« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 2 mars 2020

Comment rhabiller une Femen ?

"Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées". La Cour de cassation aurait-elle été inspirée par Tartuffe dans sa décision du 26 février 2020 ? Elle déclare en effet que l'exhibition de la poitrine d'une femme constitue bien l'infraction d'exhibition sexuelle prévue par l'article 222-32 du code pénal. En revanche, la relaxe de la prévenue, Mme Z., n'encourt aucune censure, car son comportement s'inscrit dans une démarche de protestation politique, son incrimination constituant alors une ingérence disproportionnée dans l'exercice de sa liberté d'expression.

Les seins des Femens sont au coeur d'un conflit jurisprudentiel qui trouve son origine en 2013. A l'époque, Mme Z. s'était présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle avait fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle avait planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". L'intéressée avait ensuite été condamnée pour exhibition sexuelle par le tribunal correctionnel de Paris.


Deux décisions de la Cour de cassation



La Cour d'appel de Paris avait toutefois relaxé la prévenue, estimant que l'intention de la Femen, dénuée de toute connotation sexuelle, devait être appréciée comme la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette décision a été cassée une première fois par un arrêt de la Chambre criminelle du 10 janvier 2018, avec renvoi à la Cour d'appel. Mais celle-ci a rendu une nouvelle décision identique, suscitant un nouveau pourvoi.

La définition du délit d'exhibition sexuelle



S'agissait-il d'une exhibition sexuelle ? Ce délit a toujours souffert d'une certaine incertitude de sa définition. Il a succédé à l'ancien "outrage public à la pudeur", dont on trouve l'origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791 et dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était susceptible de lui faire outrage.

La Cour avait précisé son interprétation du délit, dans une décision du 9 janvier 2019, intervenue déjà à propos d'une Femen qui était entrée seins nus dans l'église de la Madeleine. Posant les bras en croix devant l'autel, un foie de boeuf dans chaque main, elle entendait évoquer "le foetus avorté du Christ" et dénoncer la position anti-avortement de l'Eglise catholique.



 Exhibition patriotique
La liberté guidant le peuple. Eugène Delacroix. 1830

La Cour avait alors affirmé que le délit d'exhibition sexuelles était caractérisé par deux éléments matériels. 

Le premier est l'existence d'un acte d'exhibition, sans qu'il soit nécessaire de rechercher son caractère outrageant ou non. Les seules hypothèses dans lesquelles un telle exhibition est licites sont celles du nu artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Dans la présente affaire, il est clair que Mme Z. ne pratiquait pas le nu artistique, et que le musée Grévin n'est pas exactement un lieu voué au naturisme.

Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il suffit que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. Tel est le cas dans l'affaire Z., puisqu'il y avait des visiteurs et des gardiens dans le musée.

Quant à l'élément moral, et c'est un point essentiel, il est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Il ne réside donc pas dans la motivation de ce déshabillage.  Qu'elle relève de la provocation sexuelle ou du militantisme politique est sans influence sur l'existence de l'élément moral.

Cette analyse a tout de même suscité une inflexion de la jurisprudence qui permet à la Cour de confirmer la relaxe prononcée par la Cour d'appel, adoptant ainsi une position radicalement différente de celle adoptée en janvier 2018.


L'influence de la Cour européenne des droits de l'homme



La Chambre criminelle se livre en effet à un contrôle de proportionnalité identique à celui exercé par la CEDH.  Elle se place non pas sur le terrain des éléments constitutifs de l'infraction mais sur celui de l'incrimination. Les faits demeurent constitutifs du délit d'exhibition sexuelle, mais l'incrimination est considérée comme "une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression".

Ce contrôle de proportionnalité est exercé de manière courante par la CEDH. Dans un arrêt Pichon et Sajous c. France du 2 octobre 2001, elle a ainsi mis en balance un comportement illicite, en l'espèce le refus par un pharmacien de vendre des contraceptifs, et le droit de manifester une opposition liée à des convictions politiques ou religieuses. Dans l'arrêt Pichon et Sajous, la Cour avait finalement conclu que l'incrimination et la condamnation des requérants pour refus de vente n'emportaient pas une atteinte excessive au droit de manifester leurs convictions.

La CEDH estimerait-elle que l'incrimination d'une Femen pour exhibition sexuelle n'emporte aucune atteinte à sa liberté d'expression ? La Cour de cassation a préféré ne pas prendre le risque d'une condamnation, n'ignorant pas que la CEDH, en matière de liberté d'expression, intègre certains éléments issus du droit anglo-saxon. L'action des Femens pourrait ainsi être perçue comme l'exemple type du "Symbolic Speech" directement inspiré de la jurisprudence américaine sur le Premier Amendement.

