« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 janvier 2022

Joint-Venture dans le cannabis


Dans sa décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, le Conseil constitutionnel donne, pour la première, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". A dire vrai, cette définition semble relever du simple bon sens et ne pas devoir donner lieu à des débats très vifs.

Le plus surprenant réside cependant dans le fait que le Conseil constitutionnel soit conduit à apprécier la définition du stupéfiant, appréciation qui devrait plutôt appartenir aux scientifiques. Mais le cannabis est actuellement l'objet d'un débat qui dépasse le seul espace scientifique pour pénétrer dans le champ politique. Les producteurs de cannabinoïdes et de chanvre ainsi que les industries pharmaceutiques veulent aujourd'hui commercialiser la molécule de cannabidiol (CBD). Celle-ci est présentée comme non psychotrope, et ayant des effets relaxants. 

Ce lobby doit donc, pour arriver à ses fins, faire évoluer le droit français, et il faut reconnaître qu'il y parvient, à petits pas, devant le pouvoir réglementaire. En revanche, il se heurte à une difficulté réelle devant le Conseil constitutionnel.


Le lobby et le pouvoir réglementaire


A l'origine en effet, la règle juridique lui était très défavorable. Elle interdisant la production et la vente des produits issus du cannabis, avec une seule dérogation possible issue d'un arrêté du 22 août 1990, lorsque le taux de molécule active ne dépassait pas 0, 2 % et que l'usage du chanvre était limité aux fibres et aux graines. Or, précisément, la molécule de CBD exige l'exploitation de la plante entière. Les industriels désireux de commercialiser le CBD ont donc engagé un contentieux pour obtenir l'abrogation de cette législation.

A la suite d'une question préjudicielle, ils ont obtenu de la Cour de justice de l'Union européenne une décision Kanavape du 22 août 1990. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. C'était évidemment insuffisant pour les producteurs, puisque la décision permettait la commercialisation mais pas la production de la molécule.

Quoi qu'il en soit, les autorités françaises ont finalement rédigé un nouvel arrêté du 30 décembre 2021. Il accepte de considérer que le CBD  peut être cultivé et vendu. En revanche, il restera interdit de dépasser le seuil de molécule active 0, 3 %. 

 


 Viva Zapata, que viva Marijuana. Renaud. 1994

 

Le lobby devant le Conseil constitutionnel

 

La demande de QPC a été formulée devant le Conseil d'État, à l'occasion d'un recours dirigé contre le refus d'abrogation de l'arrêté de 1990. Le renvoi au Conseil constitutionnel date ainsi du 18 octobre 2021, deux mois avant la publication du nouvel arrêté. Cela ne signifie pas que la QPC soit désormais dépourvue d'intérêt, loin de là. Il s'agit en effet, pour le lobby des producteurs et vendeurs de CBD, de faire sortir cette substance de la liste des produis stupéfiants.

La QPC est dirigée contre trois dispositions législatives du code de la santé publique, les articles L 5132-1, L 5132-7 et L 5132-8.  Elles classent les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses". Différents arrêtés opèrent ensuite un classement de ces substances selon le type de danger qu'elles représentent, et des décrets en Conseil d'État peuvent prendre toute une série de prohibitions, comme l'interdiction de leur prescription ou de leur intégration dans des spécialités pharmaceutiques. 

Cette fois pourtant, le lobby de la CBD n'obtient pas satisfaction. Il invoquait devant le Conseil l'imprécision des dispositions du code de la santé publique, le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi étant qualifié d'objectif de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 28 décembre 2011, celui-ci affirme ainsi que ce principe impose au législateur l'adoption de "dispositions suffisamment précises et de formules non équivoques".

Dans le cas présent, le Conseil estime que la notion de stupéfiant est pleinement définie à travers deux critères, le risque de dépendance et les effets nocifs pour la santé. En incluant les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses", le législateur n'a donc pas adopté de dispositions imprécises. Rien ne lui interdisait ensuite de confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites. Cette opération est d'ailleurs réalisée en fonction de l'état des connaissances scientifiques et médicales, et sous le contrôle du juge administratif.

Le lobby du CBD se heurte donc à un refus du Conseil constitutionnel, qui n'évoque même pas la question de la liberté d'entreprendre et se limite à affirmer que les dispositions contestées "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit"
 
Mais ce n'est qu'un demi-échec pour le lobby, car le Conseil constitutionnel lui indique tout de même la voie à suivre pour faire évoluer le droit. Il lui faudra en effet montrer que le CBD n'implique aucune dépendance et est dépourvu d'effets nocifs pour la santé. Soyons assurés que les professionnels du secteur ne feront pas chanvre à part dans ce combat. Ils bénéficient en effet du soutien actif des consommateurs de cannabis dit récréatif qui aspirent à une légalisation de leur produit favori. Assistera-t-on à une Joint-Venture entre les marchands de CBD et les baba cool consommateurs de haschisch ?



