« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 14 juin 2020

L'appel au boycott, élément de la liberté d'expression

Dans un arrêt Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), déclare que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression.


La campagne BDS



En juillet 2005, une campagne internationale intitulée "Boycott, Désinvestissement et Sanctions" (BDS) a été lancée par des ONG palestiniennes. Elle s'appuie sur l'avis consultatif de la Cour internationale de justice rendu le 9 juillet 2004, selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ». La campagne BDS se présente alors comme  un  " appel au boycott, aux sanctions et aux retraits des investissements contre Israël jusqu’à ce qu’il applique le droit international et les principes universels des droits de l’homme". En France, l'appel au boycott fut relayé par différentes associations réunies dans un Collectif Palestine 68. Ils contestent en particulier le fait qu’Israël exporte des produits issus des colonies juives en Cisjordanie en les faisant passer pour des produits issus de son territoire internationalement reconnu, ce qui leur confère les mêmes avantages douaniers que les produits israéliens.

En 2009 et 2010, des membres de ce Collectif organisent différentes actions dans un supermarché de la région de Mulhouse. Ils invitent les clients à signer une pétition et à boycotter les produits en provenance d'Israël. L'action se déroule sans violence ni dégâts et le supermarché ne porte pas plainte. La Licra, Avocats sans frontières, l'Association France-Israël et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme ont, quant à eux, porté plainte, estimant que l'appel au boycott constitue une provocation à la discrimination, délit réprimé par l'article 24 al. 8 de la loi du 29 juillet 1881. Si le tribunal correctionnel de Mulhouse relaxe les requérants, il n'en est pas de même de la Cour d'appel de Colmar qui considère que l'appel au boycott appelle les consommateurs "à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs ou fournisseurs". Les intéressés sont donc condamnés à une amende de 1000 € avec sursis, à laquelle il faut ajouter 1000 € (in solidum) à verser aux associations parties civiles à titre de réparation. La Cour de cassation confirme cette sentence le 20 octobre 2015.


Une ingérence dans la liberté d'expression



Devant la CEDH, les plaignants invoquent une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Or une ingérence dans cette liberté, selon les termes mêmes de l'article 10, ne peut être admise que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la CEDH admet rapidement que la condamnation des requérants était "prévue par la loi", ce qui n'était d'ailleurs pas contesté.

Elle admet aussi l'existence d'un "but légitime", dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou fournisseurs d'accéder à un marché. Sur ce point, la discussion juridique aurait sans doute pu être davantage élaborée. S'il est vrai que le droit d'accéder à un marché constitue un élément essentiel du droit de la concurrence, il n'en demeure pas moins qu'il doit s'exercer conformément au droit positif. Or, le fait de faire passer des produits issus des territoires occupés pour des produits israéliens, en les faisant bénéficier des droits de douane accordés à ce pays n'est pas nécessairement une pratique licite en droit international.

La CEDH ne s'attache pas à cette question, sans doute parce qu'il dispose d'un cas plus simple de violation de l'article 10. Elle considère en effet que la condamnation des plaignants pour avoir procédé à un appel au boycott n'est pas "nécessaire dans une société démocratique".

Elle peut en effet s'appuyer sur une jurisprudence déjà ancienne, et rappelée notamment dans l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. Pour la CEDH en effet, la liberté d'expression "vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La société démocratique impose donc le pluralisme des courants d'opinion, et le respect de l'opinion d'autrui.

Pour qu'une restriction à la liberté d'expression conforme à l'article 10 de la Convention, il faut qu'elle réponde à une "nécessité impérieuse dans une société démocratique", ce qui conduit la Cour à s'interroger sur l'appel au boycott. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une modalité d'expression protestataire, et qu'elle présente la caractéristique d'appeler à un traitement différencié. Mais un traitement différencié s'analyse-t-il nécessairement comme un appel à la discrimination, à la haine ou à l'intolérance ? C'était la position sans nuances défendue par le gouvernement français et par les associations parties civiles. La Cour européenne, et il convient de noter que la Ligue des droits de l'homme est intervenue à l'instance en ce sens, refuse précisément cet amalgame.


Campagne de boycott des Oranges Outspan, 1975


Le précédent de l'arrêt Willem



Elle est ainsi conduite à préciser sa jurisprudence Willem c. France du 10 décembre 2009. Les faits remontaient à 2002, date à laquelle le maire de Séclin déclarait, lors d'une réunion du Conseil municipal, avoir demandé aux services de restauration de la ville de boycotter les produits israéliens, afin de protester contre la politique menée par le premier ministre israélien à l'égard des Palestiniens. Il avait alors été condamné, lui aussi à 1000 € d'amende avec sursis, pour provocation à la discrimination.

Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs devant la CEDH, les faits de l'arrêt Baldassi ne sont pas identiques à ceux de l'affaire Willem. La personne condamnée pour incitation à la discrimination est un élu qui représente l'ensemble de la commune. Il se doit de respecter un certain devoir de réserve dans les actes qui engagent la collectivité locale et, gérant les fonds de la commune, ne doit pas inciter à la dépenser de manière discriminatoire. En l'espèce, la décision du maire de Séclin avait été publiée sur le site internet de la commune, mais n'avait donné lieu à aucun débat ni à aucune délibération du Conseil municipal.

