« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 17 juin 2016

Vincent Lambert : le juge administratif et les pressions sur les médecins

L'affaire Lambert n'est pas l'un de ces faits divers qui envahit les médias pendant quelques jours ou quelques semaines, avant de tomber dans l'oubli le plus profond. C'est une de ces affaires qui révèlent que l'évolution des libertés publiques ne se réalise pas par un progrès constant et linéaire. Au contraire, l'évolution des libertés est faite d'avancées et de reculs, de revendications et de contestations, de lois votées par une majorité parlementaire et contestées par des groupements minoritaires. 

Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis six ans, est, bien malgré lui, l'incarnation du droit de mourir dans la dignité, droit mis en oeuvre par la loi Léonetti du 22 avril 2005. Onze ans après, alors même qu'une seconde loi Léonetti du 2 février 2016 est venue en est préciser les conditions de mise en oeuvre, ce droit est toujours contesté par les milieux catholiques les plus traditionnels, dont font partie les parents de l'intéressé. 

La décision de la Cour administrative d'appel (CAA) de Nancy intervenue le 16 juin 2016 est le dernier épisode de ce conflit. On sait que la famille Lambert se déchire. Son épouse et une partie de ses proches dont son neveu demandent l'application de la loi Léonetti de 2005, selon laquelle "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". La mère de Vincent Lambert ainsi qu'une soeur et un demi-frère pensent, contre l'avis des médecins, qu'il peut encore guérir et refusent toute idée d'interruption des soins.

On se souvient que, dans un arrêt du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat avait admis la légalité de la décision prise par l'équipe médicale de l'époque de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme avait affirmé que la mise en oeuvre d'une telle décision n'emportait pas de violation de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Les parents de Vincent Lambert ont donc exploré d'autres voies que la voie juridique. Eric Kariger, médecin chef du service de l'hôpital de Reims où était hospitalisé Vincent Lambert a fini par quitter ses fonctions, admettant publiquement qu'il avait fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat. 

Une seconde équipe médicale


Un autre médecin est donc arrivé, le docteur Danièla Simon. S'estimant non liée par la décision de son confrère, elle a repris la procédure à l'origine. On sait que Vincent Lambert est hors d'état d'exprimer sa volonté sur l'éventuel arrêt des soins. Il n'a pas davantage pris la précaution de faire connaître sa volonté par des "directives anticipées" ou par la désignation d'une "personne de confiance", deux possibilités offertes par la loi Léonetti. Dans ce cas, la loi prévoit une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" du patient (art L. 111-4 csp). 

Alors même que la première procédure consultative avait permis de connaître l'opinion de onze membres de la famille, une seconde procédure a été engagée le 7 juillet 2015, pour être aussitôt interrompue, le 23 juillet suivant. Selon le communiqué publié par le CHU, "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" à la poursuite de ces consultations n'étaient plus réunies.

Trois décisions contestées


Les décisions contestées par le neveu de Vincent Lambert sont donc au nombre de trois : 
- la décision du 7 juillet par laquelle le second médecin choisit de ne pas exécuter la décision d'arrêt de soins prise par son prédécesseur ; 
- la seconde décision du 7 juillet par laquelle elle décide de reprendre la procédure consultative ab initio
- la décision du 25 juillet d'interrompre cette procédure consultative sine die.

Devant le tribunal administratif de Châlons en Champagne qui s'est prononcé le 3 octobre 2015, le requérant n'a pas obtenu satisfaction. Il fait donc appel devant la CAA de Nancy qui  distingue clairement entre ces trois décisions. 

L'indépendance professionnelle du médecin


En se fondant sur le principe d'indépendance professionnelle et morale du médecin, la CAA de Nancy admet la légalité des deux premières décisions, c'est-à-dire le choix par le Docteur Simon de ne pas exécuter la décision du docteur Kariger et d'engager une nouvelle procédure consultative.

