« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 9 juin 2021

Isolement et contention psychiatriques : Le Conseil constitutionnel persiste


La décision Pablo A. rendue le 4 juin 2021 illustre parfaitement les relations tendues, même si le conflit demeure très feutré, entre le Conseil constitutionnel et le parlement. Saisi par le Cour de cassation, le Conseil sanctionne en effet les dispositions de la loi de financement de la sécurité sociale du 14 décembre 2020. Elles autorisaient le médecin à prolonger, à titre exceptionnel, une mesure d'isolement ou de contention prononcée à l'égard d'un patient psychiatrique hospitalisé sans son consentement au-delà des durées totales de quarante-huit heures et de vingt-quatre heures. 

 

L'article L. 3222-5-1 du code de la santé publique précise que "l'isolement et la contention sont des pratiques de dernier recours et ne peuvent concerner que des patients en hospitalisation complète sans consentement". Il ne peut y être procédé que pour prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui, sur décision motivée d'un psychiatre. La mesure d'isolement, c'est-à-dire d'enfermement dans une chambre, peut être décidée pour une durée maximale de douze heures, et elle peut être renouvelée, si l'état du patient le rend indispensable, par périodes de douze heures pour une durée ne dépassant pas quarante-huit heures. Quant à la mesure de contention qui consiste une immobilisation totale du patient, soit par des moyens mécaniques, soit par voie médicamenteuse, elle intervient durant l'isolement, pour une durée maximale de six heures, renouvelable jusqu'à vingt-quatre heures. Ces délais de droit commun étant très brefs, les médecins ont obtenu la possibilité d'une prolongation de ces mesures, à la condition toutefois que soit organisée l'intervention du juge judiciaire, en l'espèce le juge des libertés et de la détention (JLD).


Petite histoire du contrôle du juge


Les mesures d'isolement et de contention peuvent s'analyser comme des mesures de contraintes à l'intérieur même d'une mesure de contrainte. Car elles ne peuvent être prises que lorsque la personne est hospitalisée sans son consentement, soit à la demande des tiers et notamment sa famille, soit sur décision de l'autorité de police. Dans ce cas, l'hospitalisation est décidée par le préfet, lorsque la personne est atteinte de troubles mentaux qui risquent « de compromettre la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l’ordre public » (art. L 3213-1 du code de la santé publique). En cas de « danger imminent », le maire, ou le commissaire de police à Paris, peuvent prendre une mesure provisoire d’internement, l’arrêté préfectoral devant alors intervenir dans les 24 heures qui suivent. Là encore, cette procédure suppose l’accord d’un médecin, certificat médical circonstancié pour la procédure de droit commun, simple « avis médical » pour la procédure d’urgence.

La loi du 5 juillet 2011 a mis fin à cent cinquante ans d'application de la loi Esquirol du 30 juin 1838 qui régissait le statut des personnes « en état habituel de démence, fureur ou imbécillité », autorisant l’administration à prononcer l’internement d’office des « aliénés » dans l’hypothèse où ils se révélaient dangereux pour l’ordre public ou pour eux-mêmes. Le patient psychiatrique est désormais une personne hospitalisée comme une autre, sauf évidemment hypothèse où cette hospitalisation lui est imposée. 

Précisément, l'influence du Conseil constitutionnel sur ce texte a été considérable.  Dans deux décisions du 26 novembre 2010 et du 9 juin 2011 rendues sur QPC, il avait en effet déclaré également inconstitutionnelles les deux formes d’hospitalisation sans le consentement du patient, au motif que la privation de liberté pouvait être prolongée sans intervention du juge. Des amendements déposés en seconde lecture ont donc prévu l’intervention du JLD qui peut être saisi « à tout moment », pour ordonner la mise en liberté d’une personne. Il ne manque d'ailleurs pas de le faire et, durant l'audience de QPC, il a ainsi été mentionné qu'en 2018, 7000 hospitalisations sans consentement avaient été jugées abusives par le JDL.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 7 novembre 2019, précise toutefois, et nous sommes au coeur du problème actuel, que cette procédure ne concerne que l’internement dans un service hospitalier de psychiatrie, le JLD n’étant pas compétent pour apprécier une mesure d’isolement et de contention prise à l’égard d’un patient déjà interné. On ne peut blâmer la Cour de cassation qui ne faisait alors qu'appliquer la loi en vigueur, mais ces pratiques demeuraient donc soustraites au contrôle du juge.

 

 

René Goscinny et Albert Uderzo. Le combat des chefs. 1966

 

Une première QPC le 19 juin 2020

 

Une première décision du 19 juin 2020, initiée par toute une série d'associations de protection des personnes hospitalisées, avait déjà censuré les dispositions de la loi Touraine du 26 janvier 2016. S'appuyant sur l'article 66 de la Constitution qui énonce que "nul ne peut être arbitrairement détenu", le Conseil affirme que les mesures d'isolement et de contention s'analysent comme des privations de liberté. En conséquence, elles ne peuvent être prolongées qu'avec un contrôle du juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle. Comme dans beaucoup de QPC, le Conseil n'avait pas abrogé immédiatement la disposition litigieuse, mais en avait repoussé l'abrogation au 31 décembre 2020.

Le gouvernement a voulu, en quelque sorte, jouer au plus fin avec le Conseil constitutionnel. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale du 14 décembre 2020 énonce en effet que ces mesures peuvent être exceptionnellement renouvelées, le médecin devant alors "informer sans délai le juge des libertés et de la détention qui peut se saisir d'office pour mettre fin à cette prolongation". La formule est étrange car cette saisine d'office suppose que le JLD soit informé d'un éventuel abus de pouvoir. Mais par qui ? Ce n'est tout de même pas le médecin qui va s'auto-incriminer. Quant à la personne en isolement et ficelée sur son lit, elle n'est guère en position d'informer le JLD. 