Dans l'affaire Baldassi au contraire, les condamnés sont de simples citoyens, astreints à nulle obligation de réserve. Leur influence sur les clients d'un supermarché est d'une intensité bien moindre que celle d'un maire sur les services de sa commune. Leur action n'intervient pas, comme dans l'affaire Willem, en dehors de tout débat. Au contraire, elle a pour but de le susciter parmi les consommateurs, de les mettre devant un choix qui leur appartient pleinement. L'action de M. Baldassi et des autres requérants s'inscrit donc pleinement dans le cadre du débat d'intérêt général, et plus précisément dans le débat politique que la Cour protège avec une vigilance particulière. Leur condamnation n'est donc pas "nécessaire dans une société démocratique" et emporte une ingérence excessive dans leur liberté d'expression.

La CEDH met ainsi un terme à une pratique des tribunaux français qui avait d'ailleurs été largement encouragée par une circulaire du directeur des affaires criminelles et des grâces du 12 février 2010. Au nom des nécessités de politique pénale, il incitait les procureurs généraux à poursuivre ces appels au boycott, ou à expliquer "de manière détaillée" d'éventuelles décisions de classement sans suite. Autant dire que la volonté de l'Exécutif n'était pas totalement étrangère à ces poursuites, même si les tribunaux correctionnels ont parfois refusé de s'y soumettre.


Une action protestataire licite


De fait, la CEDH réintroduit l'appel au boycott parmi les actions protestataires licites. La jurisprudence française, en effet, conduisait à considérer que tout appel au boycott conduisait à un traitement différencié entre les entreprises actives sur un marché, et s'analysait donc comme une discrimination. Autant dire qu'il était devenu une pratique illicite en droit français, alors même que, quarante ans plus tôt, une grande partie de l'opinion, à commencer par les associations de protection des droits de l'homme, pensait que l'appel au boycott des produits d'Afrique du Sud était un instrument de protestation parfaitement légitime. En appelant à boycotter les oranges Outspan, on avait alors l'impression de lutter efficacement contre l'Apartheid.

Au delà de cette réintroduction de l'appel au boycott dans le champ des actions militantes, la CEDH, de manière plus indirecte, va à l'encontre d'une tendance qui consiste à considérer que toute critique de la politique israélienne doit être sanctionnée comme discriminatoire, le spectre de l'antisémitisme planant toujours dans le prétoire. Un tel amalgame conduit à empêcher tout discussion, à geler tout débat politique, et précisément, la Cour nous rappelle que le débat politique est, en soi, un débat d'intérêt général. Et l'appel au boycott en fait partie.




mercredi 10 juin 2020

L'aide à l'enfance sanctionnée par la CEDH

Marina S., âgée de huit ans, est décédée en août 2009 à la suite des tortures et sévices infligés par ses parents, mauvais traitements qui avaient commencé alors qu'elle n'avait pas encore trois ans. En juin 2012, les parents furent condamnés chacun à trente ans d'emprisonnement.


L'aide à l'enfance



Mais l'affaire ne s'est pas arrêtée à ce procès pénal car la question de la responsabilité de l'Etat était posée. C'est précisément le sens de la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 juin 2020, Association Innocence en danger et association Enfance et partage c. France

La protection de l'enfance constitue aujourd'hui un droit des personnes. Dans l'arrêt O'Keeffe contre Irlande du 28 janvier 2014, la Cour énumère ainsi toute une série de recommandations du Conseil de l'Europe dans ce domaine. Surtout, la Convention d'Istanbul du Conseil de lEurope sur la prévention et la lutte contre la violence à légard des femmes et la violence domestique définit précisément comme violence domestique, celle qui "survient entre des parents et des enfants". Ce traité a été ratifié par la France le 4 juillet 2014 et est entrée en vigueur le 1er novembre suivant. La CEDH n'a pas hésité, dans une décision Balsan c. Roumanie du 23 mai 2017, à s'appuyer directement sur cette convention pour sanctionner les carences d'un Etat dans le cas de violences conjugales.

En droit français, la protection de l'enfance repose sur l'article 375 du code civil : "Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public". L'aide à l'enfance repose donc sur une coopération entre les services rattachés aux président du conseil général et la justice.

La procédure judiciaire se traduit par la saisine du procureur de la République. Dès la première année scolaire de Marina. S, en 2007-2008, ses professeurs ont constaté diverses lésions sur son visage et sur son corps et ont immédiatement soupçonné des actes de maltraitance. Le médecin scolaire fut alerté, et, en 2008, la directrice adressa un "signalement au titre de la protection de l'enfance" au procureur de la République. Une enquête préliminaire fut ouverte, mais le parquet classa le dossier, estimant qu'aucune infraction n'était "caractérisée", l'enquête n'ayant rien révélé de suspect.

Sur le plan administratif, une "information préoccupante" fut transmise par le directeur de l'école aux services de l'aide à l'enfance de la Sarthe. Après une visite à la famille, les agents de ces services n'observèrent rien d'inquiétant, et les rapports furent classés, en attendant d'autres visites prévues à la rentrée 2009. Hélas, Marina est morte avant ces nouvelles visites, sous les coups de ses parents.


Les enfants foutez-leur la paix. Pierre Perret 1977


L'intérêt à agir des associations



La condamnation des parents étant intervenue en 2012, on pouvait s'interroger sur la personne compétente pour engager la responsabilité de l'Etat, les frères et soeurs de l'enfant étant trop jeunes et placés en famille d'accueil. Deux associations, "Enfance et partage" et "Innocence en danger" ont donc décidé d'introduire le recours, faisant ainsi valoir les droits de Marina S. post mortem.