La décision du 20 février 2020 permet ainsi d'éviter une saisine de la CEDH au résultat quelque peu aléatoire. Elle risque en revanche de conduire à un contrôle de proportionnalité exercé au cas par cas, selon des critères peu lisibles. On peut toutefois comprendre que la Cour de cassation refuse de se rallier à la position développée par la défense qui considérait que l'intention de la personne devait constituer l'élément moral de l'infraction. Une telle analyse conduisait en effet à autoriser n'importe quelle action, aussi provocatrice soit-elle, dès lors que l'intéressé invoque un quelconque mobile politique. A moins qu'il s'agisse de se débarrasser des Femens par un autre moyen que la répression pénale  ?  Si l'on décidait que leur action est licite, l'élément transgressif deviendrait inexistant, et leur action n'intéresserait peut-être plus les journalistes soigneusement convoqués à chaque manifestation. Les Femens n'auraient plus alors qu'à aller se rhabiller. 



samedi 29 février 2020

Les Invités de LLC : Serge Sur : L'article 49. 3 n'est nullement l'instrument d'un régime autoritaire


L’article 49. 3 n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire

Publié dans Le Monde, 27 février 2020

Serge Sur
Professeur émérite de droit public
de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)



Devant le blocage du débat sur la réforme du régime des retraites organisé à l’Assemblée nationale par quelques groupes d’opposition, le gouvernement envisage de plus en plus de recourir à la procédure constitutionnelle prévue par l’article 49 al 3. Ce texte, remontant aux origines de la Constitution, ce qu’il convient de préciser tant elle a subi de modifications, permet au gouvernement d’engager sa responsabilité sur le vote d’un projet de loi. Celui-ci est considéré comme adopté, sauf si l’Assemblée vote contre lui une motion de censure à la majorité absolue des députés. C’est dire que la délibération sur le texte est immédiatement remplacée, et qu’au minimum s’y superpose un débat sur l’existence du gouvernement et sur son éventuel renversement.

Les protestations contre cette perspective sont multiples et d’origines diverses, puisque même certains députés de la majorité s’y déclarent opposés, sans que l’on sache s’ils iront jusqu’à voter une éventuelle motion de censure. Si elle était adoptée, elle déboucherait probablement sur une dissolution, et lesdits députés seraient immanquablement battus. Voter contre le gouvernement serait pour eux suicidaire, mais on en est encore loin. Le gouvernement lui-même semble n’envisager le recours à l’article 49 al. 3 qu’avec réticence, redoutant une réaction hostile de l’opinion – car en réalité la question ne se pose pas devant l’Assemblée, mais beaucoup plus devant le pays. Elle appartient aux manœuvres pré-électorales en vue des présidentielles à venir. En effet, le recours à cette procédure suppose une décision du Conseil des ministres, et par-là du président, qui se trouvera ainsi en première ligne.


 Bataille parlementaire entre Edouard Philippe et Jean-Luc Mélenchon
Les Aventuriers de l'Arche perdue, Steven Spielberg, 1981. Harrison Ford

Il convient de remonter aux origines de la Constitution pour comprendre l’intérêt du mécanisme de l’article 49 al. 3. Il correspond à ce que l’on appelait à l’époque le « parlementarisme rationalisé », en tirant parti de l’expérience funeste de la IVe République. Dans ce régime, l’instabilité ministérielle était liée à l’absence de majorités constituées, qui s’effondraient sur elles-mêmes tous les six mois. Les gouvernements étaient à la fois fugitifs et impuissants. On a considéré en 1958 que l’absence de majorité parlementaire structurée était une caractéristique française, liée au multipartisme, et qu’il convenait d’y remédier en donnant au gouvernement les moyens de mettre l’Assemblée en face de ses responsabilités : ou approuver les textes proposés, ou renverser le gouvernement, ce qui l’exposait à la dissolution. C’est ce qui s’est passé en 1962, lorsque l’Assemblée a renversé le gouvernement Pompidou. Elle a été dissoute, et les élections suivantes ont renvoyé une solide majorité gaulliste. Le couple responsabilité politique du gouvernement – dissolution est un des éléments constitutifs d’un régime parlementaire, et c’est l’une des dimensions de la Ve République. C’est même ce qui distingue le régime parlementaire d’un régime d’assemblée, cette nostalgie et ce rêve permanents de nombre de constitutionnalistes et de partis politiques, combinant l’irresponsabilité et la toute-puissance.

