« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 février 2017

Négation du génocide arménien : retour subreptice devant le Conseil constitutionnel

La loi égalité et citoyenneté du 27 janvier 2017 est l'un de ces textes qui, derrière un titre englobant, développe des mesures aussi ponctuelles que diverses. Le législateur traite donc tout à la fois du logement social, de la réserve et du service civiques, du congé formation, de l'accès au 3è concours dans les fonctions publiques pour les élus locaux, du racisme, de la discrimination et du négationnisme. C'est précisément ce dernier point, le traitement du négationnisme, qui suscite la censure du Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 janvier 2016, alors même que les auteurs des saisines parlementaires n'avaient pas développé ce cas d'inconstitutionnalité.

La disposition censurée par le Conseil est l'alinéa 2 de l'article 173 du texte qui réprime la négation de certains crimes, génocide, crime contre l'humanité, réduction en esclavage ou exploitation d’une personne réduite en esclavage, "lorsque cette négation constitue une incitation à la violence ou à la haine par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale, y compris lorsque ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs". On comprend que le Conseil s'en soit saisi d'office, car il apparaît évident qu'aucun parlementaire n'oserait contester un texte qui semble reposer sur des valeurs incontestables. 

La négation du génocide arménien, toujours lui 


Ces dispositions s'analysent pourtant comme une tentative de réintroduire subrepticement dans le droit positif la sanction de la négation du génocide arménien de 1915. On sait que, par une décision du 28 février 2012, le Conseil avait déjà considéré comme non conforme à la Constitution un texte pénalisant la contestation d'un génocide seulement reconnu par la loi. C'était précisément le cas du génocide arménien qualifié comme tel par une loi du 29 janvier 2001

Le gouvernement est donc revenu à la charge, et l'on observe que la disposition annulée avait été introduite dans la loi par un amendement gouvernemental. Cette fois, un autre argumentaire juridique est employé, puisque le premier n'a pas réussi. L'amendement introduit en effet une distinction nouvelle, évoquant en réalité deux négationnismes différents. Le premier, que l'on connaît déjà, existe lorsque le crime nié a déjà été condamné par les juges. Le second, introduit par les dispositions censurées, est réprimé  "y compris lorsque le crime qui est nié n'a pas fait l'objet d'une condamnation judiciaire". Dans ce cas, il faut alors que les propos tenus soient constitutifs d'une incitation à la haine. On arrive donc à deux incriminations distinctes, l'une pour négationnisme que l'on n'ose qualifier d'ordinaire, l'autre pour négationnisme entraînant une incitation à la haine.

Tout cela manque de clarté, mais permet de sanctionner la négation du génocide arménien. S'il est vrai que la Shoah a été qualifiée de génocide par l'Accord de Londres du 8 août 1945, et par un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et par des juridictions françaises, il n'en est pas de même des massacres intervenus en Arménie en 1915. Ils n'ont été qualifiés de génocide par aucune convention internationale ni aucune décision rendue par une juridiction internationale ou française. Pour sanctionner leur négation, il est donc juridiquement nécessairement de lever la condition de qualification du crime par un traité ou une juridiction, et c'est précisément ce qui est fait.

Mais le Conseil constitutionnel ne s'y laisse pas prendre. Comme en 2012, il juge que la disposition ainsi ajoutée à la loi Egalité et Citoyenneté n'est  ni nécessaire ni proportionnée. Elle porte donc une atteinte excessive à la liberté d'expression. Pour parvenir à cette conclusion, le Conseil raisonne en trois temps. 

Ils sont tombés. Charles Aznavour. 1976

Le lien entre le négationnisme et la haine


Le Conseil commence par observer que si la négation, la minoration ou la banalisation de certains crimes "peuvent constituer une incitation à la haine ou à la violence à caractère raciste ou religieux", de tels propos ne sont, par eux-mêmes et "en toute hypothèse" constitutifs d'une telle incitation ni d'ailleurs d'une apologie. Dans ce cas, l'atteinte à la liberté d'expression est évidemment excessive.

Le Conseil n'est évidemment pas lié par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'a pas été indifférent à la décision Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015. La Cour a en effet sanctionné comme une ingérence excessive dans la liberté d'expression la condamnation par la justice suisse d'un conférencier turc qui avait mis en cause, non pas la réalité des exactions commises en 1915 mais leur qualification de génocide. La Cour avait alors estimé que la négation de cette qualification n'emportait aucune incitation à la haine.

Une disposition inutile


Le second motif développé par le Conseil réside, tout simplement, dans le caractère redondant du texte qui lui est soumis. Il observe en effet que l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende le fait de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. 

L'amendement introduit par le gouvernement dans la loi Egalité et Citoyenneté réprime en effet des propos présentant exactement les mêmes caractéristiques, sans qu'il soit nécessaire de rechercher la négation d'un crime contre l'humanité. C'est donc l'absence de nécessité du texte qui est ici sanctionnée.

L'existence d'un crime


Enfin, et c'est sans doute l'élément le plus important dans le raisonnement du Conseil constitutionnel, la disposition nouvelle obligeait le juge pénal chargé de réprimer les propos négationnistes à se prononcer sur l'existence du crime dont la négation est alléguée, alors même qu'il n'en est pas saisi au fond et qu'aucune juridiction ne s'est prononcée. On est là dans une situation ubuesque puisqu'elle revient à qualifier des comportements de crime à l'occasion de leur négation. Le juge dispose t il d'un dossier pénal pour opérer une telle qualification ? Dispose-t-il aussi de tous les éléments mis en lumière par les historiens ? Poser ces questions revient à y répondre.