 

mercredi 5 janvier 2022

Bye Bye Hadopi, Bye Bye CSA, Bonjour Arcom !


Le 1er janvier 2022 marque un changement notable dans le paysage de la régulation numérique et audiovisuelle. La fusion entre la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) est désormais consommée. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) prend ses fonctions, conformément aux dispositions de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique (loi "RPAOCEN"). La première décision rendue par l'Arcom est datée précisément du 1er janvier, et elle concerne l'organisation de ses services.

Changement de terminologie, fusion des autorités, la réforme ne s'analyse pourtant pas comme un véritable bouleversement. Elle était nécessaire, car le droit français datait, reposant sur une distinction aujourd'hui dépassée entre la radio-télévision et internet. Aujourd'hui, les entreprises du secteur audiovisuel sont actives sur tous ces vecteurs, et la télévision à l'ancienne semble, à terme, plus ou moins condamnée, remplacée par des services de diffusion en ligne.

 

Hadopi, revu et corrigé

 

Dès mai 2013, le rapport Lescure mettait en évidence les limites du système Hadopi. Trois ans après l'entrée en vigueur de la la loi Hadopi du 12 juin 2009, le résultat était déjà décevant. La riposte graduée destinée à sanctionner les téléchargements illicites n'a pas réellement fonctionné. On se souvient qu'à la première infraction, l'internaute recevait un simple rappel à la loi par lettre simple. A la deuxième infraction intervenue dans les six mois suivant la première, le rappel à la loi avait lieu par lettre recommandée. Enfin, la troisième infraction, si elle intervenait dans l'année suivant la seconde, pouvait donner lieu à saisine du juge en vue de la condamnation de l'internaute à une amende de 1500 €.

Les internautes, peu dissuadés par le faible nombre de condamnations, ont appris à masquer leur adresse IP ou à utiliser des techniques de cryptage pour ne pas être repérés. Le rapport annuel de la Hadopi pour 2019 reconnaissait ainsi que, depuis sa création, les amendes prononcées avaient rapporté 87 000 €, alors que le coût de fonctionnement de l'autorité indépendantes était proches de 82 millions d'euros. 

Certes, la rentabilité n'est pas nécessairement le seul critère d'évaluation de la réussite de l'autorité indépendante. Il n'en demeure pas moins que le gouffre financier que représentait Hadopi n'est certainement pas sans lien avec sa disparition. 

Force est de constater pourtant que la loi du 25 octobre 2021 ne supprime pas la riposte graduée, pourtant très contestée. La procédure n'est modifiée qu'à la marge, avec la possibilité pour une personne victime de ces téléchargements illégaux de saisir directement l'Arcom d'une demande d'intervention, possibilité qui, auparavant, n'était ouverte qu'aux organismes de gestion collective. 

La loi prévoit deux procédures nouvelles destinées à lutter contre les atteintes à la propriété intellectuelle. Le premier, figurant dans l'article L 331-25 du code de la propriété intellectuelle, prévoit une "liste noire" susceptible d'être rendue publique par l'Arcom. Elle devrait lister les sites portant atteinte "de manière grave et répétée" aux droits d'auteur, à partir des infractions connues. Cette liste pourra, éventuellement, être utilisée à l'appui d'une action judiciaire des victimes.  La seconde procédure nouvelle, figurant dans l'article L 331-27 du code de la propriété intellectuelle, permet à l'Arcom d'exiger de tout service de communication au public en ligne l'interdiction d'accès à un site miroir reprenant le contenu d'un service déjà condamné. Là encore, l'Arcom pourra être saisie à cette fin par les victimes. 

Ces deux procédures sont loin d'être sans intérêt. Elles devront toutefois faire l'objet d'une évaluation, car les sites portant atteinte à la propriété intellectuelle sont bien souvent domiciliés à l'étranger, dans des paradis des données, c'est-à-dire des États dont le droit ne prévoit aucune sanction pour ce type de pratiques. Les injonctions de l'Arcom risquent alors de ressembler fort à un coup d'épée dans l'eau.