La CEDH admet qu'un recours soit introduit devant elle au nom d'une personne vulnérable qui n'est pas en état de donner pouvoir à ceux qui agissent en son nom. Tel était le cas dans l'arrêt du 17 juillet 2014 Valentin Campeanu c. Roumanie, un jeune Rom handicapé et atteint du Sida étant décédé sans proches connus et sans que l'Etat roumain lui ait jamais désigné un représentant légal. La Cour avait donc déclaré la requête recevable, en tenant compte de la vulnérabilité de l'intéressé et du fait qu'il n'existait aucune opposition d'intérêt entre le représentant et le représenté.

Marina S. était évidemment une personne vulnérable, incapable de saisir un juge en raison de son âge. Aucun de ses proches, frères et soeurs, n'était en mesure de saisir un juge. En revanche, les deux associations requérantes étaient parties civiles durant la procédure pénale, et ont ensuite introduit une action engageant la responsabilité de l'Etat pour le fonctionnement défectueux de la justice. Dans un arrêt du 8 octobre 2014, la Cour de cassation a écarté leur demande, estimant que les dysfonctionnements observés dans cette affaire ne constituaient pas des fautes lourdes au sens de la jurisprudence. De l'ensemble de ces éléments, la CEDH déduit que les associations n'ont jamais cessé d'exercer les droits de la partie civile et que les circonstances permettent de leur attribuer la qualité de "représentantes de facto" de Marina S.

Un désastre judiciaire et administratif


Sur le fond, la Cour condamne la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Elle estime que le premier signalement effectué par la directrice de l'école en juin 2008 a déclenché l'obligation des autorités de procéder à des investigations pour apprécier l'existence d'actes de maltraitance. Certes, le procureur a été rapidement saisi, mais la suite des évènements est marquée par une succession de dysfonctionnements : une enquête commencée très tard, des institutrices qui n'ont pas été entendues pas plus d'ailleurs que le père de l'enfant, l'absence d'intervention d'un psychologue lors de l'audition de Marina, etc. Quant aux services de l'Aide sociale à l'enfance, ils se sont limités à faire une visite à la famille, alors que l'enfant était hospitalisée et que les médecins avaient signalé leurs interrogations sur l'existence d'actes de maltraitance.

Ce désastre aussi bien judiciaire qu'administratif conduit la CEDH à constater une violation de l'article 3 de la Convention. La décision n'est certes pas une surprise, mais elle suscite plusieurs interrogations sur le droit français.

D'une part, il est évidemment que l'aide à l'enfance fonctionne mal en raison des défauts d'articulation entre son pôle judiciaire et son pôle administratif. Il ne fait aucun doute que la petite Marina S. a été victime, non seulement des coups de ses parents, mais aussi d'un système bureaucratique qui n'a pas su entendre les appels des enseignants.

D'autre part, sur un plan plus juridique, on peut s'interroger sur l'attachement indéfectible de la Cour de cassation à la faute lourde en matière de responsabilité du service public de la justice, alors même qu'elle tend à céder dans bien d'autres domaines. Cette survivance apparaît aujourd'hui totalement inadaptée à une situation dans laquelle une succession de dysfonctionnements peut conduire à la mort d'un enfant. Un tel blocage de la jurisprudence risque de susciter des soupçons, car la Cour de cassation pourrait être accusée de vouloir protéger un service public judiciaire qui est dans un état de délabrement tel que les dysfonctionnements ne peuvent manquer de se produire. Mais la Cour européenne, de toute évidence, n'entend pas laisser les choses en l'état.





samedi 6 juin 2020

Quand le Conseil constitutionnel réécrit l'article 38

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 mai 2020 suscite une immense surprise parmi les commentateurs. Il déclare en effet qu'à l'issue du délai d'habilitation d'une ordonnance de l'article 38, ses dispositions intervenues dans les matières qui sont du domaine législatif "doivent être regardées comme des dispositions législatives", même quand aucune loi de ratification n'a été votée. Rappelons que l'article 38 de la Constitution autorise le gouvernement, "pour l'exécution de son programme, à demander au parlement l'autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi".

Nul ne s'attendait à ce que l'article 38 de la Constitution soit aussi malmené, ou plus exactement réécrit par le Conseil. Il reconnaît d'ailleurs lui-même, dans le communiqué de presse joint à la décision, que celle-ci a été adoptée "en termes inédits". Mais quels sont ces termes ? Il convient de citer intégralement le passage essentiel de cette décision du 28 mai 2020 : "Conformément au dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution, à l'expiration du délai de l'habilitation fixé par le même article 12, c'est-à-dire à partir du 1er septembre 2013, les dispositions de cette ordonnance ne pouvaient plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Dès lors, à compter de cette date, elles doivent être regardées comme des dispositions législatives".


Les dispositions issues d'une ordonnances ratifiée



En l'espèce, le Conseil était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution de l'article L. 311-5 du code de l’énergie, dans sa rédaction issue d’une ordonnance du 9 mai 2011 portant codification de ce même code, elle-même ratifiée par une loi du 17 juillet 2013. Ces dispositions soumettaient à autorisation administrative toute installation de production électrique, sans prévoir de dispositif de participation du public à la décision. Or l'article 7 de la Charte de l'environnement, elle-même intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, énonce que "toute personne a le droit (...) de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Pour mettre un terme à cette irrégularité, une nouvelle ordonnance est intervenue dès le 5 août 2013, relative à la mise en oeuvre du principe de participation du public défini à l'article 7 de la Charte de l'environnement.