Certains auteurs croient pouvoir affirmer que l’affirmation selon laquelle « Le génocide arménien est un mensonge international » constitue une négation du génocide arménien, indépendamment de la question de savoir s’il y a bien eu un génocide arménien. Le juge qui condamne ce propos pour négation d’un génocide ne se prononce nullement sur la réalité du génocide arménien". L'analyse a de quoi surprendre, car elle signifie que le terme "génocide" qui a pourtant un contenu juridique, pourrait être employé pour désigner n'importe quel acte, selon les convictions de celui qui est chargé de juger leur négation. Il y aurait donc deux définitions du génocide, une criminelle et une autre qui ne serait utilisée que comme fondement du délit de négationnisme. Les principes de clarté et de lisibilité seraient, à l'évidence, bien malmenés.

Le Conseil constitutionnel évite ainsi la multiplication des incriminations floues destinées à favoriser des objectifs immédiats, pour ne pas dire électoraux. Cette volonté de sanctionner coûte que coûte la négation du génocide arménien revient en effet tous les quatre ans. Souvenons-nous, la dernière fois, c'était en février 2012, quelques mois avant les élections présidentielles. Aujourd'hui, c'est une décision de fin janvier 2017 qui fait avorter une seconde tentative, encore quelques mois avant les élections présidentielles. A chaque fois, disons le franchement, il s'agit de donner satisfaction au lobby des Français d'origine arménienne qui se déclare prêt à soutenir le candidat capable de faire passer une loi sanctionnant la négation du génocide. En 2012, c'est une proposition de loi déposée par des élus de la région marseillaise, en 2017, c'est un amendement gouvernemental discret.. Et à chaque fois, le Conseil constitutionnel intervient pour rappeler que la loi n'est pas un instrument destiné à promouvoir des intérêts catégoriels mais qu'elle doit demeurer l'expression de la volonté générale.

Sur le négationnisme : Chapitre 9 section 3 B du manuel de libertés publiques sur internet.



samedi 4 février 2017

Les autorités indépendantes ont un statut

Les autorités indépendantes rentrent dans le rang. Elles s'institutionnalisent. Deux textes du 20 janvier 2017, une loi organique et une loi ordinaire, leur confèrent un statut et en dressent la liste exhaustive. Autant dire qu'il sera plus difficile de les utiliser pour tout et n'importe quoi, par exemple pour donner l'apparence de l'impartialité à une commission consultative ordinaire ou pour répondre à une préoccupation conjoncturelle de l'opinion publique. Derrière le recours à l'autorité indépendante apparaît toujours l'idée que des "sages" sont mieux placés que les administrations ordinaire pour susciter la confiance et, parfois, apporter l'oubli.

Les textes sont issus de propositions de loi d'origine sénatoriale, présentées en décembre 2015 par Marie-Hélène des Esgaulx (LR, Gironde), Jean-Léonce Dupont (UDI Calvados) et Jacques Mézard (RDSE Cantal). Elles font suite au rapport pour le moins alarmiste déposé par le sénateur Patrick Gélard en juin 2014. Il y dénonçait le développement anarchique des autorités indépendantes et réclamait un cadre juridique précis pour une notion au succès incontestable mais si imprécise qu'elle servait à qualifier des institutions extrêmement diverses. Dans le but de créer cet encadrement juridique, le rapport Gélard formulait un certain nombre de propositions assez largement reprises dans les présents textes.

L'inflation des autorités indépendantes


En 2014, le rapport Gélard ne recensait pas moins de 39 autorités indépendantes, constatant que le législateur en créait environ une par an. Certaines, comme la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) bénéficient d'un véritable statut d'indépendance et sont même dotées d'un pouvoir réglementaire et d'un pouvoir de sanction. D'autres, comme le Médiateur du livre ou le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) ressemblent étrangement aux commissions consultatives ordinaires qui les ont précédées. La seule chose qui change est donc l'étiquette "autorité administrative indépendante" qui leur est donnée. 

La loi du 20 janvier 2017 fait un grand ménage dans la liste des autorités indépendantes. Des 39 dénombrées dans le rapport Gélard, il n'en reste que 26. Autant dire que certaines n'ont pas réussi l'examen d'entrée dans la nouvelle catégorie définie par le législateur. Tel est le cas du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) et de la Commission nationale consultative sur les droits de l'homme (CCNDH) qui sont toutes deux dépourvues de pouvoir de décision. Il est vrai que la seconde s'était auto-proclamée autorité indépendante, affirmation qui ne reposait sur aucun fondement juridique. 

D'autres institutions ont été sauvées in extremis lors des débats sur les lois de janvier 2017, comme la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Les sénateurs estimaient qu'elle avait démontré son inefficacité, mais le gouvernement s'est opposé à sa disparition, comme il s'est opposé à celles de l'Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP) et de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL). Quant à la Commission consultative sur le secret de la défense nationale (CCSDN), on l'a rebaptisée en Commission du secret de la défense nationale, évolution purement cosmétique qui permet de gommer le fait qu'il s'agit d'une commission consultative ordinaire dépourvue de tout pouvoir décision. 

Sage. Pierre Alechinsky (né en 1927).