Le gouvernement a-t-il réellement le choix ? La volonté d’obstruction de l’opposition, spécialement de La France insoumise, est éclatante, déclarée, revendiquée. Prolonger le débat, six mois, un an, n’y changerait rien. Des rappels au règlement aux sous-amendements, le temps pourrait être indéfiniment prolongé sans issue vraisemblable. Voilà qui souligne que l’Assemblée, que l’on présente souvent comme corsetée sous la Ve République, dispose d’armes de retardement voire de paralysie des décisions gouvernementales. Est-ce acceptable dans un régime parlementaire ? C’est typiquement une logique de régime d’Assemblée, qui est à l’opposé. C’est aussi privilégier la dimension délibérative de la constitution sur sa dimension décisionnaire, nécessaire à tout gouvernement. C’est aussi faire prévaloir la rue sur la représentation nationale. La France insoumise relaie à l’Assemblée les manifestations contre la réforme des retraites. En sabotant la procédure législative, elle est à la limite de la subversion.

Ainsi l’art. 49 al. 3 est un mécanisme caractéristique du régime parlementaire. Nombre de gouvernements d’orientations opposées l’ont utilisé. Il n’est nullement l’instrument d’un régime autoritaire, mais l’outil indispensable à la responsabilité du gouvernement, et même à celle de l’Assemblée. Elle ne peut en effet bloquer le fonctionnement des institutions sans risque pour elle-même, et ce risque est celui de la dissolution. Sa responsabilité est de voter la loi, non d’empêcher qu’elle soit votée. Face à une obstruction systématique d’une partie très minoritaire de l’opposition comme aux états d’âme de sa majorité, le gouvernement est pleinement dans son rôle en utilisant une arme que la constitution met à sa disposition.  Sans doute, lors de la révision de 2008, a-t-on limité la possibilité pour le gouvernement de l’employer, trace de la nostalgie du régime d’assemblée évoquée à l’instant. C’était une erreur, mais en l’occurrence rien ne s’oppose à son emploi. Est-ce démocratique ? Sans doute, puisque prévu par la Constitution, et qu’en toute hypothèse dans deux ans une élection présidentielle permettra de régler les comptes, éventuellement de revenir sur une réforme qui ne sera pas encore entrée en vigueur. Un référendum avant même cette élection ? On sait bien qu’il ne porterait pas sur la réforme, et que la procédure serait détournée. La seule solution, et c’est une bonne solution, consiste donc à placer l’Assemblée devant ses responsabilités.

jeudi 27 février 2020

Affaire Fillon : L'échec attendu des QPC

« Que serait un important procès pénal sans question prioritaire de constitutionnalité et qu’importe que Monsieur Fillon n’ait pas été un de ses plus ardents défenseurs !". Cette exclamation mi-amusée, mi-agacée du procureur révèle assez bien le rôle attribué à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la défense dans le procès Fillon, comme dans bien d'autres. Il s'agit en effet d'affirmer devant l'opinion que l'on est victime d'un complot judiciaire honteusement fomenté par des ennemis politiques. En même temps, il s'agit de la dernière procédure de retardement possible, après avoir épuisé toutes les autres. Alors autant profiter de ces quelques heures, quelques jours, voire quelques mois si, par hasard, la QPC se retrouvait, tous filtres passés, devant le Conseil constitutionnel.

Hélas, malgré l'appui de certains commentateurs, bien connus pour leur indéfectible soutien à François Fillon, qui se sont efforcés, sans conviction excessive, de mettre en valeur l'argumentaire juridique, les deux QPC ont été rejetées le 27 février 2020, les juges ayant considéré qu'elles étaient dépourvues de caractère "sérieux".


La prescription 



La première QPC, plaidée par Me Cornut-Gentille, l'avocat de Pénélope Fillon, porte sur la prescription, et plus exactement la règle selon laquelle le point de départ du délai, en matière d'infraction dissimulée, est fixé au jour où elle est apparue et a donc pu être constatée. Ce principe trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment l'arrêt du 16 décembre 2014 intervenu en matière de prise illégale d'intérêts.

L'information judiciaire contre les époux Fillon a été ouverte le 24 février 2017, soit un mois après l'ouverture de l'enquête préliminaire du Parquet national financier (PNF), intervenue le jour même de la publication des révélations du Canard Enchaîné (25 janvier). A l'époque, les avocats de François Fillon se réjouissaient que le PNF n'ait pas choisi la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel, ce choix prouvant à leurs yeux "qu'il n'a pas pu démontrer la réalité des infractions poursuivies". Ils se montraient même confiants de voir "des juges indépendants" diligenter une "procédure sereine", d'autant que leur client bénéficiait maintenant du droit d'accéder au dossier.