Le Conseil constitutionnel déclare logiquement inconstitutionnelles les dispositions du code de l'énergie antérieures à l'ordonnance du 5 août 2013, puisqu'elles portaient atteinte à l'article 7 de la Charte de l'environnement et qu'elles avaient été ratifiées par le parlement.


Le cas de l'ordonnance non ratifiée



Le problème se pose en termes différents pour l'ordonnance du 5 août 2013 qui n'a jamais été ratifiée. Le droit positif semblait pourtant clair.

Pendant la durée de l'habilitation, l'ordonnance est considérée comme un acte réglementaire intervenant dans le domaine de la loi. Tant qu'elle n'est pas ratifiée par le parlement, elle est donc susceptible de recours devant le Conseil d'Etat. On a vu tout récemment que, parmi le nombre impressionnant d'ordonnances prises pour assurer la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, certaines ont ainsi fait l'objet de demandes de référé. Sur ce point, l'ordonnance se distingue clairement des décrets-lois antérieurs, qui intervenaient à une époque où il n'existait aucun "domaine de la loi", et où cette intervention de l'exécutif était analysée comme une délégation du pouvoir législatif. Aujourd'hui, l'ordonnance demeure un règlement, jusqu'à sa ratification.

L'article 38 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision de 2008, semble résoudre le problème des ordonnances non ratifiées en affirmant qu'elles "deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation". Et la nouvelle rédaction ajoute qu'"elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse", mettant fin à une jurisprudence qui tolérait les ratifications implicites, par exemple lorsqu'une nouvelle loi reprenait les dispositions de l'ordonnance non ratifiée (décision du 23 janvier 1987).

Dans le cas présent, un projet de loi de ratification a été déposé à l'Assemblée nationale le 30 octobre 2013 par le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault. Déposé dans la délai fixé par la loi d'habilitation qui s'achevait le lendemain, il n'a pourtant jamais été débattu, ni retiré. Le Conseil constitutionnel s'appuie alors sur les dispositions de l'article 38 qui énoncent qu'a l'issue de ce délai, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi, du moins dans les matières qui relèvent du domaine de l'article 34 de la Constitution. De ce texte, le Conseil déduit que les dispositions d'une ordonnances non ratifiée "doivent être regardées comme des dispositions législatives", dès lors qu'un projet de loi de ratification a été déposé.

Qui fait la loi en France ?

Une atteinte à la procédure de ratification



La solution pourrait sembler logique, mais elle est loin d'être convaincante. La valeur juridique d'une norme peut-elle est exclusivement définie par celle de la norme qui la modifie ? La question mériterait d'être posée, mais le Conseil ne la pose pas. Surtout, il écarte de facto l'apport de la révision de 2008. Celle-ci préservait en effet les droits du parlement en mettant l'Exécutif devant une alternative simple : soit il faisait ratifier expressément l'ordonnance par le parlement, soit il devait accepter que ses dispositions demeurent réglementaires et donc susceptibles de recours. Aujourd'hui, le Conseil porte délibérément atteinte à la procédure de ratification, procédure qui garantissait les droits du parlement en lui permettant de contrôler la procédure d'édiction des ordonnances, par l'habilitation d'abord, par la ratification ensuite.

La décision du Conseil ne viole pas directement l'article 38, elle le réécrit en lui ajoutant une nouvelle norme selon laquelle les dispositions d'une ordonnance acquièrent valeur législative sous les effets conjugués d'une initiative de l'Exécutif, le projet de loi, et du temps qui passe, la fin du délai d'habilitation. Il est vrai que le Conseil a désormais l'habitude de malmener la Constitution qu'il a pourtant pour mission de protéger. N'a-t-il pas, dans une décision toute récente du 20 mars 2020, écarté purement et simplement l'article 46 pour déclarer conforme à la Constitution la loi organique sur l'état d'urgence sanitaire ? La décision du 28 mai s'inscrit ainsi dans une évolution par laquelle le Conseil s'affranchit de la Constitution, comme s'il réinventait ainsi la théorie du "chiffon de papier".

La première victime de la décision est, à l'évidence, le parlement qui se voit priver du droit de ratifier expressément une ordonnance. On est ici à l'opposé de la révision de 2008 qui se proposait de renforcer les prérogatives du pouvoir législatif. La seconde victime est l'administré qui ne peut plus saisir le juge administratif des dispositions de l'ordonnance et devra se contenter de saisir le Conseil constitutionnel d'une QPC. Mais l'étendue du contrôle n'est pas identique.

Le grand bénéficiaire de l'opération est le gouvernement. Celui-ci peut désormais se borner à déposer un projet de loi de ratification pour l'oublier ensuite, faire en sorte qu'il ne soit jamais débattu, et les dispositions de l'ordonnance finiront pas devenir législatives par sa seule volonté.  Espérons que le parlement saura faire front contre ce genre de pratique et se saisir de ces projets de loi pour en débattre réellement.




mardi 2 juin 2020

La proposition Ciotti, ou comment accroître le "Police Bashing"

Eric Ciotti et un certain nombre de députés LR ont déposé, le 26 mai 2020, une proposition de loi "visant à rendre non identifiables les forces de l'ordre lors de la diffusion d'images dans l'espace médiatique". Elle ne comporte qu'un article unique qui viendrait ajouter un article 35 quinquies à la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881 : "La diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, de l'image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d'agents des douanes est punie de 15 000 € d'amende et un an d'emprisonnement". Le texte a immédiatement suscité l'inquiétude de ceux qui sont attachés à la liberté d'expression.

