« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 4 juillet 2021

Secret défense et archives publiques : des lendemains qui ne chantent pas


Dans un arrêt du 2 juillet 2021, le Conseil d'État annule l'arrêté du 13 novembre 2020 approuvant la nouvelle rédaction de l 'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Le juge administratif sanctionne ainsi une disposition de cette instruction, l'article 63, qui avait pour effet de soumettre la communication de certaines archives à une procédure de déclassification, alors même que la loi en vigueur les affirme comme "communicables de plein droit". 

La loi du 15 juillet 2008 prévoit en effet un délai de confidentialité de cinquante ans pour les documents dont la communication porterait atteinte au secret de la défense nationale, voire cent ans pour ceux dont la communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes identifiables. A l'issue de ce délai, selon les dispositions de la loi codifiées dans l'article L213-2 du code du patrimoine, ces archives deviennent communicables "de plein droit". 

L'illégalité était donc particulièrement grossière. Un acte réglementaire, l'instruction interministérielle, allait directement à l'encontre de dispositions législatives. En réintroduisant une procédure de déclassification, le pouvoir réglementaire soumettait de nouveau l'accès aux archives au pouvoir discrétionnaire des autorités habilitées à classifier et à déclassifier. La loi était directement violée, et la liberté d'accès aux archives battue en brèche. 

Le Conseil d'État annule donc cette nouvelle rédaction pour erreur de droit, dès lors que le règlement n'est pas conforme à la loi. Observons toutefois qu'il aurait pu aussi se fonder sur l'incompétence, moyen d'ordre public, dès lors que le pouvoir réglementaire avait pris une disposition relevant du domaine de la loi, dès lors que l'accès aux archives est une liberté constitutionnelle.

Ce choix de ne pas mentionner la liberté d'accès aux archives ne relève évidemment pas du hasard, et il faut reconnaître que la décision est quelque peu pernicieuse. Elle annule en effet une illégalité grossière, mais offre à l'administration la possibilité d'utiliser d'autres voies pour porter atteinte à cette liberté. Après avoir célébré leur victoire, les associations requérantes vont devoir affronter des lendemains qui ne chantent pas réellement. 


J. Perrier. C'est secret, ça ne regarde personne. Affiche circa 1945

La voie législative

 

Dès le mois de mars 2021, le président de la République avait annoncé vouloir "permettre aux services d'archives de procéder aux déclassifications des documents couverts par le secret de la défense nationale (...) jusqu'aux dossiers de l'année 1970 incluse". Hélas, les contraintes du "en même temps" l'ont rapidement amené à préciser qu'il fallait "renforcer la communicabilité des pièces sans compromettre la sécurité et la défense nationales". Il devenait alors nécessaire d'engager un travail législatif  "d'ajustement du point de cohérence".

Cet "ajustement" est intervenu à l'occasion du dépôt du projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, actuellement débattu au parlement et présenté comme un texte d'ouverture. Or précisément, cette ouverture apparaît plutôt comme une fermeture.

L'article 19 du projet annonce propose d'inscrire dans le code du patrimoine la disposition selon laquelle « toute mesure de classification [...] prend automatiquement fin à la date à laquelle le document qui en a fait l'objet devient communicable de plein droit ». Une telle formulation semble respecter parfaitement l'article 213-2 de ce même code, au point que l'on se demande bien pourquoi il semble nécessaire d'adopter une disposition aussi redondante. 

Elle est nécessaire parce que, "en même temps", elle s'accompagne d'exceptions au délai de cinquante ans prévu par l'article 213-2, "pour les documents d'une particulière sensibilité dont la communication serait de nature à nuire aux intérêts fondamentaux de la Nation". Ces "intérêts fondamentaux de la Nation" sont définis par l'autorité habilitée à classifier les documents, ce qui est bien commode. Pour faire bonne mesure, l'article 19 du projet précise les types d'informations visées par ces dérogations. 

On y trouve des éléments qui n'intéressent guère les historiens comme les caractéristiques techniques des installations sensibles ou des matériels de guerre et assimilés. On y trouve aussi, et cela semble logique, les informations relatives à l'organisation, à la mise en oeuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire. Tous ces éléments deviendraient communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Notons tout de même que l'appréciation de cette valeur opérationnelle peut être prolongée indéfiniment dès lors qu'elle relève exclusivement des autorités habilitées.

