« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 19 avril 2022

Les Invités de LLC. Serge Sur : La Constitution contre la démocratie ?


Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur de "Les aventures constitutionnelles de la France", Sorbonne Université Presses, 2020.


 


Dans une tribune récente, divers juristes militants ont dénoncé tout usage éventuel du referendum direct pour modifier la constitution. Les adversaires du recours au referendum constitutionnel font valoir que la révision de la Constitution est enfermée par son article 89 dans une procédure spécifique et exclusive. Mais tant la pratique qui a suivi que le texte de la constitution démentent cette conception restrictive du referendum.

 

Une pratique favorable au referendum constituant direct

 

La controverse remonte à 1962, lors du recours au referendum direct prévu par l’article 11 pour décider de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La réforme était proposée par le président de Gaulle afin d’enraciner la Ve République, dont la pérennité reposait alors sur sa personne. En assurant à ses successeurs une légitimité électorale incontestable, il visait à renforcer les institutions. A l’époque, la plupart des partis politiques, réunis dans le Cartel des non, s’opposaient avec vigueur aussi bien à la procédure du referendum qu’à ce mode d’’élection. Les deux évoquaient les plébiscites bonapartistes et menaçaient la République.

 

Ils étaient rejoints par la grande majorité des juristes. De bons esprits faisaient cependant remarquer qu’un article 85 relatif à la Communauté, disparu depuis, prévoyait un mode de révision dérogatoire. De Gaulle lui-même argumentait que, d’abord, l’article 11 mentionne « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics », ce qui pouvait fort bien concerner les projets de loi constitutionnelle, ensuite que l’article 3 de la Constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum ».

 

En outre, aux termes de l’article 5 de la Constitution, le Président de la République «  veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics… ». C’est dire qu’il est l’interprète de droit commun de la constitution, ce qui n’est pas le cas du Conseil constitutionnel, qui n’a que des compétences d’attribution.  Et le Conseil, peu favorable à la procédure, a cependant tiré les conséquences de son succès en 1962, décidant qu’il était incompétent pour juger la constitutionnalité d’une loi adoptée directement par le corps électoral. 

 

Ajoutons les positions convergentes de deux autorités différentes, Georges Vedel en tant que juriste, François Mitterrand en tant que responsable politique. Les deux étaient hostiles au referendum de 1962, puis se sont ultérieurement ravisés. Georges Vedel estimait en 1969 que la coutume constitutionnelle avait régularisé un usage de l’article 11 initialement contestable. François Mitterrand président considérait en 1988 que « l’usage, établi et approuvé par le peuple français, peut désormais être considéré comme l’une des voies de la révision concurremment avec l’article 89 » (Cité par Jean et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Précis Domat, 27e éd., p. 523). Ce deuxième argument est plus convaincant que celui de la coutume constitutionnelle, qui n’existe pas en droit français, fondamentalement un droit écrit.   

 

 

 


 

Dis-moi oui, dis-moi non. Tohama. 1951

 

Une pratique autorisée par le texte de la Constitution

 

Il est vrai que cette méthode de révision n’a plus été utilisée depuis l’échec du referendum de 1969, qui a entraîné non seulement l’abandon du projet de réforme constitutionnelle du Sénat mais aussi la démission du président de Gaulle – revanche ultime des partis politiques. Ils ont depuis rétabli durablement leur emprise sur les institutions, tout au moins jusqu’à l’élection du président Macron en 2017, crépuscule des anciens partis de gouvernement sous leurs divers avatars.

 

A l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen, candidate qualifiée pour le second tour, a déclaré vouloir utiliser l’article 11 pour réviser la constitution sur différents points, ce qui réactive la querelle et explique la prise de position des juristes militants qui lui sont hostiles. On peut, sur le plan politique, leur opposer deux observations. D’abord, ils frappent d’inconstitutionnalité toutes les élections présidentielles au suffrage universel direct depuis 1965, ce qui est tout de même fâcheux. Ensuite, en condamnant à l’avance toute consultation référendaire constituante directe, ils expliquent aux électeurs qu’ils n’ont pas le droit de voter, ce qui n’est pas moins fâcheux, et peut difficilement se réclamer de la démocratie. C’est un domaine où l’on mesure clairement la contradiction entre Etat de droit et démocratie. 

 

Il n’y a rien de choquant, du point de vue des institutions comme de celui de la démocratie, à ce que l’on applique pour modifier la constitution la même procédure que celle qui a été utilisée pour son adoption initiale. En 1958, un texte élaboré par le gouvernement a été soumis au corps électoral, qui l’a voté. Exiger au préalable un vote parlementaire revient à conférer aux chambres, et surtout au Sénat qui ne peut être dissous, un droit de veto sur un vote populaire. Au nom de quoi ? La constitution est la chose du peuple, non des chambres qui n’ont pas à se l’approprier – encore moins celle du Conseil constitutionnel.

 

C’est le peuple qui est souverain, non la constitution. La compétence constitutionnelle originaire ne s’abolit pas en instituant une compétence constitutionnelle dérivée, elle s’y superpose. Un referendum constituant est très différent de la formule suggérée par Jean-Luc Mélenchon, l’élection d’une Constituante, qui se propose non de réformer la constitution mais de la détruire. On peut en revanche penser que si le président Macron avait utilisé l’article 11 pour la réforme constitutionnelle qui faisait partie de son programme électoral, avec notamment la réduction du nombre de députés et de sénateurs, il aurait eu beaucoup plus de chances de succès qu’en passant par la voie parlementaire.

  

Ajoutons enfin que, non contraire au texte de la Constitution, cette possibilité est confirmée par une règle classique d’interprétation des textes, la règle dite de l’effet utile (ut res magis valeat quam pereat). Cette règle signifie que, entre deux interprétations dont l’une donne tout leur sens aux mots employés alors que l’autre la restreint, on doit préférer la première. Or « tout projet de loi… » peut impliquer les projets de loi constitutionnelle. La querelle ainsi réactivée par des juristes militants ne repose donc sur aucun souci de rigueur juridique. Elle ne peut s’appuyer ni sur le texte ni sur sa pratique. Elle relève de l’engagement politique et non du respect du droit.