Un objet juridique identifié


Les autorités indépendantes reconnues font désormais l'objet d'un encadrement juridique. Un certain nombre de principes sont posés qui ne se différencient de ce qui existe déjà dans bon nombre d'institutions. Le mandat des membres doit être compris entre trois et six ans. Il n'est pas révocable et n'est renouvelable qu'une fois. Tout cela n'est pas très original et la plupart des lois organisant les autorités existantes prévoyaient déjà ce type de garanties institutionnelles.

La loi énonce aussi quelques principes qualifiés de déontologiques. Elle rappelle les termes de la loi du 11 octobre 2013 qui impose aux membres de ces autorités le dépôt d'une déclaration d'intérêts. Elle affirme aussi qu'ils xercent leurs fonctions avec "avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts".  Ces précisions étaient sans doute utiles mais elles ne font que rappeler des principes posés par la loi du 11 octobre 2013.  Certes, ils ne figuraient pas dans les lois créant une autorité indépendante. Mais peut-être le législateur n'estimait-il pas nécessaires de rappeler des devoirs que tous les membres d'une telle autorité devraient connaître et respecter ? Quoi qu'il en soit, s'il les rappelle désormais, la question de la sanction de leur non respect reste posée. La loi ne prévoit pas, en effet, de procédure spécifique de sanction.

Incompatibilités


Des incompatibilités sont également prévues, notamment avec l'exercice d'un mandat électif local ou avec la détention d'intérêts en lien avec le secteur dont l'autorité assure le contrôle, la surveillance ou la régulation. Là encore, ce type de précaution n'était pas inconnu des lois existantes. On observe néanmoins que si le législateur a pris soin de dresser la liste des fonctions incompatibles, il n'a pas mentionné celle de parlementaire. On pourrait s'étonner que la question de cette participation de membres du parlement à des autorités qui demeurent de nature administrative, participation qui semble un peu étrange au regard du principe de séparation des pouvoirs.

L'incompatibilité est en revanche clairement affirmée par la loi organique pour les magistrats de l'ordre judiciaire et les membres du Conseil économique social et environnemental. La seule exception, logique, réside dans l'hypothèse où ils seraient nommés à raison de cette fonction. 

Les membres du Conseil d'Etat, de la Cour des comptes et des juridictions administratives sont nettement mieux traités. La loi prévoit que lorsque le texte instituant l'autorité indépendante prévoit, au sein du collège délibérant, la présence d'un représentant de ces corps, il ne peut être désigné un autre membre en activité du même corps, "à l'exclusion du président de l'autorité concernée". Ils peuvent donc conserver les nombreuses présidences déjà considérées comme le pré carré du Conseil d'Etat.

Les lois du 20 janvier 2017 ont le mérite de réduire le nombre de ces autorités et de poser quelques principes d'organisation. Le travail de tri entre les institutions qui peuvent revendiquer un réel statut d'indépendance et les autres est cependant loin d'être achevé. On ne peut s'empêcher de penser que les lobbying a été très actif durant les débats. Certaines autorités avaient disparu dans la proposition de loi pour revenir ensuite, après des interventions plus ou moins souterraines. La liste finale témoigne de ces hésitations et sa cohérence ne saute pas toujours aux yeux.

Il reste évidemment à s'interroger sur l'autorité qui aura pour fonction de contrôler le respect par le législateur de ce statut juridique, même minimaliste. On peut penser que le Conseil constitutionnel n'hésitera pas à reprendre à son compte des principes qui ont déjà été érigés au rang constitutionnel par sa jurisprudence, comme le principe d'impartialité. Il pourrait ainsi être conduit à sanctionner une loi qui qualifie d'autorité indépendante un vague comité Théodule dépourvu de tout pouvoir de décision, et destiné seulement à donner à l'opinion le sentiment que l'on se préoccupe d'un problème en le confiant à des "sages". Dans l'état actuel des choses, le Conseil n'a été saisi que de la loi organique, qu'il a déclarée conforme à la Constitution dans sa décision du 19 janvier 2017. Mais il sera bientôt saisi de questions prioritaires de constitutionnalité portant sur des autorités déjà crées et l'on attend avec impatience le jour où il se prononcera sur la Commission du secret défense ou sur l'Autorité de régulation des jeux en ligne.

Sur les autorités administratives indépendantes : Chapitre 3 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 31 janvier 2017

PenelopeGate : grandeur et servitude du collaborateur parlementaire

Le PenelopeGate suscite des réactions diverses. Les opposants à François Fillon s'indignent, ses partisans hurlent au complot. D'autres enfin, peut-être les plus nombreux, s'amusent d'une affaire qui met en cause la vertu d'un candidat qui déclare Urbi et Orbi son attachement aux vraies valeurs, en un mot à la vertu.

L'équipe Fillon a passé plusieurs jours en état de sidération, avant de diffuser quelques éléments de langage destinés à aider ceux qui défendent le candidat dans les médias. L'exercice n'est pas aisé et il est surtout centré sur l'activité de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire de son époux de 1998 à 2002, puis du suppléant de ce dernier, de 2002 à 2007, et enfin de nouveau de son époux pendant quelques mois en 2012. Son "travail" à la Revue des deux mondes est à peine évoqué, comme si ce dossier était secondaire. Or ce n'est évidemment pas le cas, car on peut penser que le caractère fictif d'un emploi est plus facile à apprécier lorsque la production du salarié est directement visible. Les enquêteurs vont donc compter le nombre de fiches de lecture rendues par l'intéressé à son "employeur" et prendre connaissance des éventuelles autres prestations effectuées. Quoi qu'il en soit, c'est l'activité de collaboratrice parlementaire qui suscite le plus grand nombre d'efforts de justification. 

