« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 9 août 2021

Les Invités de LLC. Condorcet : Sur l'admission des femmes au droit de cité

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 

 CONDORCET

 

Sur l'admission des femmes au droit de cité

3 juillet 1790

 

 

 

 

L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice.

 

Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques.

 

Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

 

Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.

 

Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.

 

(...)Dira-t-on qu’il y ait dans l’esprit ou dans le cœur des femmes quelques qualités qui doivent les exclure de la jouissance de leurs droits naturels ? Interrogeons d’abord les faits. Élisabeth d’Angleterre, Marie-Thérèse, les deux Catherine de Russie, ont prouvé que ce n’était ni la force d’âme, ni le courage d’esprit qui manquait aux femmes.

 

On a dit que les femmes, malgré beaucoup d’esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner portée au même degré que chez de subtils dialecticiens, n’étaient jamais conduites par ce qu’on appelle la raison. Cette observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur.

Leurs intérêts n’étant pas les mêmes, par la faute des lois, les mêmes choses n’ayant point pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer à la raison, se déterminer par d’autres principes et tendre à un but différent (...).

 

On a dit que les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins sujettes aux vices qui tiennent à l’égoïsme et à la dureté du cœur, n’avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu’elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence. Ni l’une ni l’autre n’ont accoutumé les femmes à l’idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice rigoureuse, d’après des lois positives, les choses dont elles s’occupent, sur lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits.

 

Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir des lumières, ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en proche, on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit public. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence nécessaire, renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n’ont eu que de semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ; l’étymologie même de ce mot en est la preuve.

 

On ne peut alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs maris, puisqu’il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre.

 

Il ne reste donc que deux objections à discuter (...).

 

On aurait à craindre, dit-on, l’influence des femmes sur les hommes.

 

Nous répondrons d’abord que cette influence, comme toute autre, est bien plus à redouter dans le secret que dans une discussion publique ; que celle qui peut être particulière aux femmes y perdrait d’autant plus, que, si elle s’étend au-delà d’un seul individu, elle ne peut être durable dès qu’elle est connue. D’ailleurs, comme jusqu’ici les femmes n’ont été admises dans aucun pays à une égalité absolue, comme leur empire n’en a pas moins existé partout, et que plus les femmes ont été avilies par les lois, plus il a été dangereux, il ne paraît pas qu’on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N’est-il pas vraisemblable, au contraire, que cet empire diminuerait si les femmes avaient moins d’intérêt à le conserver, s’il cessait d’être pour elles le seul moyen de se défendre et d’échapper à l’oppression ?

Si la politesse ne permet pas à la plupart des hommes de soutenir leur opinion contre une femme dans la société, cette politesse tient beaucoup à l’orgueil ; on cède une victoire sans conséquence ; la défaite n’humilie point parce qu’on la regarde comme volontaire. Croit-on sérieusement qu’il en fût de même dans une discussion publique sur un objet important ? La politesse empêche-t-elle de plaider contre une femme ?

 

Mais, dira-t-on, ce changement serait contraire à l’utilité générale, parce qu’il écarterait les femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés.

Cette objection ne me paraît pas bien fondée. Quelque constitution que l’on établisse, il est certain que, dans l’état actuel de la civilisation des nations européennes, il n’y aura jamais qu’un très petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. Dans les classes plus riches, nous ne voyons nulle part les femmes se livrer aux soins domestiques d’une manière assez continue pour craindre de les en distraire, et une occupation sérieuse les en détournerait beaucoup moins que les goûts futiles auxquels l’oisiveté et la mauvaise éducation les condamnent.

 

La cause principale de cette crainte est l’idée que tout homme admis à jouir des droits de cité ne pense plus qu’à gouverner ; ce qui peut être vrai jusqu’à un certain point dans le moment où une constitution s’établit ; mais ce mouvement ne saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que les femmes pourraient être membres des assemblées nationales, elles abandonneraient sur-le-champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n’en seraient que plus propres à élever leurs enfants, à former des hommes (...).

 

Jusqu’ici, tous les peuples connus ont eu des mœurs ou féroces ou corrompues. Je ne connais d’exception qu’en faveur des Américains des États-Unis qui sont répandus en petit nombre sur un grand territoire. Jusqu’ici, chez tous les peuples, l’inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes ; et il ne serait pas difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également généraux, le second est une des principales causes du premier ; car l’inégalité introduit nécessairement la corruption, et en est la source la plus commune, si même elle n’est pas la seule.

Je demande maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries et des déclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes une différence naturelle, qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit.

 

L’égalité des droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle constitution, nous a valu d’éloquentes déclama­tions et d’intarissables plaisanteries ; mais, jusqu’ici, personne n’a pu encore y opposer une seule raison, et ce n’est sûrement ni faute de talent, ni faute de zèle. J’ose croire qu’il en sera de même de l’égalité des droits entre les deux sexes. Il est assez singulier que dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes incapables de toute fonction publique, et dignes de la royauté ; qu’en France une femme ait pu être régente, et que jusqu’en 1776 elle ne pût être marchande de modes à Paris ; qu’enfin, dans les assemblées électives de nos bailliages, on ait accordé au droit du fief, ce qu’on refusait au droit de la nature. Plusieurs de nos députés nobles doivent à des dames, l’honneur de siéger parmi les représentants de la nation. Pourquoi, au lieu d’ôter ce droit aux femmes propriétaires de fiefs, ne pas l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés, qui sont chefs de maison ? Pourquoi, si l’on trouve absurde d’exercer par procureur le droit de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt que de leur laisser la liberté de l’exercer en personne ?


jeudi 5 août 2021

Crise sanitaire : Le Conseil constitutionnel valide l'essentiel de la loi


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 5 août 2021 sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire est exactement conforme à ce qui était attendu par celles et ceux qui connaissent bien sa jurisprudence. Le Conseil déclare conformes à la Constitution les éléments essentiels du texte. Mais il donne aussi une satisfaction symbolique aux auteurs des saisines et en déclarant inconstitutionnelles deux dispositions relativement secondaires, et en formulant une réserve purement déclaratoire.