 

Comment te dire adieu ? Françoise Hardy

Archives de l'INA. 1969


L'Arcom, ou le CSA revisité

 

Pour ce qui est de l'audiovisuel, la loi du 25 octobre 2021 ne modifie pas sensiblement la situation antérieure.  Les pouvoirs de régulation audiovisuelle qui étaient ceux du CSA sont simplement transférés à l'Arcom, avec évidemment un élargissement de ses compétences à l'ensemble du secteur de communication au public par voie électronique. De fait, l'Arcom pourra agir à l'encontre des chaînes de télévision ou de radio, mais aussi à l'encontre des plateformes comme Netflix ou Disney. Le défi sera alors pour l'Arcom de réguler ces services, notamment pour leur imposer le système de financement de la création française ou européenne. Là encore, l'enjeu est de taille puisqu'il s'agit d'imposer à des multinationales américaines le respect du droit français. 

Pour le reste, l'Arcom conserve toutes les compétences du CSA, notamment, et ce n'est pas négligeable dans la période actuelle, la surveillance du respect du pluralisme des courants d'opinion dans le cadre de la campagne électorale. Jusqu'à présent, le CSA n'est guère parvenu à formuler des règles claires dans ce domaine, et il faut bien reconnaître que la concentration économique qui caractérise le paysage audiovisuel actuel risque de constituer un obstacle important dans ce domaine.

La mission de régulation, aussi bien de l'audiovisuel que de l'internet, est donc désormais confiée à l'Arcom, qui ressemble étrangement au CSA. Initialement fixé à 9 membres, le collège du CSA était passé à 7 membres avec la loi du 15 novembre 2013 sur l'indépendance de l'audiovisuel public. Aujourd'hui, le collège de l'Arcom compte de nouveau 9 membres, soit 3 désignés par le président du Sénat, 3 désignés par le président de l'Assemblée nationale et 3 désignés par le Président de la République, tous pour un mandat de six ans. 

De manière très concrète, la succession des deux autorités a été réalisée sans complication inutile. L'Arcom est composée de sept membres issus du CSA auxquels il faut ajouter deux anciens membres de Hadopi, dont son ancien président. Les mandats ne sont donc pas interrompus par la création de l'Arcom. Roch-Olivier Maistre, ancien président du CSA, devient ainsi, sans autre formalité, président de l'Arcom. 

Le changement dans la continuité, cette formule pourrait résumer le processus de création de l'Arcom. Cette impression de continuité est peut-être le principal défi auquel se heurtera la nouvelle autorité indépendante. Car Hadopi comme le CSA ne sont pas parvenus à convaincre. La première n'a pas su user efficacement de la riposte graduée, la seconde n'a pas su protéger efficacement le principe de pluralisme, pourtant objectif à valeur constitutionnelle. Pour exister, l'Arcom devra donc se démarquer de ses deux prédécesseurs. Ce ne sera pas simple, si l'on considère que les membres de l'Arcom proviennent exclusivement du CSA et de Hadopi. 
 
 

vendredi 31 décembre 2021

Les Invités de LLC : Emmanuel Kant. Qu'est-ce que les Lumières ?

Pour souhaiter à ses lecteurs une belle et heureuse année 2022, Liberté Libertés Chéries invite Emmanuel Kant, l'un des Pères Fondateurs des libertés publiques. Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?" paru en 1784, il invite ses lecteurs à "se servir de leur intelligence sans être dirigé par autrui". Ce texte, d'une surprenante actualité, ne saurait mieux résumer la pensée des auteurs qui s'expriment sur Liberté Libertés Chéries et des lecteurs qui suivent ce blog depuis plus de dix années.


Emmanuel KANT

Qu'est-ce que les Lumières ?

1784




Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la mino­rité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette mino­rité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un di­recteur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette en­nuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n'est pas sans doute aussi grand qu'ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l'aimer, et provisoire­ment il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intel­ligence, parce qu'on ne lui permet jamais d'en faire l'essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l'usage rationnel, ou plutôt de l'abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle mi­norité. Qui parviendrait à s'en débarrasser, ne franchirait en­core que d'un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n'est pas accoutumé à d'aussi libres mouvements. Aussi n'arrive-t-il qu'à bien peu d'hommes de s'affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d'un pas sûr.

Mais que le public s'éclaire lui-même, c'est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu'on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répan­dront autour d'eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu'il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d'abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite eux-mêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d'entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! car ils finissent par retomber sur leurs auteurs ou sur les successeurs de leurs auteurs. Le public ne peut donc arriver que lentement aux lumières. Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d'un individu et de l'oppression d'un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles.

La diffusion des lumières n'exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. 