Le gouvernement a donc entretenu volontairement une confusion entre l'information du juge et son contrôle. La majorité parlementaire a ensuite accepté de voter une telle disposition, sans se poser de question superflue. La décision du 4 juin 2021 se montre très sévère à l'égard de cette tentative de soustraire ces mesures à l'obligation de saisine du juge judiciaire. Elle affirme ainsi qu'en l'état actuel du droit "aucune disposition législative ne soumet le maintien à l'isolement ou sous contention au-delà d'une certaine durée à l'intervention systématique du juge judiciaire, conformément aux exigences de l'article 66 de la Constitution". L'abrogation de la disposition déclarée inconstitutionnelle est, une nouvelle fois, reportée au 31 décembre. 

Le gouvernement se soumettra-t-il cette fois à la décision du Conseil ? On peut penser qu'il n'a guère le choix car une troisième annulation serait tout de même un peu fâcheuse, surtout si l'on considère que le contrôle du juge judiciaire sur les mesures privatives de libertés constitue le socle sur lequel s'est construit le principe de sûreté. Le mépriser avec une telle constance pourrait finir par se remarquer.

 

Sur l'hospitalisation des malades mentaux sans leur consentement : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, 6 2, B.

 



samedi 5 juin 2021

Nécrologie : L'observatoire de la laïcité


L'Observatoire de la laïcité s'est éteint ce matin, muni des sacrements des églises, quelles qu'elles soient, et entouré de l'affection de ses proches, c'est-à-dire de tous ceux qui s'appuient sur le principe de laïcité pour invoquer une totale liberté d'affirmer sa religion dans l'espace public. 

L'avis de décès a été discrètement publié, non pas dans le Carnet du Figaro, mais dans le Journal officiel. Un décret du 4 juin 2021 énonce, avec la simplicité qui convient à un acte de décès : "Le décret n° 2007-425 du 25 mars 2007 créant un observatoire de la laïcité est abrogé". L'observatoire perd jusqu'à sa majuscule, qu'il s'était attribuée au mépris du décret de 2007. 

 

Les difficultés du deuil

 

Sur un plan très concret ce décret de dissolution va permettre aux membres de l'observatoire de comprendre enfin que leurs activités ont pris fin. Il est toujours difficile de faire son deuil, et les intéressés n'ont pu bénéficier d'une cellule d'assistance psychologique, alors même qu'ils étaient peut-être traumatisés par une situation juridique un peu instable.

Le mandat du président, du rapporteur général et des membres de l'observatoire de la laïcité avait été renouvelé par un décret et un arrêté du 3 avril 2017 du Premier ministre de l'époque, Bernard Cazeneuve. Ce mandat de quatre ans a donc pris fin le 2 avril 2021. 

En même temps, un décret du 23 octobre 2015 impose le renouvellement quinquennal de toutes les commissions consultatives qui n'ont pas été créées par la loi. L'idée est de contraindre l'Exécutif à s'interroger régulièrement sur l'utilité des instances ainsi créées, ce qu'il aurait sans doute pu faire plus tôt à propos de l'observatoire. Quoi qu'il en soit, sur le fondement de ces dispositions codifiées dans l'article R 133-2 du code des relations entre le public et l'administration, l'observatoire de la laïcité a donc été prorogé par un nouveau décret, signé d'Edouard Philippe, et daté du 12 octobre 2017. 

Mais la prorogation était de cinq ans, ce qui signifie que la commission n'avait pas officiellement disparu alors que le mandat de ses membres avait expiré. C'est peut-être cette situation qui a entrainé quelques errements bien peu juridiques. L'observatoire continuait à diffuser ses opinions tranchées sur les réseaux sociaux, le rapporteur général continuait à faire des conférences ou des visites diverses et variées, sans comprendre qu'il n'avait plus mandat pour intervenir publiquement au nom de cette instance. Le décret du 4 juin 2021 met heureusement fin à ce déni.

L'observatoire s'en va sans fleurs ni couronnes, et sans regrets éternels. Comment expliquer cette situation ? 

 

 

La dernière réunion de l'observatoire de la laïcité

Skeleton Dance. Silly Symphony. Walt Disney. 1929
 

Non discrimination versus égalité devant la loi

 

D'abord par le comportement de l'équipe dirigeante. Peu ouverts au dialogue, ils étaient persuadés de détenir la vérité, en assurant la promotion d'une laïcité qui ne parvenait plus à dire son nom sans l'accompagner d'adjectifs divers destinés à réduire sa portée. On parlait ainsi de laïcité "inclusive" ou "ouverte",  figures de style permettant de promouvoir tous les intégrismes religieux. 

L'analyse était simple. Toute demande formulée au nom des convictions religieuses, ouverture de lieux de culte, port de signes religieux, menus spécifiques dans les services publics de restauration etc, était considérée comme nécessairement fondée, et tout refus était considéré comme une atteinte à la liberté religieuse. Ceux qui réclamaient seulement que la loi soit la même pour tous se trouvaient alors stigmatisés comme étant auteurs de discriminations. Cette habile utilisation du principe de non discrimination contre le principe d'égalité devant la loi a été l'élément de langage essentiel de l'observatoire de la laïcité.

Sur le fondement d'une telle analyse, l'observatoire a ainsi adopté un avis très remarqué intitulé "étude à propos de l'application du principe de laïcité et sa promotion dans le cadre du futur service national universel" (SNU), qui admettait le port de signes religieux par les jeunes appelés, alors même que, selon les mots du Président de la République, l'objet même du SNU est d'"impliquer davantage la jeunesse française dans la vie de la Nation, de promouvoir la notion d'engagement et de favoriser un sentiment d'unité nationale autour de valeurs communes". L'observatoire envisageait alors de faire respecter des valeurs communes sans imposer la neutralité et en mettant l'accent sur les différences.  

Cette affaire illustre parfaitement la dérive de l'observatoire. Aux termes du décret du 25 mars 2007 qui l'a créé, sa mission était "d'assister le Gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité dans les services publics". Peu à peu, cette commission consultative, théoriquement au service de l'Exécutif, s'est érigée en censure de l'Exécutif, en violation directe des textes qui l'avait instituée. Le plus surprenant est sans doute que les gouvernements successifs aient attendu si longtemps avant de s'apercevoir d'un tel détournement des textes.