Le passe sanitaire est intégralement déclaré conforme à la Constitution. L'argument juridique reposant sur une rupture d'égalité entre vaccinés et non-vaccinés est balayé, de même que celui selon lequel le passe sanitaire s'analyserait comme une obligation vaccinale. Ces deux moyens manquent en fait, dès lors que chacun peut bénéficier du passe sanitaire non seulement avec un justificatif de statut vaccinal, mais aussi avec un test de dépistage négatif, ou un certificat de rétablissement à la suite d'une contamination. Ces dispositions n'entrainent donc pas de rupture d'égalité et n'imposent aucune obligation vaccinale. Le raisonnement juridique du Conseil est certes élémentaire, mais il se borne à rappeler qu'il est impossible de faire dire à la norme juridique ce qu'elle ne dit pas.

D'une manière générale, le Conseil constitutionnel ne nie pas que la loi impose des restrictions à certaines libertés. Il en dresse une liste et reconnaît ainsi que le passe sanitaires, en réduisant l'accès à certains lieux, induit des atteintes à la liberté d'aller et de venir, à la liberté de réunion et même à l'expression collective des idées et des opinions. Mais, comme toujours, il exerce un contrôle de proportionnalité et apprécie si l'ingérence dans ces libertés est proportionnée à la finalité poursuivie. Bien entendu, il écarte implicitement l'argument vu et revu, selon lequel la finalité de la loi serait de garantir la seule présence dans un espace donné des personnes ne présentant pas de risque de transmission de virus. Il affirme donc que la finalité de la loi est, tout simplement, de protéger la santé publique. Les restrictions à ces libertés ne sont pas la finalité poursuivie par le législateur mais le moyen de satisfaire une norme constitutionnelle figurant dans le Préambule de 1946.

Quant aux deux déclarations d'inconstitutionnalité, elles sont relativement secondaires et ne bouleversent en rien l'équilibre du texte.

 

CDI et CDD

 

La première réside dans la différence de situation, jugée excessive, entre les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) et ceux en contrat à durée déterminée (CDD) ou en mission d'intérim. L'article 1er de la loi prévoyait en effet qu'un CDD ou une mission d'interim d'un salarié ne présentant pas les justifications nécessaires à l'obtention du passe sanitaire pouvait être rompu, avant son terme, à l'initiative de l'employeur. 

Il est vrai que le principe d'égalité issu de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général. Encore faut-il cependant que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit, principe rappelé dans la décision du 18 mars 2009. Pour évaluer les dispositions de la présente loi, le Conseil se tourne vers ses travaux préparatoires, et il constate que le législateur a entendu exclure que la méconnaissance de l'obligation de présenter un passe sanitaire puisse constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement d'un salarié en CDI. 

Dès lors, la différence de situation entre les salariés en CDD ou en intérim et ceux en CDI est jugée excessive. En effet, l'objet de la loi, on l'a dit, est de protéger la santé publique et, par là-même, d'empêcher la diffusion du virus. Or tous les salariés, qu'ils soient en CDD ou en CDI ou en interim, sont soumis au même risque de contamination. La différence de traitement n'est donc pas justifiée au regard de l'objet même de la loi. 

L'analyse est conforme à la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel. Il appartiendra donc au législateur de modifier ces dispositions, probablement en interdisant aux employeurs de mettre fin à un CDD au motif que le salarié n'a pas produit le passe sanitaire. Rien ne pourra cependant leur interdire de ne pas renouveler un contrat dans une telle situation, car il n'existe pas de droit au renouvellement d'un CDD.

 


 

La guerre du coronavirus. Les Gogettes en trio, mais à quatre. Avril 2020

 

Le placement automatique en isolement


La seconde disposition déclarée non conforme à la Constitution est l'article 9 de la loi qui imposait une mesure de placement en isolement, applicable de plein droit aux personnes faisant l'objet d'un test de dépistage positif à la covid-19. Défense était faite de sortir du lieu d'hébergement, sous peine de sanction pénale. Cette sanction demeurait d'ailleurs largement hypothétique car la personne pouvait sortir entre 10 h et 12 h, ou en cas d'urgence, ou "pour des déplacements strictement indispensables". 

Mais l'inconstitutionnalité ne repose pas tant sur le contrainte ainsi imposée que sur son caractère automatique. Le Conseil se fonde sur l'article 66 de la Constitution, selon lequel « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi »

Le Conseil ne conteste pas que cette mesure repose sur une volonté de protection de la santé publique. Mais elle l'estime disproportionnée dans la mesure où la décision d'isolement ne repose pas sur une décision individuelle mais sur le résultat d'un test. Il reprend donc le principe selon lequel toute mesure portant atteinte à une liberté doit être prise en considération de la personne, conformément au principe d'individualisation. Concrètement, cela signifie que l'intéressé doit pouvoir faire valoir sa situation personnelle, ses propres contraintes, pour solliciter un aménagement de son confinement par l'autorité administrative. Il doit aussi, conformément à l'article 66, pouvoir saisir un juge, en l'occurrence le juge de la liberté et de la détention, d'une éventuelle demande de main-levée. 

Le Conseil constitutionnel indique ainsi au législateur les dispositions à prendre pour rendre la procédure constitutionnelle, en prévoyant un recours gracieux auprès du préfet et un recours contentieux auprès du juge de la liberté et de la détention (JLD).

A ces deux déclarations d'inconstitutionnalité s'ajoute une réserve, d'un intérêt très relatif. Le Conseil observe en effet que le fait d'imposer le passe sanitaire pour accéder à l'hôpital ne saurait entraver le droit d'accès aux soins. Il s'agit là de sanctionner une erreur de rédaction, car tout le monde avait compris que ce passe sanitaire ne pouvait concrètement être imposé qu'aux visiteurs et aux personnes venant en consultation. Les patients hospitalisés, quant à eux, ne sauraient se voir imposer une contrainte qui serait d'ailleurs contraire au serment d'Hippocrate prêté par les médecins. Imagine-t-on que l'on puisse demander son passe sanitaire à un malade qui arrive aux urgences ? 