Reste ce qui gêne le plus les travaux historiques, c'est à dire les informations portant sur les procédure opérationnelles et les capacités techniques du renseignement, qui deviendraient elles aussi communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Contrairement à ce qu'affirmait le président de la République, il ne s'agit pas d'ouvrir mais de fermer les archives antérieures à 1970, et notamment celles de la guerre d'Algérie. La notion de "valeur opérationnelle" en ce domaine demeure si floue qu'elle peut être utilisée pour empêcher toute recherche, voire pour l'influencer, ou tout au moins chercher à l'influencer, en déclassifiant certaines informations pour en conserver d'autres secrètes. Les historiens ne seront sans doute pas dupes et ils préfèreront sans doute inciter leurs étudiants à choisir d'autres objets de recherches. Le domaine du renseignement échapperait alors entièrement aux études historiques.

 

La saisine du Conseil constitutionnel

 

Il est probable que cet article 19 sera adopté par la Commission mixte paritaire qui doit être prochainement réunie. Une fois la loi votée, le Conseil constitutionnel sera saisi et il constituera le dernier espoir des historiens.

Dans une décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a en effet consacré l'existence d'un droit d'accès aux archives publiques. Ce n'était pas si évident si l'on considère que ce droit n'avait, jusque là, été affirmé que par la loi voie législative, notamment avec la loi fondatrice du 3 janvier 1979. Pour trouver un fondement constitutionnel à ce droit, le Conseil s'est tourné vers l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". L'accès aux archives est alors présenté comme un élément du droit à l'information, au même titre que l'accès aux documents administratifs.

Le Conseil constitutionnel pourra-t-il s'appuyer sur cette jurisprudence pour faire sauter les verrous introduits par l'article 19 de la future loi ? Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas certain. L'analyse reposera en effet sur le contrôle de proportionnalité. Le Conseil appréciera alors si ces dispositions portent une atteinte excessive à la liberté d'accès aux archives. Et il faut reconnaître que, comme toujours en matière de contrôle de proportionnalité, le Conseil fera ce que bon lui semble.

 

Le contrôle exclusif du Conseil d'État

 

Si sa décision se révélait négative, il ne resterait que le contrôle du Conseil d'État. Après avis de la Commission d'accès aux documents administratifs, c'est en effet à lui d'apprécier la légalité du refus de communication dérogatoire d'archives classifiées, comme il l'avait fait dans son arrêt du 16 juin 2020. Il avait alors annulé la décision du ministre de la culture refusant au requérant l'accès dérogatoire à certaines archives du Président Mitterrand. 

A cet égard, l'arrêt du 2 juillet 2021 présente ainsi un triple avantage. D'une part, il sanctionne une grave illégalité et donne une satisfaction symbolique aux historiens. D'autre part, il laisse à l'Exécutif la possibilité de recourir à la loi pour rétablir, dans des termes très comparables, la disposition qu'il vient d'annuler. Le vote ne fait guère de doute si l'on considère qu'il existe actuellement une alliance entre LaRem et la droite plus traditionnelle pour privilégier le secret administratif sur la transparence. Enfin, l'arrêt protège le pouvoir du Conseil d'État lui-même, puisque, in fine, c'est sur lui que reposera l'exclusivité du contrôle des demandes d'accès dérogatoires. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

mercredi 30 juin 2021

Les Invités de LLC : Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


Huitième lettre de la montagne

Jean-Jacques Rousseau. 1764



Portrait de Jean-Jacques Rousseau

Maurice Quentin de la Tour


" On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner, c’est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon n'omettent rien de servile pour commander. Je ne connois de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n'a le droit d'opposer de la résistance ; dans la liberté commune nul n'a droit de faire ce que la liberté d'un autre lui interdit, et la vraie liberté n'est jamais destructive d'elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car comme qu'on s'y prenne tout gêne dans l'exécution d'une volonté désordonnée.


 Il n’y a donc point de liberté sans Loix, ni où quelqu’un est au dessus des Loix : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Loix, mais il n’obéit qu’aux Loix, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Loix : ils en sont les Ministres, non les arbitres, ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.» 

 

Rousseau  Lettres écrites de la montagne (1764) Huitième Lettre, in Oeuvres Complètes, t. III, Gallimard, La Pléiade, p. 841.

 

lundi 28 juin 2021

Chasse à la glu : les petits oiseaux ont gagné devant le Conseil d'État


Dans trois arrêts rendus le 28 juin 2021, le Conseil d'État juge que la chasse à la glu ne saurait être autorisée dans la mesure où elle porte atteinte au droit de l'Union européenne, plus précisément à la directive "oiseaux" du 30 novembre 2009.