 

Remous et démissions

 

Cette idéologie provocatrice a suscité bien des remous. Au moment de son décès, l'observatoire n'existait déjà plus, miné par les désaccords et les démissions. Dès janvier 2015, après l'attentat contre Charlie-Hebdo, l'observatoire avait rendu un avis sur "la promotion de la laïcité et du vivre ensemble", dans lequel il prônait "au sein des programmes scolaires, la prise en compte de toutes les cultures présentes sur le territoire de la République", des "cours de théologie musulmane accessibles à tous" et la "publication d'une circulaire sur le fait religieux en entreprise". Trois membres de l'observatoire, Jean Glavany, Françoise Laborde et Patrick Kessel avaient alors publié le lendemain un communiqué commun dans lequel ils condamnaient un avis non précédé d'une délibération collégiale et qui contenait des propositions « angéliques et pusillanimes ». En janvier 2016, le sénateur Hugues Portelli démissionne de l'observatoire, en déclarant " Si l'observatoire de la laïcité était un rempart contre les dérives religieuses en France, cela se saurait !".  

Au même moment, le rapporteur de l'observatoire s'en prend, sur Twitter, à Elisabeth Badinter, qui avait osé déclarer sur France-Inter : « La laïcité (...) c'est aussi la neutralité dans la sphère publique ». Jean Glavany, Françoise Laborde et Patrick Kessel ont alors décidé de suspendre leur participation. Il est vrai que ce même rapporteur a aussi pris position violemment contre les arrêtés anti-burkini en août 2016, défendu bec et ongles la vice-présidente de l'UNEF qui s'était présentée voilée à l'Assemblée nationale (2018), sans oublier la défense d'une campagne publicitaire présentant une enfant d'une dizaine d'années voilée. 

Au moment du décès de Samuel Paty, la coupe est pleine et la crédibilité de l'observatoire définitivement détruite. La politique publique évolue enfin et l'entourage du Premier ministre déclare qu'il est temps d'envisager le recours à une instance "davantage en phase avec la stratégie de lutte contre les séparatismes". Même si l'observatoire s'efforce d'agiter le ban et l'arrière-ban de ses amis, son sort est définitivement scellé. Le malheureux Samuel Paty n'aura sans doute jamais d'établissement d'enseignement à son nom, mais son assassinat aura au moins permis d'ouvrir les yeux sur la nécessité d'en finir avec une commission qui soutenait tous les séparatismes. 


Le comité interministériel de la laïcité

 

Après le désastre que fut l'observatoire, il convient de s'interroger sur le comité interministériel de la laïcité, créé par le décret du 4 juin 2021. Observons d'emblée que le défunt observatoire s'était arrogé la qualité d'autorité indépendante, sans qu'aucune loi lui ait attribué une telle qualification. Au contraire, on chercherait vainement mention de l'observatoire de la laïcité dans la liste des autorités indépendantes dressée par la loi du 20 janvier 2017. Il avait donc la nature juridique d'une commission consultative ordinaire, dont le président était nommé par le Premier ministre.

Le comité interministériel de la laïcité, sera, quant à lui, directement présidé par le Premier ministre, et composé des ministres concernés par la politique publique de la laïcité. Organe interministériel, il aura pour mission de "coordonner et d'assurer le suivi de la mise en oeuvre de l'action du gouvernement aux fins d'assurer la promotion et le respect du principe de laïcité au sein des administrations de l'Etat, des collectivités territoriales ainsi que des autres personnes de droit public ou de droit privé chargées d'une mission de service public". On perçoit une volonté de rompre avec le passé. Alors que l'observatoire s'affirmait comme idéologique et dogmatique, le Comité interministériel se veut exclusivement pragmatique, destiné à permettre la mise en oeuvre d'une politique publique, évidemment non détachable d'une autre politique désormais affirmée, celle de la lutte contre le séparatisme.

 

Les fonctions de réflexion et de recours

 

On ne peut que se réjouir de cette vision privilégiant le pragmatisme et l'efficacité. Il n'en demeure pas moins que les fonctions de réflexion et de recours sont absentes du décret du 4 juin 2021. Des questions méritent pourtant d'être posées par une institution en mesure de mener à bien une réflexion sereine. Est-il normal, par exemple, que les élèves des classes préparatoires des lycées se voient interdire le port du voile, alors que celles de l'Université en sont dispensées ? Est-il normal qu'une femme qui accompagne une sortie scolaire ne soit pas considérée comme participant directement au service public ? Les réponses à ces questions peuvent-elles être apportées par un comité interministériel composé de membres qui, par hypothèse, sont au coeur du débat politique ? On peut en douter. 

De même, serait-il utile qu'une autorité soit chargée, un peu comme le Défenseur des droits, de recevoir des alertes émanant des fonctionnaires, enseignants, travailleurs sociaux ou médicaux notamment, qui estiment ne pas recevoir de soutien de leur autorité hiérarchique alors qu'ils subissent des menaces parfois physiques. Une procédure simple et dématérialisée, sorte de "signalement" sur une plateforme internet, permettrait à l'autorité de saisir directement le procureur lorsqu'elle constate une infraction, notamment l'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. La procédure ne serait ainsi pas retardée par les éventuels atermoiements de supérieurs hiérarchiques. La protection de la laïcité pourrait ainsi être renforcée, grâce à des "lanceurs d'alerte" désormais assurés de ne pas être sanctionnés ou écartés.

Le comité interministériel est certes une évolution positive, mais le respect de la laïcité ne peut être assuré par l'unique démarche verticale du pouvoir hiérarchique, même si on doit se réjouir qu'elle s'exerce enfin. Son travail doit être complété par une autre démarche, permettant de gérer le "quotidien de la laïcité", les règles immédiatement applicables, les difficultés de terrain, démarche horizontale cette fois. Contrairement à ce que faisait l'observatoire, il s'agit de montrer que le principe de laïcité n'est pas une notion clivante mais un principe républicain qui permet d'assurer la paix entre les différentes religions, entre leurs fidèles, sans oublier que l'agnosticisme ou l'athéisme sont aussi des convictions qui doivent être protégées.