Aux termes de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Les décisions prises dans l'exercice de son art médical ne peuvent lui être dictées par qui que ce soit. C'est ainsi que, dans un arrêt du 2 octobre 2009, le Conseil d'Etat a rappelé que le directeur d'un centre hospitalier pouvait intervenir en matière de santé publique et, le cas échéant, saisir les autorités ordinales pour demander une sanction disciplinaire à l'encontre d'un praticien. Il ne peut, en revanche, intervenir dans son activité purement médicale. De même, dans une décision du 23 octobre 2013, le Conseil d'Etat affirme que le médecin coordonnateur d'une maison de retraite n'a aucun pouvoir hiérarchique sur les médecins salariés de l'établissement, dès lors que ce lien hiérarchique porterait atteinte à leur indépendance professionnelle.


Hergé. Vol 714 pour Sidney. 1968. Rastapopoulos et le docteur Krollspell.


La reprise de la procédure


L'interruption sine die de la seconde procédure consultative est, quant à elle, déclarée illégale. Observons que les motifs de cette interruption n'ont pas été formulés par le médecin mais par un communiqué du CHU. Il est vrai qu'ils n'ont aucun caractère médical, le texte invoquant des conditions de sécurité et de sérénité non remplies, c'est-à-dire concrètement de nouvelles menaces formulées à l'encontre de l'équipe soignante. 

La CAA Nancy observe que ces motifs sont dépourvus de base légale. Un médecin peut toujours démissionner parce qu'il a fait l'objet de menaces et, dans ce cas, il prend une décision qui lui est personnelle et qui ne porte aucune atteinte à la continuité du service public hospitalier. Ce sera à son successeur d'assumer les responsabilités qui y sont liées. En revanche, l'interruption d'une procédure légale, sine die, porte atteinte à la continuité du service. La CAA fait observer que les motifs invoqués sont dépourvus de base légale, le chef d'un service hospitalier ne pouvant ainsi empêcher durablement l'application de la loi. 

La lecture de la décision impose une réflexion sur sa mise en oeuvre. La décision d'interrompre la procédure consultative prise le 25 juillet 2015 est annulée, ce qui signifie concrètement que le médecin doit la poursuivre et la mener à son terme. Mais le médecin est une personne privée qui ne peut être destinataire d'une injonction d'une juridiction administrative. Par conséquent, la CAA délivre l'injonction au CHU de donner au docteur Simon, ou à tout autre praticien qui serait appelé à lui succéder, les moyens permettant de mener à bien la consultation dans les conditions de sérénité adéquates.

De toute évidence, la CAA n'est pas dupe. Sans reprendre le point de vue du requérant qui affirme que "le docteur Daniela Simon a (...) accepté de jouer un rôle dans un scénario coécrit par le CHU et les parents de Vincent", la CAA n'a pu manquer de s'interroger sur la rapidité avec laquelle la procédure consultative a été interrompue, sans que le médecin se préoccupe de fixer une date à sa reprise. 
Reste que cette tactique risque de ne pas se révéler payante. La nouvelle loi Léonetti du 2 février 2016 a, en effet, été votée, avec l'affaire Lambert en toile de fond. Et elle prend soin d'affirmer, dans son article 2, que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent des traitements qui peuvent être arrêtés", lorsqu'ils s'analysent comme relevant d'une "obstination déraisonnable" au sens de la loi. Autant dire que la nouvelle procédure consultative, que les parents de Vincent Lambert s'efforcent de retarder autant que possible, conduira à une décision prise sur le fondement de la loi nouvelle, et que ce texte a précisément pour objet de permettre à Vincent Lambert et à ceux qui sont malheureusement dans une situation identique d'obtenir le droit de mourir dans la dignité.

mercredi 15 juin 2016

Le délit d'atteinte à la liberté individuelle

Le délit d'atteinte à la liberté individuelle, prévu par l'article 432-4 du code pénal, ne donne pas lieu à une jurisprudence abondante, sans doute parce qu'il n'est pas fréquent. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 24 mai 2016 n'en est que plus intéressant, dès lors que précisément il confirme une condamnation intervenue sur ce fondement.