La chasse à la glu est une technique de capture utilisée dans six départements du sud-est de la France (Alpes de Haute-Provence, Alpes maritimes, Bouches du Rhône, Var, Vaucluse). Elle consiste à enduire de glu des baguettes ou des branches d'arbres, afin de capturer vivants grives et merles. Les malheureux prisonniers serviront alors d'"appelants" pour attirer d'autres espèces chassées. La ligue de protection des oiseaux (LPO) évalue à 40 000 le nombre d'oiseaux ainsi capturés chaque année en France. 

Le débat sur la chasse à la glu dure depuis bien des années. Aux associations protectrices des oiseaux, les chasseurs opposent leur liberté d'exercer cette activité et son caractère traditionnel. En 2014, un amendement déposé par la députée écologistes Laurence Abeille interdisant cette chasse avait été adopté par l'Assemblée nationale (art. 68-5), aussitôt écarté par le Sénat, traditionnellement à l'écoute du lobby des chasseurs. Après l'alternance de 2017, aucune autre tentative de modification législative n'est engagée.

Dans l'impossibilité de faire modifier la loi, la LPO a utilisé la voie contentieuse. En septembre 2018, elle a déposé des recours contre les arrêtés fixant par arrêtés le nombre de grives et de merles susceptibles d'être capturés, dans chaque département, par la chasse à la glu. Le Conseil d'État a décidé, le 29 novembre 2019, de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). En août 2020, le Président de la République retire son soutien au lobby des chasseurs et annonce que la chasse à la glu est suspendue, en attendant la décision de la CJUE. Il devenait en effet difficile d'affirmer "en même temps" son respect du juge européen et son soutien à une chasse très contestée.


La décision de la CJUE


Celle-ci intervient le 17 mars 2021, et la CJUE déclare clairement que la chasse à la glu n'est pas conforme aux dispositions de la directive "oiseaux". La question préjudicielle repose sur l'articulation entre les articles 8 et 9 de ce texte européen. L'article 8 de la directive interdit le recours « à tous moyens, installations ou méthodes de capture ou de mise à mort massive ou non sélective ou pouvant entraîner localement la disparition d'une espèce ». L'article 9, quant à lui, autorise des dérogations « s'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante [...] pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la capture, la détention ou toute autre exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantités ». Les autorités françaises, comme les chasseurs, estimaient que la chasse à la glu justifie une dérogation, dès lors que cette chasse est présentée comme sélective et revendique un caractère traditionnel. 

Ces arguments sont balayés par la CJUE. Elle affirme que l'article 9 "s'oppose à une réglementation nationale qui autorise, par dérogation à l'article 8 de cette directive, une méthode de capture entraînant des prises accessoires, dès lors que celles-ci, même de faible volume et pour une durée limitée, sont susceptibles de causer aux espèces capturées non ciblées des dommages autres que négligeables ». 

La Cour écarte les arguments développés par la France. Ainsi refuse-t-elle de considérer que cette chasse présente un caractère sélectif. En effet, il est évident que d'autres oiseaux que les espèces autorisées, merles et grives, sont victimes du piège de la glu. Et s'il est vrai que ces "captures accessoires" doivent, théoriquement, être immédiatement nettoyées et relâchées, la CJUE se montre très sceptique sur ce procédé. Elle affirme ainsi qu'il est "très vraisemblable" que tous les oiseaux capturés "subissent un dommage irrémédiable", la glu étant susceptible d'endommager leur plumage. Quant au caractère "traditionnel" de cette chasse, il est balayé par la Cour qui rappelle qu'il ne suffit pas à établir que d'autres méthodes, plus satisfaisantes, ne puissent être adoptées.

 


Les oiseaux dans la charmille. Chanson d'Olympia.

Les contes d'Hoffmann. Offenbach. Mise en scène de Jérôme Savary

Orchestre du Capitole dirigé par Michel Plasson. Chorégies d'Orange. 2000

Les précédents


La décision de la CJUE est le produit d'une importante évolution jurisprudentielle. Dans un arrêt ancien du 27 avril 1988, elle avait en effet considéré la chasse à glu comme compatible avant l'ancienne directive du 2 avril 1979. A l'époque, ce texte permettait une "exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantité". Mais la directive de 2009 se montre plus restrictive, et cette évolution textuelle entraine une évolution jurisprudentielle. Un arrêt du 21 juin 2018 sanctionne ainsi la pratique maltaise autorisant la capture de sept espèces d'oiseaux par un "clap-net", c'est à dire un filet fonctionnant lui-aussi comme un véritable piège pour tout ce qui vole aux alentours. La Cour observe ainsi qu'une telle méthode ne présente aucun caractère sélectif et concerne en pratique de grandes quantités d'oiseaux.