Un "débat politique"

 

Le premier argument employé relève de la disqualification. C'est celui employé par François Fillon lui-même, lors du discours prononcé le 29 janvier à la Porte de la Villette devant ses partisans : "Si on veut m'attaquer, qu'on m'attaque droit dans les yeux, mais qu'on laisse ma femme en dehors de ce débat politique".  La phrase illustre certes une conception de la femme délicieusement désuète, petit oiseau fragile qui doit être protégé par un mari prêt à coxer ceux qui oseraient s'en prendre à un être tout en douceur. Mais le plus intéressant réside dans cette vision qui réduit l'affaire à un "débat politique". Il ne s'agit pas d'un débat mais d'une accusation grave, et cette accusation est d'ordre juridique. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'une enquête ait été ouverte par le parquet financier.

Sur le plan juridique, la question n'est pas celle de l'emploi de Penelope Fillon comme collaboratrice parlementaire. Comme il a été dit un peu partout, il n'est pas illicite d'employer sa famille. Le seul fondement juridique en la matière réside dans l'article 18 du règlement de l'Assemblée nationale qui énonce que les députés "peuvent employer sous contrat de droit privé des collaborateurs parlementaires qui les assistent dans l'exercice de leurs fonctions et dont ils sont les seuls employeurs. Ils bénéficient à cet effet d'un crédit affecté à la rémunération de leurs collaborateurs". Cette disposition a été introduite dans le règlement par la résolution du 28 novembre 2014. Dans l'état actuel des choses, le crédit mensuel alloué au député s'élève à 9561 €. Avec cette enveloppe, il peut employer entre un et cinq collaborateurs. Selon un rapport de 2013 établi par la questure de l'Assemblée, la moyenne des salaires se situe entre 2000 et 3000 € par mois, ce qui n'exclut pas de très grandes disparités.

On sait que Penelope Fillon a été assistante parlementaire de 1998 à 2007, c'est-à-dire avant que ces dispositions aient pénétré dans le règlement de l'Assemblée. Mais le système antérieur était à peu près identique, la seule différence étant que son fondement juridique était encore plus incertain. Un parlementaire pouvait donc employer sa femme et ses enfants, même s'ils n'étaient pas encore avocats. Reste que le problème n'est pas celui de l'emploi de Penelope Fillon, mais de son caractère fictif ou non. 

Pénélope. Georges Brassens

L'intervention des juges


Poser cette question conduit à constater que les juges sont intervenus pour combler les lacunes du droit, et, au moins dans une certaine mesure, rapprocher le statut du collaborateur parlementaire de celui d'un salarié de droit commun. Une telle évolution permet de leur offrir un semblant de protection juridique et de sanctionner un certain nombre de pratiques illégales.

Les collaborateurs ont un contrat de travail de droit privé, sauf évidemment lorsqu'il sont fonctionnaires. Dans ce dernier cas, ils sont placés en position de détachement. Le contrat-type, mis à disposition des députés par la questure, affirme ainsi que " le député-employeur, agissant pour son compte personnel, engage le salarié qui lui est juridiquement et directement subordonné et a toute sa confiance, pour l’assister à l’occasion de l’exercice de son mandat parlementaire ». La conséquence est que la rémunération du collaborateur constitue un salaire au sens juridique du terme, principe consacré par la Cour administrative d'appel de Lyon par un arrêt du 31 mars 1992 intervenu dans un contentieux fiscal. 

Sur le plan des droits accordés au collaborateur, on notera que les juges protègent leur liberté d'expression, quand bien même ils reconnaissent l'existence d'un lien particulier de loyauté du collaborateur à l'égard du parlementaire qui l'emploie. Dans une décision du 29 septembre 2010, la Chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement d'un collaborateur qui avait dénoncé l'emploi fictif accordé à la fille de son député.. 

L'emploi fictif


L'emploi fictif est généralement défini comme le fait de bénéficier d'un contrat de travail et d'en toucher la rétribution, sans pour autant effectuer les tâches matérielles qui la justifie. Le terme est réservé au cas où le salaire est financé par des fonds publics, et les poursuites reposent sur le détournement de fonds publics, délit passible de dix années d'emprisonnement et d'une amende de dix millions d'euros (art. 432-15 du code pénal). Lorsque le bénéficiaire est payé par une entreprise privée, les poursuites sont alors fondées sur l'abus de biens sociaux.

Confusion entre fonds publics et fonds privés


Les autres arguments développés par les soutiens de François Fillon relèvent largement d'une confusion regrettable, mais sans doute liée à la panique, entre les fonds publics et les fonds privés. M. Bussereau, ancien ministre et Président de l'assemblée des départements de France, a ainsi déclaré : "Si l'on interdit aux politiques d'employer leur conjoint, il faut le faire pour les épiciers et les bouchers". Etrange analyse qui met sur le même plan l'utilisation de l'argent public et celui gagné par une petite entreprise artisanale. Dans le premier cas, c'est l'argent du contribuable qui est gaspillé, dans le second c'est celui du boucher.

La même confusion existe avec l'argument selon lequel François Fillon ne pouvait pas détourner un argent qui, s'il n'était pas utilisé, lui reviendrait en tout état de cause. Dans l'état actuel du droit, c'est tout simplement faux. En cas de non-emploi de la totalité du crédit de 9561 € destiné à rémunérer les collaborateurs, la part restant disponible demeure dans le budget de l'Assemblée nationale. La seule exception susceptible d'intervenir est lorsque le député décide de la céder à son groupe parlementaire pour rémunérer les collaborateurs directement rattachés au groupe. Cette règle est-elle toujours respectée ? Peut-être pas, mais sa violation ne saurait être invoquée comme un droit. 