Mais j'en­tends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L'officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. (Il n'y a qu'un seul maître dans le monde qui dise : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez.) Là est en général la limite de la liberté. Mais quelle limite est un obstacle pour les lumières ? Quelle limite, loin de les entraver, les favorise ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lu­mières parmi les hommes ; mais l'usage privé peut souvent être très-étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrés des lumières. J'entends par usage public de sa raison celui qu'en fait quelqu'un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J'appelle au contraire usage privé celui qu'il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une cer­taine fonction qui lui est confiée. Or il y a beaucoup de choses, intéressant la chose publique, qui veulent un certain méca­nisme, ou qui exigent que quelques membres de la société se conduisent d'une manière purement passive, afin de concourir, en entrant pour leur part dans la savante harmonie du gouver­nement, à certaines fins publiques, ou du moins pour ne pas les contrarier. Ici sans doute il n'est pas permis de raisonner, il faut obéir. Mais, en tant qu'ils se considèrent comme membres de toute une société, et même de la société générale des hommes, par conséquent en qualité de savants, s'adressant par des écrits à un public dans le sens propre du mot, ces mêmes hommes, qui font partie de la machine, peuvent raisonner, sans porter atteinte par là aux affaires auxquelles ils sont en partie dévolus, comme membres passifs. 

Il serait fort déplorable qu'un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut équitablement lui dé­fendre, comme savant, de faire ses remarques sur les fautes commises dans le service de la guerre, et de les soumettre au jugement de son public. Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui. Mais pourtant il ne manque pas à son devoir de citoyen en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur l'inconve­nance ou même l'iniquité de ces impositions. De même un ec­clésiastique est obligé de suivre, en s'adressant aux élèves aux­quels il enseigne le catéchisme, ou à ses paroissiens, le symbole de l'Église qu'il sert ; car il n'a été nommé qu'à cette condition. Mais, comme savant, il a toute liberté, et c'est même sa voca­tion, de communiquer au public toutes les pensées qu'un exa­men sévère et consciencieux lui a suggérées sur les vices de ce symbole, ainsi que ses projets d'amélioration touchant les choses de la religion et de l'Église.

mardi 28 décembre 2021

Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire


Le projet de loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique a été déposé à l'Assemblée nationale le 27 décembre 2021 par le Premier ministre, immédiatement après son adoption en conseil des ministres, accompagné de l'avis du Conseil d'État demandé par l'Exécutif. Le texte sera débattu selon la procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Nous sommes donc dans l'urgence, mais pas tout à fait. Il ne s'agit pas en effet de mettre en oeuvre l'état d'urgence sanitaire dont on se souvient qu'il fut initié par la loi du 23 mars 2020, prorogée jusqu'au 10 juillet 2020. Ensuite, une seconde période d'état d'urgence est intervenue avec la loi du 14 novembre 2020, prorogée jusqu'en juin 2021. L'exposé des motifs de l'actuel projet de loi pourrait laisser envisager un troisième état d'urgence, tant il insiste sur l'importance de l'actuelle reprise épidémique et sur les tensions du système de santé. Mais la période n'est pas seulement épidémique, elle est aussi électorale. Pas question donc de revenir à l'état d'urgence sanitaire, sauf à La Réunion où la situation est particulièrement grave. Sur le reste du territoire, il convient de limiter autant que possible la circulation du virus, sans limiter celle des vacanciers du réveillon de la Saint-Sylvestre.

L'actuel projet de loi se présente donc comme un texte d'adaptation de la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire, déjà modifié à deux reprises par les lois du 5 août et 10 novembre 2021. Rédigé très rapidement, il est extrêmement concis et ne comporte que trois articles. 

Écartons d'emblée l'article 3 qui se présente comme une sorte de cavalier législatif. Conformément à la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 4 juin 2021, il établit un contrôle systématique du juge de la liberté et de la détention (JLD) sur les mesures d'isolement et de contention dans les services psychiatriques hospitaliers. Ce contrôle doit s'exercer avant la 72è heure, si l'état du patient nécessite le renouvellement de cette mesure. Rien à voir avec la Covid-19, et il s'agit seulement d'utiliser un support législatif qui apparaît fort opportunément, le Conseil constitutionnel ayant reporté l'abrogation de la mesure contestée au 31 décembre 2021.

On peut aussi être bref sur l'article 2 qui autorise les services préfectoraux à utiliser le fichier SI-DEP pour assurer le suivi et le contrôle des mesures de placement en isolement ou en quarantaine. Il s'agit du fichier dans lequel sont saisis les résultats des tests et vaccinations. Comme tous les fichiers de données personnelles, l'usage de celui-ci est soumis à un certain nombre de contraintes qui doivent être respectées. Le projet de loi se borne à ajouter une nouvelle finalité au fichier et à permettre aux agents d'accéder aux données strictement nécessaires à leur mission. Cette disposition relève du droit commun des données personnelles.


