« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 15 novembre 2017

Dieudonné à Marseille

Une nouvelle affaire Dieudonné est à l'origine l'ordonnance rendue le 13 novembre 2017 par le juge des référés du Conseil d'Etat. Il confirme en effet la suspension d'une décision résiliant le contrat conclu entre la mairie de Marseille en vue de la mise à disposition d'une salle permettant d'accueillir le spectacle de Dieudonné.

Cette nouvelle décision témoigne d'abord de la volonté persistance d'empêcher la tenue des spectacles de Dieudonné, alors même qu'ils ne suscitent désormais qu'un intérêt modeste. Dans le cas présence, le maire de Marseille, saisi d'une demande du CRIF, avait annoncé vouloir prononcer une interdiction. Mais il a finalement choisi de procéder à la résiliation du contrat. Tout l'intérêt de l'affaire réside dans ce choix.

Les précédents Dieudonné


On se souvient que le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance extrêmement médiatisée par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un précédent spectacle du même Dieudonné à Saint Herblain. Il allait ainsi à l'encontre du juge du tribunal de Nantes qui, lui, avait avait prononcé cette suspension. A l'époque, l'interdiction du spectacle émanait du préfet de Loire-Atlantique, faisant application d'une circulaire signée du Premier ministre Manuel Valls. Pour admettre cette interdiction, le juge avait procédé à un élargissement considérable du principe de dignité consacré par l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Ce dernier n'était plus invoqué pour empêcher le traitement inhumain et dégradant infligé à une personne donnée en spectacle, en l'occurrence la malheureuse victime de l'attraction de "lancer de nain". Il était désormais utilisé pour interdire un spectacle au nom de la dignité des spectateurs potentiels susceptibles d'être choqués par le caractère antisémite de son contenu. En même temps, l'ordonnance de 2014 allait à l'encontre de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1993, pivot du système libéral organisant la liberté de réunion et le régime des spectacles. Elle repose sur une idée simple : la liberté doit pouvoir s'exercer librement, et le pouvoir de police ne peut prononcer une interdiction préalable que si les autorités sont dans l'impossibilité matérielle de garantir un ordre public fortement menacé. Il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 2014 ait suscité des commentaires sévères de la doctrine juridique et de tous ceux qui refusent le principe même de l'interdiction préalable de l'exercice d'une liberté. 

L'année suivante, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc renoncé, à petit bruit, à cette jurisprudence. Dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, il confirme la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître.

Comment contourner la jurisprudence ?


Pour le maire de Marseille, le problème était donc le suivant : comment interdire le spectacle de Dieudonné sans encourir les foudres de la juridiction administrative, désormais fidèle à la jurisprudence Benjamin ? Il ne faisait aucun doute en effet qu'une ville comme Marseille disposait de forces de police d'autant plus suffisantes pour maintenir l'ordre... qu'aucune menace de manifestation ou de violences ne visait le spectacle de Dieudonné. 

L'élu a donc choisi une solution de contournement. Il a résilié le contrat conclu par la commune de Marseille en avril 2017 avec la société organisatrice des spectacles de Dieudonné, les Productions de la Plume, convention portant sur la mise à disposition d'une salle. Saisi d'un référé-liberté, le tribunal administratif de Marseille a prononcé la suspension de cet acte de résiliation, enjoignant au maire de respecter sa signature et de laisser se dérouler le spectacle.

Tais-toi Marseille. Colette Renard. 1966. Archives INA

La requalification de l'acte


Saisi en appel par la mairie, le Conseil d'Etat se trouve confronté à la question de la nature juridique de l'acte. Le maire estime qu'il n'a fait qu'exercer son pouvoir de résiliation unilatérale. Une collectivité publique peut en effet résilier à tout moment un contrat, même sans texte et en dehors de toute faute contractuelle, pour des motifs d'intérêt général. Dans ce cas, le cocontractant privé est indemnisé de l'intégralité de son préjudice, mais la convention demeure résiliée. C'est évidemment ce que souhaite l'élu marseillais qui accepte finalement de payer pour ne pas accueillir Dieudonné. Le problème, car il y en a toujours un, réside dans le fait que le juge administratif contrôle le motif d'intérêt général. 

Or, en l'espèce, le maire de Marseille invoque, comme motif de résiliation, l'atteinte potentielle à l'ordre public que risque de provoquer le spectacle. La motivation est étrange, car les mesures de police ont précisément pour finalité la protection de l'ordre public, ce qui n'est pas vraiment le cas de la résiliation d'un contrat. Celle-ci intervient généralement pour d'autres motifs, par exemple pour des raisons financières, sujétions imprévues etc. De fait, le juge des référés du Conseil d'Etat n'est pas dupe. Il refuse d'entrer dans un jeu qui consiste à changer la qualification d'un acte administratif pour le faire échapper au contrôle très étendu issu de la jurisprudence Benjamin. Il va logiquement requalifier l'acte contesté : "Dans les circonstances particulières de l’espèce, eu égard tant à la date de la résiliation du contrat qu’aux motifs qui en constituent le fondement, la décision du 18 septembre 2017 a eu pour objet et pour effet d’interdire la tenue du spectacle et doit être regardée comme une mesure de police". 

Dès lors, la décision du maire de Marseille fait l'objet d'un contrôle de proportionnalité qui s'exerce pleinement. Le juge note que le spectacle de Dieudonné, qui s'est déjà déroulé dans plusieurs villes de France, n'a pas suscité de troubles particuliers. A Marseille même, si des protestations ont été émises, elles ne s'accompagnent d'aucune menace particulière et l'ordre public peut donc être garanti par les moyens habituels. Dès lors, le juge considère que l'interdiction ainsi prononcée porte à la liberté d'expression une atteinte disproportionnée. Il confirme la suspension prononcée par le juge des référés du tribunal administratif et enjoint à la ville de Marseille d'exécuter le contrat.

Un jeu de rôle ? 


Certes, la décision est une mesure d'urgence, et il ne saurait être question de sanctionner un détournement de procédure. La décision du maire était pourtant bien proche d'un tel détournement, dès lors qu'il s'agissait de résilier un contrat dans le seul but de se soustraire au contrôle attaché aux mesures de police administrative. ll est vrai qu'en limitant sa motivation à des considérations d'ordre public, le maire donnait au juge l'élément indispensable à la requalification.  S'agirait-il d'une sorte de jeu de rôle, le maire de Marseille donnant satisfaction au CRIF, en sachant parfaitement qu'il offrait en même temps au juge l'instrument de la requalification, et donc de la suspension de l'acte ? Seul un esprit retors pourrait développer une aussi vilaine pensée.

