse à son paroxysme, tout simplement parce qu'il vit dans la peur. Il dénonce le déclin de la pratique religieuse aux États-Unis et l'arrivée de nouvelles valeurs qui n'ont rien à voir avec les valeurs traditionnelles portées par les religions. C'est ainsi qu'il a fulminé une opinion dissidente sous l'arrêt de la Cour Suprême Obergefell v. Hodges, qui reconnaissait, le 26 juin 2015 un droit constitutionnel au mariage des couples de même sexe. Il regrettait alors que ceux qui étaient hostiles à une telle évolution ne puissent que "chuchoter leurs pensées dans le sanctuaire de leur domicile, mais qu'ils ne puissent exprimer leur opinion en public, par crainte d'être traités de bigots et traités comme tels".

On pourrait évidemment s'abstenir d'aller plus loin dans l'analyse et considérer le juge Alito comme prodigieusement réactionnaire, malheureux dans son époque et nostalgique d'une autre, celle où précisément on pouvait punir pour blasphème, voire faire monter sur le bûcher, celles et ceux qui n'étaient pas en harmonie avec la religion dominante. Mais ce serait trop simple car on trouve des échos du propos du juge Alito jusqu'en Europe et dans notre pays.

 

La liberté religieuse

 

Pour le juge Alito, la liberté religieuse est la plus fondamentale des libertés, et elle est menacée. Observons qu'il ne mentionne jamais la liberté de conscience, se référant uniquement au libre exercice du culte. Le droit français, quant à lui, opère une distinction claire entre la liberté de conscience et la liberté de culte. Or la liberté de conscience, celle qu'ignore souverainement le juge Alito, a un champ très large. La croyance en Dieu, quel qu'il soit, n'est qu'une des convictions protégées. Font également l'objet d'une protection, avec la même vigueur, l'agnosticisme et l'athéisme, le droit d'avoir des convictions, et celui de ne pas en avoir. Le libre exercice des cultes est également protégé, mais il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, c'est-à-dire, en France, dans le respect du principe de laïcité.

Précisément l'influence américaine conduit à écarter la liberté de conscience pour se concentrer sur la liberté de culte souvent qualifiée de "liberté de religion" ou "liberté religieuse". Ceux qui n'ont pas de convictions sont alors purement et simplement exclus de l'analyse. Ils sortent de l'écran radar. Lors de la toute récente affaire du burkini de Grenoble, le maire, Éric Piolle (EELV) a ainsi justifié la délibération du conseil municipal autorisant le port de ce vêtement dans les piscines par la volonté de respecter la "liberté religieuse", sans se soucier des citoyens grenoblois qui préfèrent le principe de laïcité. La formule était d'ailleurs pour le moins malheureuse puisqu'elle a offert au juge des référés la preuve de l'atteinte au principe de laïcité. Il n'empêche que le maire invoquait la "liberté religieuse", notion englobante d'inspiration américaine, alors que le juge des référés s'appuyait sur le principe de laïcité, issu de la législation française. On pourrait s'amuser de voir un élu écologiste développer une analyse proche de celle d'un juge américain particulièrement réactionnaire, mais c'est ainsi.

 


Pas de Boogie Woogie. Eddy Mitchell. 1977

Archives de l'INA


La supériorité de la liberté religieuse


Le juge Alito ne se limite pas à évoquer la liberté religieuse, il affirme aussi sa supériorité par rapport à toutes les autres libertés protégées par le droit américain. Pour lui, la religion mérite un "traitement spécial" qui ne saurait se satisfaire d'une simple protection par le Premier Amendement. Ainsi dénonce-t-il un système qui traite la religion "comme n'importe quel attachement personnel, par exemple encourager son équipe sportive préférée, pratiquer un hobby ou suivre un artiste ou un groupe populaire".  