Le plus important dans cette décision est sans doute son caractère prévisible. Le Conseil a su ainsi se tenir à l'abri d'un débat juridique qui devenait parfaitement irrationnel, pour s'en tenir à une analyse juridique. Certes, on peut critiquer le contrôle de proportionnalité qui donne au Conseil un instrument de censure extrêmement large. Mais on peut aussi se réjouir lorsque le Conseil n'en abuse pas. En l'espèce, la lecture de la décision montre que le Conseil s'est montré sensible au fait que les contraintes imposées par la loi prendront fin le 15 novembre. A cette date, soit de nouvelles dispositions seront adoptées à l'issue d'un nouveau débat parlementaire, soit un retour à la vie normale sera possible. Mais cette dernière possibilité, celle que tout le monde souhaite, n'interviendra que si un très fort pourcentage de la population est vacciné. Ceux qui dénoncent une "dictature" n'ont donc qu'une chose à faire pour en sortir : se faire vacciner.

 


Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.


mardi 3 août 2021

Passe sanitaire : Une tribune de juristes, nuit de Walpurgis du droit constitutionnel




La tribune publiée par "dix juristes" dans Le Figaro du 2 août 2021 ne mériterait guère une attention particulière si elle ne constituait, en quelque sorte, un cas d'école, exemple presque parfait d'une totale manipulation du droit. On pourrait la comparer à une sorte de nuit de Walpurgis du droit constitutionnel, dans laquelle des notions juridiques sont entrainées dans une sorte de sabbat, bien détaché de la réalité juridique.

Intitulée "Pourquoi le projet de loi anti-Covid heurte de manière disproportionnée nombre de libertés fondamentales», elle affirme tout net l'inconstitutionnalité du texte. Le lecteur est prié de prendre pour argent comptant les propos péremptoires qui sont tenus. Quant au Conseil constitutionnel, il n'a qu'à bien se tenir et à suivre aveuglément l'analyse juridique qui est développée. Le groupe des signataires compte cinq professeurs de droit et cinq avocats. C'est dire s'ils sont compétents !

Dans le cas présent, cette tribune n'est qu'une accumulation d'erreurs juridiques ou d'interprétations tellement excessives qu'il est bien peu probable que le Conseil constitutionnel les reprenne à son compte. Prenons quelques exemples qui ne prétendent pas être exhaustifs.


Passe sanitaire et obligation vaccinale

 

Le texte s'ouvre ainsi : "Soumettre l'exercice de certaines activités à la présentation d'un « Passe sanitaire » aboutit en pratique à une obligation vaccinale pour le personnel intervenant (travaillant) dans les domaines listés ainsi qu'aux citoyens souhaitant y accéder". Cette affirmation est largement reprise par ceux qui manifestent contre le passe-sanitaire, mais un juriste ne saurait réaliser un tel amalgame. Il n'ignore pas que la loi se borne se borne à imposer un passe sanitaire pour voyager, entrer dans certains lieux ou se livrer à certaines activités. Une personne qui refuse le passe sanitaire peut renoncer à voyager, à aller au cinéma ou au restaurant. Cette possibilité de faire prévaloir ses convictions interdit d'analyser juridiquement le passe sanitaire comme une obligation vaccinale. Certes, il n'est pas nié qu'il constitue une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est pas une contrainte juridique.

De fait, le moyen tiré de l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen s'effondre de lui-même. Certes, "nul ne peut être contraint de faire ce que la loi n'ordonne pas", mais en l'espèce... la loi n'ordonne pas la vaccination. Un juriste dépassionné dirait que le moyen manque en fait.

 

Obligation vaccinale des soignants

 

Les signataires s'en prennent ensuite à l'obligation vaccinale imposée aux soignants. Cette fois, ils procèdent par accumulation de normes juridiques, accumulation sans doute destinée à empêcher le lecteur de réfléchir, tant il est fasciné et un peu assommé par tant de culture juridique. On trouve ainsi empilés, sans aucune analyse précise, le droit de ne pas être lésé en raison de ses opinions ou de ses croyances, le principe de nécessité des peines, le principe d'égalité, la protection de la santé, le droit à l'intégrité physique et à la dignité, l'égal accès aux emplois publics, et le principe de précaution. 

Cet inventaire à la Prévert mériterait sans doute une analyse psycho-sociologique. On y trouve en effet la référence à la liberté des "croyances", notion étonnante sous le plume de juristes. Ils ne peuvent ignorer que le droit ne connaît que la liberté des "convictions" qui signifie le droit d'avoir des convictions religieuses, ou de ne pas en avoir. Pour les signataires, le droit des "croyances" se rattache directement à la religion, et tant pis pour ceux qui n'en ont pas. Le lien entre les "anti-vax" et l'intégrisme religieux apparaît alors, en creux, dans une analyse qui se veut juridique. 

Cette accumulation de références normatives évoque ces bateaux de pêche trainant un filet derrière eux pour capter tout ce qu'ils peuvent rafler. Procédé d'avocat, mais trop charger la barque risque de conduire au naufrage. Les auteurs semblent oublier que les libertés publiques, et notamment les libertés du travail, les droits sociaux et le droit à la santé, s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent. 

Or, des lois réglementant la vaccination, il y en a déjà beaucoup et elles ont déjà été contestées exactement sur les mêmes fondements. Les signataires oublient de mentionner la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mars 2015. Des parents avaient alors déposé une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la loi qui leur imposait de vacciner leurs enfants. Le Conseil constitutionnel écarte alors le moyen fondé sur le droit à la santé. Il reprend les termes mêmes du Préambule de 1946, que les auteurs de la tribune s'abstiennent de citer car il déclare que "La Nation garantit à tous (... ) la protection la santé". Le droit à la santé n'est pas une prérogative individuelle mais un devoir de l'État, objet d'une politique publique. Aux yeux du Conseil, il n'appartient donc pas aux parents d'apprécier le bien-fondé d'une politique publique de vaccination obligatoire. 