Sur l'affaire Dieudonné  : Chapitre 2 section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

dimanche 12 novembre 2017

La photo d'Abdelkader Merah

La publication par Paris-Match de la photo d'Abdelkader Merah durant son procès, entouré de ses deux avocats Antoine Vey et Eric Dupont-Moretti, suscite l'ouverture d'une enquête par le parquet de Paris. Il ne fait aucun doute que, dans l'état actuel du droit, le cliché est parfaitement illégal. Abdelkader Merah ne s'est pas exprimé, sans doute plus préoccupé par la peine de vingt ans de prison qui vient de lui être infligée que par la publication de sa photo. En revanche, Eric Dupont-Moretti a fait part de son indignation, invoquant d'ailleurs son propre droit à l'image dès lors qu'il figure sur le cliché. L'association de la presse judiciaire (APJ) a également publié un communiqué déplorant, "et le mot est faible", la publication faite par Paris-Match. En l'état actuel du droit, l'illégalité de la publication du cliché ne fait aucun doute, mais cette constatation n'empêche pas de s'interroger sur l'étendue du droit à l'information en matière judiciaire.

L'interdiction de principe


L'article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse énonce que "dès l'ouverture de l'audience (...), l'emploi de tout appareil permettant d'enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l'image est interdit". Contrairement à ce qui a été parfois affirmé dans les médias, cette prohibition ne remonte pas à la loi de 1881 mais à celle du 6 décembre 1954 qui la modifie. A l'époque, le législateur réagissait à la médiatisation du procès Dominici qui avait eu lieu le mois précédent. Déplaçant les foules, couvert par la presse internationale, il avait donné lieu à une affluence inédite. La présence de nombreux photographes dans le prétoire avait alors considérablement porté atteinte à la sérénité des débats.

Depuis 1954, le principe est donc l'interdiction de la diffusion de toute photographie, prohibition qui explique le succès du dessin d'audience. Une exception réside dans une autorisation du président du tribunal qui ne peut être accordée que si les photos sont prises avant le début de l'audience et avec l'autorisation des parties ou de leurs représentants. En revanche, si les procès d'assises peuvent être filmés sur le fondement d'une loi de 1985, c'est dans le but de constituer des archives de la justice et non pas pour leur diffusion dans les médias. En l'espèce, les clichés n'ont pas été pris avant les débats mais à l'issue du procès, au moment où les parties attendent le verdict. 

L'examen des réactions à la publication ne nous éclaire pas beaucoup sur les motifs de nature à justifier son interdiction. L'APJ affirme, sans davantage de précision, que la publication de la photo remet en cause "la confiance" qu'elle a construit "jour après jour avec les magistrats". Cette préoccupation corporatiste n'est sans doute pas illégitime mais elle ne saurait tenir lieu de motivation juridique. Quant à Eric Dupont-Moretti, il est certes indigné de la publication de l'image de son client, mais il s'intéresse d'abord à la sienne : "Moi je me retrouve aussi sur cette photo, on ne m'a pas demandé mon avis mais j'ai aussi un droit à l'image". Le rappel est sans doute utile, si l'on considère que les nombreuses interventions d'Eric Dupont-Moretti dans les médias pouvaient laisser croire qu'il était généralement plus intéressé par la diffusion de son image que par sa confidentialité.

Droit à l'image et publicité du procès


Le droit à l'image est autonome, distinct du droit au respect de la vie privée. Dans un arrêt du 12 décembre 2000, la 1ère Chambre civile estimait déjà que l'atteinte qui lui était portée constituait une source de préjudice distincte. Par la suite, le 10 mai 2005, elle affirmait clairement que "le respect dû à la vie privée et celui dû à l'image constituent des droits distincts". Cette spécificité du droit à l'image ne signifie cependant pas qu'il puisse être invoqué de la même manière par l'avocat et par son client.

Droit à l'image de l'avocat


Europe 1 s'efforce d'étayer les propos d'Eric Dupont-Moretti en affirmant qu'il "n'est possible de diffuser une photographie représentant une personne se trouvant dans un lieu privé qu'avec son autorisation". L'affirmation fait sourire, si l'on songe qu'une Cour d'assises n'a rien d'un lieu privé. Dans une décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel énonce ainsi  « qu’il résulte des articles 6, 8, 9 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme que le jugement d’une affaire pénale pouvant conduire à une privation de liberté doit, sauf circonstances particulières permettant le huis clos, faire l’objet d’une audience publique ». La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement lorsqu'elle fait de la publicité des audiences un garantie contre l'arbitraire de la justice. Dans un arrêt Riepan c. Autriche du 14 novembre 2000, elle rappelle ainsi que le droit au procès équitable impose à la fois la tenue de débats publics et le prononcé public du jugement.

Lorsqu'il défend son client, l'avocat se trouve donc dans un lieu public. Rappelons en effet que le lieu privé est défini comme celui qui n'est ouvert à personne sans l'autorisation de celui qui l'occupe. Or, une salle d'audience est ouverte à tous ceux qui peuvent y entrer, sauf huis-clos décidé par les juges. L'avocat y est présent dans le cadre de son activité professionnelle, dans le seul but de défendre son client.


Procès Landru. Assises de la Seine. Novembre 1921

Image de l'accusé


Précisément, le droit à l'image dont il est question est d'abord celui d'Abdelkader Merah. C'est au nom de ce droit qu'il peut s'opposer aux photographies de début d'audience. Cette règle n'a pas été respectée par Paris-Match, les clichés ayant été pris en dehors de toute autorisation et à la fin du procès.

Le droit à l'image d'Abdelkader Merah est sans lien avec la présomption d'innocence. Celle-ci ne subit une atteinte que lorsque la publication d'un cliché "permet au lecteur de se forger une opinion". Tel est le cas par exemple, lorsqu'est publiée la photographie d'une personne menottée, dans la mesure où elle véhicule l'image de sa culpabilité. En l'espèce, Merah était juridiquement innocent au moment de la prise de la photographie dès lors que la condamnation n'était pas prononcée, mais l'absence de publication n'entrainait aucune atteinte à la présomption d'innocence. En revanche Merah avait été déclaré coupable au moment de la publication de cette même photographie, et il n'était alors plus possible d'invoquer la présomption d'innocence.