Le juge Alito affirme clairement la supériorité de la liberté religieuse, et même de la liberté de culte sur toutes les autres. Il affirme ainsi que la liberté religieuse ne s'exerce pas seulement dans l'espace de la vie privée, "dans votre église, votre temple ou votre synagogue, mais lorsque vous êtes dehors, dans l'espace public, en plein jour, quand vous avez mieux à faire que vous conduire comme un bon citoyen séculier". A ce titre, la supériorité de la liberté de culte doit être protégée contre les atteintes dont elle pourrait être victime. 

La position du juge Alito n'est finalement pas très éloignée de celle de monseigneur Barbarin, alors archevêque de Lyon qui déclarait en août 2012 : "Notre désir est que la loi n'entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s'occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n'est pas Dieu le Père". La supériorité de la liberté religieuse ne saurait en effet reposer que sur l'idée que la loi de Dieu est supérieure à celle de l'État. En France, cette conviction est celle d'un archevêque isolé et qui a d'ailleurs connu bien des malheurs après avoir prononcé ces propos malencontreux. Elle ne trouve aucun écho dans le droit positif.

 

La "clause de la religion la plus favorisée"

 

Précisément, comment faire pour affirmer juridiquement la supériorité de la liberté religieuse sur les autres libertés également protégées par le Premier Amendement ? Le juge Alito trouve la solution dans la "clause de la religion la plus favorisée".  L'idée est inspirée de la clause de la nation la plus favorisée qui existe dans les traités commerciaux, clause par laquelle chaque État signataire s'engage à accorder à l'autre partie tout avantage qu'il accorderait à un État tiers. Pour Alito, la "clause de la religion la plus favorisée" signifie que chaque fois que le gouvernement, pour quelque motif que ce soit, accorde à un groupement laïque un avantage quelconque, le fait de ne pas offrir le même avantage à un groupe religieux serait présumé inconstitutionnel. On imagine évidemment les avantages, notamment fiscaux, dont pourraient ainsi bénéficier les groupements religieux, surtout à une époque où la majorité de la Cour Suprême est conservatrice.

 

La tentation du blasphème

 

Cette supériorité accordée à la liberté religieuse conduit à envisager sérieusement la sanction du blasphème. En effet, le simple principe d'égalité devant la loi n'apparaît alors plus suffisant pour protéger cette liberté. Il devient nécessaire d'invoquer systématiquement le principe de non-discrimination pour obtenir le respect de la "clause de la religion la plus favorisée". Et, de fait, tout mouvement religieux pourrait invoquer la non-discrimination lorsqu'il estime avoir été victime de diffamation. On en vient alors, doucement, à admettre que des propos anti-religieux, ou simplement a-religieux soient sanctionnés au nom de la supériorité de la liberté religieuse.

Cette tentation existe en Europe. Il est vrai que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirmait, depuis son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi", formulation qui devrait faire frémir le juge Alito. Mais sans doute apprécie-t-il davantage l'arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018, par lequel la CEDH ne voit pas d'atteinte à la liberté d'expression dans l'infraction de "dénigrement de doctrine religieuse", figurant dans le code criminel autrichien et passible d'une peine de six mois d'emprisonnement.  La Cour affirme certes le caractère particulier d’une jurisprudence qui s’applique dans un État dont la population pratique massivement la religion catholique. Il n'empêche qu'elle laisse ainsi subsister, étrangement le blasphème comme instrument de puissance d’une communauté religieuse ultra-majoritaire. 

Cette tentation du blasphème ne concerne pas vraiment le droit français, du moins en l'état actuel des choses. On ne peut s'empêcher de penser, toutefois, qu'elle reprend de la vigueur dans l'opinion. On pourrait multiplier les exemples, avec les propos de ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo ou Samuel Paty l'avaient "bien cherché". Même une Garde des Sceaux déclarait en 2020, alors que Mila était harcelée pour avoir tenus des propos hostiles à l'islam, que l’insulte contre une religion constituait « évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Cette Garde des Sceaux avait-elle conscience de ressusciter le blasphème ? Peut-être, si l'on considère qu'elle est ensuite revenue sur ses propos. Aujourd'hui Salman Rushdie est victime de ce retour du blasphème, de cette affirmation de la supériorité de la liberté religieuse sur toutes les autres libertés, y compris le droit à la vie ? Qu'en pense le juge Alito ?