Du "passe sanitaire" au "passe vaccinal"


Reste donc l'article 1er, le seul qui soit réellement important. Il modifie la loi du 31 mai 2021, en transformant le "passe sanitaire" qu'elle prévoyait en "passe vaccinal". L'accès aux activités de loisir, de restauration, de foires et salons sera donc désormais subordonné à la présentation de ce nouveau justificatif de statut vaccinal. Il s'appliquera aussi à l'accès aux établissements de santé pour les visiteurs et les accompagnants, mais évidemment pas aux "cas d'urgence", c'est-à-dire aux patients. Il s'appliquera enfin aux transports interrégionaux, là encore "sauf en cas d'urgence". Quant aux grands centres commerciaux, l'exigence du "passe vaccinal" sera décidée, au cas par cas, par le préfet.

Le simple résultat d'un test ne sera donc plus suffisant pour accéder à ces activités. Le Conseil d'État, dans son avis sur le projet de loi, rappelle cependant que la loi du 31 mai 2021 autorise le Premier ministre à subordonner l'accès à certains lieux à la présentation d'un test négatif. Il appartiendra en outre aux décrets d'application de prévoir le recours à un certificat de rétablissement pour les personnes ayant été récemment atteintes par la maladie, ou à une attestation mentionnant une contre-indication au vaccin et le Conseil d'État insiste sur la nécessité de prévoir l'usage de ces documents. Le projet de loi offre ainsi un nouvel instrument qui ne fait pas disparaître les anciens. Il appartient dès lors au gouvernement de choisir les mesures de police sanitaire les mieux en mesure de répondre à la nécessité.

Dans son avis, la formation administrative du Conseil d'État rappelle qu'il appartiendra à la formation contentieuse du Conseil d'État d'apprécier la proportionnalité aux nécessités de la lutte contre l'épidémie de ces mesures qui constituent nécessairement une ingérence dans les libertés des personnels. Le Conseil constitutionnel a lui-même affirmé ce principe dans sa décision du 13 novembre 2020. Dans le cas présent, la même formation administrative précise même à ses camarades de la formation contentieuse les éléments de langage juridiques qui pourront être utilisés, afin de justifier cette proportionnalité Elle développe ainsi une analyse contextuelle que l'on retrouvera certainement dans les futures décisions de référé, insistant sur le taux d'incidence très élevé de la maladie avec la variant Omicron et le fait que la vaccination perde un peu de son efficacité face à ce nouveau variant.

 


 Asterix et la Transitalique. Jean-Yves Ferri et Didier Conrad. 2017

 

L'application du "passe vaccinal" à certaines professions

 

Comme le passe sanitaire, le "passe vaccinal" pourra être exigé dans certaines professions, sous peine d'une suspension du contrat de travail, s'accompagnant d'une interruption de la rémunération. Ce type de mesure, concernant le passe sanitaire, a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue le 5 août 2021.

Une nouvelle fois, le Conseil d'État, dans son avis, refuse de considérer l'obligation de détenir un "passe vaccinal" comme une obligation vaccinale, refus qui va certainement décevoir les opposants à ces documents car il s'agit de l'un de leurs arguments essentiels. Le Conseil reconnaît toutefois qu'il s'agit d'"établir une contrainte conduisant la plupart de ces personnes à se faire vacciner". Cette contrainte le conduit à déduire que le "passe vaccinal" doit être soumis aux mêmes règles de procédure que l'obligation vaccinale, notamment en ce qui concerne la saisine pour avis de la commission nationale de la négociation collective. Il observe toutefois que les règles de suspension du contrat de travail ne sont pas modifiées par le nouveau texte et qu'il n'est donc pas utile d'effectuer une nouvelle saisine.

Dès lors que le passe vaccinal ne s'analyse pas comme une obligation vaccinale, le Conseil d'État rappelle qu'il n'est pas nécessaire d'appliquer la jurisprudence issue de l'arrêt du 7 juillet 2004, ministre de l'Intérieur c. B., qui précise que l'obligation vaccinale ne peut être imposée à des professionnels que par la loi. Le pouvoir réglementaire demeure donc compétent pour définir le champ d'application de cette obligation.