Doit-on en déduire que l'accusé d'un procès d'assises bénéficie d'un droit à l'image identique à celui de toute personne privée ? On pourrait le penser à la lecture de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt Egeland et Hanseid c. Norvège du 16 avril 2009, elle refuse de sanctionner l'amende infligée par les juges norvégiens aux responsables de deux quotidiens qui avaient publié la photographie d'une personne qui venait d'être condamnée pour un triple meurtre. Pour la CEDH, cette législation ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'information garantie par l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme. Le droit français est moins net et la loi de 1954 envisage l'interdiction des photos comme l'instrument de la police de l'audience. Nul ne conteste en effet qu'une masse de photographes dans une cour d'assises peut nuire à la sérénité des débats. Il n'en demeure pas moins qu'il est probable que la CEDH, si elle était saisie, déclarerait probablement que la législation française est conforme à la convention européenne.

La justice rendue au nom du peuple français


Une analyse juridique limitée au droit à l'image n'est pourtant pas satisfaisante. Paris-Match conteste en effet le principe même de l'interdiction de prendre des photos. Le journal n'en est d'ailleurs pas à sa première infraction dans ce domaine. En avril 2008, il avait déjà publié une photographie de Michel Fourniret lors de son procès devant les Assises des Ardennes. Ces actions délibérées suscitent un débat qui est loin d'être inutile. 
Pourquoi la publication de dessins d'audience, souvent très ressemblants, est-elle licite, alors que celle d'une photo est illicite ? La réponse à cette question ne se trouve nulle part. Certes, des précautions doivent être prises pour garantir les droits de l'accusé et ceux de sa défense. Un procès pénal ne doit pas devenir une émission de télé-réalité en temps réel. Il n'empêche que l'on doit tout de même s'interroger sur l'interdiction de diffuser l'image d'une personne qui fait l'objet d'un procès public. Ceux qui le souhaitent peuvent y assister et voir le visage de l'accusé, et cette publicité peut sembler normale si l'on considère que la justice est rendue au nom du peuple français. N'y a t il pas rupture d'égalité dès lors que la connaissance de ces éléments est limitée à ceux qui ont la chance de pénétrer dans la salle d'audience ? Ces éléments devraient être étudiés, car il ne fait guère de doute que le Conseil constitutionnel pourrait être rapidement saisi de la conformité de l'article 38 de la loi de 1881 à la Constitution. Une intéressante QPC en perspective.


Sur le droit à l'image  : Chapitre 8 section 4 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

mercredi 8 novembre 2017

La CEDH et les ghettos urbains

Dans son arrêt de Grande Chambre du 6 novembre 2017 Garib c. Pays-Bas, la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît aux Etats le droit de porter atteinte à la liberté de choisir sa résidence. 

La requérante, Rohiniedevie Garib, mère de deux jeunes enfants qu'elle élève seule, est installée à Rotterdam depuis 2005. En 2007, le propriétaire du studio où elle réside propose de lui louer un trois pièces, appartement plus grand et correspondant mieux à ses besoins. Entre-temps, une loi de 2006 sur les "mesures spéciales pour les agglomérations urbaines" est entrée en vigueur. Elle dresse une liste de quartiers dans lesquels ne peuvent emménager que les familles ayant obtenu une "autorisation de résidence". C'est précisément le cas du quartier de Tarwewijk, dans lequel Mme Garib veut s'installer. Or la situation de Mme Garib ne répond pas aux conditions posées pour obtenir l'autorisation de s'installer à Tarwewijk. Elle n'y réside pas depuis plus de six ans et vit exclusivement des aides sociales. Le bourgmestre de Rotterdam lui refuse donc l'autorisation demandée. 

Vie privée ou libre circulation


Une fois épuisées les voies de recours internes, Mme Garib se tourne vers la CEDH. Elle aurait pu choisir de se placer sur le terrain de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée. En effet, le domicile est généralement considéré comme l'abri de la vie privée, en quelque sorte son lieu d'exercice, ce qui explique son inviolabilité de principe. Mais si le droit français rattache le libre du choix du domicile à la vie privée, la Cour européenne, quant à elle, se montre plus nuancée. Certes, elle reconnaît l'existence de liens étroits entre domicile et vie privée, mais elle considère que l'article 8 ne peut s'interpréter comme consacrant un droit de vivre dans un endroit particulier (CEDH, 9 novembre 2004 Ward c. Royaume-Uni). 

En revanche, le droit de choisir son domicile est, à ses yeux, au coeur de la liberté de circulation garantie par l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. C'est donc sur ce fondement que la requérante conteste le droit néerlandais qui lui refuse de vivre dans le quartier de son choix. De son côté, le gouvernement néerlandais invoque le paragraphe 4 de cette même disposition, qui autorise des restrictions à la libre circulation, si elles sont prévues par la loi, justifiées par l'intérêt public et nécessaires dans une société démocratique.


Lutter contre les ghettos.. 



Il est évident que la procédure d'autorisation en vigueur à Rotterdam est prévue par la loi. L'intérêt public poursuivi par cette législation est, quant à lui, mentionné en une phrase, rappelant que le texte contesté a pour objet "d'inverser le mouvement des zones urbaines déshéritées et d'améliorer de manière générale la qualité de la vie". Ce jargon est-il suffisamment précis pour caractériser un intérêt public ? La Cour ne se pose pas la question. Elle se borne à reprendre à son compte ce beau spécimen de langue de bois, invoquant le fait que la requérante elle-même ne conteste pas l'existence d'un intérêt public. 

Dès lors que l'intérêt public, incontesté, justifie une ingérence à la liberté de domicile de la requérante, il convient ensuite d'apprécier si cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique.