 

 Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du Manuel

mardi 9 août 2022

Les Invités de LLC. Simone de Beauvoir. Le deuxième sexe. 1949

 

Comme chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 
 
Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 


Simone de Beauvoir

Le deuxième sexe

"On ne nait pas femme: on le devient"

1949

 


 

« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; (…) leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; ( … ) dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes.

 

Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. » La femme n'a jamais eu ses chances « Les accomplissements personnels sont presque impossibles dans les catégories humaines collectivement maintenues dans une situation inférieure. ‘Avec des jupes, où voulez-vous qu'on aille?’ demandait Marie Bashkirtseff . Et Stendhal : ‘Tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public.’ À vrai dire, on ne naît pas génie : on le devient ; et la condition féminine a rendu jusqu'à présent ce devenir impossible.

 

Les antiféministes tirent de l'examen de l'histoire deux arguments contradictoires : 1° les femmes n'ont jamais rien créé de grand ; 2° la situation de la femme n'a jamais empêché l'épanouissement des grandes personnalités féminines. Il y a de la mauvaise foi dans ces deux affirmations ; les réussites de quelques privilégiées ne compensent ni n'excusent l'abaissement systématique du niveau collectif ; et que ces réussites soient rares et limitées prouve précisément que les circonstances leur sont défavorables. Comme l'ont soutenu Christine de Pisan, Poulain de la Barre, Condorcet, Stuart Mill, Stendhal, dans aucun domaine la femme n'a jamais eu ses chances. C'est pourquoi aujourd'hui un grand nombre d'entre elles réclament un nouveau statut ; et encore une fois, leur revendication n'est pas d'être exaltées dans leur féminité : elles veulent qu'en elles mêmes comme dans l'ensemble de l'humanité la transcendance l'emporte sur l'immanence ; elles veulent qu'enfin leur soient accordés les droits abstraits et les possibilités concrètes sans la conjugaison desquels la liberté n'est qu'une mystification . Cette volonté est en train de s'accomplir. Mais la période que nous traversons est une période de transition ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes est encore entre leurs mains ; les institutions et les valeurs de la civilisation patriarcale en grande partie se survivent. Les droits abstraits sont bien loin d'être partout intégralement reconnus aux femmes : en Suisse, elles ne votent pas encore ; en France la loi de 1942 maintient sous une forme atténuée les prérogatives de l'époux. Et les droits abstraits, nous venons de le dire, n'ont jamais suffi à assurer à la femme une prise concrète sur le monde : entre les deux sexes, il n'y a pas aujourd'hui encore de véritable égalité. »


dimanche 7 août 2022

Adieu au timbre rouge : Les Cost Killers et le secret de la correspondance


La Poste annonce pour le 1er janvier 2023 la disparition du timbre rouge, ou plus précisément la fin de l'affranchissement prioritaire. Pour la somme de 1, 43 €, il garantissait la distribution de la correspondance à son destinataire en moins de 24 heures. Pour justifier cette décision, la Poste invoque la baisse des envois par lettre, divisés par 14 depuis 2008 ainsi que le coût d'un service qui exige d'importants moyens logistiques. Bien entendu, est également invoquée la baisse de l'empreinte carbone, puisque les rotations par camions et par avions seront moins nombreuses. Le Greenwashing est souvent utilisé pour justifier des réformes reposant essentiellement sur une volonté de réduire les coûts.

 

Les options ouvertes à l'usager

 

Le résultat de l'opération est que, au 1er janvier 2023, l'usager n'aura plus le choix qu'entre trois options. Soit il enverra ses lettres à petite vitesse, avec le timbre vert de 1, 16 €. Dans ce cas, le délai d'acheminement est officiellement de deux jours, mais peut s'étendre à quatre à six jours pour les territoires d'outre-mer. Soit il usera de la nouvelle "lettre turquoise" distribuée le surlendemain, et dotée de garanties de traçabilité, moyennant la coquette somme de 2, 95 €. Soit il utilisera la "e-lettre rouge", largement dématérialisée. L'expéditeur pourra alors envoyer, par internet, de chez lui ou du bureau de poste, un document de trois feuillets maximum. Imprimé et mis sous pli dans un site de la Poste proche de la la destination, la lettre sera ensuite distribuée le lendemain de l'envoi. 