Absence d'encadrement juridique


A l'issue de l'analyse, le PenelopeGate témoigne surtout de la faiblesse de l'encadrement juridique de la fonction de collaborateur parlementaire. Certains vont devant les Prud'hommes pour contester une rémunération trop faible ou se plaignent de harcèlement. D'autres au contraire bénéficient d'un statut tout à fait privilégié. Aucun statut global n'a jamais été adopté, et le Conseil constitutionnel a censuré la plupart des dispositions de la résolution de 2014 envisageant l'ouverture d'un dialogue social en vue de la négociation d'un statut. Aux yeux du Conseil, statuant le 11 décembre 2014, de telles dispositions n'ont rien à faire dans le règlement de l'Assemblée nationale car elles ne sont relatives ni à l'organisation, ni au fonctionnement de l'Assemblée et encore moins à la procédure législative.  Cette décision semble avoir mis fin aux tentatives de réforme.
L'opacité qui domine ces questions est pourtant lentement remise en cause. La loi du 11 octobre 2013 impose ainsi une certaine transparence et les parlementaires sont désormais tenus de déclarer le nom de leurs collaborateurs, information qui figure dans leur déclaration de patrimoine (annexe 4 cf. Décret du 13 mai 2016). Cette transparence nouvelle demeure très modeste puisqu'elle ne s'étend pas au montant de la rémunération attribuée au collaborateur. Elle a pourtant eu des conséquences fâcheuses pour Penelope Fillon qui a perdu son "emploi" de collaborateur parlementaire et a dû accepter de devenir pigiste à la Revue des deux mondes...

vendredi 27 janvier 2017

Le contrôle au faciès : ne pas confondre la loi et sa mise en oeuvre

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 24 janvier 2017, met un terme, peut-être provisoire, au débat sur les contrôles d'identité au faciès. La notion n'a évidemment pas de contenu juridique, mais renvoie à l'idée de contrôles effectués de manière discriminatoire, en ciblant les personnes qui y sont soumises à partir de leurs caractéristiques physiques, ou plus exactement de la manière dont sont perçues ces caractéristiques physiques. Le débat n'a rien de nouveau, et la question agitait déjà la doctrine, et les juges, lors des débats précédant les lois du 10 août 1993 sur les contrôles d'identité et du 13 août de la même année sur la maîtrise de l'immigration.

Dans le cas présent, le Conseil est saisi par deux requérants qui ont fait l'objet d'un contrôle d'identité et qui posent une question prioritaire de constitutionnalité portant sur deux séries de dispositions législatives. D'un côté, les articles 78-2 et 78-2-2 du code pénal qui prévoient les contrôles d'identité, et plus particulièrement ceux mis en oeuvre sur réquisition du procureur. De l'autre côté, les articles L 611-1 et L 611-1-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers (ceseda) qui affirment que les personnes de nationalité étrangère, "en dehors de tout contrôle d'identité, doivent être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France à toute réquisition des officiers de police judiciaire".

Une procédure fragilisée


La QPC intervient à un moment jugé opportun par les associations de protection des droits des étrangers, largement représentées à l'audience, en particulier le GISTI et SOS sans papiers qui ont demandé à intervenir. L'idée est de porter l'estocade à une procédure qu'elles estiment fragilisée par plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation. Depuis une série d'arrêts du 9 novembre 2016, la 1ère Chambre civile accepte ainsi d'engager la responsabilité de l'Etat à la suite d'un contrôle d'identité discriminatoire. De son côté, la Chambre criminelle, dans une décision du 30 novembre 2016, a sanctionné un contrôle justifié par "l'apparence ethnique" d'une personne, le procès-verbal indiquant qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain". La décision avait pour fondement l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui précisément interdit toute discrimination.

Dès lors, les requérants espéraient obtenir la condamnation de ces procédures qui commencent comme un contrôle d'identité de droit commun, celui de l'article 78- 2 du code pénal, et se terminent comme un contrôle du titre de séjour, celui de l'article L 611-1 ceseda. Ce passage de l'un à l'autre, prévu par des dispositions législatives, porte atteinte, selon eux, à la liberté individuelle et au principe d'égalité devant la loi.

Recevabilité de la QPC


La recevabilité de la QPC est aisément admise par le Conseil. Il observe en effet que les dispositions de l'article 78-2 du code pénal relatives aux contrôles d'identité sur réquisition du procureur n'ont pas été mentionnées dans la décision rendue le 5 août 2013. Quant à celles de l'article 78-2-2, elles ont certes été validées par la décision du 13 mars 2003, mais la loi du 14 mars 2011 a étendu leur champ d'application, élargissement qui peut s'analyser comme un changement de circonstances de droit justifiant un nouvel examen.

Il refuse toutefois de donner satisfaction aux requérants, et aux associations de protection des droits des étrangers qui étaient intervenues lors de l'audience.