Le déménagement. Bernard Delaunay circa 1980. Collection particulière


 ... Et créer d'autres ghettos



La Cour commence par s'intéresser à la politique publique elle-même et donc à la loi qui soumet le droit de résider dans un quartier à une autorisation. L'argument principal de la requérante résidait dans ses résultats, pour le moins limités. Parmi les différents rapports dressant le bilan de la loi néerlandaise, celui produit par l'Université d'Amsterdam est présenté comme le plus indépendant. Il affirme que "les quartiers concernés par la loi ont connu une évolution nettement plus défavorable que les autres quartiers de Rotterdam" et en déduit qu'elle "n’a pas concouru à la moindre amélioration". Quant aux personnes les plus pauvres, celles qui n'ont pas obtenu l'autorisation de résider dans le quartier, elles sont contraintes d'aller s'installer ailleurs, dans des zones périphériques "où la qualité de vie et la sécurité sont comparativement en recul". En clair, la politique de la ville ne supprime pas les ghettos, mais en crée de nouveaux, encore plus pauvres. 

La Cour ne veut pas entrer dans ce débat et, après l'avoir largement cité, elle écarte le rapport en mentionnant qu'il a été établi postérieurement au refus d'autorisation opposé à Mme Garib, les autorités n'en ayant donc pas connaissance au moment où elles ont pris cette décision. La CEDH rappelle au contraire que la politique de la ville est un domaine "complexe et délicat" dans lequel les Etats conservent une large marge d'appréciation, principe qui était déjà mentionné dans un arrêt de 2011 Ayangil et autres c. Turquie. Au moment où elles refusaient à Mme Garbid son autorisation, les autorités locales étaient donc persuadées du bien-fondé de leur politique. Il ne semble d'ailleurs pas que cette procédure ait été abandonnée au moment où la Cour se prononce.

Celle-ci note par ailleurs que la loi impose un certain nombre de procédures protégeant les personnes ainsi évincées, en particulier l'obligation pour la collectivité locale de démontrer l'existence d'une offre de logement suffisante, dans d'autres quartiers. De même est-il possible de délivrer une autorisation dérogatoire, pour des motifs d'ordre médical ou social. Pour la Cour, il est évident que cette politique urbaine aurait pu être différente, mais, en tant que telle, elle offre un équilibre satisfaisant entre les intérêts en présence.
  

La situation de l'intéressée



Ceux de Mme Garib ont d'ailleurs été pris en compte et sa situation personnelle explique sans doute, au moins en partie, la relative indifférence de la CEDH à l'égard de la politique urbaine néerlandaise. En effet, la requérante a facilement trouvé un logement satisfaisant dans un autre quartier. Elle n'a pas choisi de rester dans son studio pour atteindre la durée de six mois lui permettant d'obtenir l'autorisation de résider à Tarwewijk. Elle n'a pas davantage souhaité y revenir depuis qu'elle réside ailleurs. Son recours est donc un recours de principe et elle n'a pas subi de dommage particulier. 

Sans doute, mais la Cour balaie tout de même un peu rapidement la question du libre choix de la résidence. Au contraire de la requérante, elle refuse d'en faire une question de principe, admettant volontiers qu'un Etat parque les habitants des villes dans des quartiers choisis pour eux. On retrouve là une vision communautaire de la société extrêmement présente aux Pays-Bas. Et la Cour européenne finit ainsi par accepter la constitution de ghettos urbains.


Sur le libre choix du domicile : Chapitre 8 section 3 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

dimanche 5 novembre 2017

Smart City : Bradbury à la CNIL

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) vient de mettre en ligne un cahier rédigé par son Laboratoire d'innovation numérique, intitulé : Smart City et données personnelles. Quels enjeux de politiques publiques et de vie privée ?  Sa lecture donne un peu le sentiment que ses auteurs ont imaginé une nouvelle version de La Ville de Ray Bradbury, mais il n'en est rien.  Il ne s'agit pas d'un récit de science fiction. Toutes les technologies nouvelles qu'ils évoquent sont aujourd'hui une réalité, même si certaines d'entre elles demeurent encore expérimentales. En revanche, la question posée est celle de leur centralisation dans un avenir proche. Sur ce plan, le rapport CNIL prend l'apparence d'une mise en garde : la Smart City n'est pas un progrès en soi, un idéal porté par d'indéniables avancées technologiques, c'est d'abord un système centralisé qui risque de laminer un certain nombre de libertés.

Smart City ou "l'imaginaire solutionniste"


La notion de Smart City remonte aux années 2000 et repose sur l'idée d'une gestion urbaine centralisée autour d'un ou plusieurs opérateurs gérant l'espace public. Voies publiques, réseaux de transports, éclairage, pollution, sécurité, toutes les fonctions de la cité doivent ainsi être prises en charge par un système unique. Le rapport envisage ainsi une ville "pilotée depuis un unique tableau de bord, avec l'algorithme comme grand ordonnateur"

L'idée n'est pas nouvelle. Sur le plan théorique, la Smart City n'est pas éloignée de la cybernétique qui repose sur l'idée que l'être humain et la machine forment un système unique dont le gestionnaire contrôle tous les éléments. Elle n'est pas davantage éloignée des rêves de certains urbanistes qui, bien avant la révolution numérique, ont créé des villes à partir d'un schéma organisateur centralisé. On songe à La Corbusier à Chandigarh ou à Niemeyer à Brasilia. Mais Chandigarh serait en ruines sans le secours de l'Unesco et Brasilia demeure une cité purement administrative que ses fonctionnaires-habitants désertent chaque week-end pour rentrer à Rio. 

Ces précédents montrent les limites de ces utopies urbaines qui créent des systèmes organisés et auto-suffisants d'où l'habitant est étrangement absent. A dire vrai, il n'est pas tout à fait absent, mais perçu comme une contrainte, un problème qu'il convient de gérer, au même titre que l'éclairage public. La Smart City ne fait pas exception. On affirme généralement que l'habitant est au centre du système, avant d'envisager ses habitudes et comportements comme autant d'informations à gérer ou de problèmes à résoudre. 

La Smart City vise donc d'abord à trouver des solutions, essentiellement à désengorger, décongestionner la ville, c'est à dire à gérer des flux. Cette mission relève certes de l'intérêt général, mais ses conséquences sur les libertés publiques ne sont jamais sérieusement analysées. Sur ce point, le rapport de la CNIL fait oeuvre utile.