Pourquoi pas ? L'idée est séduisante et la nouvelle procédure offrira un acheminement aussi rapide que l'ancienne, du moins en principe. Il n'est guère contestable que son coût sera inférieur, même si cet argument financier laisse un peu songeur, à propos d'une entreprise qui déclare avoir redressé ses comptes en 2021, avec un bénéfice net supérieur à deux milliards d'euros.

 

 


Tiens, voilà le facteur ! Bourvil. 1954

Lois de Rolland et principe d'égalité

 

Nul n'ignore que La Poste a perdu son monopole dans l'acheminement du courrier. C'est aujourd'hui une société anonyme et cette mission est confiée à une Holding, Sofipost. Toutefois, l'entreprise demeure un service public universel et ses activités sont encadrées par le code des postes et télécommunication qui a valeur législative ainsi que par un certain nombre de décrets. A ce titre, La Poste se voit imposer de distribuer le courrier six jours sur sept en France, et elle demeure soumise à ce que les juristes appellent "Les lois de Rolland", qui imposent le respect des principes d'égalité, de continuité et d'adaptabilité du service.

Si en l'espèce la continuité du service demeure assurée, et que La Poste revendique cette réforme comme un élément de son adaptabilité aux nouveaux besoins, on peut se demander si le principe d'égalité n'est pas quelque peu malmené. En effet, les personnes peu familières de l'outil internet, notamment les plus âgées et les plus isolées, auront bien des difficultés à utiliser la "e-lettre rouge". Elles seront alors contraintes de se rendre au bureau de poste le plus proche. Hélas, on sait que la fermeture des services publics est aujourd'hui une triste réalité et qu'il faut parfois parcourir des kilomètres pour trouver un bureau de poste. Imagine-t-on sérieusement qu'une personne âgée prendra son véhicule pour se rendre dans une ville plus ou moins éloignée, alors qu'il lui suffisait, jusqu'à présenter, de jeter la lettre au timbre rouge dans la boîte aux lettrex du village, voire de la donner au facteur ? En outre, l'empreinte carbone serait évidemment déraisonnable, pour reprendre le critère même développé par La Poste.


Le secret de la correspondance 


Plus grave, la question de la protection du secret des correspondances n'a pas été sérieusement évoquée. Elle mériterait pourtant de l'être, ne serait-ce que parce que ce secret se rattache directement à la protection de la vie privée, qui a valeur constitutionnelle. Cette constatation conduit à s'interroger sur l'autorité compétente pour décider de la disparition du timbre rouge. Il semble que la décision ait été prise par La Poste qui la présente comme une "refonte de son offre d'affranchissement". Mais on pourrait tout aussi bien considérer que ce lien avec le respect de la vie privée fait relever une telle disposition du domaine de la loi.

Quoi qu'il en soit, La Poste se borne à affirmer que le secret sera respecté, tout en mentionnant que la lettre sera imprimée et mise sous pli dans un site proche du domicile du destinataire. Cela signifie que des agents auront accès à cette correspondance et qu'ils pourront, le cas échéant, en prendre connaissance, voire la transférer à un tiers. Cette situation peut se révéler inquiétante dans un village ou une petite ville où tout le monde se connaît. L'agent pourrait éprouver quelque curiosité, se demander quelle sont ces lettres parfumées envoyées au notaire, pourquoi la coiffeuse reçoit des rappels du Trésor public etc. 

Or l'inviolabilité de la correspondance est une composante essentielle de la vie privée. Elle doit faire l'objet d'une protection particulièrement attentive.