L'étrangère. Paroles : Louis Aragon. Musique : Léo Ferré. 1959

Constitutionnalité du contrôle d'identité


L'atteinte à la liberté individuelle est rapidement écartée, dans la mesure où l'article 66 mentionne que "nul ne peut être arbitrairement détenu". Or le contrôle d'identité d'un étranger, comme d'ailleurs celui d'un ressortissant français, n'emportent aucune "détention". Lorsque l'intéressé ne peut prouver son identité ni produire son titre de séjour, il peut faire l'objet d'une rétention qui ne doit pas dépasser le temps nécessaire à l'établissement de son identité et de son droit de demeurer sur le territoire. En tout état de cause, la procédure de vérification ne saurait durer au-delà de quatre heures. Pour le Conseil constitutionnel, une telle mesure ne saurait s'analyser comme une réelle privation de liberté, au sens où l'entend l'article 66 de la Constitution.

La violation du principe d'égalité devant la loi ne trouve pas davantage à s'appliquer. Le Conseil refuse de considérer que ces contrôles sont, en soi, discriminatoires, comme l'y invitaient les requérants. Au contraire, il affirme qu'ils doivent "s'opérer en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination". Le contrôle d'identité est pas, en soi, inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre peut, parfois, être illégale. Dans ce cas, il appartient au juge judiciaire de sanctionner la procédure.

Le Conseil ne prend donc pas en considération la dépénalisation du séjour irrégulier, sans incidence en effet sur la procédure dont il doit apprécier la constitutionnalité. Cette dépénalisation a certes été engagée par les arrêts El Dridi et Achughbabian rendus par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en 2011, puis par celui rendu en juin 2012 par la Cour de cassation. Mais la loi du 31 décembre 2012 s'est finalement bornée à remplacer l'ancienne garde à vue par une retenue de l'étranger en vue de la vérification de son droit au séjour. Le contrôle d'identité, quant à lui, demeure identique. 
 

Les réserves d'interprétation


S'il refuse de prononcer l'inconstitutionnalité de ces contrôles, le Conseil constitutionnel émet cependant des réserves d'interprétation destinées à leur fixer des limites de nature procédurale. D'une part, les réquisitions du procureur doivent justifier d'un lien géographique et temporel avec les infractions justifiant le contrôle. D'autre part, le procureur ne peut opérer des cumuls de réquisitions conduisant de fait à "une pratique de contrôles généralisés et discrétionnaires qui serait incompatible avec le respect de la liberté personnelle".

Ces réserves de nature procédurale montre que le Conseil constitutionnel distingue parfaitement la loi dont il apprécie la constitutionnalité et la manière de l'appliquer qui relève des seuls tribunaux judiciaires. Il salue ainsi au passage la jurisprudence de la Cour de cassation qui sanctionne les contrôles au faciès et répare les dommages causés. Sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel dépasse largement son objet en montrant que les discriminations ne sont pas le fait de la loi mais de ceux qui l'appliquent.

Sur le contrôle d'identité : Chapitre 4, section 2 du manuel de libertés publiques.

mardi 24 janvier 2017

Déontologie et conflits d'intérêt : Selon que vous serez puissant ou misérable...

La déontologie est l'un des termes les plus employés dans le droit actuel des libertés. Si la notion désigne, d'une manière générale, une éthique de comportement, voire simplement les règles qui gouvernent l'exercice d'une profession, son rapport au droit se caractérise d'abord par une certaine confusion.

La déontologie contre le droit


Dans certains cas, la déontologie s'oppose au droit. Certaines professions mettent ainsi en place des codes de conduite destinés certes à assurer une une discipline interne, mais dont la sanction demeure aussi purement interne. La déontologie permet ainsi de se soumettre à un droit mou élaboré par la profession elle-même pour échapper à la rigueur du droit positif. C'est ainsi que la déontologie des journalistes s'exprime dans des textes tels que la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, appelée aussi Charte de Münich, texte dépourvu de puissance contraignante et susceptible d'interprétations multiples.

La déontologie dans le droit


La période récente est cependant marquée par une intégration de la déontologie dans le droit. Certes, le mouvement était engagé depuis longtemps et l'on sait que le code de déontologie médicale a valeur réglementaire et qu'il figure dans les articles R 4127-1 à R 4127-112 du code de la santé publique. Mais ce mouvement s'amplifie aujourd'hui, en particulier dans le but de prévenir les conflits d'intérêts. Il s'agit alors d'imposer des comportements considérés comme vertueux et d'en garantir le respect au moyen d'un certain nombre de procédures contraignantes. 

Le premier texte législatif mentionnant le mot "déontologie" est la loi du 6 juin 2000 créant une Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), aujourd'hui disparue et dont les compétences ont été transférées au Défenseur des droits en 2011. Limitée au secteur de la sécurité publique et privée, la CNDS est rapidement apparue comme une institution cosmétique. Elle ne pouvait être saisie que par l'intermédiaire d'un parlementaire et, en cas de manquement à la déontologie, son pouvoir se limitait à saisir le supérieur hiérarchique de son auteur. Autant dire que la disparition de la CNDS n'a ému personne.

La réforme de la Commission de déontologie de la fonction publique


La loi du 20 avril 2016 , qui entrera en vigueur le 1er février 2017, est, quant à elle, relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Elle concerne donc tous les fonctionnaires en intégrant les préoccupations de déontologie dans le statut. Elles sont fort nombreuses, et la loi rappelle ainsi les obligations de neutralité, d'impartialité et de probité qui pèsent sur les agents. Surtout, la loi de 2016 donne, pour la première fois, une définition du conflit d'intérêts détachée de l'approche purement pénale. Est donc considérée comme un conflit d'intérêts "toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions".