Quant aux autres moyens d'inconstitutionnalité, ils étaient également soulevés en 2015, mais le Conseil les a balayés très rapidement, se bornant à affirmer que les dispositions imposant la vaccination obligatoire "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit". 

On pourrait évidemment ajouter d'autres erreurs, comme celle qui consiste à invoquer le "Code de Nüremberg" pour contester la vaccination obligatoire des soignants, alors même que ce "Code" n'est qu'une partie du jugement d'un tribunal militaire américain chargé par les Alliés de juger des "expérimentations médicales" mises en oeuvre par les médecins nazis. Bien entendu, un tel texte est totalement dépourvu de puissance juridique en droit français.  Les signataires de la tribune, l'invoquent pourtant, estimant donc qu'une décision de la justice américaine a valeur constitutionnelle en droit français.

Les signataires de la tribune cherchent tout de même d'autres arguments plus sérieux. Heureusement, il y a le principe de proportionnalité, bonne à tout faire du Conseil constitutionnel. Il l'utilise largement pour aboutir au résultat auquel il souhaite parvenir. Il s'agit en effet d'apprécier la proportionnalité de la norme législative par rapport à la finalité poursuivie.


Nuit de Walpurgis. Faust. Ballet de l'acte III. Gounod

Ekaterina Maximova. Bolchoï. 1974

 

Contrôle de proportionnalité et/ou erreur manifeste d'appréciation


Ce chapitre de la tribune des "dix juristes" est probablement celui qui pose le plus de problèmes juridiques. D'abord, parce qu'ils semblent assimiler contrôle de proportionnalité et erreur manifeste d'appréciation. Sans doute une erreur de plume due à l'urgence de la situation... Ensuite, parce qu'ils affirment que les personnes ayant des anticorps ne peuvent bénéficier du passe sanitaire, ce qui est faux. Le passe sanitaire peut en effet contenir un certificat d'immunité prouvant que l'on a été infecté par le virus dans les six mois précédents par le virus. Cette fois, ce n'est pas une erreur de plume, mais plus certainement l'influence délétère de "Fake News" qui circulent actuellement en abondance. 

Sur le fond, les signataires procèdent en effet à une étrange identification de la finalité des dispositions législatives. A leurs yeux, il s'agit simplement, dans un lieu donné, "de garantir, la seule présence de personnes ne présentant pas un « risque » de transmission du virus pour les autres". Le passe sanitaire est donc présenté comme une mesure disproportionnée par rapport à une finalité aussi modeste. 

A l'appui de cette analyse péremptoire, les auteurs citent la décision rendue sur QPC le 25 janvier 2019. Ceux qui ont eu la curiosité d'aller la lire ont certainement été surpris. Le Conseil y annule une disposition législative relative au remboursement des frais de taxi aux assurés sociaux, et le fondement de cette annulation ne repose pas sur un contrôle de proportionnalité mais sur une rupture d'égalité entre les entreprises concernées. Avouons que nous sommes un peu loin du sujet.

Là encore, les signataires oublient de se référer à la décision déjà citée du 20 mars 2015, pourtant nettement plus en rapport avec les dispositions qu'ils contestent. Elle précise pourtant clairement la finalité attribuée par la loi à une obligation vaccinale. Le Conseil affirme qu'il s'agit de "définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective". En l'espèce, la finalité de la vaccination n'est pas de permettre aux enfants d'entrer à l'école. Le refus de scolarisation opposé aux enfants non vaccinés n'est que la sanction de l'obligation vaccinale, ce n'est pas sa cause. Il en est de même de l'actuel passe sanitaire. Sa finalité n'est pas d'empêcher certains citoyens d'aller au cinéma ou au restaurant, mais de protéger la santé publique. Les auteurs de la tribune, pourtant juristes, confondent ainsi la finalité de la loi avec la sanction de l'obligation qu'elle impose. 

S'effondre alors tout l'argumentaire reposant sur une quelconque rupture d'égalité. Il ne fait d'ailleurs aucun doute que les personnes vaccinées ne sont pas dans la même situation que celles qui refusent de l'être ou qui ne le sont pas encore. Conformément à une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, des personnes qui sont dans des situations différentes peuvent donc être traitées de manière différenciée par le législateur.

 

L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen


Il est tout de même intéressant de noter que parmi cette accumulation de normes constitutionnelles ainsi jetées à tout vent, il est une grande absente. L'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Mais pourquoi cette disposition est-elle absente d'une analyse qui se présente comme juridique ? L'existence même du passe sanitaire comme de l'obligation vaccinale pourrait en effet être justifiée par cette seule disposition qui consacre finalement la notion même de liberté publique.

Cette absence révèle tout l'intérêt de cette tribune, cas d'école d'un certain obscurantisme juridique. Elle repose en effet sur une conception des droits de l'homme comme étant le droit de chacun de faire ce qui lui plaît. Toute intervention de l'État, toute politique publique, est jugée attentatoire à la liberté. "Autrui", au sens de l'article 4 de la Déclaration de 1789, n'existe pas ou plutôt n'intéresse pas. Chacun décide lui-même de l'étendue de ses droits et exige de l'État qu'il lui permette de vivre comme il l'entend. 

Mais à ces droits de l'homme issus tout droit du libéralisme du XIXe siècle s'opposent heureusement les libertés publiques, celles qui précisément s'exercent dans le cadre des lois qui les règlementent. Elles définissent des droits et des devoirs, devoirs de l'État et devoirs des citoyens . Pour une fois, le passe sanitaire permet d'envisager les libertés non pas à travers l'approfondissement des droits, mais à travers le prisme des devoirs. Car les libertés ne concernent pas seulement l'individu mais aussi l'ensemble de la société. Il appartient ainsi à l'État de créer des normes pour protéger le droit à la santé, et il est du devoir des citoyens de protéger non seulement leur santé mais aussi celle d'autrui. "Faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", une belle formule que les "dix juristes" auteurs de la tribune devraient méditer.


Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.


 

samedi 31 juillet 2021

La loi bioéthique devant le Conseil constitutionnel : Une impression de déjà vu


Dans une décision du 29 juillet 2021, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions de la loi bioéthique, qui devrait donc être très prochainement publiée au Journal officiel. La nouvelle vague de l'épidémie de Covid, avec les mesures qui lui sont associées, avait fait passer au second plan ce texte. Les parlementaires du groupe "Les Républicains" avaient pourtant déposé des milliers d'amendements pour ralentir son adoption, en espérant susciter une mobilisation contre la disposition autorisant l'accès des couples de femmes à l'assistance médicale à la procréation (AMP). Mais la mobilisation n'a pas eu lieu, et les parlementaires auteurs de la saisine semblent en prendre acte. 

 

L'AMP des couples de femmes et des femmes non mariées

 

L'article 1er de la loi n'est en effet pas contesté devant le Conseil constitutionnel. Or c'est précisément lui qui affirme que "l'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout coupe formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes, ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation". 

Ne sont pas davantage contestées les dispositions de l'article 6 qui prévoient l'établissement de la filiation par reconnaissance conjointe des deux membres du couple ou de la femme seule. Cette reconnaissance devant notaire permet ainsi d'établir la filiation de celle qui n'a pas accouché, et vaut également consentement à l'AMP. En s'abstenant de développer des moyens juridiques pour contester l'établissement de cette filiation, les auteurs de la saisine reconnaissent l'absence de fondement juridique de leurs protestations, pourtant très vives, à l'encontre d'un texte qui, selon eux, détruisait la famille en supprimant la filiation paternelle.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, prend soin d'affirmer qu'il "n'a soulevé d'office aucune question de conformité à la Constitution" et qu'il ne s'est pas prononcé sur les dispositions qui ne lui pas été déférées. Cette formulation valide "en creux" l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes non mariées.

Si le Conseil n'a pas été saisi de la disposition la plus controversée de la loi, quels sont éléments qui lui ont été soumis ?

 

Les recherches sur l'embryon humain

 

L'article 20 de la loi modifie le code de la santé publique, afin de réformer le régime juridique des recherches sur l'embryon humain et les cellules souches embryonnaires. Les recherches deviennent possibles jusqu'à 14 jours après la fécondation, en vue d'"améliorer la connaissance de la biologie humaine". Pour les auteurs de la saisine, ces dispositions étaient entachées d'incompétence négative, le législateur ayant omis de définir la notion d'embryon et n'ayant prévu aucune limite à la "connaissance de la biologie humaine". A leurs yeux, l'imprécision de cette formulation conduisait tout droit à l'eugénisme. 

Ces arguments étaient déjà ceux soulevés lors de la saisine du Conseil constitutionnel qui avait accompagné la loi bioéthique du 7 juillet 2011, il y a dix ans. Celle-ci autorisait déjà la recherche fondamentale sur les embryons n'ayant pas fait l'objet d'un projet parental, avec la double autorisation des géniteurs et de l'Agence de biomédecine, chargée d'apprécier la pertinence de cette recherche. Par la suite, la loi du 6 août 2013 a précisé que cette rechercher était autorisée si "la finalité médicale" était avérée. La loi déférée au Conseil en 2021 ne fait donc qu'améliorer une rédaction qui était centrée sur la fonction directement curative de la recherche, ignorant en quelque sorte la recherche fondamentale. 

Le Conseil écarte le moyen, en affirmant d'une part que la définition de l'embryon fait l'objet d'une définition médicale parfaitement connue et d'autre part que le législateur a entendu élargir les possibilité de recherche, y compris lorsqu'elles ne présentent pas d'intérêt médical immédiat. Il n'a donc pas méconnu sa compétence. Il n'a pas davantage méconnu le principe de dignité de la personne humaine, qui figure dans le Préambule de la Constitution de 1946 et qui constitue le fondement de l'interdiction de toute pratique eugénique. Sur ce point, le texte de la loi ne modifie en rien l'article 16-4 du code civil qui interdit "toute pratique eugénique". On observe d'ailleurs que le Conseil constitutionnel s'était référé pour la première au principe de dignité, précisément lors de sa décision sur la première loi bioéthique de 1994, et là encore on ne peut que constater que les saisines du Conseil se suivent, et se ressemblent.

Monstre chimérique créé par manipulation génétique

Maître Yoda. Star Wars. L'Empire contre-Attaque. George Lucas. 1980

 

La création d'embryons transgéniques ou chimériques


La même crainte d'une recherche scientifique non maitrisée s'exprime dans la contestation de l'article 23 de la loi. Il procède à la réécriture de l'article L 2151-2 du code de la santé publique qui énonçait que "la création d'embryons transgéniques ou chimériques est interdites". Rappelons que l'embryon transgénique est celui dont l'ADN a été modifié. Quant à l'embryon chimérique, il existerait par implantation de cellules humaines dans un embryon d'animal, ou le contraire. On imagine évidemment la création de monstres sortis tout droit de films d'épouvante. Le seul problème est que le moyen manque en fait : la loi maintient en effet l'interdiction d'ajouter à l'embryon humain des cellules provenant d'autres espèces.

La nouvelle rédaction de l'article L 2151-2 du code de la santé publique est en effet la suivante : « La modification d'un embryon humain par adjonction de cellules provenant d'autres espèces est interdite ». Pour les auteurs de la saisine, cette disposition autorise les embryons transgéniques, sans fixer d'objectifs ni de limites au procédé. En réalité, cette rédaction ne fait que prendre acte des progrès immenses de la médecine génétique, et permet à la recherche française de se développer dans ce domaine. 