 


Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.

lundi 31 mai 2021

Big Brother is watching you : l'interception de masse devant la CEDH



Les deux arrêts Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni et Centrum för Rättvisa c. Suède, rendus par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 25 mai 2021 sanctionnent les systèmes britanniques et suédois d'interception de masse des données de communication car ils ne protège pas suffisamment la vie privée des citoyens et le secret des sources des journalistes. 

Au Royaume-Uni, une telle interception a été mise en oeuvre par une loi de 2000 portant régulation des pouvoirs d'enquête (Regulation of Investigatory Powers Act), ensuite été modifiée par l'Investigatory Powers Act de 2016. A l'origine du présent recours se trouvent les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance électronique mis en oeuvre par les services de renseignement américains et britanniques. Les associations requérantes, ayant leurs activités dans le domaine des droits de l'homme, pensent que leurs communications ont été soit communiquées aux services britanniques par les services américains qui les avaient interceptées, soit directement obtenues auprès des fournisseurs d'accès par les services britanniques. En tout état de cause, la requête devant la CEDH porte donc sur l'état du droit issu de la loi de 2000. L'intervention d'un nouveau texte en 2016 ne remet cependant pas en cause l'intérêt de la décision de la Cour. 

En Suède, c'est une loi de 2009, modifiée à plusieurs reprises, relative au renseignement électronique qui est contestée par une fondation de protection des droits de l'homme. Comme au Royaume-Uni, ce texte permet aux services de renseignement linterception de toute communication traversant la frontière suédoise par câble ou transmise par voie aérienne. Comme au Royaume-Uni, ces interceptions peuvent être le fruit d'une coopération internationale en matière de renseignement.

Les deux arrêts de la CEDH ont été salués comme une victoire par les associations oeuvrant dans le domaine de la protection des données. Il est vrai que la Cour estime que les régimes d'interception mis en place étaient dépourvus de garanties suffisantes pour protéger les libertés individuelles et les sanctionne donc pour ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée. Il n'empêche que, malgré la sanction, le principe même des interceptions de masse n'est pas contesté. 


Interceptions de masse et jurisprudence de la CJUE


Les parties requérantes soutiennent que les interceptions de masse ne sont ni nécessaires ni proportionnées au sens de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A leurs yeux, elles ne relèvent donc pas de la marge d'appréciation accordée aux Etats, et constituent, en tant que telles, une ingérence disproportionnée dans la vie privée des personnes.

Leur analyse s'appuie sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), et plus particulièrement la décision Digital Rights Ireland Ltd du 8 avril 2014.  La CJUE avait alors déclaré "invalide"  la directive du 15 mars 2006 sur la rétention des donnée, accusée précisément de mettre en oeuvre une "surveillance de masse" par des moyens électroniques. Effectuant un contrôle de proportionnalité, la Cour de justice avait fait observer que la surveillance ne concernait pas seulement les personnes mêlées directement ou indirectement à une affaire pénale, mais aussi et même surtout des citoyens sur lesquels ne pesait aucun soupçon, aucune garantie de nature à protéger les données personnelles n'étant mise en oeuvre. 

Par la suite, dans un arrêt rendu le 21 décembre 2016, la CJUE avait jugé non-conforme au droit de l'Union la législation d'un Etat membre imposant aux fournisseurs d'accès à internet et aux réseaux de télécommunications une obligation de "conservation généralisée et indifférenciée des données". La CJUE rappelait alors que le principe du secret des communications imposait que toute dérogation devait nécessairement être limitée, restreinte à ce qui est strictement nécessaire. 


Big Brother is watching you. Shepard Fairey. 2006


 

Menace et interception de masse

 

La CEDH a refusé de reprendre purement et simplement la jurisprudence de la CJUE. Au contraire, elle rappelle le processus de l'interception de masse. Une première étape consiste ainsi à intercepter en masse les communications (paquets) dont la plupart ne présentent aucun intérêt pour les services de renseignements et peuvent d'ores et déjà être éliminées. La deuxième étape définit des "sélecteurs" appliqués aux paquets par la voie électronique (adresses, requêtes complexes). A ce stade, il est possible qu'un individu soit déjà ciblé. Mais c'est seulement à la troisième étape qu'intervient un analyste et c'est à la quatrième et dernière étape que les services de renseignement utilisent réellement les informations interceptées.  Autrement dit, l'ELINT (Electronic Intelligence) cède la place à HUMINT (Human Intelligence) dès la 3è étape, remettant en cause l'idée même d'une surveillance de masse.

La CEDH considère que le respect de la vie privée doit être une préoccupation à chacune de ces quatre étapes, mais l'intensité de l'ingérence augmente au fur et à mesure que se déroule ce processus complexe.

De cette analyse, la CEDH déduit que l'interception de masse de données personnelles n'emporte pas, en soi, une ingérence disproportionnée dans le droit à la vie privée. Au contraire, elle estime que le recours à un tel système est une décision qui relève de la marge d'appréciation des Etats. Et elle ajoute que cette interception peut être admise "compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection". La menace, et plus particulièrement la menace terroriste, justifie donc le recours à ces interceptions de masse.


Les garanties "de bout en bout"


La Cour européenne refuse ainsi de faire un amalgame, souvent réalisé, entre interception de masse et surveillance de masse. Dès la seconde étape des interceptions, telle qu'elle la décrit, l'interception se transforme en surveillance, mais elle devient plus ciblée. Cela ne signifie pas que la Cour laisse aux Etats toute latitude pour définir le régime juridique de cette technique de renseignement électronique.