Aujourd'hui, le discours a changé et ces mêmes avocats estiment que l'ouverture de l'information n'avait pas d'autre objet que de contourner la loi du 27 février 2017. Celle-ci ne modifie en rien le point de départ de la prescription, tel qu'il ressort de la jurisprudence. Mais elle décide qu'il est impossible de remonter au-delà de douze ans pour les délits. Mais la loi, entrant en vigueur le 1er mars 2017 n'était pas encore applicable aux dossiers pour lesquels l'action publique avait été engagée avant cette date. L'action publique contre François Fillon ayant été engagée le 27 février 2017, il demeurait possible de remonter plus loin, en l'espèce jusqu'en 1998. Avouons que cette analyse juridique n'est pas réellement faite pour les innocents : le but est de faire en sorte que les charges soient un peu moins lourdes, non pas au regard de la gravité des actes commis, mais au regard de leur durée.

Quoi qu'il en soit, la demande de QPC s'appuie sur une évolution jurisprudentielle. Dans quatre décisions du 20 mai 2011, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation avait considéré que "la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, ni d'aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle". Mais le 24 mai 2019, le Conseil constitutionnel avait quelque peu nuancé cette position, en précisant qu'il appartient au législateur "afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». L'avocat de Pénélope Fillon en déduit que la jurisprudence de la Cour de cassation a fait l'objet d'un "changement de circonstances de droit" et n'est plus constitutionnelle aujourd'hui. 

Mais l'analyse revenait à donner des verges pour se faire battre. En effet, le Conseil constitutionnel, dans cette même décision du 24 mai 2019, déclare que les règles de la prescription, en particulier lorsqu'il s'agit de savoir jusqu'où l'on remonte, doivent être adaptées à la nature et à la gravité de l'infraction. Or le détournement de fonds publics est généralement une infraction occulte, qui ne pourrait être sérieusement poursuivie si l'on ne calculait pas la prescription à partir du moment de sa découverte. Quant à la gravité, il faut bien reconnaître que le délit est puni de dix ans d'emprisonnement, soit le maximum de la peine possible en matière correctionnelle. On peut comprendre que les juges aient estimé que la QPC manquait de sérieux.

Bonnie and Clyde. Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot
Archives INA, 1er janvier 1968


Le détournement de fonds publics


Précisément, venons-en à la seconde QPC, plaidée par Me Antonin Lévy, qui porte sur la constitutionnalité de l’article 432-15 du code pénal, relatif au détournement de fonds publics. Il punit ainsi « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, (…) de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission ». 

On revient cette fois à l'origine de l'affaire Fillon, lorsque les avocats soutenaient que le détournement des fonds publics ne s'appliquait pas aux parlementaires. Est-il nécessaire de rappeler la jurisprudence ? Elle considère depuis longtemps qu'un élu peut être considéré comme une personne "dépositaire de l'autorité publique", qu'il s'agisse d'un maire avec l'arrêt de la cour de cassation du 29 juin 2016, ou d'un président de conseil général avec la décision de la Cour d'appel de Paris du 5 novembre 1999.

Quant aux parlementaires, il suffit de se tourner vers la pratique des assemblées pour voir que les élus peuvent être poursuivis pour détournement de fonds publics. C'est ainsi que le 24 décembre 1994, le Sénat a accepté la levée de l'immunité du sénateur Jean-Luc Bécart, poursuivi pour détournement de fonds publics. Une autorisation identique était donnée le 22 juillet 2009, concernant Gaston Flosse. Enfin, le 7 avril 2010, Sylvie Andrieux, députée, voyait son immunité levée, cette fois par l'Assemblée nationale, pour une affaire de... détournement de fonds publics.

Il semble que l'avocat de Pénélope Fillon, sans doute un peu déprimé à l'idée de plaider le fait qu'un parlementaire n'est pas  "dépositaire de l'autorité publique" ait préféré invoquer le fait qu'il n'était pas chargé d'une "mission de service public". Observons toutefois qu'il s'agit d'une alternative et qu'il suffisait amplement de le considérer comme "dépositaire de l'autorité publique" pour justifier les poursuites. Surtout, là encore le malheureux avocat se heurte à la dure réalité de la jurisprudence. Dans une décision du 12 septembre 2018, confirme la condamnation pour favoritisme et corruption diligentées contre un élu guyanais qui avait "successivement exercé des fonctions électives et ministérielles", rappelant au passage que "les élus et chargés de mission de service public" doivent respecter les principes d'accès à la commande publique et de transparence des marchés. Un élu peut donc être directement associé au service public.

Enfin, il conviendrait peut-être de rappeler aux avocats de François Fillon que ce débat est quelque peu occulté par l'existence de la Convention de Merida, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 31 octobre 2003 et ratifiée par la France, et qui a précisément pour objet de lutter contre la corruption. Dans son article 2, elle énonce que l'on entend "par agent public toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire d'un Etat partie, qu'elle ait été nommée ou élue (...).". Un parlementaire peut donc être poursuivi pour des faits de corruption, norme issue d'un traité qui, rappelons-le, a valeur supérieure à la loi. 