 

Information et examens prénataux

 

Le Conseil constitutionnel confirme également la constitutionnalité de l'article 25 de la loi qui subordonne à l'accord de la femme enceinte la communication à l'autre membre du couple, si il y en a un, des résultats des examens prénataux. Pour les députés requérants, une telle disposition méconnaît le principe d'égalité et porte atteinte au droit de mener une vie familiale normale et au droit au mariage. 

Bien entendu, le mariage comme le droit à la vie familiale n'ont rien à voir dans l'affaire, et le Conseil se borne à écarter ces moyens, sans les commenter. Quant au principe d'égalité, il fait observer que la femme enceinte se trouve dans une situation juridiquement différente de celle de son conjoint ou de sa conjointe. En effet, l'éventuelle décision d'interrompre une grossesse à la suite des examens prénataux incombe à la femme enceinte, et à elle seule. Cette règle est contestée par les différents mouvements hostiles à l'IVG depuis bien longtemps et, dès sa décision du 27 juin 2001, le Conseil avait affirmé que la décision d'interrompre une grossesse relève de la liberté de la femme. Dans un arrêt du 20 mars 2007, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait, de son côté, que "la décision d'une femme enceinte de poursuivre ou non sa grossesse relève de la sphère privée et de l'autonomie". Dès lors qu'elle peut décider seule d'interrompre la grossesse, il est parfaitement logique qu'elle soit la destinataire des résultats des examens prénataux. Rien ne lui interdit d'ailleurs de partager l'information, et la décision, avec son conjoint ou sa conjointe. Mais là encore, la décision lui appartient, et à elle seule.

Les arguments développés devant le Conseil constitutionnel laissent ainsi une impression de "déja vu", moyens affirmés et réaffirmés au fil des ans, depuis la célèbre décision IVG du 15 janvier 1975. Ils ne reposent pas vraiment sur une analyse juridique, d'autant qu'ils ont été écartés à maintes reprises par le Conseil. L'argumentaire est plutôt de nature idéologique, voire religieuse, comme s'il s'agissait d'affirmer son attachement à une définition très patriarcale de la famille qui a déjà disparu, comme s'il s'agissait aussi de manifester son refus de progrès scientifiques qui suscitent la crainte. Le Conseil constitutionnel joue alors un rôle de forum, lieu où l'on peut témoigner de son mécontentement, montrer que les valeurs les plus traditionnelles ont toujours des défenseurs, même très minoritaires. Mais, à dire vrai, le rôle du juge constitutionnel n'est pas uniquement de faire avancer la jurisprudence et il lui appartient aussi d'offrir aux courants minoritaires un espace de contestation pacifique.


Sur la bioéthique  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7, section 2.




mardi 27 juillet 2021

Gestion de la crise sanitaire : le Président, le parlement, et les lobbies

 

Les parlementaires de la Commission mixte paritaire ont finalement trouvé un accord sur le texte du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire. Après un dernier vote, il a été définitivement adopté, avant d'être déféré au Conseil constitutionnel, comme l'a annoncé le Premier ministre. La décision du Conseil est annoncée pour le 5 août, sans qu'il s'agisse d'une absolue certitude. 

Aux arguments juridiques souvent fantaisistes actuellement développés par les opposants au texte le Conseil opposera son contrôle de proportionnalité, comme d'habitude. Il pourra donc faire ce qu'il veut, en estimant que telle ou telle mesure est proportionnée, ou non, à la menace pour la santé publique que représente l'actuel retour de l'épidémie. Il pourra aussi émettre quelques réserves d'interprétation, avant de valider l'essentiel de la loi.

A ce stade, l'un des intérêts du texte réside sans doute dans le décalage que l'on constate entre les propos du Président formulés dans son "Adresse au Français" du 12 juillet 2021, et les dispositions finalement votées. Le Président se présentait alors comme l'unique titulaire du pouvoir de décision, parlant à la première personne et assumant les décisions annoncées : "J'ai conscience de ce que je vous demande" (...). 

Certaines annonces présidentielles ont été maintenues telles quelles dans le projet de loi, dont l'obligation vaccinale des personnels soignants et non-soignants des établissements de santé et maisons de retraite. Dans son Adresse du 12 juillet, le Président annonçait "la vaccination obligatoire sans attendre", fixant aux intéressés la date du 15 septembre pour produire un certificat vaccinal. Le texte, dans ses articles 5 à 7, concrétise cette disposition en dressant une liste des personnels concernés, et en reportant la date limite au 15 octobre.

Dans les autres domaines, les débats ont commencé dès le lendemain de l'intervention du Président. Les opposants et les lobbies divers et variés se sont fait entendre et les annonces présidentielles ont été mises à rude épreuve. Écartant ainsi à la fois le gouvernement et le parlement, la parole présidentielle apparaît alors de moins en moins crédible, discours provisoire dont chacun sait qu'il sera mis en cause le lendemain.


Le passe sanitaire


Le 12 juillet, le Président annonçait : "Dès le 21 juillet, le passe sanitaire sera étendu aux lieux de loisirs et de culture. Concrètement, pour tous nos compatriotes de plus de douze ans, il faudra pour accéder à un spectacle, un parc d'attraction, un concert ou un festival, avoir été vacciné ou présenter un test négatif récent". Ensuite, dès le mois d'août, le passe sera exigé dans les cafés, les restaurants, les centres commerciaux, hôpitaux, maisons de retraite et établissements médicaux sociaux, ainsi que pour prendre les moyens de transports pour les longs trajets. Et le Président d'ajouter que, selon la situation, "nous nous poserons la question de l'extension du passe sanitaire à d'autres activités". L'idée, parfaitement assumée, était de faire peser sur les non-vaccinés une contrainte suffisamment lourde pour qu'ils soient incités à se faire vacciner pour se protéger et protéger les autres.

Le lobby des centres commerciaux a d'abord obtenu que l'obligation du passe sanitaire soit limitée aux plus grands d'entre eux "au-delà d'un certain seuil fixé par décret". Ensuite, en CMP, il a obtenu la suppression pure et simple de toute mention relative à leur activité. Mais ce résultat, quelque peu inespéré, a surtout eu pour effet de mettre en lumière l'intensité du lobbying. De fait, la disposition supprimée a été rétablie par amendement après CMP, permettant aux préfets d'imposer le passe sanitaire en fonction de l'intensité de la menace épidémique.