Les agents employés à ces fonctions pourront être poursuivis, le cas échéant, pour toute violation du secret de la correspondance. Le Code pénal punit d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende « le fait, commis de mauvaise foi, d'ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d'en prendre frauduleusement connaissance » (art. 226-15 c.pén.). Le secret de la correspondance est aujourd’hui étendu à l’ensemble des technologies de communication, à partir du principe cardinal de protection des données personnelles.

L'article L3-2 du code des postes et télécommunications impose, parmi les missions de service public qui incombent à La Poste de "garantir la confidentialité des envois de correspondance et l'intégrité de leur contenu", ainis que "le secret des correspondances (...)." Ce secret constitue une obligation de service pour les agents, et sa violation peut provoquer à la fois une sanction disciplinaire et une sanction pénale.

Si le secret de la correspondance est essentiellement garanti par la voie législative, il fait également l'objet d'une protection européenne. La CEDH, dans un arrêt de Grande Chambre du 5 septembre 2017 Barbulescu c. Roumanie, affirme ainsi que la surveillance, par une entreprise, des courriels des salariés emporte une ingérence excessive dans le secret de la correspondance.

 

Une idée de "Cost Killer"

 

Tout cela est fort bien, sur le papier. Car, dans le cas de la "e-lettre rouge", la question de la preuve d'un éventuel manquement au secret est posée. Dès lors que les agents des postes auront précisément pour fonction d'imprimer un document et de l'envoyer, rien ne les empêche matériellement de le lire. Et, en l'absence d'élément matériel, par exemple un courrier manifestement ouvert ou que l'on retrouve non distribué, il devient bien délicat de prouver la faute.

On pourra objecter que la quantité même de "e-lettres rouges" suscitera un travail tel que les agents auront autre chose à faire que de lire les missives ainsi expédiées. Mais, là encore, on peut s'interroger sur le caractère dissuasif d'une telle procédure. Quel est l'intérêt d'envoyer un courriel pour ensuite, pour qu'il soit ensuite transmis sur support papier ? La plupart de ceux qui envoient encore des lettres vont sans doute se résoudre à la communication par courriel. Il ne restera plus, comme marché, que celui des destinataires dépourvus d'accès à internet. La "e-lettre rouge" présente donc comme intérêt essentiel pour La Poste de dissuader les usagers d'y recourir. En bref, une opération toute simple de "Cost Killer", visant à les contraindre de recourir à des services plus onéreux.


 

Sur le secret de la correspondance : Chapitre 8 Section 5 du Manuel

 




mercredi 3 août 2022

Les Invités de LLC. Montesquieu. Lettres Persanes

Comment chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 
 
Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


 


 

 

LETTRE lxxxiv

Usbek à Rhédi.

À Venise.

 

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste : car, s’il ne l’étoit pas, il seroit le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent ; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement ; il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt.

Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste : dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive ; car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il seroit le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il le seroit sans intérêt.

Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendroit, ce seroit une vérité terrible, qu’il faudroit se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d’hommes plus forts que nous ; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes, les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément : quel repos pour nous de savoir qu’il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous passerions devant les hommes comme devant les lions ; et nous ne serions jamais assurés un moment de notre vie, de notre bien ni de notre honneur.

Toutes ces pensées m’animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance ; qui le font agir d’une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l’offenser ; qui le chargent de toutes les imperfections qu’il punit en nous ; et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit.

Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étois sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirois le premier des hommes.

À Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.

samedi 30 juillet 2022

Les contrôles aux frontières dans l'espace Schengen


Dans l'arrêt Gisti et autres du 27 juillet 2022, le Conseil d'État confirme la légalité de la décision des autorités françaises prolongeant de six mois le contrôle aux frontières intérieures. Il était saisi par différentes associations de soutien aux migrants qui contestent la prorogation régulière de ces contrôles depuis 2015, voyant dans cette mesure une atteinte au principe de libre circulation, socle du système Schengen. Bien entendu, l'ensemble des associations de soutien aux migrants s'élève contre cette décision, considérée comme un refus d'appliquer la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Mais l'analyse est un peu simpliste, et tout le problème juridique réside dans l'interprétation des textes. Que disent-ils ? 