Certes, le Conseil constitutionnel apprécie la conformité de la loi à la Constitution et n'a pas, théoriquement, à tenir compte d'une convention internationale. Mais imagine-t-on que le juge constitutionnel puisse donner l'image d'une institution protégeant la corruption, contre les dispositions d'un traité international ? 

Reste que la QPC plaidée par Me Antonin Levy laisse un petit goût d'inachevé. Le brillant avocat aurait-il renoncé à son principal cheval de bataille ? Il n'invoque plus en effet l'épouvantable violation du principe de séparation des pouvoirs que constituaient les poursuites diligentées contre un parlementaire victime d'un infâme Cabinet Noir.  Il avait pourtant là une occasion de permettre au Conseil constitutionnel de rétablir le droit en exonérant M. Fillon de poursuites. Hélas ! En dépit de soutiens doctrinaux que l'on n'aura pas la cruauté de rappeler, la défense a préféré s'abstenir de soutenir un thèse sans fondement aucun.

De toute évidence, les deux QPC étaient vouées à l'échec. Alors pourquoi les déposer ? Sans doute pas pour susciter des soutiens politiques qui n'existent plus vraiment. Peut-être s'agit-il d'une tentative, bien maladroite, de porter le discrédit sur le procès qui s'ouvre. En tout état de cause, le but n'est certainement pas atteint. Ces deux QPC, quoi qu'on en dise, ont toute l'apparence d'une vaine manoeuvre dilatoire.







mardi 25 février 2020

Cartes SIM prépayées : l'étau se resserre

Dans un arrêt Breyer c. Allemagne du 20 janvier 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère que l'obligation imposée aux opérateurs de téléphonie actifs dans ce pays de collecter des données d'identification sur les acheteurs de cartes prépayées n'emporte aucune violation du droit au respect de la vie privée.


Les cartes prépayées



On sait que ces cartes prépayées sont certes utilisées par des personnes parfaitement honnêtes désirant payer moins cher leurs communications lorsqu'elles voyagent à l'étranger. Mais elles font aussi l'objet d'un usage moins avouable, en particulier par les membres des mouvements terroristes ou de la grande criminalité qui souhaitent ne pas pouvoir être identifiés et qui, de fait, sont alors difficilement identifiables une fois leurs forfaits commis. Les cartes SIM prépayées permettent ainsi à des délinquants, petits ou grands, de se soustraire à la justice. On a même vu certains usages de pseudonymes, tels que "Paul Bismuth", destinés à soustraire les conversations aux écoutes de la police.

Après les attentats de 2015 à Paris et de 2016 à Bruxelles, les Etats ont commencé à légiférer dans ce domaine. Aujourd'hui, une quinzaine de membres du Conseil de l'Europe imposent une déclaration de l'identité de l'acheteur d'une carte prépayée, en y ajoutant parfois d'autres données d'identification telles que l'adresse personnelle ou professionnelle. La durée de la conservation des données est assez variable selon les Etats, de même que la liste des autorités habilitées à les consulter. Dans tous les cas cependant, la mesure est motivée par la volonté de réprimer des actions criminelles et d'assurer l'ordre public. 

L'Allemagne, quant à elle, avait pris de telles dispositions dès 2004, imposant aux utilisateurs de cartes prépayées la déclaration de leur identité, de leur adresse, de leur numéro de téléphone et de leur date de naissance. En 2012, deux citoyens allemands particulièrement attachés à la protection des données personnelles, et l'on sait qu'il existe dans ce pays une grande sensibilité à cette question, ont contesté cette législation, dans laquelle ils voient un instrument de surveillance de l'Etat. Ils ont introduit une action contestant la constitutionnalité de ces dispositions, mais le Tribunal de Karlsruhe a rejeté cette requête le 24 janvier 2012.

Devant la CEDH, ils invoquent une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui protège la vie privée des personnes.

Placide. Médiapart, 19 avril 2016



Les données à caractère personnel



L'article 2 de la convention européenne sur la protection des données définit comme donnée à caractère personnel "toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable". Une jurisprudence constante de la CEDH considère donc que la collecte, la conservation et l'utilisation de données personnelles constituent des ingérences dans la vie privée. Il en ainsi, par exemple, en matière d'utilisation du GPS dans les enquêtes criminelles (CEDH, 2 septembre 2010, Uzun c. Allemagne), de l'exigence de communication de données personnelles par les fournisseurs d'accès (CEDH, 2 décembre 2008, K.U. c. Finlande), de fichier d'empreintes digitales (CEDH, 13 novembre 2012, S. and Marper c. Royaume Uni) ou encore des fichier des auteurs de violences sexuelles (CEDH, 17 décembre 2009, Gardel c. France).