La Commission de déontologie de la fonction publique est chargée d'assurer la prévention de ces conflits. Elle a été créée par la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption mais ce n'est que depuis la loi du 2 février 2007 qu'elle donne des avis sur la situation des agents qui quittent la fonction publique pour exercer une activité privée lucrative. Elle doit alors apprécier si les fonctions qu'ils envisagent d'occuper sont compatibles avec celles qu'ils ont exercées dans la fonction publique. En général, l'incompatibilité est prononcée pour une durée de trois années après la fin de l'activité du fonctionnaire.

Le texte de 2016 est donc le point d'aboutissement d'un processus. dont les principes essentiels ne sont pas modifiés Désormais, les fonctionnaires dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient doivent faire une "déclaration exhaustive, exacte et sincère de leurs intérêts" à l'autorité de nomination. De même, la saisine de la Commission est désormais obligatoire pour tous les agents qui rejoignent le secteur privé, principe de bon sens dont on s'étonnera qu'il n'intervienne qu'aujourd'hui. 

Quoi qu'il en soit, on constate une incontestable amélioration du contrôle. Un article récent vante d'ailleurs, sans doute à juste titre, la rigueur de la Commission qui refuse à un chercheur l'autorisation d'aller pantoufler dans une entreprise avec laquelle son laboratoire avait passé des marchés, ou à ingénieur de l'Etat, détaché auprès d'une région d'outre-mer qui voulait rejoindre une entreprise d'un groupe avec lequel il avait conclu différents contrats.. Formidable, si ce n'est que cette rigueur s'applique essentiellement à des agents publics lambda qui se voient refuser, au moins provisoirement, le droit de rejoindre une entreprise. En même temps, d'autres personnes ayant exercé des fonctions d'autorité, des fonctions d'un niveau beaucoup plus élevé, baignent dans le conflit d'intérêts.


Coluche. Misère. 1978

 

La profession d'avocat


Beaucoup choisissent la profession d'avocat, qui n'est soumise à aucune incompatibilité et n'entre pas dans la compétence de la Commission de déontologie. On se souvient qu'au printemps 2012, il convenait, et assez rapidement, de trouver des points de chute aux équipes de Nicolas Sarkozy qui risquaient de se retrouver à Pôle Emploi après l'alternance. Un  décret du 3 avril 2012 organise donc des "conditions particulières d'accès à la profession d'avocat". Toute personne qui justifie de huit années au moins d'exercice de responsabilités publiques la faisant directement participer à l'élaboration de la loi est dispensée de la formation théorique et pratique du certificat d'aptitude à la profession d'avocat. Il ne s'agit pas seulement d'offrir une retraite honorable aux anciens parlementaires battus aux législatives, car cette possibilité de s'inscrire au Barreau est également ouverte aux "collaborateurs de député ou assistants de sénateur justifiant avoir exercé une activité juridique".

Deux poids, deux mesures


Que l'on ne s'y trompe pas. La plupart de ceux qui ont profité de ce texte n'ont aucune des compétences juridiques indispensables à l'exercice de la profession d'avocat. S'ils sont recrutés par de grands cabinets, c'est essentiellement pour leur carnet d'adresses, leur entregent, en bref pour pratiquer une sorte de trafic d'influence.  Mais que l'on se rassure : les heureux élus doivent suivre une formation de vingt heures en déontologie... Deux poids, deux mesures : le fonctionnaire ordinaire n'a pas le droit de pantoufler pendant trois ans mais les membres des cabinets ministériels peuvent immédiatement s'inscrire au barreau et  faire profiter le secteur privé des connaissances et des relations qu'ils ont acquises au service de l'Etat.

Même s'ils ne souhaitent pas être avocats, mais désirent tout simplement entrer dans une entreprise privée, les très hauts fonctionnaires ou les membres des cabinets ministériels semblent épargnés par la rigueur de la Commission de déontologie. Celle-ci est pourtant compétente pour se prononcer sur leur situation, au même titre que les fonctionnaires d'un rang moins élevé.

On a pourtant vu récemment un directeur du trésor partir diriger un fonds d'investissement chinois, un conseiller du ministre des transports devenir directeur de la communication chez Uber, et enfin le directeur de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) entrer chez Google comme directeur des affaires publiques. Certes, les Français ne sont pas les seuls à se livrer à de telles pratiques. La situation est sans doute pire au plan européen, et l'on a même vu Jose Manuel Barroso, Président de la Commission, trouver refuge chez Goldman Sachs. Tout cela ne dérange personne, et surtout pas les instances chargées de la déontologie.

Cette absence de contrôle est tellement visible que le législateur s'en est préoccupé. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 attribuait à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique (HATVP) la compétence de contrôler le départ des hauts fonctionnaires vers le secteur privé. Celle-ci, déjà compétente pour recevoir les déclarations de patrimoine, apparaissait plus rigoureuse que la Commission de déontologie de la fonction publique. Hélas, dans sa décision du 8 décembre 2016, le Conseil constitutionnel a considéré cette disposition inconstitutionnelle, non pas pour des motifs de fond, mais pour une atteinte au principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Elle était si mal écrite, en effet, que l'on pouvait en déduire que les personnes occupant des postes à la discrétion du gouvernement relevaient à la foi de la Commission de déontologie de la fonction publique et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique.