 

Le code frontières Schengen

 

Le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 est appelé "code frontières Schengen" et définit des règles européennes relatives au régime de franchissement des frontières par les personnes. S'il repose sur le principe de libre circulation, ses articles 25 à 27 prévoient cependant une sorte de système de sauvegarde autorisant les États à procéder à une "réintroduction temporaire" du contrôle aux frontières intérieures. Cette réintroduction ne peut être décidée qu'"en dernier recours", dans l'hypothèse d'une "menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Le contrôle est alors mis en oeuvre pour une durée de six mois, et de deux ans en cas de circonstances exceptionnelles. Sur le plan procédural, l'État procède à une notification auprès des États membres et de la Commission. Cette dernière peut ensuite émettre un "avis" sur cette décision, mais il ne s'agit que d'un avis consultatif. 

En l'espèce, les autorités françaises ont mis en oeuvre cette procédure en novembre 2015, justifiée par les attentats qui venaient de se produire à Paris, et par la nécessité de garantir la sécurité de la Cop 21. Par la suite, les contrôles aux frontières ont été maintenus, dans des conditions parfois très particulières puisque la pandémie de Covid-19 a rendu nécessaire la fermeture totale des frontières pour des périodes relativement longues. 

Quoi qu'il en soit, la décision contestée devant le Conseil d'État est la dernière en date, celle notifiant le rétablissement du contrôle aux frontières françaises, du 31 mai au 1er octobre 2022. Aux yeux des requérants, son illégalité repose sur sa non-conformité à la jurisprudence de la CJUE.

 

Astérix chez les Helvètes. R. Goscinny et A. Uderzo. 1970
 

 

La jurisprudence européenne


Tout récemment, le 26 avril 2022, la CJUE a en effet rendu une décision NW c/ Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz. Saisie d'une question préjudicielle, elle s'est prononcée sur la réglementation autrichienne prévoyant plusieurs périodes successives de contrôles aux frontières, aboutissant à un dépassement de la durée maximum de six mois prévue à l'article 25 du "code frontières Schengen". En l'espèce, la CJUE a considéré qu'un État membre de l'espace Schengen ne pouvait réintroduire les contrôles, en cas de menace avérée, que pour une durée de six mois. La prorogation n'est pas impossible, à la condition qu'elle soit imposée par une nouvelle menace, distincte de la précédente. Pour les associations requérantes, la France ne fait pas état d'une nouvelle menace, et viole donc la jurisprudence européenne.

 

L'interprétation du Conseil d'État

 

Mais le Conseil d'État se livre à une analyse bien différente. Il observe que la notification française dresse une liste très complète des menaces pesant sur le pays. Sont ainsi mentionnées les "menaces liées au risque terroriste, à la pandémie de covid-19, aux mouvements secondaires de migrants et aux risques générés par le conflit ukrainien sur le territoire français en matière de criminalité organisée et de trafic d'êtres humains, cette dernière menace étant nouvelle par sa nature". Est également développé le risque accru de retour de terroristes en provenance d'Irak ou de Syrie, en particulier depuis l'attaque de la prison d'Hassaké de janvier 2022, qui à provoqué la fuite de centaines de terroristes. De la même manière, la menace épidémique est renouvelée par l'apparition de nouveaux variants du Covid-19, caractérisés par leur forte contagiosité.

Le Conseil d'État examine avec soin chacune de ces menaces. S'il note que les mouvements migratoires ne constituent pas, en tant que tels, une menace nouvelle, il n'en est pas de même des conséquence du conflit ukrainien, des nouveaux variants du Covid ou de la circulation accrue des personnes susceptibles de commettre des actes terroristes. Il en déduit donc que des menaces nouvelles existent bel et bien, et que la décision de proroger les contrôles aux frontières est parfaitement licite.