 

Le contrôle du "passe vaccinal"

 

Le projet de loi permet aux personnes chargées du contrôle, tant du passe sanitaire que du nouveau "passe vaccinal" de demander, en cas de doute sur ces documents, la présentation d'une pièce d'identité. Une telle disposition a déjà suscité une levée de bouclier des professionnels, notamment dans le domaine de la restauration, qui estiment qu'ils ne sont pas compétents pour effectuer un contrôle d'identité.

Dans son avis, le Conseil d'État écarte rapidement cette objection. Il est vrai que ces mêmes professionnels ne se plaignent pas de contrôler l'identité de leurs clients lorsqu'ils paient par chèque ( art. L 131-15 du code monétaire et financier), lorsqu'ils vendent des boissons alcoolisées ( Art. L 3342-1 du code de la santé publique), lorsqu'ils font entrer un joueur dans un casino ( art. R 321-27 du code de la sécurité intérieure) etc. La liste est loin d'être close, et aucun principe constitutionnel ou conventionnel ne s'oppose à un tel contrôle. Dans une ordonnance du 30 août 2021, le juge des référés du Conseil d'État a même jugé qu'un tel contrôle n'emportait aucune atteinte à la vie privée, dès lors qu'il se bornait à mentionner l'identité de la personne.

De la même manière, le projet de loi ajoute aux infractions pénales déjà définies par le texte du 31 mai 2021 la détention de documents, passe sanitaire ou vaccinal, falsifiés. Le détenteur sera donc puni de la même peine que celui qui aura fabriqué le faux document ou celui qui l'aura vendu ou donné, c'est à dire une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende. Bien entendu, conformément aux principes généraux du droit pénal, la preuve devra être faite que le détenteur du passe falsifié avait connaissance de son caractère frauduleux. 

Les deux articles du projet de loi ne constituent finalement que le prolongement des textes plus anciens, permettant le passage du passe sanitaire au passe vaccinal, et s'efforçant d'accroître l'efficacité des mesures d'isolement. 

La lecture de l'unique article utile du projet de loi est rapidement faite. Il n'en pas de même des 17 pages de l'avis du Conseil d'État. Mais ce texte est extrêmement instructif car il montre que la formation administrative du Conseil se livre à une véritable opération de déminage. Elle détruit ainsi successivement tous les arguments les plus fréquemment invoqués par les adversaires résolus du passe sanitaire, qui vont rapidement devenir des adversaires tout aussi résolus du passe vaccinal. Cela ne les empêchera pas de saisir le juge des référés d'une multitude de recours, mais ils vont sans doute devoir faire preuve d'imagination pour trouver d'autres arguments juridiques. Mais l'imagination n'est-elle pas la principale qualité des bons juristes ?


Sur l'état d'urgence sanitaire : Chapitre 2 section 2 § 1 du Manuel

 



mercredi 22 décembre 2021

Le crime de Klaus Kinzler


La directrice de Sciences Po Grenoble, Sabine Saurugger, a décidé, par un arrêté du 14 décembre 2021, la suspension pour quatre mois de Klaus Kinzler, enseignant au sein de cette institution. On se souvient qu'un débat s'était développé dans l'équipe enseignante contre l'intitulé d'une table ronde organisée à l'occasion de la "semaine pour l'égalité et la lutte contre les discriminations". Le titre était "Racisme, antisémitisme et islamophobie", et Klaus Kinzler considérait que le terme "islamophobie" ne devait pas être placé au même niveau que que le racisme et l'antisémitisme. Un échange de courriels un peu vifs avait eu lieu avec une collègue, mais rien qui dépasse la disputatio qui devrait être l'usage commun du monde universitaire.

L'affaire avait été ébruitée lorsque les étudiants ont tagué le nom de cet enseignant sur les murs de leur école, qualifiant précisément Klaus Kinzler d'islamophobe, et ajoutant, pour faire bonne mesure, qu'il y avait "des fascistes dans les amphis". Cette agression le mettait évidemment en danger, quelques semaines après l'assassinat de Samuel Paty. 

Les étudiants ont été poursuivis devant le conseil de discipline, mais ils ont été relaxés, malgré un rapport pour le moins accablant de la mission de l'Inspection générale diligentée par le ministère de l'enseignement supérieur. De manière un peu surprenante, c'est aujourd'hui Klaus Kinzler qui est menacé de sanctions. Et contre toute attente, il ne s'est pas recouvert la tête de cendres, n'est pas allé implorer sa grâce en chemise et la corde au cou, armé d'une autocritique rédigée en écriture inclusive. Au contraire, il a osé se plaindre avec véhémence dans la presse, disant ce qu'il pense de Sciences Po Grenoble et de son actuelle direction. Il a ainsi déclaré qu'une "minorité radicale extrémiste" avait pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Ces différentes interviews sont officiellement à l'origine de sa suspension, Mme Saurruger les jugeant "diffamatoires".