Un syndicaliste entre deux gendarmes


Le 25 novembre 2010, le Président Nicolas Sarkozy est en visite dans l'Allier, au Mayet-de-Montagne. Le préfet de l'Allier se souvient que son collègue préfet de la Manche avait dû faire ses bagages de manière un peu précipitée, fin janvier 2009, après que le Président en visite à Saint Lo ait reçu divers projectiles provenant de manifestants mécontents. Prudent, le préfet de l'Allier avait donc donné l'ordre aux services de police et de gendarmerie d'éviter tout incident pendant la visite présidentielle.

A la brigade de gendarmerie du Mayet, on a appliqué le mot d'ordre à la lettre, un peu trop. Un syndicaliste de "Sud" avait appelé à une manifestation lors d'une réunion inter-syndicale tenue à Vichy, la veille de la visite présidentielle. Avec d'autres militants hostiles à la réforme des retraites, il envisageait de faire au Président Sarkozy une conduite de Grenoble, au Mayet-de-Montagne. Le lendemain, deux gendarmes, car ils vont toujours par deux, ont interpelé le perturbateur potentiel et l'ont conduit à la brigade. Pendant quatre heures, il a fait l'objet d'une vérification d'identité, a été fouillé, et auditionné à propos d'un collage d'affiches. Ensuite, il a pu quitter la brigade de gendarmerie, après que le Président ait lui-même quitté Mayet-de-Montagne.

Remis de ses émotions, le syndicaliste a porté plainte. Les deux gendarmes auteurs de l'interpellation n'ont pas été mis en examen, car ils ne faisaient qu'exécuter les ordres reçus. En revanche, les donneurs d'ordre, c'est-à-dire le commandant du groupement de gendarmerie de l'Allier ainsi que son adjoint, le capitaine X..., ont été condamnés par le tribunal correctionnel pour atteinte à la liberté individuelle, condamnation confirmée en appel. 

A l'occasion du pourvoi déposé par les deux officiers, la Cour de cassation reprend les critères constitutifs du délit, pour observer qu'ils sont réunis en l'espèce.

Reprenons les termes de l'article 432-4 du code pénal, qui punit "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, agissant dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions ou de sa mission, d'ordonner ou d'accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle"

Il ne fait aucun doute que des officiers de gendarmerie sont "dépositaires de l'autorité publique" et également "chargés d'une mission de service public". La Cour prend soin de préciser qu'ils sont "responsables localement de l'organisation et de la sécurité du déplacement du chef de l'Etat." Ils étaient donc également "dans l'exercice de leurs fonctions", et on rappellera que le syndicaliste a été interpelé par des gendarmes et prié de les suivre dans les locaux de la gendarmerie. 


Monsieur Leguignon, lampiste. Maurice Labro. 1951. Yves Deniaud


Le caractère arbitraire de l'interpellation


Le caractère arbitraire de la mesure est, à dire vrai, attesté par les propos même de l'un des officiers qui a déclaré à l'un de ses subordonnés qu'il s'agissait d'une "interpellation déguisée". La personne appréhendée n'a jamais été mise en garde à vue et la vérification d'identité elle-même était illicite, dès lors qu'elle n'avait pas refusé de se plier à un contrôle d'identité. S'il a été vaguement question de collages d'affiches, les gendarmes n'ont pas mentionné au syndicaliste qu'il était en audition libre et pouvait donc quitter la gendarmerie. Au contraire, différentes pressions ont été réalisées pour l'empêcher de quitter les lieux. 

De ces éléments, la Cour déduit que le caractère arbitraire de la rétention réside dans son absence de fondement légal.