Au contraire, la CEDH dresse une liste très complète des garanties que doit intégrer ce régime juridique. Il doit ainsi préciser les motifs pour lesquels une interception de masse est autorisée, les circonstances dans lesquelles l'accès aux communications d'une personne peut être autorisé, la procédure d'octroi d'une autorisation à l'autorité chargée de cette mission, les critères et procédures mis en oeuvre pour trier les informations interceptées, les précautions à prendre pour leur partage, les règles d'effacement des données. Il doit aussi prévoir l'intervention d'une autorité indépendante, chargée de contrôler le respect de ces garanties, et c'est sur ce point que les systèmes britanniques et suédois sont sanctionnés. 

 

Le partage des données

 

Ces garanties "de bout en bout" n'interdisent pas la coopération entre les services de renseignement. Les échanges de données dénoncés par Snowden entre la NSA américaine et les services britanniques ne sont donc pas, en soi, illicites, dès lors que des procédures spécifiques sont prévues pour organiser ce partage. Sur ce point, la décision Big Brother Watch va, une nouvelle fois, à l'encontre de la jurisprudence de la CJUE. 

La CEDH affirme en effet que l'État qui transfère les informations doit s'assurer que l'État destinataire a mis en place des garanties destinées à assurer une protection des données personnelles. C'est évidemment présumer que cette protection est équivalente aux États-Unis et au Royaume-Uni. Or on se souvient que la CJUE, dans une affaire Schremms 1 du 6 octobre 2015, avait écarté un premier accord Safe Harbor entre l'Union européenne et les Etats-Unis affirmant que les deux systèmes juridiques offraient un niveau de protection équivalent. Plus récemment, un second accord Privacy Shield reposant sur le même postulat a subi le même sort avec la décision Schremms 2 du 6 juillet 2020. Au contraire de l'Union européenne, la CEDH feint donc de considère que les deux systèmes ont un niveau de protection équivalente.

Il est vrai que le Brexit est passé par là, et que le Royaume-Uni n'est plus lié par les décisions de la CJUE. Il peut donc continuer à partager ses données de renseignement avec les États-Unis et la CEDH ne l'interdit pas. Certes, on pourrait conclure, avec l'opinion partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque, que la CEDH est moins protectrice que la CJUE, mais pouvait-elle statuer autrement ? Les gouvernements français, des Pays-Bas et de Norvège, comme tiers intervenants, ont tous plaidé en faveur des interceptions de masse et du partage de renseignement. Tous ont invoqué l'intensité de la menace terroriste. L'interdiction de ces interceptions par la Cour n'aurait certainement pas conduit à la disparition de ces interceptions mais plutôt à leur maintien, dans une opacité juridique soigneusement entretenue par les services de renseignement. La CEDH a donc préféré faire preuve de réalisme et tolérer cette pratique, en s'efforçant de lui donner un cadre juridique.


Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.

 

jeudi 27 mai 2021

Irresponsabilité pénale : le parlement en ordre dispersé


Après l'émotion suscitée par la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 14 avril 2021, le temps est désormais à la réflexion et au travail législatif. On se souvient que la Cour avait alors confirmé la décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, validant l'ordonnance du juge d'instruction par laquelle il estimait réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1 du code pénal. Celui-ci énonce : "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". 

Kabili Traoré qui avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, consommait du cannabis en doses massives depuis de nombreuses années. Cette surconsommation a été considérée par deux collèges d'experts comme étant à l'origine de la "bouffée délirante" qui l'a conduit au crime. Il a donc été jugé irresponsable par une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel, confirmée par la Cour de cassation.

Mais en l'espèce, les juges n'ont fait qu'appliquer la loi. L'article 122-1 du code pénal leur impose en effet d'apprécier la situation psychique de l'individu "au moment des faits", ni avant, ni après. C'est évidemment une limite du texte et l'arrêt de la Cour de cassation s'analyse aussi comme un appel au législateur.

C'est ainsi que l'a entendu le Président de la République qui, dans un entretien au Figaro du 19 avril, quelques jours à peine après l'arrêt, déclare : "Décider de prendre des stupéfiants et devenir "comme fou" ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale". Et le Président demande alors "au plus vite" au ministre de la justice "un changement de loi". Le 25 avril, Eric Dupond-Moretti annonce donc qu'il présentera fin mai un projet de loi en conseil des ministres. Il a précisé devant le Sénat, le 25 mai, que ce texte était désormais transmis au Conseil d'État pour avis, sans pour autant donner une quelconque indication sur son contenu.



Je suis fou du chocolat Lanvin. Salvador Dali. 1976


Les réflexions existantes

 

Cette procédure surprend, si l'on considère que la réflexion parlementaire est déjà commencée et que le ministre aurait peut être pu utiliser les réflexions déjà engagées. 

Au Sénat, Nathalie Goulet (RDSE Orne) avait déposé, le 8 janvier 2020, une proposition de loi "tendant à revoir les conditions d'application de l'article 122-1 du code pénal (...)". Elle tient en un article unique : "Les dispositions de l’article 122-1 du code pénal ne s’appliquent pas lorsque l’état de l’auteur résulte de ses propres agissements ou procède lui-même d’une infraction antérieure ou concomitante". Une seconde proposition est ensuite intervenue en mars 2021, à l'initiative de Jean Sol (LR Pyrénées Orientales), plus étroite, puisqu'elle précise que seule l'"exposition contrainte aux effets d'une substance psychoactive" peut être constitutive d'une abolition du discernement". 

A l'Assemblée Nationale, la réflexion n'est pas encore concrétisée par une proposition de loi. En revanche, Nicole Belloubet, à l'époque Garde des Sceaux, avait demandé un rapport sur ce sujet à deux anciens députés, Philippe Houillon (LR) et Dominique Raimbourg (PS). Ce rapport a été remis fin avril 2021 au successeur de Nicole Belloubet, et le présent Garde des Sceaux a immédiatement décidé de n'en tenir aucun compte. Il est vrai que les rapporteurs proposaient de ne pas toucher à l'actuelle rédaction de l'article 122-1 du code pénal. 