Cette ingérence dans la vie privée est toutefois parfaitement licite si elle est organisée par la loi, répond à un but légitime, et se révèle "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, la collecte des données sur les acheteurs de cartes prépayées est prévue par la loi allemande. Le but légitime n'est pas contesté, puisqu'il s'agit à la fois de poursuivre les auteurs d'infractions pénales et de lutter préventivement contre le terrorisme.


Le contrôle de proportionnalité 



Reste le caractère "nécessaire dans une société démocratique", appréciation qui est réalisée par un contrôle de proportionnalité. La CEDH va donc s'assurer que l'ingérence dans la vie privée que constitue cette collecte de donnée est proportionnée aux buts annoncés. Dans plusieurs arrêts, et notamment Ramda c. France du 19 décembre 2017, la Cour affirme que la lutte contre le crime organisé et le terrorisme constitue une ardente nécessité. L'évolution des télécommunications requiert, quant à elle, de nouveaux instruments d'investigation, nécessité formulée dans l'arrêt Marper c. Royaume-Uni.

En l'espèce, les requérants font valoir que cette contrainte d'identification des acheteurs de carte SIM prépayée peut être contournée par l'usage d'une carte volée ou d'un faux nom. Aux yeux de la CEDH, un tel argument ne permet pas de contester l'utilité de cette procédure qui a pour objet de renforcer les moyens de l'Etat de droit.

Les requérants invoquent aussi la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne le 8 avril 2014 Digital Rights Ireland, dans laquelle le juge européen écarte une directive de 2006 qui mettait en place une collecte de masse des données privées figurant sur internet, et spécialement les réseaux sociaux. Il s'agissait alors d'effectuer un profilage des individus, en particulier au profit des entreprises privées actives sur le net, par exemple pour mieux connaître leurs habitudes de consommations et davantage cibler les actions de promotion. Mais dans l'affaire Breyer devant la CEDH, les données collectées ne sont pas particulièrement sensibles et de ne permettent pas d'établir des profils de comportement. La conservation des données est limitée dans le temps (un an après la fin de la relation contractuelle avec l'entreprise qui a vendu la carte SIM), durée qui semble opérer une conciliation satisfaisante entre les besoins de la police et la protection des données personnelles. Au regard de ces considérations, la CEDH estime donc que la loi allemande ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée.

Et qu'en est-il du droit français ? Le décret du 10 novembre 2016 relatif à la lutte contre le financement du terrorisme, entré en vigueur le 1er janvier 2017, impose désormais une déclaration lors de l'achat d'une carte prépayée. Elle peut toutefois intervenir a posteriori, par l'envoi au fournisseur de la copie d'une pièce d'identité. Si cette procédure n'est pas respectée, la carte SIM sera désactivée dans un délai de quinze jours. On peut évidemment s'interroger sur l'efficacité du système : n'est-il pas possible d'envoyer la copie d'une fausse pièce d'identité, ou de celle d'un tiers ? N'est-il pas plus simple, si l'on est animé d'intentions plus ou moins honnêtes, d'acheter dans des circuits plus ou moins opaques une carte volée ou venant de l'étranger ? Bref, les lacunes de législations demeurent importantes et les Paul Bismuth en tous genres ont sans doute encore de beaux jours devant eux.


Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.




mercredi 19 février 2020

Le Conseil d'Etat à rebrousse-poil

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 12 février 2020 annule une décision du directeur du Centre hospitalier de Saint-Denis résiliant la convention de stage d'un médecin égyptien au motif qu'il refusait de tailler une barbe "imposante", risquant "d'être perçue par les agents et les usagers du service public comme la manifestation ostentatoire d'une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public". 

La décision semble aller à rebrousse-poil de la jurisprudence des juges du fond, puisque tant le tribunal administratif de Versailles en 2015 que la Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles en 2017 avaient considéré que "le port d'une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d'appartenance religieuse", mais qu'il pouvait le devenir s'il représentait "dans les circonstances propres à l'espèce", la manifestation d'une revendication ou d'une appartenance religieuse.

L'obligation de neutralité



Les stagiaires sont soumis à la même obligation de neutralité que les fonctionnaires titulaires, principe consacré dès l'arrêt Demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'Etat en 1938. Cette règle est applicable aux médecins étrangers accueillis dans le service public hospitalier comme stagiaires, pour une période de six mois renouvelable une fois. Le Conseil d'Etat précise que "s'ils bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur la religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils manifestent leurs croyances religieuses dans le cadre du service public". Cette formule se trouvait déjà dans une décision du 28 juillet 2017, qui affirme que les élèves des instituts de formation paramédicaux, s'ils demeurent des usagers lorsqu'ils suivent les cours, doivent respecter le principe de neutralité quand ils sont en stage au sein d'un service public hospitalier.