Privacy ou vie privée


La première liberté en cause est, à l'évidence, le droit au respect de la vie privée. Les spécialistes d'intelligence artificielle et de robotique qui monopolisent actuellement le discours sur la Smart City affirment toujours, dans une sorte de choeur antique numérisé, que la Privacy relève d'une impérieuse nécessité. Que l'on se rassure, ils veillent à tout, et proposent la Privacy by Design, ce qui signifie que notre vie privée est prise en compte dès la construction du système. L'emploi du mot anglais est loin d'être neutre, car le concept de Privacy est moins exigeant que notre droit au respect de la vie privée. Il cède en effet devant les nécessités de la libre circulation des données considérées aux Etats-Unis comme des biens susceptibles d'une appropriation privée. Dormez tranquille, ayez confiance.. puisque l'on vous dit que votre vie privée est protégée. 

La Smart City, telle qu'elle actuellement imaginée et parfois expérimentée, ne se préoccupe pourtant pas beaucoup de la protection des données personnelles. Les moyens techniques permettent une captation de plus en plus importante et rapide des données personnelles. Ce Big Data peut être utilisé pour gérer la Smart City et les données de déplacement sont par exemple utiles pour fluidifier les flux. Mais elles peuvent aussi être vendues car elles permettent d'établir un profil de déplacement susceptible d'intéresser bon nombre d'annonceurs. Elles peuvent aussi être utilisées à des fins sécuritaires pour suivre l'itinéraire des personnes qui effectuent tel trajet entre les quartiers périphériques considérés comme sensibles et le centre ville. Bref, l'utilisation des données ainsi captées peut être extrêmement diversifiée, et cette diversification est d'autant plus aisée que le propriétaire des données ignore le plus souvent leur captation.

Le problème essentiel réside alors dans la perte de contrôle de la personne sur ses données personnelles. La ville de Londres a ainsi expérimenté en 2016 un système de Pocketsourcing, le wifi des smartphones des utilisateurs des transports publics étant utilisé à leur insu pour connaître et gérer les flux de voyageurs. Rien de bien grave sans doute, si ce n'est que le propriétaire du téléphone est utilisé comme un capteur passif. Il n'a aucun droit de contrôler son utilisation par des tiers. En l'espèce, la question est posée en termes d'efficacité de la gestion des flux, pas en termes de libertés publiques. Il serait pourtant intéressant de savoir si l'on a le droit de refuser la transmission de ses données de localisation, y compris dans un but d'intérêt général. Dans tous les cas, le principe du consentement qui gouverne l'ensemble du droit européen des données personnelles se trouve écarté ou ignoré. 

Metropolis. Fritz Lang 1927


L'intérêt général


Mais précisément s'agit-il encore d'intérêt général ? On peut en douter car la Smart City se construit grâce à des services gratuits proposés par les géants du secteur. On a ainsi vu Alphabet (Google) proposer à la ville de New York de remplacer les anciennes cabines téléphoniques par des bornes wifi gratuites mais ne donnant accès qu'au moteur de recherches Google. On a vu aussi Uber mettre en place des "transports de proximité" dans des petites villes de Floride dans lesquelles les bus n'étaient plus rentables. Le service n'était subventionné par la ville qu'à 25 % de son coût. En revanche, les données collectées n'étaient pas mise à disposition de la ville mais revendues par Uber. Peut-on encore parler de service public, dès lors que la collectivité publique ne maîtrise plus le service ? 

La Smart City s'analyse ainsi comme un processus de privatisation, en dehors de tout cadre juridique. Les collectivités ne fournissent plus le service et ne le contrôlent plus, en l'absence de contrat de délégation. Elles sont entre les mains des GAFA qui enserrent l'économie locale dans une sorte de "noeud coulant" qui place les acteurs publics dans une position de soumission. Dès lors, l'intérêt général risque de devenir le produit d'un nouvel algorithme, calculé à partir des intérêts particuliers des différents usagers et de l'intérêt de l'entreprise elle-même. 

Liberté de circulation


Le rapport de la CNIL livre des analyses semblables pour d'autres libertés également menacées. Tel est le cas de la liberté de circulation, dès lors que la Smart City a d'abord pour mission de fluidifier les flux de voyageurs. Des systèmes de barrières et d'itinéraires de dégagement en temps réel ont ainsi déjà été expérimentés dans certains villes, fonctionnant à partir des données de localisation. Rien n'empêcherait cependant, sur un plan purement technique, d'utiliser le système à d'autres fins, par exemple pour empêcher des manifestants d'atteindre le centre-ville.  

Sécurité


De la même manière, l'utilisation de la vidéo-protection a pour objet d'assurer la sécurité des personnes, et l'on assiste aujourd'hui à un véritable généralisation de ces systèmes. Associés à la biométrie, ils permettent une identification de la personne et certains proposent déjà de l'utiliser pour déceler les comportements suspects. Là encore, la menace n'est pas négligeable d'un algorithme définissant les critères de ce qui peut apparaître comme un tel comportement. C'est ici le droit d'être différent, le droit d'être imprévisible qui est menacé, au nom d'un hypothétique "décèlement précoce". Gare au distrait qui repasse trois fois au même endroit en quelques minutes parce qu'il a oublié ses clefs, gare à celui qui marche trop vite, ou trop lentement.. 

Le tableau est-il trop sombre ? Théoriquement non, et la CNIL a le courage de mettre sur la place publique des questions qui restent, pour le moment, dans la plus grande opacité. Ce rapport témoigne de son indépendance et du fait que le lobbying des GAFA reste sans effet sur sa réflexion. 

Les solutions proposées résident d'ailleurs essentiellement dans une nouvelle territorialisation du droit, pour soumettre les acteurs du secteur au droit européen. Il ne fait guère de doute que le rapport s'inscrit dans la préparation de la mise en oeuvre du Règlement général de la protection des données qui entrera en vigueur en mai 2018. Il marque également une intervention dans le débat qui se développe au parlement européen sur le règlement e-privacy, débat actuellement très vif sur la question du consentement à la collecte et à l'utilisation des données personnelles. 

Au-delà des solutions juridiques, certainement indispensables, on doit cependant se demander si la Smart City ne demeure pas un mythe. Certes, chacune des technologies étudiées existe bel et bien, mais leur centralisation absolue demeure peu probable. Un système totalement centralisé est un "colosse aux pieds d'argile" qui porte en lui ses vulnérabilités, comme tout système intégré. Le moindre bug risque ainsi de conduire la Smart City au Black out ou au déni de service. Surtout, la Smart City est la cible idéale d'une cyberattaque.. Il ne reste plus qu'à espérer que ces menaces susciteront d'autres réflexions sur les avantages des systèmes plus décentralisés, plus proches des habitants et même issus de leurs demandes. Une autre manière de penser l'utopie urbaine.