On doit pourtant se demander s'il est bien raisonnable d'être inquiet à l'égard d'une proposition dont la rédaction prête plutôt à sourire.

L'article unique parvient en effet à être en totale contradiction avec l'intitulé du texte. Celui-ci se propose de rendre "non identifiables" les forces de l'ordre, ce qui signifie qu'il suffirait de flouter le visage des intéressés pour agir en conformité avec la nouvelle loi. Mais l'article 1er, lui, prohibe la "diffusion de l'image" de tous ceux qui portent l'uniforme. C'est évidemment très différent, car il s'agit cette fois d'empêcher purement et simplement les médias de faire leur métier, en rendant compte de l'action de ceux qui sont chargés de protéger l'ordre public. L'interprétation stricte de l'article 1er, conformément aux règles d'interprétation de la loi pénale, conduirait ainsi à interdire la diffusion du défilé du 14 juillet.


Un amalgame



L'exposé des motifs repose sur une association un peu trop rapide entre la diffusion de l'image  des forces de l'ordre et les violences dont elles peuvent être victimes.

Eric Ciotti et ses co-signataires dénoncent la pratique du "policier bashing" qui, à leurs yeux, se développe dangereusement. Ils s'inquiètent de "la création d'application (sic) comme Urgence violences policières", dont l'objet est de permettre aux citoyens de filmer les interpellations policières, afin de recueillir des "preuves" susceptibles d'être produites en justice. A leurs yeux, "la circulation d'images et de propos injurieux à l'encontre de nombreux policiers ou gendarmes les place dans un climat d'insécurité. Il est devenu fréquent que les policiers ou leurs familles soient menacés, voire même (sic) suivis et agressés jusqu'à leur domicile". La formulation ne laisse aucun doute : la proposition repose sur l'idée que la diffusion d'images des membres des forces de l'ordre entraine un risque élevé d'agression à leur encontre. Pour les empêcher, le plus simple, ou plutôt le plus simplistes, est d'interdire la diffusion de toute image de ces fonctionnaires. Mais les deux types de faits ne sont pas nécessairement liés.


Les violences sur un représentant de l'autorité publique



Les violences sur un représentant de l'autorité publique sont déjà sévèrement réprimées, punies de trois ans de prison et 45000 € d'amende, peine qui peut être alourdie à 5 ans et 75000 € au-delà de huit jours d'arrêt de travail, à 15 ou 20 ans selon la mutilation ou l'infirmité permanente infligée à la victime, voire à 30 ans lorsque ces violences sont commises en bande organisée ou entraînent la mort de la victime. Dans les faits, les peines sont souvent bien moins sévères. Pour avoir agressé deux gendarmes durant une manifestation parisienne des Gilets jaunes, un ancien boxeur a ainsi été condamné à deux ans et demi de prison, dont 18 mois avec sursis et mise à l'épreuve, et une interdiction de séjour à Paris.


 
J'ai embrassé un flic. Renaud. 2015

Le "Policier Bashing"



Dans l'état actuel du droit, la diffusion d'image des membres des forces de l'ordre n'est réprimée que si elle comporte des éléments identifiants. S'il est vrai que quelques textes prévoient une situation dérogatoire pour les agents qui assurent certaines missions bien particulières, le droit commun repose, quant à lui, sur un régime libéral.

Un arrêté du 7 avril 2011 autorise certains services, dont les gendarmes du Groupe d'intervention de la Gendarmerie (GIGN) à exercer leurs fonctions dans l'anonymat, y compris en utilisant une cagoule. Il s'agit de protéger des fonctionnaires qui consacrent une part importante de leur activité à lutter contre le terrorisme et la grande criminalité, et qui risqueraient des représailles s'ils étaient identifiés. Mais c'est aussi l'intérêt de l'Etat qui est en cause, car les membres du Groupe peuvent être conduits à agir dans la discrétion pour préparer une mission qui pourrait être gravement compromise si leur visage s'affichait sur des sites internet. La réflexion sur ce problème avait débuté très tôt, lorsque les membres du tout jeune GIGN avaient mis fin, en décembre 1994, à la prise d'otages de l'avion Air France immobilisé à Marignane par des membres du GIA. Invités ensuite à l'Elysée par François Mitterrand, ils avaient dû s'y rendre à visage découvert, situation qui avait suscité quelques inquiétudes.

Mais cet anonymat ne concerne que certains services comme le GIGN et le RAID, pour certaines missions bien précises. Pour le reste des forces de police, l'article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure précise que "le policier ou le gendarme exerce ses fonctions en uniforme (...) et "se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Il faut donc que l'intéressé soit "identifiable", ce qui ne signifie pas que son nom figure nécessairement sur son uniforme. En droit français, les policiers et gendarmes doivent arborer un numéro de sept chiffres "référentiel des identités et de l'organisation" (RIO), numéro qui permet ensuite de retrouver facilement l'identité de l'intéressé si le besoin s'en fait sentir.

Cette pratique est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Hristovi c. Bulgarie du 11 octobre 2011, elle a admis que des policiers masqués puissent être déployés pour maintenir l'ordre public ou effectuer une arrestation, à la condition qu'ils arborent un signe distinctif, par exemple un numéro matricule. Celui-ci préserve leur anonymat tout en permettant de les identifier dans l'hypothèse où la conduit de l'opération donnerait ensuite lieu à un recours.