Définition étroite de la liberté individuelle


Reste à s'interroger sur la notion de liberté individuelle à laquelle se réfère l'article 432-4 du code pénal. Pour la Cour de cassation, l'entrave à la liberté individuelle réside essentiellement dans l'atteinte à la liberté de circulation, avec pour conséquence une seconde atteinte à la liberté de manifestation. Cette analyse est en tout point conforme à celle développée par le Conseil constitutionnel à propos de l'article 66 de la Constitution : "Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Pour le Conseil, depuis sa décision du 16 juin 1999, la garantie de la liberté individuelle concerne toutes les mesures d'enfermement, y compris la rétention abusive dans une gendarmerie.

On pourrait souhaiter l'élargissement de cette définition et considérer que la liberté individuelle devrait s'étendre à la vie privée, à la captation des données personnelles. Pour le moment cependant, cette définition étroite est assez proche d'un habeas corpus à l'anglaise. 

A première lecture, la décision de la Cour de cassation donne l'impression d'une protection efficace des libertés publiques. Toute forme de rétention administrative est prohibée et il convient parfois de le rappeler. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt suscite d'autres réflexions, portant cette fois sur les officiers condamnés. Sont-ils réellement les seuls responsables de la mesure prise ? Certes, ils ont fait preuve d'un zèle intempestif, mais les ordres venaient du préfet et, sans doute, des plus hautes autorités de l'Etat. Lorsqu'un Président exige qu'aucun manifestant ne soit visible lors d'une de ses visites, le risque est grand de voir ses directives prises au pied de la lettre, surtout si les fonctionnaires craignent pour leur carrière. Dans toute l'affaire, les gendarmes sont coupables d'une atteinte à la liberté individuelle, mais aussi victimes du management par la peur.

 

lundi 13 juin 2016

La "vidéoprotection" en prison ou l'arrêté Abdeslam

Un arrêté du 9 juin 2016 portant création de traitements de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection de cellules de détention, signé du ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas, est publié au Journal Officiel du 12 juin. Déjà baptisé "arrêté Abdeslam", il a pour objet de permettre la surveillance permanente par vidéo du principal suspect des attentats de Paris. 

La recherche d'un fondement juridique


Cette surveillance a été décidée pour des motifs difficilement contestables, compte tenu de la situation. Il s'agissait d'empêcher toute tentative de suicide de la seule personne en mesure d'éclairer les enquêteurs sur le groupe terroriste à l'origine des attentats et, bien entendu, de prévenir toute tentative d'évasion ou d'action violente au sein de l'établissement pénitentiaire. Il n'empêche que le fondement juridique de la décision était bien incertain.

Le seul texte existant en ce domaine était un arrêté du 23 décembre 2014 signé par Christiane Taubira. Il prévoit la surveillance vidéo des cellules de protection d'urgence, c'est-à-dire celles accueillant des personnes présentant "des risque de passage à l'acte suicidaire imminent ou lors d'une crise aiguë".  Certes, cet arrêté concerne toutes les personnes "placées sous main de justice", qu'elles soient prévenues ou détenues. Mais il a un champ d'application fort étroit, puisqu'il ne s'applique qu'au risque suicidaire, et plus précisément au risque suicidaire "imminent". La surveillance vidéo est donc prévue pour une période très courte, vingt-quatre heures éventuellement renouvelable, en attendant qu'un traitement médical permette d'écarter le risque suicidaire.

Ce texte n'est pas sérieusement applicable à Abdeslam. Le risque qu'il représente pour lui-même est certainement pris en considération mais l'administration pénitentiaire se préoccupe surtout du risque qu'il représente pour les autres, et en particulier pour les fonctionnaires chargés de le surveiller. En outre, il ne s'agit pas d'une surveillance de courte durée destinée à surmonter une crise mais bien d'une mesure de longue durée, décidée en raison de la dangerosité de l'individu.

La délibération de la CNIL


L'arrêté du 9 juin 2016 a donc pour objet de conférer un fondement juridique à une surveillance qui est déjà en vigueur. Il n'en demeure pas moins que ce texte, désormais dans notre ordre juridique, dépasse le seul cas d'Abdeslam. C'est bien comme cela que l'a compris la CNIL qui a été amenée à se prononcer sur l'arrêté par une délibération du 19 mai 2016.