Sur le Big Data : Chapitre 8 section 5 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mardi 31 octobre 2017

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme est publiée au Journal officier daté du 31 octobre. Elle n'a fait l'objet d'aucune saisine parlementaire du Conseil constitutionnel et sa constitutionnalité ne pourra donc qu'être évoquée qu'à l'occasion d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité posées lors de contentieux liés à sa mise en oeuvre. Pour le moment, la seule contestation est donc militante et médiatique, l'essentiel du discours consistant à dénoncer un maintien ou une pérennisation de l'état d'urgence.

Les discours militants, quelle que soit leur origine, ont malheureusement comme point commun d'être simplificateurs. Avant de forger son opinion en toute connaissance de cause, il convient de connaître la loi, le régime juridique qu'elle met en place comme le contenu des prérogatives qu'elle accorde à l'Exécutif. 

La sortie de l'état d'urgence


La loi du 30 octobre 2017 a pour effet immédiat, non pas la pérennisation, mais la sortie de l'état d'urgence. Le droit applicable n'a désormais plus pour fondement la loi du 3 avril 1955. Celle-ci ne disparaît pas pour autant de l'arsenal juridique et rien n'interdirait de déclarer de nouveau l'état d'urgence, si certaines circonstances le justifiaient, par exemple une catastrophe naturelle ou un attentat cyber-terroriste désorganisant les services publics. 

Cette sortie de l'état d'urgence doit elle être saluée ou doit-on la regretter ? Là encore, chacun forgera son opinion et il est bien inutile de revenir sur le débat qui, depuis 2015, oppose ceux qui dénonçaient un droit d'exception et ceux qui demandaient toujours plus de sécurité. En réalité, la loi du 30 octobre 2017 constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé depuis de longues années. 

Le terrorisme contextuel


A la fin du XXe siècle, le terrorisme était considéré à travers un double prisme. D'une part, il faisait l'objet d'une approche pénale, et on se préoccupait de le réprimer. On a vu alors la création de juges spécialisés, d'un parquet anti-terroristes et de toute une série d'infractions dont l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. D'autre part, le terrorisme était perçu comme un évènement exceptionnel, différentes "vagues" ayant frappé notre pays, des attentats d'Action Directe à ceux perpétrés par les adeptes de l'islam radical. 

La loi du 30 octobre 2017, mais ce n'est pas la première, a quelque chose de dérangeant dans la mesure où elle nous montre que le terrorisme est désormais un élément contextuel qui menace l'ensemble de la vie en société, menace qui franchit les frontières, face noire d'une mondialisation dont on vantait généralement les bienfaits. Le parlement légifère donc aujourd'hui à partir d'une approche globale et permanente de la menace terroriste. Il vise davantage à prévenir le terrorisme qu'à le réprimer. Les prérogatives accordées à l'Exécutif par la loi reflètent cette nouvelle analyse de la menace et des moyens d'y faire face.

Dès lors que le terrorisme est perçu comme une menace permanente, le législateur en fait l'objet d'une police administrative, police spéciale qui permet à l'Exécutif de limiter l'exercice de certaines libertés publiques en fonction de la menace pour l'ordre public que représente le terrorisme. 

Les périmètres de sécurité


La liberté de circulation est la première à laquelle il est possible de porter atteinte sur le fondement de la loi du 30 octobre 2017. Un nouveau chapitre 6 du code de la sécurité intérieure autorise la création, par arrêté préfectoral, de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement. Rien de bien nouveau dans ce domaine et les forces armées comme les forces de police mettent en place depuis longtemps des "bulles" destinées à protéger un évènement, tel que le G8 de Dauville en 2011, le 70è anniversaire du Débarquement en Normandie ou encore la coupe d'Europe de football en 2016. En tout état de cause, ces périmètres de protection sont perçus comme provisoires. L'arrêté qui les instaure a une durée de validité d'un mois, éventuellement renouvelable si les conditions prévues continuent d'être réunies.

A l'intérieur de ce périmètre de sécurité, les membres des forces de police, y compris les polices municipales dès lors qu'elles sont placées sous l'autorité d'un officier de police judiciaire, peuvent exercer des contrôles d'identité, palpations, fouilles des bagages et des véhicules. Les personnes qui refusent de s'y soumettre se voient refuser l'entrée du périmètre de sécurité ou sont reconduites à l'extérieur. Sur le fond, ces dispositions ne changent guère les pratiques existantes, si ce n'est qu'elles leurs confèrent un fondement législatif solide.

Les bons juges. James Ensor 1860-1949


Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance

 

La liberté de circulation individuelle peut également être l'objet de restrictions.  La loi du 30 octobre 2017 n'évoque plus l'assignation à résidence, mais "la mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance". Elle est susceptible d'être prise à l'égard d'une "personne à l'égard laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité pour la sécurité et l'ordre publics", formule reprise des différentes lois sur l'état d'urgence, depuis celle du 20 novembre 2015.

Elle est aujourd'hui complétée par quelques précisions sur le comportement visé. Est ainsi concerné celui qui "entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme". La formule est relativement claire. En revanche, la suite de la phrase est plus confuse, car est aussi concerné celui qui "soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tes actes". On attend avec impatience la question prioritaire de constitutionnalité qui portera sur cet élément de phrase. Si la notion d'apologie a un contenu juridique, notamment en matière d'apologie de crimes de guerre, celle de soutien ou d'adhésion à des thèses incitant au terrorisme manque de clarté. Le risque d'abrogation pour manque de lisibilité de la loi est loin d'être négligeable, surtout si l'on se souvient que le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 10 février 2017, a abrogé le délit de consultation habituelle de sites terroristes.

Reste à s'interroger sur l'abandon de la notion d'assignation à résidence. S'agit-il simplement de rompre avec une terminologie ambiguë ? Bon nombre de ceux qui dénonçaient l'assignation à résidence pensaient en effet que la personne devait rester enfermée chez elle nuit et jour... Peut-être, mais la formule nouvelle s'accompagne aussi d'un d'assouplissement du dispositif. C'est ainsi que le périmètre de l'astreinte ne pourra désormais être inférieur au territoire de la commune et ne pourra plus être limité au seul domicile. De même, et reprenant sur ce point la jurisprudence du Conseil d'Etat, le texte précise que cette assignation doit permettre à l'intéressé de "poursuivre sa vie familiale et professionnelle". Par voie de conséquence, le pointage auprès des services de police ou de gendarmerie ne pourra pas être imposé plus d'une fois par jour. Là encore, la loi nouvelle s'écarte assez sensiblement de l'ancienne assignation à résidence prévue dans l'état d'urgence.