A la suite de ces évènements, certains militants se sont immédiatement investis sur les réseaux sociaux, avec un seul mot d'ordre : disqualifier ces propos, et surtout disqualifier le malheureux professeur lui-même. Parmi toute une série de discours idéologiques, on voit apparaître quelques arguments qui se présentent comme juridiques. 

 

L'argument mandarinal


Dans une interview accordée à France Culture le 22 décembre 2021, le professeur Olivier Beaud déclare : "C'est rien, ça va se dégonfler, ça ne concerne pas la liberté académique. D'abord Monsieur Kinzler n'est pas un professeur, lui ne jouit pas de la liberté académique". Il est parfaitement exact que Klaus Kinzler, linguiste spécialiste de la civilisation allemande, est un PRAG (professeur agrégé du secondaire) détaché auprès de Sciences Po Grenoble. Il n'est donc pas enseignant chercheur des universités.

Certes Olivier Beaud opère une distinction en affirmant, à la suite de Humbolt, que la liberté académique comporte la liberté de la recherche, celle de l'enseignement, et celle de l'expression. Il balaie donc le cas de Klaus Kinzler d'un revers de main, en déclarant qu'il n'est pas victime d'une atteinte à la liberté académique puisqu'il n'est pas professeur à l'Université. Tout au plus peut-il être victime d'une atteinte éventuelle à la liberté d'expression. La liberté académique est donc un privilège attaché au titre d'enseignement chercheur dont un modeste PRAG ne saurait se prévaloir. De minimis non curat praetor.

La lecture d'Humbolt est certes utile, mais celle du droit positif aussi. Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité".  La loi fait donc bénéficier de la liberté académique, non seulement "les enseignants-chercheurs" mais aussi "les enseignants et les chercheurs" et elle précise bien que cette liberté s'étend à la recherche et à l'enseignement.  

La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984  fait certes de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. Mais cette jurisprudence ne fait que protéger les enseignants chercheurs contre une loi qui irait à l'encontre de ces principes. Cette jurisprudence n'interdit pas au législateur d'accorder à tous ceux qui enseignent à l'Université une garantie fonctionnelle de la liberté académique.

Klaus Kinzler, même PRAG, bénéficie donc de la liberté académique qui ne saurait être réduite en fonction de ceux qui l'exercent. Elle doit être considérée comme fonctionnelle, et non statutaire, dans le cadre des établissements d'enseignement supérieur.



L'obligation de réserve


D'autres intervenants n'hésitent pas à rappeler l'obligation de réserve, "statutaire" à laquelle est soumis M. Kinzler, devoir qui lui interdirait toute intervention dans les médias. Ils seront surpris d'apprendre que l'obligation de réserve ne figure pas dans le statut de la fonction publique, contrairement au devoir de discrétion, mentionné à l'article 26, et qui interdit seulement de communiquer "les faits, informations ou documents dont les fonctionnaires ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions". Cette obligation ne trouve pas à s'appliquer dans l'affaire Kinzler.

L'obligation de réserve, quant à elle, est d'origine purement jurisprudentielle. Le mot apparaît dans une décision des Chambres réunies de 1882, à propos du président du tribunal d'Orange qui avait brisé, à coup de canne, les lampions aux couleurs nationales qui ornaient le Palais de Justice pour le 14 juillet. Le juge a alors considéré qu'une telle attitude était contraire "à la réserve que doit s'imposer un magistrat ; mais qu'elle devient plus répréhensible encore si l'on considère que le public ne pouvait l'interpréter autrement que comme une démonstration d'hostilité politique contre le gouvernement au nom duquel le Président P. rend la justice". Que l'on se rassure, les manquements au devoir de réserve ne concernent pas seulement les vieux monarchistes. En 1935, dans un arrêt Defrance, le Conseil d'Etat ne reproche pas à un agent public d'être "attaché à la révolution prolétarienne" mais reconnaît, en revanche, qu'il avait manqué à la réserve en qualifiant d'"ignoble" le drapeau tricolore. 