L'équilibre du droit positif



En l'état actuel du droit, il est donc parfaitement possible de filmer des policiers et de diffuser leur image, sans pour autant les rendre individuellement identifiables. In fine, c'est aux services d'inspection et aux juges de lever cet anonymat pour, le cas échéant, diligenter une enquête. Contrairement à ce qu'affirment les signataires de la proposition de loi, le "Police Bashing" n'est pas un phénomène nouveau. Le 14 octobre 2011, le juge des référés, saisi par le ministre de l'intérieur de l'époque, ordonnait déjà aux fournisseurs d'accès de bloquer le site CopWatch, qui publiait des témoignages, des photographies, et même l'identité des membres des forces de l'ordre ainsi repérés. Certains d'entre eux ont été menacés, voire agressés et le juge a donc cru bon d'exiger ce blocage. Il n'est donc pas besoin d'une loi pour empêcher le "Police Bashing", si le juge remplit correctement son office.

Le droit positif assure ainsi un équilibre entre la nécessaire protection de la sécurité des forces de l'ordre et celle de la liberté de presse, voire de la liberté d'expression des simples citoyens qui ont parfaitement le droit de dénoncer d'éventuelles violences policières. Mais leur mission consiste à dénoncer des faits, pas des individus nommément désignés qui ne pourront être mis en examen que par un juge.

Si la règle juridique organise un équilibre satisfaisant, on doit reconnaître qu'il n'est guère respecté. Les policiers répugnent à arborer le RIO et leur hiérarchie, placée sous la pression de syndicats de police, ne les y contraint guère. Sur ce plan, la proposition de loi portée par Eric Ciotti semble répondre exactement aux désirs de ces organisations syndicales. Le raisonnement est simpliste : en supprimant l'image du policier, on supprime en même temps l'élément qui permettait de l'identifier. Tant de naïveté ne peut manquer de surprendre, car le vote d'un texte aussi excessif conduirait tout simplement à accroitre le "Police Bashing", à multiplier fausses informations et rumeurs, et à déconsidérer le travail des forces de l'ordre. 





mercredi 27 mai 2020

La Cour de cassation déconfine l'Etat de droit

Par deux arrêts du 26 mai 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation se prononce sur l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020 qui décidait la prolongation de plein droit des délais maximums de détention provisoire. S'appuyant sur le principe de sûreté garanti par l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, la Cour de cassation affirme que la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue doit immédiatement être remise en liberté. 

Certains penseront que ces arrêts interviennent trop tard. Confronté à de vigoureuses critiques de la doctrine juridique, le gouvernement a craint que de telles dispositions soient déclarées inconstitutionnelles, et elles ont été, aussi discrètement que possible, retirées du projet de loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire. La loi du 11 mai 2020 renoue heureusement avec la situation antérieure marquée par l'intervention du juge judiciaire. 

Ces deux décisions demeurent toutefois pleinement utiles. D'une part, et c'est le cas en l'espèce, elles permettent de sanctionner des procédures engagées avant la loi du 11 mai, et qui ont conduit à empêcher la personne détenue de saisir la Chambre de l'instruction. D'autre part, elles offrent à la Cour de cassation l'occasion de s'affirmer comme protectrice des libertés dans le contrôle de l'urgence sanitaire, face au Conseil constitutionnel et au Conseil d'Etat particulièrement absents.


Le renvoi d'une QPC


La Chambre criminelle renvoie au Conseil constitutionnel deux QPC portant sur la conformité à la Constitution des dispositions de la loi d'habilitation sur la fondement de laquelle a été prise l'ordonnance du 25 mars 2020. Son article 11 autorise en effet le gouvernement à modifier par ordonnance "les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires.

C'est la première fois que la Cour de cassation renvoie une QPC portant sur une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à légiférer par ordonnances, sur le fondement de l'article 38 de la Constitution. Bien entendu, il n'est pas possible d'invoquer la méconnaissance de la procédure, dès lors que, par hypothèse, elle ne saurait porter atteinte à un droit ou une liberté que garantit la Constitution.

Il n'est pas davantage possible de contester des dispositions qui se limitent pas à définir le champ de l'habilitation, sans davantage de précision. Une loi qui autorise le gouvernement à intervenir par ordonnance "pour l'organisation de la justice" ne porterait pas spécifiquement sur les droits et libertés. Le contrôle serait donc renvoyé au Conseil d'Etat, compétent pour juger de la légalité des mesures prises, jusqu'à l'intervention de la loi de ratification de l'ordonnance. Il en va différemment lorsque la loi d'habilitation oriente le gouvernement, l'incite à prendre des mesures attentatoires aux libertés. Dans sa décision du 8 janvier 2009, le Conseil constitutionnel avait ainsi déclaré inconstitutionnelle une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à modifier le découpage électoral par ordonnance, en posant des critères contraires à l'égalité devant le suffrage.

Pour déterminer s'il y a lieu à renvoi, et se prononcer sur le caractère sérieux de la QPC, la Chambre criminelle examine donc si les dispositions législatives contestées se réfèrent à des principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale. Le parlement s'est-il borné à autoriser l'allongement de la détention provisoire, celui des délais aux termes desquels doit-être prise la décision de prolongation, ou a-t-il voulu exclure le juge de la procédure et permettre une détention provisoire décidée par la voie administrative ? Les réponses ne sont pas simples, et la Cour de cassation ne manque pas d'observer que la loi est mal écrite et que les débats parlementaires ont été si sommaires qu'il est impossible d'en tirer des enseignements.