 

dimanche 17 avril 2022

Université, neutralité, et campagne électorale


La campagne électorale en vue du second tour des présidentielles ne laisse aux électeurs que bien peu de temps pour reprendre leur souffle et réfléchir à leur choix. Ils sont saturés de messages dans les médias et sur les réseaux sociaux qui leurs expliquent pour qui, ou contre qui, ils doivent voter. 

Les plus jeunes électeurs, notamment les étudiants, sont les plus courtisés. Les sondages nous apprennent en effet qu'une bonne partie d'entre eux s'est partagée au premier tour entre l'abstention et le vote Mélenchon. Il convient donc de les conduire aux urnes et de leurs donner de bons conseils. On voit des professeurs éminents des Universités signer des tribunes pour expliquer aux étudiants, et aux autres, dans quel sens ils doivent voter. Auraient-ils la simplicité de penser que la mention de leur nom suffit à faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre ? A moins qu'ils estiment que ces jeunes gens, pourtant majeurs, ne sont pas suffisamment éduqués pour faire le devoir de citoyen, et qu'il convient de leur tenir la main, surtout celle qui tient un bulletin de vote ?  Si ces enseignants surestiment peut-être leur influence, il n'en demeure pas moins qu'ils ont parfaitement le droit de signer des tribunes dans la presse. 

Un problème juridique se pose toutefois lorsque ces professeurs interviennent au nom de l'institution universitaire et conduisent à l'engager. C'est ainsi que la présidente de l'Université de Nantes a cru bon d'envoyer à l'ensemble des étudiants de cet établissement un courriel intitulé «Le 24 avril, faites barrage à l’extrême droite». Elle se présentait alors comme «profondément attachée aux valeurs démocratiques et républicaines, à l’état de droit, au respect des droits fondamentaux et individuels, à un universalisme fondé sur le respect des différences, à la liberté d’expression et à la construction européenne». Elle appelait ensuite «solennellement à voter le 24 avril pour faire barrage à l’extrême droite et donc au Rassemblement national». Le courriel a évidemment suscité nombre de commentaires. Les uns y voyaient une atteinte à l'obligation de réserve, d'autres invoquaient "la liberté d'expression de l'universitaire". 

Ces deux analyses semblent également dépourvues de crédibilité juridique. En tout état de cause, cependant, le courriel envoyé par la présidente de l'Université de Nantes relève pourtant du droit pénal et du droit disciplinaire de la fonction public.

 

Le détournement de fichier

 

A l'évidence, une infraction été commise, concernant l'utilisation du fichier des étudiants. L'article 226-21 du code pénal sanctionne de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende " le fait, par toute personne détentrice de données à caractère personnel à l'occasion de leur enregistrement, de leur classement, de leur transmission ou de toute autre forme de traitement, de détourner ces informations de leur finalité telle que définie par la disposition législative, réglementaire ou la décision de la Commission nationale de l'informatique et des libertés autorisant le traitement automatisé, ou par les déclarations préalables à la mise en œuvre de ce traitement". 

Une université est un établissement public à caractère culturel, et elle gère à ce titre un fichier public qui comporte des données personnelles relatives aux étudiants qui y sont inscrits et aux personnels, enseignants ou non, qui y travaillent. Dès le 3 décembre 1996, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) adoptait une recommandation relative à l'utilisation de fichiers à des fins politiques. Toujours en vigueur, elle précise clairement que "chaque fichier public a une finalité particulière qui ne comporte pas celle de faire de la prospection politique". Ce principe a ensuite été réaffirmé par le droit de l'Union européenne avec le règlement général sur la protection des données (RGPD). Dans son article 5, il énonce que les données personnelles sont "collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d'une manière incompatible avec ces finalités".

L'infraction de détournement de finalité est rarement sanctionnée, tout simplement parce que la preuve de l'utilisation illicite du fichier n'est pas toujours facile à apporter. Le plus souvent, les donnée sont volées, et transmises à un tiers plus ou moins repérable, qui va ensuite les utiliser à des fins politiques. Dans le cas présent, la présidente de l'Université assume parfaitement sa démarche, et apporte ainsi elle-même la preuve de l'infraction. 

 

 

Astérix en Corse. René Goscinny et Albert Uderzo. 1973
 

 

L'obligation de réserve

 

D'origine purement jurisprudentielle, l'obligation de réserve apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement.  Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression. Surtout, elle lui interdit  d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. Il est exact qu'en l'espèce, la présidente de l'Université utilise sa fonction pour intervenir dans le débat électoral. 

On ne peut cependant pas constater clairement un manquement à la réserve. Cette obligation n'interdit pas d'exprimer son opinion, mais sanctionne plutôt l'absence de mesure dans cette expression. En outre, elle a pour objet de sanctionner des critiques formulées par un fonctionnaire à l'encontre de son administration ou du gouvernement qui l'emploie. En l'espèce, la présidente de l'Université s'exprime avec mesure et ne critique pas son administration ni le gouvernement. L'idée est au contraire d'inciter les étudiants à voter pour le président sortant et tout le propos vise à "faire barrage à l'extrême droite". 

 

L'obligation de neutralité


Le devoir de neutralité est, en revanche, clairement malmené par le courriel qu'a envoyé la présidente de l'Université. Règle d'organisation du service public, il a été consacré par le Conseil constitutionnel comme  le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986. S'il est vrai que la neutralité est, dans la période actuelle, particulièrement invoquée comme instrument de mise en oeuvre du principe de laïcité, son champ d'application est beaucoup plus large. D'une manière générale, elle a pour finalité d'empêcher que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. 