En tout état de cause, le juge français refuse de considérer qu'il prend une décision contraire à la jurisprudence européenne. Au contraire, il se réfère au texte même de l'arrêt de la CJUE, qui déclare " que doit être appréciée la question de savoir si (...) la menace demeure la même ou bien s'il s'agit d'une nouvelle menace permettant à l'Etat membre de poursuivre (...) les contrôles aux frontières intérieures de manière à ainsi faire face à cette nouvelle menace ". Le Conseil d'État se livre donc à cette appréciation, conformément à la jurisprudence européenne.

Ce n'est donc pas tant le Conseil d'État qui refuse d'appliquer la jurisprudence européenne que la CJUE elle-même qui offre aux États membres une sorte d'échappatoire, une possibilité de proroger relativement facilement les contrôles aux frontières. La France, comme d'autres État, était d'ailleurs intervenue dans l'affaire autrichienne pour faire valoir sa position. Il ne fait guère de doute que bon nombre d'États européens n'apprécieraient pas une ingérence de la CJUE dans un domaine, leurs frontières, qu'ils considèrent comme relevant de leur souveraineté. Cette exigence est d'ailleurs confortée politiquement par l'incapacité de l'Union de prendre une position commune dans ce domaine lors de la crise du Covid. Elle est aussi confortée juridiquement par le règlement qui ne donne à la Commission qu'une compétence consultative face à une telle décision. Dans ces conditions, la CJUE n'a pas vraiment intérêt à engager une conflit ouvert avec les États.




lundi 25 juillet 2022

Le contrôle des associations cultuelles


Les représentants des cultes viennent de subir une sévère défaite devant le Conseil constitutionnel. Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 22 juillet 2022, il déclare en effet conformes à la constitution les dispositions de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite "loi séparatisme".

L'Union des associations diocésaines de France ainsi que des représentants des cultes protestant et orthodoxe ont en effet contesté la nouvelle rédaction des articles 19-1 et 19-2 de la célèbre loi de Séparation du 9 décembre 1905. Ces dispositions portent sur les nouvelles contraintes imposées aux associations cultuelles, en échange de l'obtention de divers avantages. C'est ainsi qu'elles doivent désormais déclarer leur qualité "cultuelle" tous les cinq ans au préfet et celui-ci a deux mois pour s'y opposer. L'objet de cette réglementation est de permettre à l'administration de vérifier que le groupement est éligible aux avantages qui sont ceux des associations cultuelles. Ils sont d'ordre fiscal, mais aussi patrimonial avec la possibilité de percevoir des dons et legs, le produit des quêtes, ou des rétributions pour certaines cérémonies. De même peuvent-elle posséder et administrer librement les immeubles dont elles sont propriétaires.

Pour les associations requérantes, cette nouvelle rédaction emporte une double atteinte, à la liberté de culte d'une part, à la liberté d'association d'autre part. Le Conseil constitutionnel écarte toutefois les deux moyens, avec une certaine sécheresse.

 

La liberté de culte

 

L'avocat des groupements estimait que ce délai de deux mois donné au préfet pour s'opposer à la déclaration d'une association cultuelle s'analysait comme une atteinte à la liberté de culte. A ses yeux, il mettait en place un régime d'autorisation préalable à son exercice. 

L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce en effet que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi". De cet article 10, le Conseil constitutionnel déduit que le principe de laïcité impose à la République de garantir le libre exercice des cultes, principe rappelé dans la décision QPC du 29 mars 2018, M. Rouchdi B. et autres

L'invocation de la liberté de culte permet toujours un joli effet dans le prétoire. Hélas, le moyen n'est pas pertinent en l'espèce. La liberté de culte n'est en effet pas directement concernée par les nouvelles procédures imposées aux associations cultuelles. Le Conseil l'affirme en ces termes : "Les dispositions contestées ont pour seul objet d'instituer une obligation déclarative en vue de permettre au représentant de l'État de s'assurer que les associations sont éligibles aux avantages propres aux associations cultuelles. Elles n'ont ni pour objet ni pour effet d'emporter la reconnaissance d'un culte par la République ou de faire obstacle au libre exercice du culte, dans le cadre d'une association régie par la loi du 1er juillet 1901 ou par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles". Autrement dit, rien n'interdit de célébrer un culte sans constituer une association cultuelle, en s'organisant sous la forme d'une association ordinaire de la loi de 1901, voire en se réunissant sans constituer d'association. La création d'une association cultuelle conditionne le bénéfice d'avantages fiscaux et patrimoniaux. Elle ne soumet l'exercice du culte à aucune autorisation.