Cette intervention de la CNIL est imposée par la loi du 6 janvier 1978 qui, dans son article 26-I-2°, soumet les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat à une autorisation du ministre compétent, lorsqu'ils intéressent en particulier "l'exécution des condamnations pénales". Cette autorisation est prise après un avis motivé de la CNIL qui est ensuite publié au Journal officiel en même temps que l'arrêté d'autorisation. Observons néanmoins qu'il ne s'agit pas d'un avis conforme, et que le ministre peut donc décider de ne pas le suivre. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, du moins en partie.

L'absence de loi


Sur le fond, la CNIL ne s'oppose pas au recours à la vidéo pour la surveillance des détenus, mais elle met en évidence le caractère quelque peu précipité de l'arrêté. La Commission rappelle que les personnes incarcérées bénéficient, en principe, du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, même si ce droit peut faire l'objet de restrictions plus importantes pour des motifs d'ordre public.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Encore faut-il qu'il réponde à certaines conditions étroitement contrôlées par la Cour européenne.

Le traitement particulier doit d'abord être prévu par la loi. Force est de constater que ce n'est pas vraiment le cas en droit français. Etrangement prises au dépourvu par l'arrivée d'Abdeslam dans une prison française, les autorités ont pris en hâte un arrêté permettant de fonder sa surveillance. N'est-il pas surprenant que le législateur ne se soit jamais penché sur la question, alors même que l'on a vu se multiplier les lois antiterroristes ? 
 
La CNIL fait observer l'insuffisance des dispositions de l'article D. 265 du code de procédure pénale. Elles se bornent à conférer au directeur de l'établissement pénitentiaire une mission générale "d'application des instructions relatives au maintien de l'ordre et de la sécurité". La CNIL ne s'en satisfait pas comme fondement de l'arrêté de 2016. Elle relève que, pour le moment, aucune disposition législative n'autorise le placement d'un détenu sous surveillance vidéo.

Cette absence de fondement législatif explique largement l'absence de droit au recours contre ce placement sous surveillance. Or, la Cour européenne, dans une décision du 17 novembre 2015 Bamouhammad c. Belgique, a estimé que les transferts très fréquents d'un détenu psychologiquement fragile l'avaient privé de son droit à un recours effectif. L'arrêté du 9 juin 2016 ne prévoit pas de recours, mais affirme cependant que la décision de surveillance vidéo est prise à l'issue d'une procédure contradictoire durant laquelle le détenu peut être assisté par son avocat.
 
En dépit de ces éléments, le droit français ne repose sur aucun fondement législatif et ne prévoit pas de réel droit au recours. L'évaluation du caractère proportionné de la mesure de surveillance concernant Abdeslam ne se heurte pas aux mêmes difficultés.

Le caractère proportionné de la mesure

 

La seconde condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme réside dans le caractère proportionné de la mesure prise par rapport à ses finalités. Sur ce point, la Cour européenne exerce un contrôle approfondi. Il ne fait guère de doute que la surveillance vidéo d'Abdeslam serait considérée comme proportionnée. Dans son arrêt du 4 juillet 2006 Ramirez Sanchez c. France, la Cour a ainsi considéré que le placement en isolement du terroriste Carlos était une mesure proportionnée à la menace qu'il représente pour l'ordre public et au risque d'une éventuelle évasion. Reprenant à son compte les préconisations du Comité européen pour la prévention de la torture, la Cour a cependant considéré qu'une telle mesure doit faire l'objet d'un réexamen périodique, afin de s'assurer qu'elle est toujours justifiée et ne porte pas une atteinte trop lourde à la santé physique et mentale de l'intéressé.