Dans son  article L121-2, le code général de la fonction publique énonce que «dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité». L' article L 952-2 du code de l'éducation, quant à lui, affirme que "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". Ces dispositions sont issues de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, depuis sa décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 fait de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. De cet ensemble normatif, on doit déduire que l'obligation de réserve doit être conciliée avec la liberté d'expression académique. L'article 7 du règlement intérieur de l'Université de Nantes énonce ainsi, de manière très logique, que "les personnels sont notamment tenus au devoir de réserve, à la discrétion professionnelle, et au respect des principes de laïcité et de neutralité politique du service public". 

Sans doute la présidente de l'Université n'avait-elle pas une connaissance très approfondie du règlement intérieur de son Université. Certains commentateurs ont certes essayé de faire valoir la liberté académique, mais hélas l'article L 952-2 du code de l'éducation précise bien que celle-ci s'applique "dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche". En l'espèce, le courriel contesté montre clairement qu'il émanait non pas d'un professeur de droit privé intervenant comme enseignant-chercheur, mais de la présidente de l'Université exerçant son autorité. L'auteur signe d'ailleurs de son titre de "Présidente", et s'adresse à "tous les étudiants" et tous les collègues de l'Université, pas seulement ceux qui suivent ses enseignements ou participent aux activités de son centre de recherche. La présidente n'est donc clairement pas en position d'invoquer la liberté académique pour justifier sa démarche. Celle-ci émane, non d'un enseignant-chercheur, mais d'une autorité administrative.

La situation de la présidente de l'Université de Nantes ne suscite guère d'inquiétudes, sauf peut-être en ce qui concerne ses connaissances sur le droit de la protection des données et le droit de la fonction publique. Mais elle a des excuses car elle enseigne le droit civil. En tout cas, il est fort probable qu'aucune procédure pénale ne sera engagée pour le détournement de fichier, et qu'aucune procédure disciplinaire ne résultera du manquement au devoir de neutralité. Peut-être même sera-t-elle prochainement récompensée par un emploi de recteur ou un poste dans un cabinet ministériel ? De la distance académique à la proximité politique, il n'y a qu'un pas.

mercredi 13 avril 2022

McKinsey : Mais que font les polices ?


"S'il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal". Ces fortes paroles ont été prononcées par le Président de la République après la publication du rapport du Sénat sur l'influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Au coeur de l'affaire, les activités du cabinet McKinsey. Celui-ci a produit des réflexions stratégiques, notamment une étude sur la crise sanitaire pour un montant estimé à 12, 33 millions d'euros, et une autre sur l'avenir du métier d'enseignant facturée 496 000 euros pour préparer un colloque de l'Unesco finalement annulé. Il a aussi travaillé pro bono pour la Présidence de la République en 2018 et 2019, pour l'organisation du sommet "Tech for Good". 

Les entités françaises de McKinsey sont accusées dans le rapport d'avoir pratiqué une technique somme toute classique d'optimisation fiscale. Elle consiste à verser des "prix de transfert" à la société mère basée au Delaware pour compenser des dépenses mutualisées au sein du groupe, par exemple les frais d'administration ou de mise à disposition de personnel. Ces "prix de transfert" sont considérés comme des charges qui contribuent à minorer le résultat fiscal. En l'espèce, le rapport sénatorial observe que McKinsey n'a pas payé l'impôt sur les sociétés en France depuis au moins dix ans, même si son directeur associé a affirmé le contraire, sous serment.

 

Le blanchiment contre le verrou

 

Cette situation a conduit le Parquet national financier (PNF) à ouvrir une enquête préliminaire pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. En soi, cela n'a rien de surprenant, et l'on sait que le blanchiment est "aggravé", selon l'article 324-2 du code pénal, lorsqu'il utilise les facilités procurées par l'exercice d'une activité professionnelle. Cette infraction permet en outre de contourner le verrou de Bercy qui, aux termes de l'article 288 du Livre des procédures fiscales (LPF), octroie une initiative exclusive à l'administration fiscale pour déposer une plainte pour fraude fiscale. Mais si le parquet ne peut diligenter directement une enquête pour fraude fiscale, rien ne lui interdit de s'intéresser au blanchiment, qui n'est pas soumis à la même contrainte.


Le SEJF


Plus étonnant est le choix de confier ces investigations au Service d'enquêtes judiciaires des finances  (SEJF). Il s'agit d'un service nouvellement créé par un décret du 16 mai 2019 pris sur le fondement de la loi du 23 octobre 2018. Il est composé d'officiers fiscaux judiciaires (OFJ), créés sur le modèle des officiers de douane judiciaires (ODJ). Comme les officiers de police judiciaire existant dans la police et la gendarmerie, ils sont amenés à procéder à des enquêtes, des auditions, des perquisitions pour la recherche des infractions entrant dans le champ de leurs compétences. Comme eux, ils interviennent sur réquisition du procureur de la République ou sur commission rogatoire d'un juge d'instruction. De manière très concrète, on peut ainsi considérer que les membres du SEJF sont des agents des impôts dotés de prérogatives de police judiciaire. 

La formule n'avait guère suscité l'enthousiasme du Conseil d'État, intervenant pour avis lors du vote de la loi du 23 octobre 2018. Outre le fait qu'il avait estimé que la création du SEJF relevait du domaine réglementaire, il avait émis des réserves au fond. Il observait ainsi que "le nouveau service aurait des compétences identiques à celles du service existant rattaché au ministère de l'Intérieur, sans que le projet (...) ne vienne introduire des éléments de spécialisation. Le nouveau service serait donc concurrent du premier". Et le Conseil d'État insiste et avoue "n'être pas convaincu de la nécessité de créer un nouveau service d'enquête".

