La commission d'enquête sénatoriale chargée de "mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie" publie un rapport de 379 pages. La Commission d'enquête, avec pour rapporteur David Assouline (Paris, groupe socialiste, écologiste et républicain), avait commencé ses travaux en novembre 2021. Elle a procédé à plus de 80 auditions avant de rendre le présent rapport. Il est incontestable qu'une nouvelle réflexion sur le sujet était indispensable.
Une réforme nécessaire
Le dispositif législatif hérité de la loi du 29 juillet 1982 puis de celle du 30 septembre 1986 est en effet très largement obsolète. Il est exact qu'il a permis de consacrer une liberté de communication à laquelle le Conseil constitutionnel a attribué valeur constitutionnelle. Mais le système anti-concentration qu'il prévoit remonte à une époque où le secteur était exclusivement dominé par la presse écrite ainsi que la radio et la télévision à l'ancienne. Les médias n'étaient pas diffusés par un internet, et les chaînes You Tube ne venaient pas faire concurrence aux aux principaux acteurs du secteur.
C'est ainsi que l'article 40 de la loi interdit à une société détenue à plus de 20 % par des personnes de nationalité non-européenne de posséder une entreprise bénéficiant d'une autorisation d'émettre par voie hertzienne. Cette disposition ne présente plus aucun intérêt pratique, à une époque où il n'y a pas besoin d'une autorisation de l'Arcom pour diffuser des services par câble, satellite ou ADSL. A cela s'ajoute le fait que la loi de 1986 voulait essentiellement empêcher le cumul d'autorisations entre médias nationaux et locaux. Le critère essentiel était la quantité de population concernée, critère largement dépassé si l'on considère que tout le monde peut accéder à un média diffusé sur internet.
La législation en vigueur n'a donc pas été en mesure d'empêcher la récente accélération des mouvements de concentration dans le secteur. Le rapport sénatorial fait sur ce point un état des lieux particulièrement éclairant. Il montre que la presse écrite est désormais très concurrencée par la presse en ligne, avec notamment Mediapart. Il constate le dynamisme des nouveaux acteurs que sont les fournisseurs d'accès à internet, en particulier Xavier Niel et Altice. Il s'inquiète aussi des projets de fusion entre TF1 et M6, en se demandant si le nouveau groupe pourrait efficacement concurrencer les plateformes américaines de streaming.
Une telle situation entraine une menace immédiate sur le principe de pluralisme des courants d'opinion, dont le Conseil constitutionnel affirme, dans sa décision du 18septembre 1986, qu’il « constitue une des conditions de la
démocratie ». Est
ainsi consacré un véritable droit à l’expression des courants minoritaires. Ensuite,
dans deux décisions du 3 mars 2009, le Conseil constitutionnel a fait de
l’« indépendance des médias »
un objectif de valeur constitutionnelle, instrument du pluralisme. La CEDH,
quant à elle, utilise une formule proche, selon laquelle le droit d’exposer une
opinion minoritaire est une composante essentielle de la société démocratique,
qui repose sur « le pluralisme, la tolérance et l’esprit
d’ouverture » Le juge
des référés du Conseil d’État enfin, dans une ordonnance du 4 avril 2019 affirme que « le pluralisme des courants de pensée et d’opinion est une
liberté fondamentale ».
Une réflexion pour inciter à réfléchir
Le rapport sénatorial met en avant un éventail de 32 propositions destinées à protéger le pluralisme. Leur lecture laisse toutefois apparaître un violent contraste entre la sévérité du constat et la tiédeur des propositions. Certaines ont pour objet de ne rien changer, comme celle visant à pérenniser le financement de l'audiovisuel public. D'autres sont si vagues qu'elles sont destinées à satisfaire tout le monde, comme celle affirmant la nécessité de "renforcer l'indépendance et l'éthique au sein des médias". D'autres enfin demandent que les réflexions du rapport suscitent d'autres réflexions en vue d'une éventuelle refonte de la loi de 1986. La présente réflexion avait donc pour objet d'inciter à réfléchir. On ne sera pas surpris que ces propositions aient été adoptées à l'unanimité.
Comment expliquer un tel désastre après des mois de travail et la tenue d'auditions parfois extrêmement tendues ? La réponse est politique et tient en un seul mot : CNews.
Zemmour. J'adore
Les Goguette, en trio mais à quatre, octobre 2019
CNews, télévision d'opinion ou d'information ?
Au fil des débats, le cas de CNews a focalisé l'attention, parce qu'il posait la question du pluralisme interne. En dehors des périodes électorales, c'est un sujet relativement nouveau, car le droit français incitait à évoquer le pluralisme entre les médias, et non pas à l'intérieur d'un seul média.
Précisément, l'annonce de la candidature aux élections présidentielles d'Éric Zemmour, chroniqueur extrêmement présent sur CNews, a suscité un débat sur l'existence d'une ligne éditoriale qui transformerait cette chaine d'information en chaine d'opinion. Dans le but de garantir le respect du pluralisme, l'ancien CSA a adopté une délibération le 8 septembre 2021, demandant aux médias audiovisuels de décompter les interventions d'Éric Zemmour portant sur le débat politique national. En effet, il considérait que l'intéressé "pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de positions et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national".
Derrière l'omniprésence d'Éric Zemmour, c'est évidemment la question du contrôle financier de la chaîne qui est posée. On sait que CNews est née sous le nom d'i-Télé en 1999, comme chaine payante du groupe Canal +. Devenue gratuite au moment du passage à la TNT en 2005, elle s'est trouvée en difficulté, confrontée à la concurrence de LCI et de BFM. En 2016, Vincent Bolloré a pris le contrôle de la chaine, et les trois-quarts des journalistes ont alors choisi de quitter la rédaction, précisément parce qu'ils n'adhéraient pas à une ligne éditoriale qui visait à faire de CNews une sorte de "Fox News" à la française. Cette démarche droitière a toutefois rencontré le succès, et CNews est actuellement la deuxième chaine d'information en France, derrière BFM.
Précisément, s'agit-il désormais d'un média d'opinion ? Il est bien difficile de définir avec précision cette notion. Le rapport sénatorial fait état de nombreuses interrogations formulées par les personnes entendues par la commission d'enquête. Aucun consensus n'a pu être trouvé sur ce point. D'un côté, Éric Fottorino résume la plupart des remarques : "Il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos". De l'autre côté, Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews répond : "Il arrive souvent, lorsque je crois quelqu'un, qu'on me demande : "Alors est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ? Non, je n'ai pas eu d'appel de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews (...)". Quant aux chroniqueurs de CNews, ils invoquent le fait que le pluralisme n'est guère plus respecté à France Inter et à France Culture que chez eux.
Entre ceux deux positions, la commission d'enquête n'a pas su choisir. Son rapporteur David Assouline n'a pu obtenir que CNews soit qualifié de média d'opinion. La majorité sénatoriale a su se regrouper pour défendre le groupe Bolloré et éviter tout débat de fond sur la concentration et le pluralisme des médias. La question qui fâche a été neutralisée, jusqu'à des jours meilleurs, et l'impact de ce recul constant du pluralisme sur la démocratie n'est finalement pas évalué. Il est vrai que le moment était particulièrement mal choisi et que l'on aurait pu prévoir que le travail de la commission d'enquête serait entravé par une campagne électorale à laquelle CNews participe largement. Peut-être sera-t-il possible d'en reparler lorsque cette campagne sera terminée ?
Sur la liberté de communication : Chapitre 9 du Manuel