Cette jurisprudence fait ainsi peser la charge de la preuve sur l'État défendeur. Il lui appartient de démontrer que l'autorisation de chasse dérogatoire ne conduit pas, de manière substantielle, à capturer d'autres oiseaux qui ceux visés. Il doit aussi montrer qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante que la chasse traditionnelle. De fait, l'arrêt de mars 2021 se situe exactement dans la ligne jurisprudentielle de 2018, et la France est traitée comme Malte.

Les trois arrêts du Conseil d'État rendus le 28 juin 2021 se bornent à tirer les conséquences de la réponse donnée par la CJUE à la question préjudicielle qui lui avait été posée. Le Conseil annule donc purement et simplement les arrêtés fixant le nombre d'oiseaux pouvant être capturés en 2018-2019 et en 2019-2020 et confirme la légalité du refus du ministre d'autoriser de telles captures. Comme la CJUE, il affirme clairement que la caractère "traditionnel" d'une chasse ne suffit pas à justifier une pratique cruelle. Une bonne nouvelle pour les petits oiseaux et pour ceux qui aiment les entendre chanter.


jeudi 24 juin 2021

Le box de verre devant le Conseil d'État


Dans un arrêt du 21 juin 2021, le Conseil d'État a écarté le recours dirigé contre l'arrêté du Garde des Sceaux daté du 18 août 2016, portant approbation de la politique ministérielle de défense et de sécurité au sein du ministère de la justice. Ce texte, pris sur le fondement des articles L 1332-1 et R 1332-1 du code de la défense impose, pour chaque secteur d'importance vitale dont la justice, au ministre compétent d'adopter des directives de sécurité et de vigilance destinées à protéger contre toute menace.

Au coeur de ce texte en apparence anodin, avait été particulièrement contestée la disposition prévoyant la construction de boxes sécurisés dans les salles d'audience, espaces fermés destinés à accueillir les prévenus retenus sous escorte.

Deux types de sécurisation du box détenus étaient recommandés : le premier à vitrage complet du box, le second à barreaudage en façade avec un vitrage sur les faces latérales côté public et coté magistrat. Ce second système a été enterré par une instruction du 22 décembre 2017, par laquelle le Garde des sceaux, à interrompu le déploiement des boxes à barreaudage, et ordonné le démontage de ceux déjà installés. L'arrêt du 21 juin 2021 ne porte donc que sur les boxes vitrés. 


La compétence du Conseil d'État


Le recours initié par le Syndicat des avocats de France s'est heurté à quelques difficultés liées à la recherche de l'ordre juridictionnel compétent pour trancher le litige, l'acte contesté étant un refus d'abrogation de l'arrêté du 18 août 2016. Il est vrai que le juge judiciaire est généralement compétent pour connaître des décisions qui relèvent du fonctionnement du service public de la justice et à la fonction juridictionnelle. Mais le tribunal des conflits, dans sa décision du 8 février 2021, a néanmoins estimé que le litige portait sur la légalité d'un acte réglementaire portant non pas sur le fonctionnement mais sur l'organisation du service public de la justice. Il appartenait donc au Conseil d'État de se prononcer sur ce recours.

Cette compétence de la juridiction administrative n'interdit pas toute intervention du juge judiciaire dans ce domaine. Depuis une décision du 15 mai 1985, la Cour de cassation estime que des accusés peuvent comparaître dans un "enclos de verre", dès lors qu'ils sont libres de leurs mouvements, et que des aménagements sont prévus pour qu'ils puissent communiquer librement et secrètement avec leur conseil. Sa jurisprudence a aujourd'hui évolué, et elle renvoie désormais la décision au président de la Cour d'assises qui exerce la police de l'audience, précision qu'elle avait déjà mentionnée dans un arrêt du 28 novembre 2018. Il appartient donc au président  "de choisir les aménagements de sécurité les plus appropriés à une affaire donnée, en tenant compte de la nécessité de préserver une bonne administration de la justice, l'apparence d'une procédure équitable ainsi que la présomption d'innocence", compte tenu des nécessités liées à la sécurité de l'audience. 