Sans mettre en cause la compétence de ces agents, force est tout de même de constater qu'ils sont rattachés au ministère des finances. C'est évidemment un sujet d'interrogation. Le rapport sénatorial nous apprend en effet que McKinsey ne paye pas l'impôt sur les sociétés depuis au moins dix ans sans, semble-t-il, que cette situation ne provoque un quelconque émoi des services fiscaux, et l'enquête est précisément confiée à un service de Bercy. Cette saisine est certes conforme au droit positif, mais la moindre difficulté de l'enquête risque de provoquer des rumeurs de collusion entre Bercy et McKinsey. 

 


 Faut demander à McKinsey. Les Goguettes

C à vous. 28 mars 2022


D'autres services à disposition


Pour éviter ce type de situation, le Parquet financier pouvait tout simplement saisir un autre service, rattaché celui-là au ministère de l'Intérieur. Le service de lutte contre la délinquance et la criminalité financière regroupe en effet deux offices de police judiciaire, l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et l'Office central de la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Au sein de L'OCLCIFF, la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) est tout à fait compétente pour diligenter l'enquête dans l'affaire McKinsey.

Ce choix aurait été parfaitement logique, surtout si l'on considère que le champ de compétence de chacun de ces services n'est pas tout-à-fait identique. Pour justifier la création du SEJF, l'administration a fait valoir que ses activités seraient limitées à la fraude fiscale, dans le sens le plus étroit du terme. Les services du ministère de l'intérieur pourraient donc se consacrer aux affaires complexes, notamment celles comportant une dimension de crime organisé, d'escroquerie ou de corruption. Cette fois, le choix du SEJF apparaît sous un éclairage nouveau. Ne s'agirait-il pas de limiter l'enquête à la seule hypothèse d'une fraude sur l'impôt sur les sociétés ? 

A ce stade, l'enquête est donc clairement circonscrite à l'éventuelle fraude fiscale commise par McKinsey. L'hypothèse même d'éventuelles atteintes à la probité, notamment de pratiques de corruption, est exclue et le choix du SEJF permet d'afficher cette exclusion. Les esprits taquins suggéreront qu'il n'est pas question de trouver des preuves d'une corruption avant le second tour des élections présidentielles, même si un tel emballement de l'enquête était peu probable. Les plus raisonnables observeront tout simplement qu'il sera possible, si le besoin s'en faisait sentir, d'ouvrir une seconde enquête confiée cette fois aux agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Tous ces excellents professionnels sauront travailler ensemble à l'élucidation de l'affaire McKinsey.





vendredi 8 avril 2022

Libertés : le triste bilan du quinquennat


L'heure est au bilan du quinquennat, et les commentateurs s'intéressent au pouvoir d'achat, à la dette, à la politique étrangère, à l'enseignement et à d'autres sujets, mais très peu aux libertés. Quant au débat électoral, si tant est que la succession de monologues organisée par les médias puisse être qualifiée de débat, il ignore également cette question. Des sujets tels que la laïcité, le pluralisme dans la presse ou la protection des données personnelles ne sont pas évoqués. Le bilan du quinquennat d'Emmanuel Macron en matière de libertés n'est donc pas un sujet de campagne électorale.

Tout au plus peut-on lire quelques articles et interviews, dans une presse plus spécialisée, qui présentent le quinquennat Macron comme une sorte d'état d'urgence permanent, une succession ininterrompue de régimes d'exception. Cette analyse est un peu rapide. L'état d'urgence lié aux attentats terroristes de 2015 a pris fin le 31 octobre 2017, six mois après l'élection d'Emmanuel Macron. L'état d'urgence sanitaire initié avec l'arrivée de la pandémie de Covid a été déclaré deux ans et neuf mois plus tard, en mars 2020. Il a ensuite été interrompu en juillet 2020, pour reprendre en octobre 2020 jusqu'au 1er juin 2021. Plutôt qu'un état d'urgence permanent, il s'agit plutôt de deux périodes distinctes, d'abord quatre mois, puis huit mois, périodes durant lesquelles les mesures prises ne sont pas identiques, avec notamment l'allègement progressif du confinement. In fine, l'état d'urgence sanitaire aura duré, en tout, un peu moins d'un an.


Pérenniser le droit des périodes exceptionnelles


Plus grave, mais moins remarqué, est une tendance du gouvernement à ancrer des mesures qui devaient demeurer exceptionnelles dans le droit positif. En matière de terrorisme, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a été présentée comme une loi de sortie de l'état d'urgence, un retour au droit commun. En même temps, ce texte intègre au droit commun des dispositifs qui figuraient dans l'état d'urgence. Les préfets peuvent ainsi continuer à prendre des mesures d'assignation à résidence ou de surveillance. De la même manière, la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire autorise l'administration à prendre des dispositions qui figuraient déjà dans l'état d'urgence, notamment en matière d'interdiction des libertés de circulation, de réunion, de manifestation ou d'entreprise. La tendance du quinquennat a donc été d'affirmer la fin des différents états d'urgence, mais, en même temps, de pérenniser les mesures administratives qu'ils autorisaient.

 

Liberté, j'écris ton nom. Paul Éluard et Francis Poulenc

Maîtrise et Choeur de Radio-France. Direction Simone Young. 2021

 

 

Les lois du "en même temps"

 

La crise sanitaire a cependant empêché une vision plus globale du quinquennat. Il est évidemment difficile d'en dresser un bilan exhaustif en matière de libertés. On observe d'emblée qu'Emmanuel Macron n'est à l'origine d'aucune grande loi de société, comparable par exemple à la loi sur le mariage des couples de même sexe, promesse du président Hollande, dans le précédent quinquennat. La nouvelle loi bioéthique du 2 août 2021 fait pâle figure. Présentée comme un véritable bond en avant dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation, elle se borne toutefois à ouvrir l'ouvrir aux femmes seules ou en couples. C'est certainement un progrès mais les intéressées avaient depuis longtemps pris le chemin de la Belgique pour pratiquer des inséminations avec donneur. En même temps, les inséminations post mortem sont interdites alors que la jurisprudence avait commencé à évoluer. Il en est de même de l'interdiction de mentionner le parent d'intention dans l'état civil d'un enfant né par GPA, disposition destinée à bloquer la jurisprudence contraire initiée par la Cour de cassation dans  trois décisions du 18 décembre 2019. Le libéralisme est apparent, les mesures attentatoires aux libertés plus discrètes. 