La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, par exemple dans l'arrêt du 13 décembre 2001 Église métropolitaine de Bessarabie c. Moldavie, l'existence d'un véritable droit des communautés religieuses de s'organiser juridiquement, afin de pouvoir recevoir des dons, gérer des biens ou ester en justice. L'association cultuelle est l'instrument de cette organisation en France, et elle fait l'objet d'un contrôle étatique depuis la loi du 2 janvier 1907 qui prévoyait déjà l'examen de son compte annuel

 


Un drôle de paroissien. Jean-Pierre Mocky. 1963


La liberté d'association

 

Le second moyen développé par les groupements requérants, peut-être un peu plus crédible, réside dans l'atteinte à la liberté d'association. Il est plus sérieux parce que cette atteinte n'est pas contestée et que la question posée devient celle de sa proportionnalité par rapport aux buts poursuivis. 

La loi séparatisme impose en effet aux associations cultuelles des contraintes nettement plus lourdes que celles figurant dans l'ancien texte de 1907. Elles doivent ainsi présenter leur budget prévisionnel sur simple demande du préfet, établir une comptabilité analytique distinguant clairement les activités cultuelles et les autres, certifier les comptes en cas de recours à des financements étrangers dont le montant s'élève au-delà d'un seuil fixé par décret etc. 

Nul n'ignore que la liberté d'association a valeur constitutionnelle depuis que le Conseil, dans sa grande décision du 16 juillet 1971 l'a érigée en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit absolue. Comme toute liberté, elle s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Et la loi séparatisme la réglemente en imposant quelques contraintes de transparence financière aux associations cultuelles. Le Conseil constate donc que la déclaration imposée aux associations cultuelle a pour finalité de leur permettre de bénéficier de certains avantages, mais n'a précisément pas pour finalité d'encadrer les conditions dans lesquelles elles se constituent et exercent leurs activités. De fait, l'atteinte à la liberté d'association est proportionnée aux finalités poursuivies, dans la mesure où l'essentiel de cette liberté demeure sauvegardé. L'association se constitue toujours librement et exerce également son activité librement.

Le Conseil, dans une réserve d'interprétation, prend la peine d'indiquer au législateur l'atteinte à la liberté d'association qui pourrait être jugée disproportionnée. Tel serait le cas si le retrait des bénéfices de l'association cultuelle par le préfet s'accompagnait d'une exigence de restitution des avantages perçus avant la perte de la qualité cultuelle. Dans ce cas en effet, la liberté d'association pourrait être atteinte dans son essence même, le groupement se voyant empêché de fait d'exercer son activité.

Les représentants des cultes, grâce à cette QPC, ont donné l'occasion au Conseil constitutionnel de conforter la loi du 24 août 2021. Elle n'est pas présentée comme imposant des contraintes, mais, au contraire, comme un instrument incitatif. L'association cultuelle devient en effet attractive, dans la mesure où elle permet de recevoir des dons et legs, à la condition toutefois qu'ils soient transparents et que ces sources de financement puissent être connues de l'État. L'objet de la loi est évidemment d'inciter l'islam de France à recourir à la formule de l'association cultuelle, de manière à bénéficier des mêmes avantages que les autres mouvements religieux. Il s'agit aussi, évidemment, d'engager avec l'islam une sorte de dialogue de gestion avec des interlocuteurs attachés aux principes républicains. Considérée sous cet angle, la QPC introduite par les mouvements catholiques, protestants et orthodoxes s'analyse comme une tentative un peu désespérée de conserver un statut dont l'islam ne bénéficie pas. A moins qu'il s'agisse de pérenniser un système d'opacité financière ? Mais cela, personne ne peut le croire.


Sur le financement des cultes : Chapitre 10 Section 2 du Manuel