 


 Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

La police de l'audience 


En l'espèce, le Conseil d'État s'appuie également sur la police de l'audience détenue par le président selon l'article 309 du code de procédure pénale. Il mentionne également l'article 318 du même code qui énonce que "l'accusé comparaît libre et seulement accompagné de gardes pour l'empêcher de s'évader". De ces deux dispositions, il déduit qu'aucune disposition législative ne fait obstacle à ce que des mesures de contrainte soient prises à l'égard de la personne prévenue ou accusée, à la condition qu'elles soient justifiées par la sécurité des personnes présentes à l'audience ou la nécessité de l'empêcher de fuir ou de communiquer avec des tiers. En revanche, ces mesures doivent être prises dans les respect des droits de la défense, ce qui implique une libre communication avec l'avocat.

Précisément, il appartient donc au président de s'assurer que le placement de l'intéressé dans un box vitré ne l'expose pas à un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il doit également faire en sorte que le droit à un procès équitable protégé par l'article 6 soit respecté, notamment au regard de la communication avec l'avocat.

De manière très claire, le Conseil d'Etat considère donc que le recours à ces boxes vitrés ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain et dégradant, pas plus qu'il ne porte atteinte au droit au procès équitable. Sur ce point, il se réfère directement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Sa décision Yaroslav Belousov c. Russie du 4 octobre 2016 affirme ainsi qu'il est possible de prévoir un box de verre,  à la condition qu'il n'ait pas pour conséquence d'entraver le procès équitable et la présomption d'innocence. Plus récemment, à propos de l'affaire Ioukos, dans un arrêt rendu le 14 janvier 2020 Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, elle précise quels sont les critères gouvernant l'usage d'un tel équipement, pour qu'il réponde à ces conditions. Elle affirme ainsi que la communication confidentielle avec l'avocat doit toujours être sauvegardée. C'est exactement ce qu'affirme le Conseil d'État dans l'arrêt du 21 juin 2021, lorsqu'il affirme que l'accusé "est en mesure de participer de manière effective aux débats et de communiquer librement et secrètement avec son avocat (...).

On relève ainsi une parfaite concordance entre la Cour européenne, la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Tous assurent que le box de verre ne constitue pas, en soi, une atteinte aux droits de la personne jugée. L'essentiel n'est pas dans l'installation, mais dans la manière dont elle est conçue et dans l'exercice du pouvoir de police du président qui doit s'assurer que les droits de la défense sont respectés. A l'heure où les problèmes de sécurité gagnent le prétoire, la jurisprudence refuse ainsi toute position dogmatique et préfère s'en remettre à la sagesse de la Cour, ou plutôt de son président.

 

 

 

samedi 19 juin 2021

De la probité en politique et des moyens de la contrôler


La probité de la vie politique a suscité une législation quelque peu éclatée. Son volet répressif est désormais satisfaisant depuis la loi du 6 décembre 2013 qui, à la suite de l'affaire Cahuzac, a créé le Parquet national financier (PNF). La persévérance avec laquelle l'actuel Garde des Sceaux s'efforce de le détruire démontre, à l'évidence, que cette institution dérange ceux qui, précisément, n'ont pas très envie de lutter contre la corruption. 

Le volet préventif, en revanche, demeure encore incomplet. Les autorités indépendantes créées pour assurer la transparence de la vie publique et contrôler les comptes de campagnes ne disposent pas des instruments indispensables à une réelle efficacité.

 

La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)


La HATVP est aussi le produit de l'affaire Cahuzac, créée par la loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013, en remplacement de la Commission pour la transparence financière de la vie politique. Elle a pour mission de recevoir et contrôler les déclarations de patrimoine et d'intérêts déposées par les plus hauts responsables publics.

Son sixième rapport, publié le 3 juin 2021 témoigne des difficultés qu'elle rencontre pour remplir sa mission. Certes, la HATVP déclare avoir reçu en 2020 17 000 déclarations de patrimoine, un nombre inégalé depuis 2014.  Cet accroissement n'est guère surprenant si l'on considère que la liste des fonctions concernées par ces déclaration a été allongée par différents textes et que des élections municipales et sénatoriales se sont tenues durant l'année 2020, sans oublier le changement de gouvernement. 

Cette inflation de déclarations n'entraine pourtant aucun approfondissement du contrôle effectué par la HATVP.  Dans une interview au Monde du 4 juin, son président Didier Migaud reconnaît, avec un art consommé de l'Understatement que "le bilan est contrasté".  Il reconnaît qu'à l'issue du délai légal de deux mois pour déposer les déclarations après les élections municipales, seulement 47 %  des maires et 39 % avaient respecté cette obligation. Et le rapport a le bon goût de ne pas insister sur les réticences du Garde des Sceaux lui-même qui a dû être rappelé à l'ordre dans ce domaine. 