Enfin, pour tenir compte de la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017, il est prévu, depuis la loi du 19 décembre 2016, que cette mesure ne peut être prise que pour trois mois renouvelables. Au delà d'une durée de six mois, le préfet devra faire état "d'éléments nouveaux ou complémentaires". Cette condition risque cependant d'avoir fort peu d'effets concrets car, dans une ordonnance de référé du 25 avril 2017, le Conseil d'Etat s'est contenté d'apprécier la menace que représente la personne pour l'ordre public, sans trop se préoccuper de recherches des éléments nouveaux.


La liberté de culte


Un nouveau chapitre VII du code de la sécurité intérieure permet à l'autorité administrative de décider la fermeture de lieux de culte. Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 autorisait le préfet ou le ministre de l'intérieur à ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans la loi de prorogation de l'état d'urgence du 21 juillet 2016, la commission des lois du Sénat avait obtenu que cette fermeture ne puisse être prononcée qu'à l'égard des lieux de culte : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cette rédaction impose de fonder la décision de fermeture des lieux de culte sur l'existence d'une infraction, ce qui n'est pas une garantie négligeable, si l'on considère que le juge administratif pourra ensuite apprécier la réalité du motif invoqué. 
La loi du 30 octobre 2017 reprend cette formulation. Elle ajoute que cette fermeture est prononcée "aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme", formulation qui sera sans doute utilisée par le juge pour exercer son contrôle de proportionnalité de la mesure prise. Le législateur prévoit d'ailleurs que celle-ci peut donner lieu à une action en référé devant le juge administratif.

 

La vie privée


Enfin, la loi du 30 octobre 2017 autorise les "visites et saisies" au domicile des personnes lorsqu'il il existe des de « raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ».. Là encore, la loi évite de mentionner des  "perquisitions", terme réservé aux procédures pénales et susceptible donc de créer une confusion.
On se souvient  que le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mars 2017, a déclaré inconstitutionnelle la procédure qui faisait intervenir le juge des référés du Conseil d'Etat pour autoriser la perquisition, en lui confiant en même temps le contrôle a posteriori de cette mesure. Le législateur, peut-être un peu agacé par le frégolisme de la Haute juridiction administrative, tire les leçons de cette décision. Il rend en effet au juge judiciaire l'intégralité du contentieux des visites domiciliaires.  Le juge des libertés et de la détention est donc désormais compétent pour autoriser la visite, en contrôler le déroulement et, le cas échéant, autoriser l'exploitation de données saisies. Enfin, il est précisé que le contentieux indemnitaire des visites et saisies relève également de l'ordre judiciaire.
Nous voici donc bien loin de la "pérennisation de l'état d'urgence" annoncée par nombre de commentateurs. La loi du 30 octobre 2017 est sans doute loin d'être parfaite, mais elle s'efforce au moins de rendre au juge judiciaire une partie de ses compétences naturelles. On peut seulement regretter qu'elle ne soit pas allée au bout du raisonnement. En effet, les mesures individuelles de restriction à la liberté de circulation constituent aussi des "atteintes à la liberté individuelle" qui devraient relever du juge judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution. On peut espérer que ce moyen sera soulevé dans une future QPC, même s'il n'a guère de chance de prospérer. En effet, le Conseil constitutionnel a, depuis longtemps, adopté une interprétation très étroite de l'article 66, directement inspirée de l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat. Pour l'un comme pour l'autre, l'atteinte à la "liberté individuelle" ne concerne que l'enfermement pur et simple, interprétation qui permet d'exclure le juge judiciaire de toutes les mesures qui constituent des restrictions à la liberté de circulation, voire à d'autres libertés, sans entrainer d'enfermement. Sur ce point, le législateur est passé à côté d'une occasion de rendre au juge judiciaire un contentieux qui lui appartient par nature et d'écarter une jurisprudence qui a pour conséquence de vider un article de la Constitution de son contenu. Or précisément l'article 66 pourrait être un formidable outil de protection et d'approfondissement des libertés. 


Sur la lutte contre le terrorisme et l'état d'urgence : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

samedi 28 octobre 2017

QPC : Le Traitement des antécédents judiciaires ou l'éloge de la complexité

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 27 octobre 2017, sur la protection des données personnelles dans la mise en oeuvre du Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Il sanctionne en effet la procédure d'effacement, en estimant qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée.

Le TAJ


Ce fichier est produit de la mutualisation des fichiers STIC et Judex développés par la police et la gendarmerie. Il a pour objet de faciliter la constatation des infractions pénales et la recherche de leurs auteurs. A cette fin, il conserve des informations recueillies par les services de police et de gendarmerie au cours des enquêtes préliminaires ou de flagrance, des investigations liées à des crimes, des délits et des contraventions de 5è classe. On observe cependant que la durée de conservation n'est pas identique selon les cas, de 5 ans pour les contraventions à 40 ans pour les crimes les plus graves.

Trois catégories de personnes sont susceptibles de figurer dans le TAJ : celles à l'encontre desquelles il existe des indices rendant vraisemblable qu'elles aient commis une infraction, les victimes et enfin les personnes faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction pour recherche des causes de la mort ou d'une disparition. Le nombre effectif de personnes ainsi fichées est mal connu. Sur son site, la CNIL estimait, en 2015, à 9 500 000 le nombre des "mis en cause" fichés dans le TAJ. Le Figaro du 27 octobre 2017 double cette évaluation à presque 18 millions de personnes. L'importance du fichage est d'autant plus incertaine que le nombre de personnes fichées comme victimes n'est pas communiqué. 