C'est sans doute la raison pour laquelle la majorité LaRem de la commission des lois, après les propos du Président de la République s'est empressée de décider la création d'une "Mission Flash" dont les co-rapporteurs sont Naïma Moutchou (LaRem) et Antoine Savignat (LR). Rappelons qu'une "Mission Flash" n'est pas le titre d'un film américain mettant en scène des super-héros, mais, tout simplement une mission d'information créée sur un sujet d'actualité et qui se propose de rendre son rapport dans un délai... aussi bref que possible. En l'espèce, les rapporteurs devront s'interroger sur "l'application de l'article 122-1 du code pénal".

 

L'avance du Sénat

 

Le problème est que le Sénat conserve une longueur d'avance, et qu'il entend bien exploiter la situation. Le texte a donc été voté en première lecture le 26 mai et, à la surprise générale, aucune des deux rédactions proposées, celle de la proposition de Nathalie Goulet et celle de la proposition de Jean Sol, n'a été retenue. Il a, au contraire, été décidé de ne rien changer à la rédaction de l'article 122-1 du code pénal. Sur ce point, les travaux du Sénat se rapprochent des conclusions du rapport Houillon-Raimbourg.

Le Sénat préfère modifier, non pas le fond du droit, mais la procédure. Il ne remet pas en cause l'irresponsabilité des accusés dont le discernement est aboli, quelle qu'en soit la cause. Il veut simplement répondre au "besoin de procès", formule employée par le Président de la République en 2019, lors de la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Halimi. L'idée est de renvoyer en jugement toute personne mise en examen dont le juge d'instruction estime que "l'abolition temporaire du discernement résulte au moins partiellement de son fait". Cette rédaction rejoint la position du premier expert sollicité dans l'affaire Kabili Traoré. Il avait conclu à une altération partielle du discernement, permettant la tenue d'un procès. 

Cette formulation présente le double avantage de répondre au "besoin de procès" et de permettre aux jurés d'apprécier l'étendue de l'altération du discernement. Mais Eric Dupond-Moretti se montre très opposé à une rédaction qui, selon lui, renvoie une personne aux assises pour "confirmer l'avis des experts". Rien n'interdit pourtant à un jury d'assises d'aller à l'encontre d'une expertise psychiatrique. En même temps, le Sénat a voté une disposition qui vient combler une lacune du droit, en étendant à l'ensemble des infractions criminelles et délictuelles la circonstance aggravante liée à la consommation d'alcool ou de stupéfiants.

En votant cette proposition, le Sénat entend marquer son territoire et ne pas se laisser déposséder de ce qu'il considère comme "sa" réforme. Il n'en demeure pas moins que le débat sera tendu, car le Garde des Sceaux entend, quant à lui, modifier l'article 122-1 et on peut penser que le rapport de la "Mission Flash" ira docilement dans ce sens. 

Derrière la position du ministre se cache une certaine méfiance à l'égard des cours d'assises. Comme le groupe socialiste du Sénat, il considère que l'audience qui se déroule devant la Chambre de l'instruction, avant qu'elle se prononce sur la responsabilité ou l'irresponsabilité pénale, est un "procès" dont devraient se contenter les parties civiles. Il redoute qu'un jury d'assises décide systématiquement en faveur de la responsabilité, par compassion et empathie avec les parties civiles. La justice n'est-elle pas mieux rendue par des spécialistes décidant au nom du peuple français, mais en son absence ? La position du Garde des Sceaux ne manque pas de sel, si l'on considère qu'il fut avocat d'assises, dans une vie antérieure.


dimanche 23 mai 2021

La loi sur la sécurité globale , "dynamitée façon puzzle"


La loi "pour une sécurité globale préservant les libertés" sort dynamitée, dispersée, ventilée façon puzzle de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 mai 2021. Sur ses vingt-deux articles, quatre sont assortis de réserves d'interprétation, sept sont censurés partiellement ou totalement, et cinq sont écartée car ils constituent des cavaliers législatifs, c'est-à-dire des dispositions qui n'ont aucun rapport avec l'objet du texte. 

 

L'ancien article 24, ou le nouvel article 52

 

L'attention est d'abord attirée par l'inconstitutionnalité des dispositions de l'ancien article 24, devenu article 52 au fil des débats. Rappelons qu'il s'agit de sanctionner pénalement la diffusion de l'image identifiable d'un membre des forces de l'ordre en opération. Le but n'est donc pas d'interdire de photographier ou de filmer ces opérations, contrairement à ce qui a été parfois dit, mais d'empêcher la diffusion d'images non floutées, dans le but de protéger les fonctionnaires de police les militaires de la Gendarmerie. 

Au-delà des manifestations diverses provoquées par ces dispositions, la question de leur constitutionnalité avait été posée. Le Sénat, fort de ses compétences juridiques, s'était donc engagé à proposer une rédaction nouvelle. Celle-ci a été acceptée par le gouvernement, et la loi a donc été adoptée en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 15 avril, avec ce nouvel article qui punit de cinq d'emprisonnement et 75 000 € d'amende « la provocation, dans le but manifeste qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, à l'identification d'un agent de la police nationale, d'un militaire de la gendarmerie nationale ou d'un agent de la police municipale lorsque ces personnels agissent dans le cadre d'une opération de police, d'un agent des douanes lorsqu'il est en opération ». 

Cette nouvelle rédaction avait d'abord pour objet de couper court aux critiques fondées sur l'éventuelle atteinte à la liberté de presse. Les nouvelles dispositions ont donc été sorties de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse pour figurer dans le code pénal. Au regard de leur contenu, le Sénat avait supprimé la référence, très large, à la "diffusion" des images des forces de l'ordre, pour limiter le champ de l'infraction à la "provocation à l’identification du fonctionnaire dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique". 

Mais le mieux est l'ennemi du bien, car la nouvelle rédaction se révèle très floue. La notion d'"intégrité psychique" a un contenu beaucoup trop incertain pour fonder une infraction pénale, de même que celle de "provocation à l'identification d'un agent". On imagine mal le malheureux juge pénal contraint de rechercher si l'accusé a eu, oui ou non, "l'intention de porter atteinte à l'intégrité psychique" d'un policier ou d'un gendarme. De même, la disposition demeure-t-elle très incertaine sur la notion d'"opération" car on ignore si l'infraction ne concerne que la provocation à l'identification commise au moment où l'agent est en opération ou si elle s'étend à l'identification d'agents ayant participé, à un moment ou à un autre, à une opération.