La Cour se fonde donc sur la finalité des dispositions législatives, qui ont pour but d'empêcher le développement de l'épidémie en limitant les audiences et de permettre le fonctionnement du service public de la justice, en repoussant le débat contradictoire au-delà des délais prévus par le droit commun. Le fait de différer ce débat place ainsi la QPC dans le champ des droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil constitutionnel lui-même, dans une décision du 16 mars 2017 avait ainsi considéré que toute mesure restrictive de liberté doit pouvoir faire l'objet d'un réexamen régulier et contradictoire. C'est d'autant plus vrai lorsque la compétence du juge judiciaire est mise en cause, dès lors que c'est cette fois l'article 66 de la Constitution qui est directement mis en cause.

En l'espèce, les dispositions litigieuses portent sur la détention provisoire, mesure par essence extrêmement attentatoire aux libertés puisqu'elle concerne une personne qui est encore juridiquement innocente. Et elles manquent de clarté, leur interprétation ayant donné lieu à des débats intenses pour savoir s'il s'agissait d'autoriser l'allongement de la détention ou les délais impartis pour cette prorogation. De tous ces éléments, la Cour de cassation déduit qu'il y a lieu de renvoyer l'article 11 de la loi d'habilitation.

Le Conseil constitutionnel va donc devoir se prononcer sur la loi ordinaire d'habilitation, loi qui ne lui avait pas été soumise lors du vote. Il ne s'était alors prononcé que sur la loi organique du 30 mars 2020, puisque, dans ce cas, il était obligatoirement saisi par le Premier ministre. On se souvient qu'il avait alors rendu une décision invraisemblable, écartant purement et simplement les dispositions de l'article 46 de la Constitution en invoquant "les circonstances particulières de l'espèce". D'une certaine manière, la Cour de cassation place le Conseil constitutionnel au pied du mur, en l'obligeant à se prononcer sur les dispositions les plus contestées de la loi ordinaire. 

Elle le met au pied du mur, mais elle ne se soumet pas à sa juridiction. Il n'est dit nulle part que le Cour soit tenue de surseoir à statuer jusqu'à ce que la QPC ait été jugée par le Conseil constitutionnel. Laissant à celui-ci le contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation exerce donc, sans attendre, le contrôle de conventionnalité.

Le dialogue des juges
La Cour de cassation dialoguant avec le Conseil d'Etat
Asterix le Gaulois. Albert Uderzo

Le contrôle de conventionnalité


L'article 5 § 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme consacre un droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir "à bref délai" une décision judiciaire sur la régularité de la détention, décision susceptible de conduire à leur libération immédiate sur cette détention est illégale (CEDH, 4 décembre 2018, Ilnseher c. Allemagne). La Cour, par exemple dans sa décision du 27 avril 2012 Catal c. Turquie, exige que l'intéressé puisse demander sa libération et être entendu à "des intervalles raisonnables" par un juge.

En l'espèce, l'ordonnance du 25 mars 2020 conduisait à des situations dans lesquelles une personne pouvait demeurer détenue sans débat contradictoire, soit pendant dix-huit mois suivant son placement en détention provisoire, soit pendant une période d'un an après avoir déjà subi une ou deux prolongations judiciaires, c'est-à-dire après avoir avoir déjà été détenu pendant un an et demi ou deux ans. Dans un arrêt Knebl c. République tchèque du 28 octobre 2010, la CEDH avait déjà refusé de considérer une période de dix-huit mois comme un "intervalle raisonnable". La jurisprudence européenne est donc parfaitement claire et la non-conformité de la procédure mise en oeuvre par l'article 16 de l'ordonnance du 25 mars 2020 ne faisait guère de doute.

Le plus surprenant réside dans le fait que le juge des référés du Conseil d'Etat, examinant les mêmes dispositions dans une ordonnance du 3 avril 2020, n'a fait aucune allusion à la Convention européenne des droits de l'homme. Il s'est borné à affirmer qu'une prorogation administrative de la garde à vue, sans aucune intervention d'un juge, ne porte pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". L'urgence sanitaire autorise donc à ses yeux tous les manquements au principe de sûreté, y compris ceux qui violent directement la Convention européenne.

Quoi qu'il en soit, dans ces décisions, la Cour de cassation remplit parfaitement la fonction qui lui est attribuée par l'article 66 de la Constitution de "gardienne de la liberté individuelle". Elle réintroduit les principes de l'Etat de droit dans un contentieux qui l'avait purement et simplement écarté. Ces décisions témoignent aussi, "en creux", de l'échec cuisant du contrôle tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat sur l'état d'urgence sanitaire. Un élément de réflexion indispensable pour la future construction d'un pouvoir judiciaire recentré autour de la Cour de cassation.

lundi 25 mai 2020

Hadopi : Piratage et vie privée

Dans une décision du 20 mai 2020, le Conseil constitutionnel, saisi par différentes association de protection des internautes, abroge les dispositions de la loi du 12 juin 2009 autorisant les membres et agents de la Haute autorité pour la diffusion et la protection des droits sur internet (Hadopi) à accéder à, "tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques ". Aux yeux du Conseil, cette disposition porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée.