Le barbu sans barbe. Salvatore Adamo. 1965


"Une manifestation claire des convictions"

 

La question posée au Conseil d'Etat est donc de savoir si le port d'une barbe "imposante" constitue, en soi, un manquement à l'obligation de neutralité. A cette question la CAA de Versailles avait répondu négativement, mais en ajoutant que "les circonstances propres à l'espèce" pouvaient conduire à observer un tel manquement. Il lui semblait que c'était le cas dans l'affaire qui lui était soumise, le médecin égyptien ayant refusé de tailler l'objet du litige n'ayant pas nié qu'il s'agissait pour lui de "manifester ostensiblement un engagement religieux".

Aux yeux du Conseil d'Etat ces éléments factuels sont insuffisants pour caractériser la manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service public. Sans doute est-il sensible au phénomène de mode qui veut que la barbe constitue aujourd'hui l'ornement d'une proportion croissante des mentons masculins. Au simple port de la barbe doit donc s'ajouter une manifestation claire de convictions religieuses dans l'exercice des fonctions. Or, en l'espèce, le médecin ne s'était livré à aucun acte de prosélytisme ni à aucune manifestation religieuse au nez et à la barbe des patients. 

L'argument laisse un peu songeur, car l'intéressé n'avait pas nié que son système pileux avait précisément pour objet de manifester sa religion. Il semble que le Conseil d'Etat refuse de considérer cet élément comme déterminant, s'interdisant ainsi de pénétrer dans la subjectivité de l'intéressé. Peut-être aussi considère que cette absence de dénégation n'est pas suffisante, le médecin égyptien n'ayant pas affirmé positivement sa volonté de prosélytisme. 


Les considérations d'hygiène et de sécurité

 


Cette jurisprudence aura sans doute pour conséquence d'inciter les services concernés à user d'autres voies de droit. Le directeur de l'hôpital aurait en effet pu invoquer des considérations d'hygiène et de sécurité pour justifier sa décision, d'autant que le médecin exerçait ses fonctions au sein d'un service de chirurgie. 

Il est très probable que ce motif aurait été admis. La CAA de Versailles, le 19 décembre 2008, en avait déjà décidé ainsi à propos d'un agent dont la commune de Villemomble avait refusé la titularisation. Lui aussi, employé à la piscine municipale, avait refusé de raser sa barbe, et la commune avait fait valoir que cette situation l'empêchait de porter le masque indispensable à sa protection lorsqu'il utilisait les produits d'entretien du bassin. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme incite aussi à une telle pratique et l'arrêt Eweida du 15 janvier 2013 considère que le chef du service de gériatrie peut interdire le port d'une croix aux infirmières, un patient risquant de s'accrocher à ce bijou et de provoquer des blessures.

La décision du Conseil d'Etat a ainsi pour effet principal d'inciter les autorités responsables à mieux motiver leurs décisions en matière de laïcité. La neutralité peut être imposée dans les services publics à condition de s'appuyer sur les bons motifs. Encore faut-il les connaître, former les personnels à ces questions, et prendre des décisions qui seront bien difficiles à attaquer. C'est seulement à ces conditions que les services publics ne seront plus un territoire ouvert aux prosélytismes religieux. 



Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

dimanche 16 février 2020

Benjamin Griveaux : les députés LaRem appellent à durcir les textes

La mésaventure de Benjamin Griveaux suscite de nombreux commentaires. Les uns insistent sur l'atteinte, indiscutable, à sa vie privée. D'autres mettent en cause l'atteinte à une consultation électorale et dénoncent les risques d'affaiblissement de la démocratie. D'autres encore font remarquer qu'une personnalité politique devrait sans doute avoir conscience des vulnérabilités engendrées par une pratique consistant à faire circuler des vidéos intimes sur internet. 

Les réactions ne sont pas seulement politiques, elles sont aussi juridiques. Elles consistent  à remettre en cause l'anonymat sur les réseaux sociaux, puis à affirmer la nécessité de renforcer l'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée. Le problème est que la première proposition est sans objet, et la seconde inutile.


Haro sur l'anonymat



Un avocat bien connu, Eric Dupont-Moretti demande l'interdiction de l'anonymat sur les réseaux sociaux, demande également formulée par bon nombre de parlementaires LaRem. Ils oublient sans doute qu'aucun des acteurs de l'affaire Griveaux n'est anonyme. L'intéressé a envoyé une vidéo à une dame identifiée. Cette vidéo s'est ensuite retrouvée sur un site, reproduite dans un article signé de Piotr Pavlenski. Enfin, cet article a été "retweeté" par un pittoresque parlementaire représentant nos compatriotes résidant en Suisse, opération réalisée à partir de son compte personnel parfaitement nominatif. Rien n'est anonyme dans l'affaire.

