Le
16 décembre 2016, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à l'affaire Morice en ordonnant la cassation sans renvoi de l'arrêt de la Cour d'appel de Rouen rendu le 16 juillet 2008. Elle reconnait ainsi le droit de l'avocat de critiquer l'action judiciaire des juges et en fixe le cadre.
L'affaire Borrel
L'origine de l'affaire remonte à 1995, lorsque le juge Bernard Borrel, conseiller technique auprès du ministre de
la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, est retrouvé mort. Son corps à demi-carbonisé git en contrebas
d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les
autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au
contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, conseillée par Olivier Morice, les autorités
judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès
justifiaient une instruction judiciaire.
En juin 2000, les juges M. et L.L. sont dessaisis après leur refus d'organiser une reconstitution des
faits. Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son
entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo
réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas
été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction.
Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la
juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit
signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action
de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama".
La condamnation pour diffamation
A l'époque, Le Monde fait état des critiques d'Olivier Morice contre les deux juges qui ont omis de verser au dossier la cassette vidéo. L'avocat dénonce alors « un comportement
parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté , et ajoute que le mot manuscrit "démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français". Sur plainte des deux juges mis en cause, l'avocat est condamné pour complicité de diffamation par le tribunal correctionnel de Nanterre qui considère que "la mise en cause professionnelle et morale très
virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le
droit de libre critique légitimement admissible".
Le requérant conteste cette condamnation en s'appuyant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Une longue procédure suit, marquée par deux recours en cassation, le premier décidant la cassation pour vice de procédure, le second rejette le pourvoi et confirme donc la condamnation. La décision du 16 décembre 2016 est donc la troisième, intervenue après une demande de révision introduite par Olivier Morice.
Cette fois, l'Assemblée plénière casse effectivement la condamnation, estimant que les propos tenus par l'avocat dans Le Monde "ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression
d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur
l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple
expression d’une animosité personnelle envers ces derniers". Cette cassation intervient sans renvoi, ce qui signifie que la justice renonce finalement à poursuivre Olivier Morice, après seize années de procédure.
Voutch. Tout se mérite. 2013
La suite de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme
Il est vrai qu'elle n'a pas d'autre choix. L'arrêt du 16 décembre est en effet la conséquence logique d'un arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme le 23 avril 2015. Elle affirme que la condamnation du requérant pour diffamation emporte une violation de l'article
10 de la Convention. D'une façon générale, l'article 10 autorise
l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la
liberté d'expression à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle
réponde à un but légitime et soit "
nécessaire dans une société démocratique". Autrement dit, la Cour estime en l'espèce que l'ingérence dans la liberté d'expression d'Olivier Morice est disproportionnée par rapport au but poursuivi.
Pour la Cour européenne, deux critères sont susceptibles d'être pris en compte pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression de l'avocat.
L'avocat hors du prétoire
Le premier se fonde sur le lieu où le lieu où les propos ont été tenus.
La Cour se montre très tolérante à l'égard des paroles prononcées durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.
Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus
nuancée, ce qui ne l'empêche pas de protéger ceux directement liés à
la défense d'un client, considérant même que cette défense peut aussi se
développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse). En l'espèce, Olivier Morice s'est exprimé dans la presse, mais il faut bien reconnaître que la citation contestée ne visait qu'indirectement la défense de sa cliente et concernait surtout deux juges d'instruction déjà écartés de la procédure. Ce critère est donc écarté d'autant plus facilement par la Cour qu'elle dispose d'un second élément.
Le débat d'intérêt général
La référence à un débat d'intérêt général constitue le second critère justifiant l'intervention de l'avocat. Dans son arrêt
Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010,
la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir
judiciaire relèvent d'un "sujet d'intérêt général", quand bien même
le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient
particulièrement graves, voire hostiles.
La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts
July
et Sarl Libération
du 14 février 2008, puis
Floquet
et Esménard du
10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation
introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette
fois par des journalistes. Dans les deux cas, la Cour a estimé que le débat
sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est
cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet
et Esménard, elle
a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des
propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis.
Dans le cas
July
et Sarl Libération, la
Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la
manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.
En l'espèce, les propos reprochés à Olivier Morice concernent le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le
déroulement de l’affaire Borrel, affaire qui empoisonne le système judiciaire depuis de nombreuses années. A ce titre, ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, "ce qui implique un niveau élevé de protection de la
liberté d’expression".
Des faits précis
Encore faut-il cependant que des faits précis soient invoqués à l'occasion de ce débat. C'est précisément ce que fait Olivier Morice qui, dans Le Monde, s'élève contre le fait qu'un film de la reconstitution du décès du juge Borrel n'ait pas été versé au dossier, et qu'il ait été finalement transmis avec une lettre personnelle mettant en cause la partie civile. Conformément à une dialectique souvent formulée par la Cour, il ne s'agit donc pas d'un jugement de valeur mais d'une déclaration de fait. Dans ce cas, la Cour européenne considère donc que la liberté d'expression de l'avocat doit être protégée.
L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans sa décision du 16 décembre 2016, fait une analyse sensiblement identique. Plutôt que la distinction entre jugement de valeur et déclaration de fait, elle préfère se référer à "l'expression d'une animosité personnelle" que les propos de maître Morice ne contiennent pas. En effet, il se prononce sur un ton mesuré et met en cause, non pas tant des personnes que la manière dont elles ont instruit une affaire. A cet égard, son intervention dans Le Monde doit donc être protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
De cette décision, on ne doit donc pas déduire que l'avocat peut désormais injurier les juges. Au contraire, on doit au contraire retenir que les avocats ne peuvent tenir des propos dépassant le commentaire admissible sans un solide fondement factuel. Les juges sont donc invités à apprécier les propos tenus, non pas tant par le contenu injurieux ou diffamatoire, que par leur contexte, leur médiatisation, la passion suscitée par l'affaire etc. Que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas de conférer à l'avocat une absolue liberté d'expression, mais bien davantage de le considérer comme un citoyen susceptible de participer à un débat sur la justice. Rien de plus, mais rien de moins.
Sur la liberté d'expression : Chap 9 du
manuel de libertés publiques.