Quant au contenu des déclarations, le rapport affirme que seulement 52, 9 % d'entre elles étaient conformes aux exigences d'exhaustivité, d'exactitude et de sincérité posées par la loi. Le fléchissement est particulièrement net si l'on compare avec les chiffres de l'année 2019, les déclarations conformes à la loi étant alors de 73 %. 

A quoi attribuer cette baisse de 20 % ? Sans doute au fait que les personnes soumises à l'obligation de déclaration ont pris conscience que la HATVP était plus ou moins dépourvue de pouvoir de contrainte. S'il est vrai qu'elle peut signaler au parquet ceux qui manquent à cette obligation, seulement dix dossiers ont été transmis en 2020, dont celui du ministre délégué aux PME, soit deux fois moins qu'en 2019. Quant à la transparence, elle est encore très partielle. Seule la situation patrimoniale des membres du gouvernement est accessible sur le site de la HATVP, celle des parlementaires ne peut être consultée qu'en préfecture, et celle des élus locaux demeure confidentielle. 

Didier Migaud est conscient des pouvoirs finalement limités de l'institution qu'il préside. Il suggère de conférer à la HATVP un pouvoir de sanction propre qui lui permettrait d'agir directement sur ceux qui tardent à transmettre leur déclaration. Cette proposition, si elle était mise en oeuvre, permettrait peut-être d'accélérer la procédure, mais elle n'aurait aucun impact sur le contenu même des déclarations. Sur ce point, le président Migaud devrait d'abord s'interroger sur la réticence de la HATVP à saisir le procureur et tout simplement faire usage des prérogatives qui sont les siennes.




 Voutch

 

La commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP)

 

La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est bien plus ancienne que la HATVP. Créée par la loi du 15 janvier 1990, elle figure au nombre des autorités indépendantes listées par la loi du 20 janvier 2017. Son rôle est à la fois de contrôler le respect par les partis politiques de leurs obligations comptables et financières et de contrôler les comptes de campagne aussi bien pour les élections présidentielles que pour les législatives, européennes ou locales. Elle peut approuver, réformer, ou rejeter un compte de campagne et, le cas échéant, saisir le juge de l'élection en cas d'irrégularité. Dans le cas de l'élection présidentielle, le rejet du compte de campagne conduit donc à la saisine du Conseil constitutionnel.

Comme la HATVP, la CNCCFP, dans son rapport pour l'année 2020, constate une augmentation de son activité. Comme la HATVP, cet accroissement est dû aux élections municipales, et à l'évolution législative. La loi du 15 septembre 2017 sur la confiance dans la vie politique lui donne en effet compétence pour apprécier les prêts des personnes physiques qui sont en augmentation dans le financement des campagnes électorales.

Mais là encore, le bilan doit être nuancé. Dans une interview au Monde du 11 juin 2021, Philippe Vachia, président de la CNCCFP réclame de nouveaux moyens d'action. Il déplore notamment que l'institution qu'il préside soit dépourvue de droit d'accès et de demande de justifications aux grandes plateformes de réseaux sociaux. Dans de telles conditions, il est impossible de sanctionner une pratique qui consiste à acheter un référencement sur Google ou Facebook au profit de tel ou tel candidat. Il s'agit certes d'une publicité commerciale prohibée, mais la CNCCFP n'a pas les moyens de l'empêcher. 

Surtout, l'affaire Bygmalion a montré les limites de son action. On sait qu'en décembre 2012, elle a rejeté le compte de campagne du candidat-président Nicolas Sarkozy. A l'époque, la Commission a en effet rajouté au compte la somme de 1,5 million d'euros, réintégrant des meetings tenus par le président en exercice. De fait, le compte s'élevait à 22,8 millions, alors que la plafond autorisé était de 22,5 millions, dépassement qui a entrainé le rejet du compte. Nicolas Sarkozy a alors perdu son apport personnel de 10,5 millions d'euros et il a dû s'acquitter d'une sanction financière de 360 000 euros, finalement payés par le Sarkothon. 

Mais la CNCCFP avait filtré le moustique pour laisser passer le chameau. Au début de l'année 2014, la presse sortait l'affaire Bygmalion. L'instruction judiciaire laissait alors apparaître un dépassement non pas de 360 000 € mais de 17 millions. 