Ces textes du "en même temps" montrent rapidement leurs limites, et certains ont été éreintés par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas de la loi du 22 décembre 2018  sur la manipulation de l'information. A l'origine, il s'agissait de lutter contre les Fake News diffusées sur les réseaux sociaux. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 décembre 2018 réduit considérablement le champ du nouveau référé introduit par le texte, en précisant qu'il ne s'applique qu'aux "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective".  Inutile de dire que ce texte n'a jamais été utilisé, d'autant qu'il ne peut s'appliquer qu'en période électorale. Alors qu'il comporte des dispositions destinées à sanctionner les fausses nouvelles diffusées par des médias étrangers, et les débats parlementaires visaient déjà Russia Today,  il ne s'est donc révélé d'aucune utilité dans l'affaire ukrainienne. 

Parmi les textes éreintés durant le présent quinquennat figurent aussi la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Le Conseil constitutionnel a en effet annulé, dans sa décision du 4 avril 2019, sa principale disposition permettant au préfet de prononcer des interdictions individuelles de manifester. De même, ne reste-t-il pratiquement rien de la célèbre loi Avia du 24 juin 2020 visant à lutter contre les "contenus haineux" sur internet. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 juin n'en a laisser subsister qu'un obscur "observatoire de la haine en ligne" rattaché au Conseil supérieur de l'audiovisuel et donc l'activité semble modeste.

Ce carnage constitutionnel s'explique largement par la légèreté du pouvoir exécutif. Fausses propositions de loi téléguidées par l'Exécutif, ces textes sont défendus par des parlementaires qui ne les ont pas écrits. Elles ne sont pas soumises à étude d'impact, et leur unique objet est d'affirmer une posture politique. Sur ce point, la grande innovation du quinquennat réside peut-être dans l'introduction dans l'ordre juridique de textes qui ne servent à rien.

On pourrait multiplier les exemples, mais sans doute est-il préférable d'essayer de comprendre les mouvements profonds, et souvent souterrains, qui ont marqué le quinquennat Macron.

 

Le goût du secret

 

Le retour du secret est peut-être le mouvement qui a été le moins remarqué, mais qui est aussi le plus profond. Grâce à l'intervention généreuse du Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, le secret professionnel des avocats a été renforcé de manière substantielle avec la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire. L'activité de conseil est désormais protégée, y compris si par hasard elle portait sur l'évasion ou la fraude fiscale. Le secret des affaires a connu aussi une protection accrue et elle a été transposée dans l'ordre juridique par la loi du 30 juillet 2018. Les entreprises peuvent désormais se prémunir efficacement contre une éventuelle action des lanceurs d'alerte. En témoigne le rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des EHPADS du groupe Orpea, qui a été publié caviardé, amputé des dispositions que l'entreprise estime couvertes par le secret.  N'oublions pas la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle 1300 qui renforce le secret de la défense nationale, mettant nombre d'archives de la période contemporaine à l'abri de l'oeil curieux des historiens.

D'une manière générale, l'ambiance est au secret. Le quinquennat Macron a été marqué par un profond mépris des services à l'égard de toute demande de communication de documents. Les archives des autorités indépendantes ont été retirées des sites internet comme celles des ministères. Les avis de la Commission d'accès aux documents administratifs ne sont plus accessibles, à moins de connaître leur référence exacte. Ils ont d'ailleurs une influence de plus en plus modeste. Alors que les avis favorables à la communication d'un document étaient encore suivis par les administrations à  66,92 % en 2016, ils n'étaient plus suivis qu'à 58, 56 % en 2020.


Le mépris de la Justice

 

Le quinquennat qui s'achève a été marqué par de nombreux incidents entre le pouvoir en place et la Justice. On se souvient qu'en janvier 2020, la première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, et le procureur général près cette Cour, François Molins, ont dû rappeler dans un communiqué "que l’indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie". Ce communiqué était une réponse à une intervention du Président de la République devant la communauté française en Israël. A propos de l'assassinat de Sarah Halimi, et alors que la Cour de cassation ne s'était pas encore prononcée sur l'irresponsabilité pénale de son auteur, le Emmanuel Macron déclarait : "Le besoin de procès est là". Peut-être, mais le rôle du Président est d'être garant de l'indépendance de la Justice, pas d'intervenir dans ses délibérations.

Ces ingérences intempestives ont marqué l'ensemble du quinquennat et les efforts pour intimider les magistrats ont été constants. Éric Dupont-Moretti était tout désigné pour remplir cette fonction et le ministre a entrepris de régler les comptes de l'avocat. Le Parquet national financier avait-il osé, en 2014, se faire communiquer les fadettes d'Éric Dupont-Moretti dans une enquête connexe à l'affaire de trafic d'influence mettant en cause Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog ? Son ancienne responsable se trouve aujourd'hui poursuivie pour faute disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature, alors même que deux enquêtes de l'Inspection générale de la Justice ont reconnu qu'elle n'avait commis aucune faute dans la gestion de cette affaire. Un magistrat en poste à Monaco avait-il eu l'outrecuidance de poursuivre un oligarque défendu par Éric Dupont-Moretti ? Le voilà lui aussi devant le Conseil supérieur de la magistrature. 

Les pratiques pour le moins curieuses du Garde des Sceaux ont suscité sa mise en examen pour conflit d'intérêts par la Cour de justice de la République. On se trouve désormais dans une situation dans laquelle des magistrats sont poursuivis par un ministre lui-même mis en examen.