Le lobby des restaurateurs a eu moins de succès, du moins en apparence, dans son refus du passe sanitaire en terrasse, sans doute parce que les éléments de langage n'étaient guère convaincants. Il estimait qu'un professionnel, personne privée, n'est pas compétent pour contrôler l'identité d'une personne. Il oubliait sans doute que les responsables des cinémas contrôlent l'identité des jeunes désireux de voir un film interdit aux moins de dix-huit ans, de la même manière que les compagnies aériennes s'assurent de celle des voyageurs qu'elles transportent. Mais précisément, aucune vérification de l'identité des consommateurs installés en terrasse n'est exigée, ce qui signifie qu'une personne peut s'installer en exhibant le QR Code d'un tiers. La contrainte est ainsi largement vidée de son contenu.

 

 


 C'est la Covid qui redémarre. Les Goguettes, en trio mais à quatre. Avril 2021


Les sanctions


L'un des éléments les plus controversés résidait dans l'éventuel licenciement d'un salarié qui n'aurait pas engagé son parcours de vaccination avant le 15 septembre. Le Sénat a transformé ce licenciement en une suspension non rémunérée qui pourrait intervenir à partir du 15 octobre. Cela ne signifie pas que le licenciement soit totalement exclu. D'abord parce que les salariés en CDD risquent de devoir quitter leur emploi à la fin du contrat, ensuite parce que le licenciement peut toujours intervenir si l'entreprise ne parvient à replacer le salarié dans un poste qui ne le mette pas au contact du public. Le choix de cette nouvelle formule n'a finalement pas d'autre objet que de ne pas faire peser sur l'employeur la responsabilité d'un licenciement. Certes la procédure est relativement brutale, mais il ne fait aucun doute que le législateur s'inspire, sur ce point, de l'exemple italien. En provoquant une crainte de licenciement, les autorités italiennes ont obtenu la vaccination de 97 % des professionnels de santé.


L'état d'urgence revient masqué


Le Président Macron n'avait pas annoncé le retour à l'état d'urgence sanitaire, mais finalement ce qui figure dans la loi lui ressemble beaucoup. Depuis la loi du 31 mai 2021, un régime spécifique a en effet été mis en oeuvre. Tout en affirmant organiser la "sortie de crise", il confère aux préfets des compétences qui sont sensiblement celles de l'état d'urgence sanitaire. De fait, le nouveau texte se borne à prolonger l'application de cette loi du 15 septembre au 15 novembre, le parlement s'assurant ainsi d'une "clause de revoyure". Rappelons que la majorité LaRem voulait une prolongation jusqu'au 31 décembre, car il est toujours plus simple de gouverner par décret, voire par arrêté préfectoral, que de demander au parlement d'intervenir par la voie législative.

Cette victoire du Sénat risque toutefois de provoquer un débat encore plus vif. Un nouveau projet de loi devra être débattu avant le 15 novembre et il est probable que le variant sera toujours là, d'autant que la date limite de la vaccination des enfants et adolescents de plus de douze ans a, elle aussi, été repoussée au 30 septembre 2021, c'est à dire après la rentrée des classes. Il est alors probable que le débat portera cette fois sur l'obligation vaccinale, générale et absolue.

Le texte de la loi relative à la gestion de la crise sanitaire apparaît ainsi comme un ensemble de mesures relativement disparates, fruit de mouvements contradictoires. D'un côté, un Président de la République voulant afficher sa fermeté, de l'autre un parlement désireux de voter la loi sans être considéré comme une simple chambre d'enregistrement. Et au milieu de tout cela, des lobbies qui n'ont pas d'autre préoccupation que l'allègement des contraintes pesant sur leur secteur professionnel. Et pourtant, l'intérêt général n'a jamais été la somme des intérêts particuliers.

 

Sur l'état d'urgence sanitaire  : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 2, conclusion.

jeudi 22 juillet 2021

Les Invités de LLC. Serge Sur : Constitution : un étrange gardien

 

Constitution : Un étrange gardien

 

 

Lors du Conseil des ministres du 13 juillet, le président de la République, Emmanuel Macron, a, selon la presse, rappelé qu’il était « le gardien des institutions ». Il faisait ainsi référence à l’article 5 de la Constitution, qui dispose qu’il « veille au respect de la Constitution ». Apparemment, il n’a pas lu son texte plus avant, voire a omis certains articles précédents, comme l’article 3 relatif à la souveraineté nationale. Si l’on examine même sommairement la pratique qu’il en développée de sa fonction depuis son élection en 2017, on peut en effet relever trois occurrences exemplaires où la Constitution semble avoir été oubliée ou méprisée par cet étrange gardien. Il évoque le fameux sabre de Joseph Prudhomme, qui était là pour défendre les institutions et au besoin pour les attaquer. Qu’on en juge.

 

Une « souveraineté européenne » ?

 

D’abord, lors du fameux discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 dans lequel il a développé sa conception de la construction européenne. A cette occasion solennelle il a appelé de ses vœux, et sans apparemment consulter personne, une « souveraineté européenne ». Qu’est-ce à dire ? La souveraineté est une notion juridique essentielle, qui signifie qu’un groupe à la maîtrise absolue de lui-même. Jusqu’à présent, seuls les Etats sont souverains et tous les Etats sont souverains. Il y a un lien indéfectible entre souveraineté et Etat. Le président Macron entend-il faire de l’Union européenne un super-état, avalant la souveraineté des Etats membres ? Si c’est le cas, il méconnaît doublement ses obligations constitutionnelles. D’une part parce que l’article 5 en fait le « garant… du respect des traités », et qu’aucun traité européen ne parle de souveraineté européenne. Tout au contraire, le traité de Lisbonne protège et défend « l’identité nationale », dont l’identité constitutionnelle est une composante. D’autre part parce que la Constitution déclare dans son article 3 que « la souveraineté nationale appartient au peuple ».