Le requérant, Mikhail P., est un ressortissant allemand qui a été condamné en France pour violences volontaires avec usage d'une arme. Il a cependant été dispensé de peine par le tribunal correctionnel, au motif que son acte n'avait pas entrainé pour la victime une interruption totale de travail (ITT) supérieure à huit jours. Invoquant cette dispense de peine, il demande au procureur de la République l'effacement des données personnelles le concernant conservées dans le TAJ. Le problème est que  l'article 230-8 du code de procédure pénale (cpp) prévoit l'effacement en cas de relaxe, de non-lieu, d'acquittement ou de classement sans suite, pas dans l'hypothèse d'une remise de peine. Cette restriction semble logique, dans la mesure où la culpabilité de la personne demeure, dans ce cas, judiciairement établie. Quoi qu'il en soit, Mikhail P. considère que le fait qu'il ne puisse obtenir l'effacement dans le cas d'une dispense de peine constitue une atteinte à sa vie privée.

Un second examen


Avant de répondre à cette QPC, le Conseil s'interroge sur sa recevabilité. On sait que la question posée au Conseil doit être "nouvelle". Or le Conseil s'était  déjà prononcé sur l'article 230-8 du code pénal dans sa décision du 10 mars 2011 (Loppsi 2). Il estime cependant, comme la Cour de cassation dans sa décision de renvoi, que l'intervention de la loi du 3 juin 2016 qui en a modifié la rédaction constitue un changement de circonstances de droit. Un second examen est donc possible en 2017.

André Lanskoy. Mythe nébuleux


Le contrôle de proportionnalité


Depuis sa décision du 23 juillet 1999, le Conseil constitutionnel donne un fondement constitutionnel au droit au respect de la vie privée en le rattachant à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il précise, dans sa décision du 22 mars 2012, que la collecte et la conservation de données personnelles doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mises en oeuvre de manière proportionnée à cet objectif.

Le TAJ présente la particularité de contenir des informations qui vont bien au-delà des simples antécédents judiciaires. On y trouve aussi des données telles que la situation familiale de la personne, voire des photographies permettant la mise en oeuvre d'un système de reconnaissance faciale, données dont le caractère personnel n'est pas contesté. Le motif d'intérêt général ne l'est pas davantage, dès lors que le TAJ est utilisé pour rechercher les auteurs d'infraction et mener à bien certaines enquêtes administratives.

Le Conseil constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. A dire vrai, il déduit l'inconstitutionnalité d'un faisceau d'éléments dont aucun ne semble déterminant en soi. Il note ainsi, sans trop élaborer, que le TAJ conserve des informations personnelles, que la durée de conservation est fixée par le règlement et non pas par la loi et enfin qu'il est utilisé à des fins d'enquête administrative, par exemples celles qui sont obligatoires pour accéder à certains emplois sensibles.

De la disproportion de l'ensemble


Aucun de ces éléments ne constitue en soi une violation de la constitution, mais le Conseil est visiblement sensible à la disproportion qu'il constate entre l'importance du fichier et la limitation du droit à l'effacement des données. D'une part, les personnes fichées sont très nombreuses et, du moins pour un certain nombre, ne sont coupables d'aucune infraction. C'est vrai des personnes relaxées, acquittées ou qui ont bénéficié d'un non lieu. Mais c'est aussi vrai des victimes qui figurent également dans le TAJ. Très large dans le fichage, le TAJ est également très ouvert à la consultation. Forces de police et de gendarmerie, magistrats, mais aussi fonctionnaires chargés d'enquêtes purement administratives peuvent l'utiliser. D'autre part, et c'est là que réside le contraste, le droit d'effacement n'est ouvert qu'à un nombre très restreint de personnes. C'est précisément ce contraste que sanctionne le Conseil constitutionnel. 

Certes, le Conseil aurait pu statuer différemment, et cette décision montre que le contrôle de proportionnalité prend parfois l'allure d'une appréciation subjective. Il est cependant probable qu'il ait voulu sanctionner un législateur peu enclin à tenir compte de réserves déjà exprimées dans des décisions antérieures. Dans sa décision QPC du 16 septembre 2010 sur le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), le Conseil avait ainsi formulé deux réserves, la première limitant le prélèvement d'ADN aux infractions les plus graves, crimes et délits, la seconde affirmant que la durée de conservation doit être proportionnée à la gravité des infractions concernées. Dans le cas du Fichier TAJ, le législateur a étendu le fichage aux contraventions de 5è classe et il a laissé le pouvoir réglementaire organiser la durée de conservation, en prévoyant des durées particulièrement longues et dont le respect ne fait l'objet d'aucun contrôle sérieux.

Eloge de la complexité


Cette décision marque, à l'évidence, un durcissement par rapport à la première décision rendue en 2011 sur les fichiers d'antécédents judiciaires. A l'époque, le Conseil n'avait formulé aucune réserve sur la procédure d'effacement dont le champ était identique. Cette évolution trouve sans doute son origine dans l'influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, même si l'on sait qu'elle ne saurait lier le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 18 avril 2013 M. K. c. France, la juridiction européenne a ainsi sanctionné pour atteinte à la vie privée le Fichier électronique des empreintes digitales (FAED). Il prévoyait en effet une durée de conservation est extrêmement longue, vingt-cinq ans, d'autant plus longue que ce fichage pouvait concerner des personnes condamnées mais aussi d'autres parfaitement innocentes. De même, dans l'arrêt Brunet c. France du 18 septembre 2014, la Cour précise que la procédure d'effacement du Système de traitement des infractions constatées (STIC) doit permettre à l'autorité compétente d'apprécier la proportionnalité du fichage aux finalités du traitement. 

Le dialogue des juridictions, devenu désormais une sorte de leitmotiv doctrinal, a donc ses avantages car il repose sur une volonté partagée de développer la protection des données personnelles. Mais aussi ses limites car il suscite une jurisprudence fluctuante, soumise à des influences diverses et parfois difficilement lisibles. 

Il convient alors de s'interroger non plus sur la finalité du fichier mais sur celle de la jurisprudence constitutionnelle. A t-elle pour objet de guider le législateur dans l'élaboration de la loi, de mettre en place une sorte de manuel de légistique ? La question mérite d'être clairement posée. En l'espèce, le message du Conseil constitutionnel manque de clarté, lorsqu'il apprécie, au cas par cas, si la durée de conservation des données comme la procédure d'effacement sont proportionnées à la finalité du fichier. Cette appréciation évalue avec le temps, avec le contenu plus ou moins sensible du fichier, avec le nombre des personnes fichées et leur innocence, ou non... autant de paramètres que le législateur devrait prendre en compte avant la création d'un fichier de police. A moins qu'il y renonce et décide d'attendre avec résignation la prochaine QPC.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.