Au demeurant, l'anonymat d'un compte n'est pas un obstacle sérieux aux poursuites pénales. L'article 6 de la loi du 21 juin 2004 affirme que "l'autorité judiciaire peut requérir communication auprès des prestataires" des données d'identification des comptes utilisés pour envoyer des contenus illégaux. Cette procédure est régulièrement utilisée. C'est ainsi que, le 24 janvier 2013, le juge des référés du tribunal de Paris ordonnait à Twitter de communiquer les données d'identification de comptes ayant été utilisés pour diffuser des messages au contenu antisémite. Leurs auteurs ont été identifiés sans difficultés et ils ont été jugés.

Cette attaque de l'anonymat sur les réseaux sociaux ne s'accompagne d'aucun début de réflexion sérieuse sur le sujet. En effet, l'anonymat sur les réseaux sociaux n'existe pas. On devrait plutôt évoquer un "pseudonymat" qui consiste à se dissimuler derrière un pseudo que le juge peut facilement percer. Mais le recours à un nom d'emprunt ne présente pas que des inconvénients. Il peut aussi être utilisé par les lanceurs d'alerte qui craignent des représailles de leur employeur ou qui redoutent d'être accusés de promouvoir tel ou tel intérêt. On a vu ainsi, tout récemment, un compte twitter sous pseudonyme dénoncer, preuves à l'appui, une thèse de doctorat presque entièrement plagiée. L'information ayant été reprise dans Le Point, l'université concernée semble avoir finalement décidé d'engager des poursuites disciplinaires. L'aurait-elle fait sans ce compte sous pseudonyme ?


L'arsenal juridique en matière d'atteintes à la vie privée

 


L'article 9 du code civil énonce que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Une violation de la vie privée peut donner lieu à une réparation civile, mais aussi à des poursuites pénales. Les articles 226-1 et suivants du code pénal punissent ainsi d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait d'avoir capté, enregistré ou transmis, sans son consentement, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé.


Fernande. Georges Brassens, 1972


Le Revenge Porn

 


Le problème a longtemps été celui du consentement. Les juges ont en effet été confrontés à la pratique récente du Revenge Porn.

Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

Benjamin Griveaux est exactement dans cette situation. Il a envoyé lui-même une photo qu'il pensait flatteuse de son anatomie à une jeune femme, ce qui suppose évidemment qu'il a consenti à cet envoi. Et quelques mois plus tard, au moment où il est candidat à la mairie de Paris, cette photo apparaît sur internet, et est rapidement relayée sur les réseaux sociaux.

Appliquant le principe de l'interprétation étroite de la loi pénale, la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2016, avait estimé que le Revenge Porn ne pouvait être sanctionné sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal, précisément parce que l'image avait été captée avec le consentement de l'intéressé. Quant à la diffusion du cliché, l'intéressé ne peut s'y opposer que par un refus formel, le consentement étant présumé en l'absence de ce refus. Par voie de conséquence, la sanction du Revenge Porn devenait impossible.


La loi Lemaire du 7 octobre 2016




Heureusement, le législateur a rapidement réagi à cette situation. La loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique vient combler cette lacune du droit. Elle ajoute au code pénal un nouvel article 226-2-1 qui punit d'une peine d'emprisonnement de deux ans et d'une amende de 60 000 € le fait de diffuser sur le net, sans le consentement de l'intéressé, des images "présentant un caractère sexuel". C'est exactement sur cette disposition que s'appuie la plainte déposée par Benjamin Griveaux. Elle devrait permettre de poursuivre ceux qui sont à l'origine de la divulgation ainsi que ceux, dont le joyeux parlementaire représentant les Français résidant en Suisse, qui se sont bornés à diffuser la vidéo.

L'arsenal juridique est donc tout-à-fait suffisant pour punir les auteurs de telles pratiques. Il est inutile de légiférer dans l'urgence, ni même de légiférer du tout. Les parlementaires LaRem devraient peut-être commencer à prendre conscience que le droit existait avant eux, et qu'il est même arrivé à ceux qui les ont précédés de voter d'excellents textes. On comprend évidemment qu'ils soient très fâchés par ce qui est arrivé à leur candidat à la mairie de Paris, victime d'une nouvelle forme d'"entôlage" particulièrement détestable. Certes Benjamin Griveaux pourra sans doute obtenir la condamnation de ceux qui ont porté une atteinte à sa vie privée dans ce qu'elle a de plus intime. Mais il ne pourra rien faire contre quelque chose d'autrement plus dévastateur : le ridicule.



Sur le respect de la vie privée : Chapitre 8 Section 1,  du manuel de Libertés publiques sur internet