 

On voit mal comment le président de la République peut s’affranchir de ces principes pour en appeler à la dissolution de la souveraineté de l’Etat et de la nation dans un ensemble superétatique. Ceci alors même que le peuple français, en rejetant largement le projet de traité portant constitution de l’Europe en 2005 a démontré qu’il refusait cette logique. Or la souveraineté est ou n’est pas. Elle ne s’érode pas, elle ne se partage pas, elle ne se démultiplie pas, elle n’est pas exercée en commun. Les autres pays membres ont au demeurant ignoré ces envolées, et ce vocabulaire a été abandonné depuis lors. L’expérience a confirmé que la construction européenne était plutôt une variante du multilatéralisme, un sport de combat où chacun défend ses intérêts nationaux. Au fond, le président avait de l’Union européenne la conception que Madame Bovary se faisait de l’amour : immatérielle, transcendante et transgressive. Dommage que la transgression soit en l’occurrence celle de la Constitution, dont le gardien se ferait ainsi le liquidateur.   

 


 Tu parles trop

Eddy Mitchell et les Chaussettes Noires. Archives INA 1961

 

Le premier ministre et le parlement ignorés

 

Ensuite, tout récemment, dans son allocution télévisée du 12 juillet 2021, après avoir annoncé la prise d’une batterie de mesures d’ordre sanitaire, le président Macron a prononcé les mots suivants : « Pour pouvoir faire cela, je convoquerai le parlement en session extraordinaire à partir du 21 juillet pour l’examen d’un projet de loi qui déclinera ces décisions ». Merveilleuse formule qui ne contient pas moins de trois violations de la Constitution. La première, celle de l’article 30, puisque le président ne peut décider seul de convoquer le parlement. Il ne peut le faire que sur proposition du premier ministre, oublié en l’occurrence – on ne lui fait pas même l’aumône de le mentionner. Il pourrait aussi le faire sur proposition de la majorité des membres de l’Assemblée nationale. Mais au parlement on demandera à peine de débattre, puisqu’il s’agira d’avaliser des « décisions » déjà prises.  Voici une deuxième violation, puisqu’il ne revient nullement au président de les arrêter, mais au parlement d’en délibérer et de les voter, puis au président de les promulguer. Troisième violation, c’est la référence à un projet de loi, puisque le président n’a pas l’initiative des projets de loi, qui aux termes de l’article 39 appartient au seul premier ministre.

 

Sans doute on sait depuis longtemps que le président a entièrement subordonné le gouvernement en dehors des périodes de cohabitation et qu’il est devenu lui-même premier ministre effectif depuis l’instauration du funeste quinquennat. Mais ignorer à ce point les apparences, rendre fantomatiques premier ministre et parlement dès lors que l’on dispose d’une majorité soumise n’est pas bon signe pour les institutions, oubliées ou méprisées. Et l’on s’étonne que les électeurs se détournent des consultations populaires, lorsque l’on méconnaît ainsi les résultats référendaires et que la Constitution, qui est un bien public national, est foulée aux pieds ! On a fait voter une loi contre le séparatisme. Un autre séparatisme contre lequel il faut lutter n’est-il pas celui qui oppose d’un côté le président aux institutions de l'autre ? Ne seraient-elles devenues qu’un chiffon de papier flottant au gré des décisions présidentielles ?

 

Justice : l’indépendance qui fâche

 

Un troisième exemple provient enfin des déclarations du président Macron lors du Conseil des ministres du 16 juillet. Il a rappelé, à propos de la perspective de mise en examen du Garde des Sceaux qu’il était le garant de l’indépendance de la justice, qu’elle était une autorité et pas un pouvoir, et qu’il ne la laisserait pas devenir un pouvoir. On voit mal en quoi cette distinction pourrait empêcher l’autorité judiciaire, qui applique la loi, de mettre quiconque, Garde des Sceaux ou pas, en examen. Elle est en l’occurrence sans pertinence. Soutenir l’idée qu’une mise en examen du Garde des Sceaux est réalisée dans le but de provoquer sa démission relève du procès d’intention ou de la confusion intellectuelle et juridique. Après avoir été confirmé dans ses fonctions, le ministre de la justice a dénoncé l’action des syndicats de magistrats en affirmant que leur seul but en portant plainte était d’aboutir à sa mise en examen : il n’est donc plus question d’un objectif de démission, et une mise en examen n’est-elle pas le but légal de toute mise en examen ?

 

La séparation des pouvoirs implique que chaque autorité s’exerce de façon autonome et aille jusqu’au bout de ses attributions – jusqu’au bout, mais pas plus loin. Les déclarations présidentielles, répercutées par la presse, ne peuvent s’analyser que comme une pression sur la justice, contraire à son indépendance. En outre, maintenir en fonctions un ministre contraint de déléguer une partie de ses attributions au premier ministre est-il conforme au « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » que doit assurer le président ? On est à l’acmé du « en même temps » et du sabre de Joseph Prudhomme. Le président garantit l’indépendance de la justice, mais elle a intérêt à rester dépendante, sinon gare !

 

Cumulés, ces exemples parmi d’autres dénotent, non une dictature, mais une indéniable tentation autoritaire, le dédain des principes et procédures constitutionnels par celui qui devrait en être le gardien. Ce n’est plus le droit qui organise et guide les pouvoirs publics en dépit des déclarations, c’est, pour en revenir à Madame Bovary, un bovarysme de la volonté qui se heurte à l’incompréhension des sujets et à l’impuissance publique. C’est ainsi que, dès le lendemain des annonces décisionnaires du président le 12 juillet, les ministres se sont efforçés d’en retarder voire d’en écarter l’application. C’est ainsi encore que le débat parlementaire qui a suivi a souligné la nécessité de revenir sur diverses « décisions » annoncées. L’autoritarisme ne mène qu’à la confusion.     

   

 

Serge Sur

Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)