Que sont devenues les libertés publiques durant ce quinquennat ? Elles ont été bafouées allègrement et dans une sorte d'indifférence. Les contestations ont surtout porté sur l'état d'urgence, droit provisoire des temps de tempête. A cet égard, la pandémie a joué un parfait rôle de leurre, car ces mesures provisoires ont été pérennisées dans le droit positif sans susciter beaucoup d'émoi. Et pendant tout le quinquennat, des mesures plus souterraines et plus graves ont été prises au détriment des libertés. On ne peut s'empêcher de se poser la question de l'état des libertés après un second quinquennat de ce type. Il reste deux jours pour y réfléchir.


lundi 4 avril 2022

Concentration des médias : CNews empoisonne le débat


La commission d'enquête sénatoriale chargée de "mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie" publie un rapport de 379 pages. La Commission d'enquête, avec pour rapporteur David Assouline (Paris, groupe socialiste, écologiste et républicain), avait commencé ses travaux en novembre 2021. Elle a procédé à plus de 80 auditions avant de rendre le présent rapport. Il est incontestable qu'une nouvelle réflexion sur le sujet était indispensable.

 

Une réforme nécessaire

 

Le dispositif législatif hérité de la loi du 29 juillet 1982 puis de celle du 30 septembre 1986 est en effet très largement obsolète. Il est exact qu'il a permis de consacrer une liberté de communication à laquelle le Conseil constitutionnel a attribué valeur constitutionnelle. Mais le système anti-concentration qu'il prévoit remonte à une époque où le secteur était exclusivement dominé par la presse écrite ainsi que la radio et la télévision à l'ancienne. Les médias n'étaient pas diffusés par un internet, et les chaînes You Tube ne venaient pas faire concurrence aux aux principaux acteurs du secteur. 

C'est ainsi que l'article 40 de la loi interdit à une société détenue à plus de 20 % par des personnes de nationalité non-européenne de posséder une entreprise bénéficiant d'une autorisation d'émettre par voie hertzienne. Cette disposition ne présente plus aucun intérêt pratique, à une époque où il n'y a pas besoin d'une autorisation de l'Arcom pour diffuser des services par câble, satellite ou ADSL. A cela s'ajoute le fait que la loi de 1986 voulait essentiellement empêcher le cumul d'autorisations entre médias nationaux et locaux. Le critère essentiel était la quantité de population concernée, critère largement dépassé si l'on considère que tout le monde peut accéder à un média diffusé sur internet.

La législation en vigueur n'a donc pas été en mesure d'empêcher la récente accélération des mouvements de concentration dans le secteur. Le rapport sénatorial fait sur ce point un état des lieux particulièrement éclairant. Il montre que la presse écrite est désormais très concurrencée par la presse en ligne, avec notamment Mediapart. Il constate le dynamisme des nouveaux acteurs que sont les fournisseurs d'accès à internet, en particulier Xavier Niel et Altice. Il s'inquiète aussi des projets de fusion entre TF1 et M6, en se demandant si le nouveau groupe pourrait efficacement concurrencer les plateformes américaines de streaming.

Une telle situation entraine une menace immédiate sur le principe de pluralisme des courants d'opinion, dont le Conseil constitutionnel affirme, dans sa décision du 18septembre 1986,  qu’il « constitue une des conditions de la démocratie ». Est ainsi consacré un véritable droit à l’expression des courants minoritaires. Ensuite, dans deux décisions du 3 mars 2009, le Conseil constitutionnel a fait de l’« indépendance des médias » un objectif de valeur constitutionnelle, instrument du pluralisme. La CEDH, quant à elle, utilise une formule proche, selon laquelle le droit d’exposer une opinion minoritaire est une composante essentielle de la société démocratique, qui repose sur « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture » Le juge des référés du Conseil d’État enfin, dans une ordonnance du 4 avril 2019 affirme que « le pluralisme des courants de pensée et d’opinion est une liberté fondamentale ».

 

Une réflexion pour inciter à réfléchir

 

Le rapport sénatorial met en avant un éventail de 32 propositions destinées à protéger le pluralisme. Leur lecture laisse toutefois apparaître un violent contraste entre la sévérité du constat et la tiédeur des propositions. Certaines ont pour objet de ne rien changer, comme celle visant à pérenniser le financement de l'audiovisuel public. D'autres sont si vagues qu'elles sont destinées à satisfaire tout le monde, comme celle affirmant la nécessité de "renforcer l'indépendance et l'éthique au sein des médias". D'autres enfin demandent que les réflexions du rapport suscitent d'autres réflexions en vue d'une éventuelle refonte de la loi de 1986. La présente réflexion avait donc pour objet d'inciter à réfléchir. On ne sera pas surpris que ces propositions aient été adoptées à l'unanimité.

Comment expliquer un tel désastre après des mois de travail et la tenue d'auditions parfois extrêmement tendues ? La réponse est politique et tient en un seul mot : CNews.

 

 

Zemmour. J'adore

Les Goguette, en trio mais à quatre, octobre 2019

 

CNews, télévision d'opinion ou d'information ?


Au fil des débats, le cas de CNews a focalisé l'attention, parce qu'il posait la question du pluralisme interne. En dehors des périodes électorales, c'est un sujet relativement nouveau, car le droit français incitait à évoquer le pluralisme entre les médias, et non pas à l'intérieur d'un seul média.

Précisément, l'annonce de la candidature aux élections présidentielles d'Éric Zemmour, chroniqueur extrêmement présent sur CNews, a suscité un débat sur l'existence d'une ligne éditoriale qui transformerait cette chaine d'information en chaine d'opinion. Dans le but de garantir le respect du pluralisme, l'ancien CSA a adopté une délibération le 8 septembre 2021, demandant aux médias audiovisuels de décompter les interventions d'Éric Zemmour portant sur le débat politique national. En effet, il considérait que l'intéressé "pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de positions et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national".