Ces incertitudes conduisent le Conseil à censurer cette disposition comme portant atteinte au principe de légalité des délits et des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ne subsiste donc de l'article 52 que le nouvel article 226-16-1 du code pénal réprimant la constitution de fichiers visant des fonctionnaires et personnes chargées d’un service public dans un but malveillant. Cette infraction nouvelle répond à une demande formulée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), dans son avis du 26 janvier 2021.



Les Tontons flingueurs. Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard. 1963. 

Bernard Blier


L'usage des drones


Si les dispositions de l'ancien article 24 ont particulièrement retenu l'attention des commentateurs, d'autres articles sont également censurés. Il en est ainsi de l'article 47 sur l'utilisation des drones par les forces de police aux fins de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, ou aux fins de maintien de l'ordre. De manière très concrète, il devenait possible de filmer les manifestations et de conserver les images durant trente jours. De la même manière, les drones pouvaient être utilisés pour filmer des points de drogue, des zones de rodéo etc. 

Le Conseil constitutionnel ne conteste pas l'intérêt que peuvent représenter les drones pour ces différentes missions. Il affirme au contraire que le législateur peut autoriser de telles pratiques "pour répondre aux objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions". Mais il note que la mobilité des drones, et la hauteur à laquelle ils peuvent évoluer, rendent possible la captation de l'image d'un grand nombre de personnes et le suivi de leur déplacement, alors même qu'elles n'ont rien à voir avec les finalités d'ordre public poursuivies. Le Conseil censure donc ces dispositions car le législateur aurait dû assortir l'usage des drones de garanties particulières destinées à garantir le respect de la vie privée des personnes.

Il est tout de même surprenant que cette garantie n'ait pas été prise en compte lors de la rédaction de la loi. Dans une ordonnance du 18 mai 2020, le juge des référés du Conseil d'État avait déjà suspendu une décision autorisant l'usage des drones pour surveiller le premier déconfinement. Il avait affirmé que l'image des personnes constituait une donnée personnelle et que l'usage des drones devait donc être subordonné à un avis de la CNIL. On peut se demander si les rédacteurs de la loi avaient connaissance de cette décision. 


Police municipale et séparation des pouvoirs


Enfin, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution l'article 1er de la loi qui décidait d'attribuer la qualité d'agents de police judiciaire ou d'officiers de police judiciaire aux membres des polices municipales et aux gardes champêtres. L'idée est qu'ils pourraient ainsi constater des infractions ne nécessitant pas d'enquête particulière, telles que l'usage de stupéfiants, l'occupation des halls d'immeuble ou la conduite sans permis. 

Pourquoi pas, si ce n'est que les rédacteurs de la loi ont cette fois purement et simplement oublié le principe de séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel leur rappelle l'existence de l'article 66 de la Constitution qui fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle. Sur le fondement de ce principe, la police judiciaire est toujours placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire. En omettant d'établir ce lien, le législateur laissait les policiers municipaux sous la seule autorité du maire, plaçant ainsi des personnes chargées de constater des infractions sous le contrôle de l'Exécutif.

Sur ce point, on constate que le Conseil aurait parfaitement pu se fonder directement sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui garantit le principe de séparation des pouvoirs. La référence à l'article 66 constitue peut-être une sanction moins humiliante pour les auteurs de la loi, même si le résultat est identique.

D'autres dispositions importantes sont annulées comme celle qui durcissait les peines infligées aux occupants illicites de logements et qui est sanctionnée comme sans rapport avec le projet de loi, ayant d'ailleurs été ajoutée par amendement. 

Certains penseront sans doute que ce dynamitage de la loi est lié à la présence d'un ancien Premier ministre socialiste à la présidence du Conseil constitutionnel. Mais, à dire vrai, il n'est pas besoin d'invoquer une quelconque opposition politique, car les rédacteurs des lois réussissent actuellement parfaitement à saborder les textes qu'ils prétendent rédiger. 

A cet égard, la loi sur la sécurité globale est un véritable cas d'école. Il s'agit en effet d'une fausse proposition de loi, portée par Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot, tous deux membres du groupe LaRem. Ce choix du gouvernement de ne pas déposer un projet de loi mais de faire défendre un texte par les parlementaires de la majorité trouve son origine dans la volonté d'échapper aux avis du Conseil d'État et à l'étude d'impact. Dans le cas présent, les parlementaires ont donc rédigé un texte en bénéficiant sans doute des avis des lobbies, mais pas des juristes. C'est regrettable, d'autant que certaines dispositions n'étaient pas dépourvues d'intérêt et qu'il était possible de les rédiger convenablement. Devant la catastrophe constitutionnelle qui s'annonçait, le texte a ensuite été bidouillé, tripatouillé, avant d'être tout simplement dynamité par le Conseil constitutionnel.



mercredi 19 mai 2021

Doctrine.fr : le Conseil d'État rend hommage à Kafka


Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État se livre à une opération de contorsionnisme juridique tout-à-fait intéressante. Il s'agit concrètement d'affirmer le principe de l'Open Data des décisions de justice qui suppose le droit à leur réutilisation, tout en vidant de son contenu le droit à la communication de ces mêmes décisions de justice. En d'autres termes, on a le droit de réutiliser des décisions... qui ne peuvent être communiquées. 

On ne peut comprendre cette étrange situation qu'en revenant à l'origine de cette affaire. D'un côté,  Doctrine.fr, une entreprise bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées. De l'autre, une alliance entre l'État, les éditeurs juridiques et les juridictions suprêmes qui entendent conserver la maîtrise de la diffusion des décisions de justice. 