Pour la moment, la situation demeure en l'état et il y a de bonnes chances que la Commission de déontologie continue d'exercer un contrôle à deux vitesses, sévères pour les petits, indulgente pour les puissants. "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir".


dimanche 22 janvier 2017

Tarnac et la définition du terrorisme

Dans une décision du 10 janvier 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte définitivement la qualification de terrorisme dans l'affaire de Tarnac. On se souvient  que les membres du Groupe de Tarnac sont poursuivis pour avoir saboté la caténaire d'une ligne TGV en novembre 2008. A l'origine de l'affaire, les intéressés, dont la Chambre criminelle nous dit qu'ils appartenaient à la "mouvance anarcho-autonome", avaient été mis en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Mais à l'issue de l'instruction les juges d'instruction, le 8 août 2015, avaient finalement pris une ordonnance de renvoi requalifiant les faits.

Les deux principaux protagonistes, Julien Coupat et Yildune Lévy, ont donc été poursuivis pour association de malfaiteurs et dégradations en réunion, les autres membres du groupe pour falsification de documents administratifs, recel de faux documents, ou encore pour avoir refusé de se prêter à un prélèvement d'ADN. L'ordonnance de renvoi a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de paris le 28 juin 2016. La Chambre criminelle se prononce donc, le 10 janvier 2017, sur un pourvoi du procureur général et de la SNCF, partie civile. Le pourvoi est rejeté, ce qui n'est pas, en soi, une surprise.

L'absence de charges suffisantes


La Chambre criminelle affirme qu'"Il n’existe pas de charges suffisantes permettant de retenir que les infractions […] auraient été commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». 

Cette affirmation repose sur les éléments du dossier. On se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. Mais à l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était donc fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie.

On se souvient aussi qu'à l'époque, Alain Bauer, aussi bien en cour sous Nicolas Sarkozy que sous Manuel Valls, avait distribué aux plus hauts responsables de la sécurité quarante exemplaires du livre "L'insurrection qui vient", ouvrage rédigé par un mystérieux "comité secret" dont Julien Coupat était peut être membre. Aux yeux du Grand Criminologue, le contenu de l'ouvrage suffisait à démontrer le caractère terroriste de l'infraction. A l'époque, il n'était pas question de contester les dires du Grand Augure, qui distribuait le livre avec autant de générosité que les guides Champerard à Aéroport de Paris.

Une substitution de motifs


Ces errements ont été écartés par les juges, du juge d'instruction à la décision de la Chambre criminelle du 10 janvier 2017. Cette décision ne se borne pas cependant à confirmer la décision de la Chambre de l'instruction. Elle opère une véritable substitution de motifs à partir de l'interprétation de l'article 421-1 du code pénal. Pour celui-ci, une infraction pénale peut constituer un acte de terrorisme "lorsqu'elle est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ces dispositions issues de la loi du 9 septembre 1986, ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel qui a estimé qu'elles étaient d'une "précision suffisante" et ne méconnaissaient pas le principe de légalité des délits et des peines.

Pour la Chambre de l'instruction, les actes commis par le groupe de Tarnac n'avaient pas de caractère terroriste.  A ses yeux, le livre "L'insurrection qui vient" ne permettait pas de prouver l'"intention" terroriste de ses membres. De même, l'intimidation ou la terreur ne pouvait être provoquée par des sabotages, certes très désagréables dans la mesure où ils provoquaient des graves dysfonctionnements dans le trafic ferroviaire, mais qui ne risquaient en aucun de provoquer des déraillements ou, d'une manière générale, des dommages très graves.

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris. 1958


Tout cela est peut-être juste, mais la Cour de cassation observe que la Chambre d'accusation raisonne à l'envers. Pour la chambre criminelle, l'absence d'intention terroriste ne saurait être exclusivement déduite des faits. L'article 421-1 du code pénal définit en effet le terrorisme par deux éléments cumulatifs.

D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". C'est donc l'intention des auteurs qui doit être appréciée, leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. En termes simples, un attentat raté demeure un acte terroriste, et doit être sanctionné comme tel. Surtout, l'objectif d'intimidation est totalement indépendant du danger pour la population. Peut ainsi être qualifiée de terroriste une action qui aurait pour conséquence de désorganiser complètement un service public, qu'il s'agisse d'une cyber-attaque ou d'une destruction systématique des caténaires du réseau ferré. Dans le cas du groupe de Tarnac, l'intention était loin d'être aussi claire. Il n'est pas établi qu'ils avaient pour intention de semer la terreur, dans la mesure où ils savaient que les conséquences de leur acte ne pouvaient être réellement dangereuses pour la sécurité des personnes. La finalité d'intimidation n'était pas plus évidente, dès lors que rien ne montre qu'ils avaient pour projet de multiplier ce type de sabotage, au point de désorganiser durablement le réseau.

D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes destinées à être utilisées par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 du code pénal. Dans le cas de Tarnac, cette seconde est remplie, et les infractions commises auraient pu être qualifiées de terroriste, si l'élément intentionnel n'avait pas fait défaut.

La décision du 10 janvier 2017 rappelle donc que l'intention terroriste se déduit de l'intention des auteurs de l'acte, de leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. Certains ont déduit de cette décision que la Cour de cassation avait, en quelque sorte, raté le coche, et aurait pu profiter de l'occasion pour donner une définition plus précise du terrorisme. Ce n'est pourtant pas son rôle, et le législateur s'est montré plein de sagesse en faisant de l'article 421-1 c. pén. une sorte de boîte à outils permettant de poursuivre tous les actes liés au terrorisme, y compris ceux qui visent seulement à lui assurer un soutien logistique. Ce n'est donc pas le terrorisme qui doit être défini avec une grande précision mais les infractions pénales qui s'inscrivent dans son cadre. C'est exactement ce que fait la Cour de cassation.