Derrière l'omniprésence d'Éric Zemmour, c'est évidemment la question du contrôle financier de la chaîne qui est posée. On sait que CNews est née sous le nom d'i-Télé en 1999, comme chaine payante du groupe Canal +. Devenue gratuite au moment du passage à la TNT en 2005, elle s'est trouvée en difficulté, confrontée à la concurrence de LCI et de BFM. En 2016, Vincent Bolloré a pris le contrôle de la chaine, et les trois-quarts des journalistes ont alors choisi de quitter la rédaction, précisément parce qu'ils n'adhéraient pas à une ligne éditoriale qui visait à faire de CNews une sorte de "Fox News" à la française. Cette démarche droitière a toutefois rencontré le succès, et CNews est actuellement la deuxième chaine d'information en France, derrière BFM.

Précisément, s'agit-il désormais d'un média d'opinion ? Il est bien difficile de définir avec précision cette notion. Le rapport sénatorial fait état de nombreuses interrogations formulées par les personnes entendues par la commission d'enquête. Aucun consensus n'a pu être trouvé sur ce point. D'un côté, Éric Fottorino résume la plupart des remarques : "Il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos". De l'autre côté, Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews répond : "Il arrive souvent, lorsque je crois quelqu'un, qu'on me demande : "Alors est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ? Non, je n'ai pas eu d'appel de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews (...)". Quant aux chroniqueurs de CNews, ils invoquent le fait que le pluralisme n'est guère plus respecté à France Inter et à France Culture que chez eux.

Entre ceux deux positions, la commission d'enquête n'a pas su choisir. Son rapporteur David Assouline n'a pu obtenir que CNews soit qualifié de média d'opinion. La majorité sénatoriale a su se regrouper pour défendre le groupe Bolloré et éviter tout débat de fond sur la concentration et le pluralisme des médias. La question qui fâche a été neutralisée, jusqu'à des jours meilleurs, et l'impact de ce recul constant du pluralisme sur la démocratie n'est finalement pas évalué. Il est vrai que le moment était particulièrement mal choisi et que l'on aurait pu prévoir que le travail de la commission d'enquête serait entravé par une campagne électorale à laquelle CNews participe largement. Peut-être sera-t-il possible d'en reparler lorsque cette campagne sera terminée ?


Sur la liberté de communication : Chapitre 9 du Manuel

 


jeudi 31 mars 2022

Russia Today devant le juge européen des référés


Le 30 mars 2022, le président du tribunal de l'Union européenne a rendu une ordonnance de référé refusant de suspendre l'interdiction d'émettre qui frappe Russia Today depuis le 2 mars.

Le droit applicable remonte formellement à la première intervention militaire en Ukraine, en 2014, visant la Crimée et certaines parties du Donbass. Le Conseil européen avait alors adopté, en juillet 2014, une décision concernant des mesures restrictives en réponse "aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine". A l'époque, il s'agissait essentiellement d'interdire les exportations d'armements et de technologies duales. 

Au lendemain de l'intervention militaire russe de 2022 en Ukraine, le Conseil européen a adopté des conclusions le 24 février 2022, dans lesquelles il condamne avec la plus grande fermeté" cette "agression non provoquée et injustifiée". Ensuite, une décision du 1er mars de ce même Conseil annonce des sanctions et appelle la Russie "et les formations qu'elle soutient à cesser leur campagne de désinformation". Cette décision interdit aux opérateurs de diffuser les services de Russia Today, tant par le câble et le satellite que par internet. Elle est complétée par un règlement du même jour qui accuse la Fédération de Russie d'avoir "lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres". L'interdiction de Russia Today s'impose alors à tous les États membres. 

Les responsables de Russia Today ont fait savoir qu'ils utiliseraient tous les moyens de droit à leur disposition pour contester cette interdiction. Le référé est donc dirigé à la fois contre la décision du Conseil européen et contre le règlement du 1er mars. 

 

Les rigueurs du référé européen

 

La procédure de référé devant le tribunal de l'Union européenne est différente du référé-liberté utilisé par le Conseil d'État français. Elle trouve son fondement dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Son article 278 énonce ainsi que "les recours formés devant la Cour de justice de l'Union européenne n'ont pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour peut, si elle estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué". Les actes des institutions de l'Union jouissent donc d'une présomption de légalité et le sursis à exécution demeure exceptionnel. Ce caractère exceptionnel a d'ailleurs été rappelé dans l'ordonnance du tribunal datée du 19 juillet 2016 Belgique c. Commission.

L’article 156 du règlement de procédure du tribunal de l'Union européenne soumet la demande de sursis à des conditions rigoureuses. D'une part, elle doit nécessairement s'accompagner d'un recours au fond, ce qui la distingue de la procédure française du référé-liberté qui n'est plus soumise à cette condition. D'autre part, elle doit préciser clairement "l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire (...)".

Tout cela n'est pas simple, d'autant que l'absence d'équivalent du référé-liberté interdit à Russia Today de se fonder directement sur l'atteinte à la liberté de presse, quand bien même il s'agirait d'une presse aux ordres d'un État étranger. 

 


Réunion du comité de rédaction à RT

Kalinka. Choeur de l'Armée Rouge. Circa 1965

 

L'absence d'urgence


En l'espèce, le juge européen évite soigneusement de se poser des questions superflues. Il refuse de suspendre les deux décisions au seul motif que Russia Today n'est pas parvenu à démontrer le caractère d'urgence de son recours.

La presse est d'abord envisagée comme une activité économique de manière nature que n'importe quelle autre activité commerciale. Pour prouver l'urgence d'une mesure provisoire, la société requérante doit donc prouver que la simple attente des résultats de son recours au fond risque de lui infliger un préjudice grave et irréparable. Cette exigence est notamment rappelée dans l'ordonnance Glass Europe e.a. c. Commission du 14 janvier 2016.