Comment expliquer que la CNCCFP n'ait rien vu ? Elle n'a rien vu parce que les instruments juridiques dont elle dispose ne lui permettent pas de voir quoi que ce soit. Son activité repose sur un simple régime déclaratoire. Elle reçoit le compte de résultat, le bilan et l'annexe, mais pas les factures. Elle ne dispose d'aucun moyen d'investigation, ne peut demander aucun justificatif. Elle ne pouvait donc matériellement avoir connaissance de la facturation directe à l'UMP des frais de meeting de Nicolas Sarkozy par la société Bygmalion, puisque précisément, elle n'avait pas connaissance de ces factures. Le président Vechia espère que la loi permettra un jour à la Commission d'accéder à la comptabilité des partis, mais ile ne semble pas vraiment croire en cette possibilité. Il ne semble pas qu'une telle réforme soit à l'ordre du jour d'un gouvernement pourtant prompt à annoncer des réformes législatives.

Le contrôle de la probité en politique est donc en crise, et les évènements récents ont permis d'en mesurer l'ampleur. Les textes existants mettent en place des procédures largement cosmétiques auxquelles il est facile de se soustraire. On laisse croire qu'il existe un véritable contrôle alors que celui-ci est insuffisant, comme est absente la transparence de ces procédures. Le résultat est que la fonction de contrôle est, de fait, confiée à la presse, et que le contrôle peut facilement se transformer en pilori médiatique. Si la presse d'investigation peut être très utile pour déceler des situations choquantes, le contrôle ne peut appartenir qu'aux autorités indépendantes et aux juges. Dans ce domaine, un long chemin reste à parcourir.

 

 

Sur l'expression politique : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 1.

mardi 15 juin 2021

Violences familiales : La CEDH sanctionne l'Autriche. Quelques leçons à tirer en France.


A Monéteau, dans l'Yonne, une jeune femme de trente-deux ans a été tuée par son ancien compagnon. Celui-ci était déjà connu des services de police pour des violences conjugales, la mère de ses deux enfants de cinq ans et dix-huit mois ayant déjà porté plainte contre son conjoint au début de l'année 2021. Une procédure de "composition pénale" avait alors été mise en oeuvre, procédure qui permet au procureur de proposer une sanction à l'auteur de l'infraction, l'accord étant ensuite consigné dans un simple procès-verbal. Le conjoint violent avait alors été condamné à suivre un stage de sensibilisation aux violences conjugales, ce qui ne l'a pas empêché de tirer trois balles sur la mère de ses enfants, quelques mois plus tard. 

Le nombre considérable d'affaires de ce type suscite des questions relatives à la protection des personnes ainsi menacées par leur conjoint ou ex-conjoint. L'État prend-il des précautions suffisantes pour les mettre à l'abri de ces violences et pour punir de manière suffisamment dissuasive leurs auteurs ? 

L'arrêt rendu le 15 juin 2021 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) Kurt c. Autriche devrait offrir aux autorités françaises d'utiles pistes de réflexion dans ce domaine. La requérante estime en effet que les autorités autrichiennes ont failli à leur devoir de protection.

Mariée en 2003, et mère de deux enfants, madame Kurt port plainte contre son mari en 2010 pour violences conjugales. Elle présente des traces de blessure, et une ordonnance est prise par les juges autrichiens, interdisant à l'époux de s'approcher de leur appartement ainsi que de celui des parents de Mme Kurt. Il est ensuite condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis, peine assortie d'une mise à l'épreuve de trois années. Aucun incident n'est signalé jusqu'à en mai 2012, lorsque Mme Kurt engage une procédure de divorce et dépose une nouvelle plainte pour viol et violences dirigées également contre ses enfants. Le 25 mai, son mari se rend à l'école des enfants, demande à l'institutrice non informée des problèmes familiaux, de s'entretenir brièvement avec son fils. On retrouve ensuite celui-ci dans le sous-sol de l'école, assassiné d'une balle dans la tête.

 

L'arrêt de 2019

 

L'arrêt de chambre du 4 juillet 2019 avait estimé que les autorités autrichiennes n'avaient pas fait preuve d'immobilisme. Dès la première plainte déposée par madame Kurt, elles avaient pris sans délai une ordonnance d'éloignement qui, selon le dossier, avait été respectée. En 2012, après la seconde plainte, une seconde ordonnance avait été étendue au domicile des  parents de la requérante, et les clefs du domicile conjugal que l'époux détenait toujours avaient été saisies. En même temps, une information pénale pour violences conjugales et viol était ouverte. Dès lors que l'époux violent avait respecté l'ordonnance d'éloignement, qu'il se comportait calmement avec les policiers et qu'aucun élément n'indiquait qu'il fut en possession d'une arme, la CEDH avait donc  conclu que leur meurtre de l'enfant était imprévisible et avait refusé de sanctionné les autorités autrichiennes pour une atteinte au droit à la vie. 