En 2016, les responsables de Doctrine.fr ont demandé au greffe du tribunal de grande instance de Paris la communication des jugements prononcés en audience publique par ce tribunal en vue de la réutilisation, après anonymisation, des informations publiques qu'ils contenaient. Leur demande a été rejetée en janvier 2017 par le greffe. Deux contentieux distincts ont alors été engagés.

 

Une étrange procédure judiciaire

 

Devant le juge judiciaire, Doctrine.fr s'appuie sur les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. N'ayant pas obtenu gain de cause, l'entreprise se tourne vers la Cour d'appel qui, dans une décision du 18 décembre 2018, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables, aux frais du demandeur, et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. La Cour s'appuie sur la loi du 5 juillet 1972 qui prévoit que les tiers ont le droit de se faire délivrer copie des jugements prononcées publiquement.

Elle enjoint alors au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi ". Hélas, dès le lendemain, une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018  donne aux greffes l'instruction de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel. En même temps, celle-ci est saisie d'une requête, rarissime, de référé-rétraction, et elle accepte d'infirmer sa décision le 25 juin 2019. L'affaire a donné lieu à un pourvoi en cassation qui n'est pas encore jugé.

 

 

Le Château. Kafka. Flammarion. 2018

 

 

L'avis de la CADA

 

Devant le juge administratif, les dirigeants de Doctrine.fr ont commencé par saisir la Commission d'accès aux documents administratifs. Dans un avis du 7 septembre 2017, celle-ci rend un avis favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations. 

Comme la Cour d'appel de Paris, elle s'appuie sur la loi de 1972 pour affirmer le droit à la communication des jugements. Elle ajoute qu'aux termes de l'article L321-1 du code des relations entre le public et l'administration (crca), "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Pour la CADA, le droit à réutilisation des informations contenues dans les jugements est donc la conséquence logique du droit à la communication de ces mêmes jugements.

Forts de cet avis, les dirigeants de Doctrine.fr ont saisi le tribunal administratif de Paris. Sa décision est indisponible, sans doute parce que le service public de la diffusion du droit par internet, prévu par le décret du 7 août 2002 tarde un peu à entrer en vigueur. On sait toutefois qu'elle a été négative, puisque les requérants ont saisi le Conseil d'État. 

 

Une opération de dissociation

 

L'arrêt rendu le 5 mai 2021 conduit évidemment à empêcher la communication à Doctrine.fr des jugements qu'elle demande. Pour parvenir à un tel résultat, le juge dissocie les fondements juridiques des droits qui sont l'essence même de l'Open Data des décisions de justice.

Le Conseil d'État commence donc par exhumer une jurisprudence ancienne, remontant à l'époque où la communication des documents était gérée par la seule loi du 17 juillet 1978. Depuis un arrêt du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, repris dans la décision Bertin du 7 mai 2010, il rappelle en effet que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 crca.

Certes, cette jurisprudence n'est pas officiellement abandonnée, mais son articulation avec les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique semble bien délicate. Celle-ci consacre en effet un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA avant d'être consacré dans la loi Lemaire.

Le plus logique aurait sans doute été de reprendre l'analyse de la CADA. Celle-ci écartait l'ancienne jurisprudence SOS Défense pour s'appuyer sur le principe de libre accès aux décisions de justice posé par la loi de 1972, qu'elle complétait par l'exercice du droit à réutilisation de la loi Lemaire. 

Mais le Conseil d'Etat ne veut pas poser un principe de transparence. Il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public. Dans leur cas, le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu. Les propos du rapporteurs révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.

Les requérants ont certainement dû percevoir cette analyse comme un petit chef d'oeuvre de construction kafkaïenne. 

 

La remise en cause de la transparence

 

La décision s'inscrit pourtant dans un mouvement général de remise en cause de la transparence administrative. Rappelons que le processus d'Open Data a été mis en oeuvre par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui inscrit la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. 

Depuis l'alternance de 2017, le pouvoir réglementaire s'efforce de remettre en cause cette ouverture. A d'abord été voté l'article 33 de la loi Belloubet du 23 mars 2019  qui prévoit "l'occultation des noms et prénoms des personnes physiques lorsqu'elles sont parties ou tiers, à l'occultation, lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, de tout élément permettant d'identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe et enfin à l'interdiction de réutiliser les données d'identité des magistrats et des membres du greffe pour évaluer, analyser, comparer ou prédire leurs pratiques professionnelle". On comprend que l'opération va être compliquée, et longue. Précisément, le pouvoir réglementaire s'est appuyé sur la loi Belloubet pour s'abstenir de prendre le moindre texte d'application de la loi Lemaire. Ne convient-il pas de consacrer les dix prochaines années, au moins, à réfléchir sur ce qu'il faut occulter dans les décisions de justice ?

Un décret du 29 juin 2020 est intervenu, précisément consacré aux restrictions ainsi imposées à l'Open Data des décisions de justice et non pas à sa mise en oeuvre. Il donne quelques éléments sur les conditions de leur anonymisation et confie aux juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'Etat une compétence générale pour mettre en place l'Open Data, chacun dans son ordre juridictionnel. C'était exactement ce que souhaitaient ces hautes juridictions, soucieuses de maîtriser l'ensemble de la procédure. On avait donc décidé de prendre son temps, et l'article 9 du décret précise qu'un arrêté du Garde des Sceaux devrait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront mises à la disposition du public. 

Finalement, une association "Ouvre-boîte", active en matière de transparence administrative, a obtenu du Conseil d'État, cinq ans après la loi Lemaire, une décision du 21 janvier 2021, enjoignant au ministre de la justice de prendre, dans un délai de trois mois, l'arrêté indispensable à la mise à la disposition du public des décisions de justice. Le décret a certes été pris, le 29 juin 2020, avec seulement deux mois de retard. Mais sur le fond, il renvoie à un arrêté du Garde des Sceaux le soin de fixer "pour chacun des ordres judiciaire et administratif, et le cas échéant par niveau d'instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public".  Le décret vide donc de son contenu l'injonction faite au Garde des Sceaux et la transparence est renvoyée aux Calendes.