En l'espèce, Russia Today invoque d'abord les conséquences économiques, financières et humaines de l'interdiction qui la vise. Elle est en effet empêchée d'exercer son activité, et ses journalistes se voient opposer des refus d'accréditation au sein de l'Union européenne. L'entreprise estime alors qu'elle risque une mise en liquidation qui impliquerait de nombreux licenciements. Sont ensuite invoquées les conséquences de cette interdiction sur la réputation de Russia Today, présentée comme une officie de propagande placée sous le contrôle permanent des autorités russes. De l'ensemble de ces éléments, le média russe déduit l'existence d'un préjudice grave et irréparable.

Le juge des référés observe que le dossier qui a été remis par Russia Today est trop léger pour lui permettre d'apprécier ce caractère grave et irréparable du préjudice. Aucune donnée sociale sérieuse n'est communiquée permettant d'apprécier concrètement le nombre et le type d'emplois menacés. Surtout, les données financières font défaut, ce qui n'est pas surprenant. Il est en effet pour le moins délicat de livrer au juge les détails du budget et des aides qui sont accordées à Russia Today, éléments qui pourraient faire apparaître au grand jour l'importance de l'investissement russe dans l'entreprise. Quoi qu'il en soit, la sanction de cette opacité est immédiate. Le juge des référés estime qu'il n'est pas en mesure d'apprécier le préjudice allégué et il en déduit que la société requérante n'a pas su démontrer son existence.

 

Les droits fondamentaux, et les autres

 

Russia Today, ou plutôt son avocat, a bien compris qu'il lui était difficile de s'appuyer sur un préjudice commercial pratiquement impossible évaluer. L'entreprise requérante considère donc que le caractère grave et irrémédiable du préjudice se trouve dans l'atteinte à la liberté de presse et de communication. D'une manière générale, la société requérante estime en effet que toute atteinte à un droit fondamental entraine un préjudice irréparable.

Sur ce point, la réponse du juge des référés est peut-être moins convaincante, car il opère une distinction entre les droits fondamentaux, et ceux qui sont moins fondamentaux. Il affirme en effet que "la violation de certains droits fondamentaux, tels que l’interdiction de la torture et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants (... ) est susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner lieu par elle‑même à un préjudice grave et irréparable". A ses yeux, les droits fondamentaux susceptibles d'entraîner d'emblée un tel préjudice sont donc ceux qui relèvent du droit humanitaire, et de lui seul. On retrouve une distinction traditionnelle entre le droit humanitaire qui soumet l'État à des obligations intransgressibles et les droits de l'homme qui impose la recherche constante d'un équilibre entre les différents droits.

Quoi qu'il en soit, la liberté de presse fait partie de ces droits moins fondamentaux. Reprenant la jurisprudence issue de l'ordonnance de la Cour de justice du 10 septembre 2013, Commission c. Pilkington Group, le juge des référés estime qu'il appartient dans ce cas au demandeur de prouver l'existence d'un préjudice grave et irréparable. La charge de la preuve est donc renversée : en matière de droit humanitaire, le préjudice est présumé grave irréparable, et pour une violation des autres droits, le préjudice est présumé non irréparable, et donc moins grave.

En l'espèce, cette distinction faite par le droit européen entre les droits fondamentaux, et ceux qui le sont moins, n'a pas beaucoup de conséquences. Le juge des référés observe que là encore, Russia Today a omis de constituer un dossier. Elle se borne en effet à invoquer, en termes généraux, une atteinte au caractère démocratique de la société démocratique, sans préciser en quoi l'entreprise serait elle-même affectée. Or, une mesure d'urgence telle que le sursis à exécution ne peut être prononcée que si un préjudice personnel peut être constaté. Le juge fait d'ailleurs observer que l'entreprise "reste muette sur sa contribution ou adhésion aux valeurs démocratiques".

 

Les intérêts poursuivis

 

D'une manière plus générale, le juge met en balance les intérêts poursuivis. Du côté de Russia Today, il s'agit de l'emploi des salariés et de la sécurité financière d'une entreprise. Du côté du Conseil, est mise en avant la "la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire contre l’Ukraine". Il s'agit donc d'un intérêt public qui, évidemment, est considéré comme plus important que les intérêts privés d'une entreprise, d'autant qu'il s'agit de "mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine".

On peut parfaitement le comprendre, si ce n'est que le juge des référés s'abstient de définir certaines notions essentielles. Il ne serait pas inutile d'expliquer ce qu'il entend par "désinformation" et de démontrer l'existence de ces campagnes de déstabilisation. Si le dossier de la défense est vide, il serait tout de même intéressant que celui de l'accusation soit un peu étayé. Bien entendu, on peut espérer que la décision sur le fond sera motivée de manière plus complète et plus convaincante. Mais il faudra attendre de longs mois avant qu'elle intervienne.

Même s'il n'est pas contestable que Russia Today peut être considéré comme un organe de propagande des autorités russes, on ne peut s'empêcher d'éprouver un certain malaise à la lecture de cette ordonnance. Il est toujours étrange de voir reprocher à un organe de presse ce qu'il est, et non pas ce qu'il dit. La décision en effet se réfère aux liens de Russia Today avec la Russie mais ne donne aucun exemple de propos illicites ou d'actes délibérés de désinformation. Il y en certainement, alors pourquoi ne pas les citer ? 
 
L'atteinte à une liberté, et notamment la liberté de presse, ne saurait être admise qu'avec la plus extrême prudence, et avec un effort particulier de motivation. En l'espèce, la motivation est relativement sommaire, reposant sur l'idée que "la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à saper les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne". C'est justifier la censure au nom des nécessités liées à la guerre. Si la guerre est moderne, l'argument est ancien et a permis de justifier la censure durant toutes les guerres. Le seul problème, c'est que, à ce stade, l'Union européenne n'est en guerre contre personne.