La "réponse graduée"



Cette disposition s'inscrit dans le cadre de la protection du droit d'auteur sur internet, mise en oeuvre par la "réponse graduée". De manière très concrète, le titulaire d'un abonnement d'un fournisseur d'accès sur internet (FAI) ou d'un hébergeur est considéré comme responsable de la sécurité de sa connexion. En cas de piratage ou de contrefaçon provenant de sa connexion, et après trois avertissements demeurés infructueux, il peut être condamné à une amende et/ou poursuivi pour contrefaçon. La communication des métadonnées, ou données de connexion, permet donc aux agents d'Hadopi d'identifier le titulaire de l'abonnement et donc d'engager la procédure de "réponse graduée".


Un changement de circonstances de droit



Le Conseil constitutionnel s'était déjà prononcé sur ces dispositions, lorsqu'il avait été saisi de la constitutionnalité de la loi Hadopi, et sa décision du 10 juin 2009 ne mentionne aucune réserve. Il n'empêche que le représentant du gouvernement lui-même n'ose pas invoquer l'existence d'une déclaration préalable de conformité.

En effet, depuis 2009, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel sont intervenues pour affirmer que l'accès d'une autorité administrative aux données de connexion des internautes constitue une ingérence dans sa vie privée. Le 5 août 2015, le Conseil a ainsi sanctionné un droit d'accès aux données de connexion absolument identique, accordé aux agents de l'Autorité de la concurrence. Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée le 21 juillet 2017, à propos de l'Autorité des marchés financiers, puis le 15 février 2019 à propos du droit d'accès accordé aux agents des Douanes. Cette jurisprudence s'analyse donc comme un changement de circonstances de droit justifiant un nouvel examen des dispositions de la loi de 2009, et le Conseil constitutionnel décide logiquement l'abrogation de ce droit d'accès.

"Réponse graduée" de Hadopi contre le piratage
Asterix et Cléopatre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

L'atteinte à la vie privée



Sur le fond, le caractère disproportionné de l'atteinte à la vie privée ne fait guère de doute.


D'une part, la rédaction des dispositions litigieuses permet aux agents d'Hadopi de solliciter tout document "quel qu'en soit le support", formulation particulièrement laxiste renforcée par l'usage de l'adverbe "notamment" lorsqu'il s'agit de lister les données de connexion auxquelles ils ont accès. Certes, le décret du 5 mars 2010 dresse en annexe une liste des données susceptibles de figurer dans le fichier Hadopi, données essentiellement d'identification, mais ce texte purement réglementaire ne saurait constituer un obstacle sérieux à une utilisation de dispositions législatives beaucoup plus compréhensives.

D'autre part, l'atteinte à la vie privée ne concerne pas seulement l'auteur d'une contrefaçon, mais aussi tout titulaire d'une connexion internet qui, pour une raison ou pour une autre, n'aurait pas été en mesure de garantir la sécurité de sa connexion. Il peut s'être fait voler son mot de passe ou pirater son ordinateur et, dans ce cas, il est davantage victime que coupable. L'atteinte à la vie privée devient alors plus choquante dès lors que la nécessité d'ordre public n'est plus aussi évidente.

Cette analyse est exactement celle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans sa décision de Grande Chambre Télé 2 Sverige AB du 21 décembre 2016. Elle précise en effet que l'atteinte à la vie privée entrainée par l'accès aux données de connexion est si importante qu'elle doit être limitée aux seules hypothèses de la lutte contre la grande criminalité. Or, en droit français, la protection du droit d'auteur ne relève en aucun cas de la grande criminalité.

La jurisprudence européenne, comme d'ailleurs celle du Conseil constitutionnel, repose ainsi sur une remise en cause implicite de la distinction entre données de contenant (celles de connexion), et données de contenu, les messages personnels mentionnés dans les courriels par exemple. Il est désormais acquis que les données de connexion, lorsqu'elles sont utilisées avec intelligence, y compris une intelligence artificielle, peuvent révéler des informations importantes relevant du contenu, et donc de la vie privée. La distinction n'est donc plus aussi claire, et le droit tend à niveler l'exigence de protection de la vie privée à l'ensemble des données.


L'effet dans le temps

 

Si l'abrogation des dispositions litigieuses était attendue, il convient tout de même de s'interroger sur le choix du Conseil constitutionnel, qui a décidé de repousser leur abrogation à la date du 31 décembre 2020. Certes, il ne donne pas tout-à-fait satisfaction au Secrétaire général du gouvernement qui demandait un délai d'un an pour réviser la loi, invoquant les 600 000 notifications envoyées aux contrevenants et les 1700 dossiers transmis à la justice en 2019, toutes procédures qui pourraient être considérées comme nulles et non avenues en cas d'abrogation immédiate. Il n'a obtenu que six mois, délai largement suffisant pour procéder à une modification législative.

Mais sommes-nous réellement dans la situation où l'abrogation entrainerait des "conséquences manifestement excessives" ? Dans le cas présent, en effet, ces "conséquences manifestement excessives" ne sont pas le fait de la décision du Conseil constitutionnel. Elles relèvent entièrement de la responsabilité de l'Exécutif. Depuis cinq ans, trois décisions ont en effet abrogé des dispositions identiques, sans que personne n'ait songé à modifier le dispositif Hadopi, sans que personne n'ait anticipé la présente abrogation. En offrant à l'Exécutif un nouveau délai, le Conseil constitutionnel valide ainsi une inertie fautive.


Sur la protection des données : Chapitre 7 Section 5 du manuel de Libertés publiques sur internet