Certes, mais la lecture de l'arrêt montrait que le juge européen s'était fondé largement sur l'appréciation des faits. Son analyse reposait largement sur une comparaison avec l'affaire Talpis c. Italie jugée le 2 mars 2017. La Cour avait alors sanctionné l'inertie remarquable de autorités italiennes, alors qu'une femme avait déposé deux plaintes contre un époux particulièrement violent. En comparaison, les autorités autrichiennes avaient agi avec célérité, dès qu'elles avaient eu connaissance des violences commises. 

 

 


Femmes battues. Pierre Perret. 2010

Le devoir de protection


Madame Kurt a toutefois obtenu le renvoi en Grande Chambre. L'arrêt rendu le 15 juin 2021 ne lui donne pas davantage satisfaction, mais, pour la première fois, la CEDH énonce clairement les principes généraux qui doivent s'appliquer en cas de violences familiales. 

En consacrant le droit à la vie, l'article 2 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme n'oblige pas seulement l'État à s'abstenir de provoquer la mort des personnes, mais lui impose aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. Autrement dit, les États peuvent se voir imposer des "obligations positives" pour protéger celui ou celle dont la vie est menacée. Ce principe est régulièrement repris par la Cour, par exemple dans l'arrêt Kontrova c. Slovaquie du 31 mai 2007, qui porte aussi sur des violences conjugales. On notera que cette obligation est une obligation de moyens. Lorsqu'un risque pour la vie des personnes est décelé, les autorités doivent prendre des mesures appropriées pour en prévenir la réalisation. Si elles n'y parviennent pas, cet insuccès n'est pas nécessairement constitutif d'un manquement au droit à la vie.

Les États doivent ainsi mettre en place une législation pénale de nature à dissuader de commettre des violences domestiques et à en sanctionner les auteurs. Sur ce point, on peut considérer que le droit français contient effectivement des dispositions pénales punissant les violences domestiques. 

 

Le "critère Osman"

 

Ensuite, et c'est précisément l'apport de l'arrêt Kurt, la CEDH applique le "critère Osman" issu de la décision de 1998. Il repose sur deux opérations. D'abord, le droit de l'Etat doit permettre une évaluation des risques encourus, évaluation que la Cour qualifie de "autonome, proactive et exhaustive". Ensuite, la réaction des autorités doit être immédiate, et des mesures préventives doivent être mises en oeuvre. Dans le cas de Mme Kurt, la Grande Chambre observe que ces deux conditions ont été respectées. La justice et la police autrichienne ont rapidement évalué la situation et le risque de violences pesant sur la requérante, en intégrant notamment les menaces de mort proférées par son mari. De même, des mesures immédiates ont été prises et l'on sait que le mari a respecté les ordonnances d'éloignement prises contre lui. En revanche, les enfants ne constituaient pas la cible principale de la violence de leur père, et rien ne laissait prévoir qu'il pourrait un jour assassiner son propre fils.

Évaluation du risque et immédiateté de la réponse, ces deux éléments ne semblent guère caractériser le droit français. Peut on parler d'une évaluation correcte et de mesures proportionnées lorsque l'auteur de violences conjugales est condamné à un stage, peine prononcée par un simple procès-verbal auquel l'intéressé n'attribue qu'une importance modeste ? Peut-on parler de l'immédiateté de la réponse, lorsque des femmes portent plainte à trois ou quatre reprises sans aucun résultat, que les bracelets électroniques ne sont pas utilisés et qu'il faut des mois, voire des années, pour obtenir une ordonnance d'éloignement ? 

Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'incriminer des juges trop peu nombreux, ou des forces de police qui doivent répondre à des missions si diverses qu'elles n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à chacune d'entre elles. La question est d'abord posée au législateur lui-même qui devrait sans doute réfléchir avant de voter une réponse pénale consistant en un stage de sensibilisation au fait de ne pas battre sa femme, qui devrait aussi prévoir des dispositifs permettant de mettre une famille à l'abri immédiatement. Car rappelons-le, la CEDH a précisé que la réponse devait être "adéquate et proportionnée". En l'état actuel des choses, ces deux adjectifs ne sont pas vraiment applicables au droit français. Sur ce point, la décision Kurt devrait être perçue, en France, comme une véritable feuille de route d'une évolution législative.