Les juges apprécient le manquement à l'obligation de réserve à partir de plusieurs critères, l'ampleur de la diffusion donnée aux propos litigieux, la place de son auteur dans la hiérarchie administrative, et enfin les fonctions exercées. Et précisément les fonctions académiques bénéficient d'un traitement particulier. Dans ses conclusions sur l'arrêt du 31 décembre 2014, rendu à propos d'un livre très critique rédigée par une fonctionnaire de la police nationale, la rapporteur publique déclarait ainsi : " « Ce qui peut être toléré d'un fonctionnaire occupant un emploi auquel est traditionnellement attachée une grande liberté d'expression, l'enseignement supérieur par exemple,  (...) ne peut l'être d'un policier en fonctions, garant de l'ordre public ». L'obligation de réserve pèse donc avec beaucoup moins d'intensité sur l'enseignement supérieur que sur les services régaliens.

 

Le débat d'intérêt général


Elle pèse avec d'autant moins d'intensité que Klaus Kinzler pourrait bien tirer bénéfice de la jurisprudence initiée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le débat d'intérêt général. A l'origine, elle permettait de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, lorsque les propos tenus participent à un tel débat.

La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. 
 
Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. Il ne fait guère de doute que les propos tenus dans les médias par Klaus Kinzler participent à un débat d'intérêt général sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Le plus intéressant est que cette jurisprudence peut aussi s'appliquer à des poursuites pour diffamation. Or c'est manifestement ce qu'envisage Mme Saurugger à l'encontre de Klaus Kinzler puisqu'elle évoque des "propos diffamatoires" tenus à l'égard de Sciences Po Grenoble. Dans ce cas, il est fort probable que l'affaire se terminera devant le juge pénal, et, outre le débat d'intérêt général, l'intéressé pourra alors invoquer l'exception de vérité. On devra alors débattre doctement sur le point de savoir si une "minorité radicale extrémiste" a, ou non, pris le pouvoir dans l'établissement, y faisant régner "la terreur". Une telle procédure permettrait finalement de discuter enfin des vrais sujets.

mardi 21 décembre 2021

Les Invités de LLC : Un hommage de Montesquieu à Laurent Bouvet

 

 

Liberté Libertés Chéries invite une nouvelle fois ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Il s'agit cette fois de rendre hommage à Laurent Bouvet, et qui pouvait mieux le faire que Montesquieu ?

Dans la 85è Lettre persane, la Révocation de l'Édit Nantes est évoquée de manière très transparente. Cette dénonciation du prosélytisme religieux, ce plaidoyer en faveur de la tolérance nous rappellent que Laurent Bouvet était attaché aux mêmes valeurs. Ses travaux demeureront des ouvrages essentiels pour celles et ceux qui sont attachés aux libertés et qui oeuvrent en leur faveur.
 
 

 

 MONTESQUIEU

85 è Lettre persane

Usbek à Mirza

 

 

À Ispahan.


 

Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avoient formé le dessein d’obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire seroit toujours pollué, tandis qu’il garderoit dans son sein ces infidèles.

C’étoit fait de la grandeur persane, si dans cette occasion l’aveugle dévotion avoit été écoutée.

On ne sait comment la chose manqua ; ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n’en connurent les conséquences : le hasard fit l’office de la raison et de la politique, et sauva l’empire d’un péril plus grand que celui qu’il auroit pu courir de la perte de trois batailles et de la prise de deux villes.

En proscrivant les Arméniens, on pensa détruire en un seul jour tous les négociants, et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Cha-Abas auroit mieux aimé se faire couper les deux bras que de signer un ordre pareil, et qu’en envoyant au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les plus industrieux, il auroit cru leur donner la moitié de ses États.

Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes ; et ont privé la Perse de cette nation, si appliquée au labourage, qui seule, par son travail, étoit en état de vaincre la stérilité de nos terres.

Il ne restoit à la dévotion qu’un second coup à faire : c’étoit de ruiner l’industrie ; moyennant quoi l’empire tomboit de lui-même, et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu’on vouloit rendre si florissante.

S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État il y ait plusieurs religions.

On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.

D’ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité ?

Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu’aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes, et craint de faire des choses qui déshonoreroient son parti et l’exposeroient aux mépris et aux censures impardonnables du parti contraire.

Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne.

On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde viendroient s’y rassembler, cela ne lui porteroit aucun préjudice, parce qu’il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission.

J’avoue que les histoires sont remplies des guerres de religion : mais, qu’on y prenne bien garde, ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance, qui animoit celle qui se croyoit la dominante.

C’est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui d’eux, est passé, comme une maladie épidémique et populaire, aux mahométans et aux chrétiens.

C’est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.

Car, enfin, quand il n’y auroit pas de l’inhumanité à affliger la conscience des autres, quand il n’en résulteroit aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudroit être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changeroit pas la sienne, quand on voudroit l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ne feroit pas lui-même, peut-être pour l’empire du monde.