L'arrêt du 9 juin 2016 prévoit un réexamen tous les trois mois, dès lors que l'autorisation de surveillance vidéo ne saurait dépasser cette durée. Une nouvelle décision doit alors intervenir et s'accompagner d'une motivation explicite, c'est-à-dire analysant les raisons de fait et de droit qui la justifient.

En dépit de ces précautions dont la Commission prend acte, sa délibération ressemble fort à une mise en garde des autorités françaises. Il est évident qu'aux yeux de la CNIL, l'arrêté du 9 juin 2016 ferait pâle figure s'il était contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Le retour de la vidéosurveillance


C'est d'autant plus vrai que la CNIL fait observer, non sans perfidie, que la notion sur laquelle s'appuie l'arrêté est particulièrement incertaine. Il évoque en effet la "vidéoprotection" des cellules de détention, formule étrange si l'on considère qu'il s'agit surtout de surveiller les détenus. Cette formulation est le pur produit de la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). Largement inspiré des idées d'Alain Bauer, ce texte transforme la terminologie employée : la "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit de vendre et d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. S'estimant, à tort, lié par la formulation employée par la loi, l'arrêté du 9 juin 2016 en vient à répandre la "vidéoprotection" dans les cellules des détenus.

La CNIL fait observer que le droit positif, en particulier  l'article L. 251-1 du code de la sécurité intérieure (CSI), n'utilise le terme de vidéoprotection que pour désigner les systèmes de caméras installés sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Or, la cellule d'un détenu n'est pas ouverte au public et la CNIL demande logiquement que le texte de l'arrêté fasse référence à la "vidéosurveillance". Elle n'a pas été entendue sur ce point.

Ce seul exemple suffit à montrer les limites d'un texte élaboré en quelques jours pour répondre à une situation d'urgence. Seule importait l'arrivée d'Abdeslam dans les prisons françaises et il convenait de prendre des mesures d'exception pour garder ce prisonnier hors-normes. Il n'en demeure pas moins que l'arrêté du 9 juin 2016 est un texte à portée générale. Pour éviter le ridicule d'une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, il est urgent de demander au parlement de voter une loi sur le régime de vidéosurveillance concernant les détenus particulièrement dangereux. Qui oserait voter contre ?

vendredi 10 juin 2016

La banalisation de la déchéance de nationalité

Dans cinq décisions du 8 juin 2016, le Conseil d'Etat rejette les recours contre des décrets de déchéance de nationalité pris à l'encontre de personnes condamnées pour des infractions liées au terrorisme. A dire vrai, ce quintuple rejet était attendu, dans la mesure où le juge des référés de ce même juridiction, avait écarté, le 20 novembre 2015, les demandes de suspension portant sur les mêmes décisions, estimant qu'aucun des moyens développés ne faisait naître un "doute sérieux" sur leur légalité.

Le fondement juridique


Certains pensent peut-être que la déchéance de nationalité n'a pas pénétré dans notre ordre juridique, puisque la révision constitutionnelle qui la mentionnait n'a pas prospéré.

Ils se trompent, car la déchéance de nationalité existe dans notre système juridique depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10 août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix. Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée dans notre système juridique, avec quelques évolutions finalement modestes.

Aujourd'hui, elle peut être prononcée pour différents motifs mentionnés dans l'article 25 du code civil. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut être décidée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient jamais été jugées pour de tels faits. L'essentiel des cas de déchéance concernent cependant des personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation pénale, soit pour un crime ou un délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation (trahison, violation du secret de la défense nationale..), ou une atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne exerçant une fonction publique, soit enfin - et c'est le cas dans les cinq affaires jugées par le Conseil d'Etat - pour une infraction liée au terrorisme. Rappelons que la constitutionnalité de ce dernier fondement a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans une décision Ahmed S. rendue sur QPC le 24 janvier 2015.


En l'espèce, les cinq requérants ont tous été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme (article 421-2-1 du code pénal). Des peines de six à huit ans de prison leur ont infligées pour le soutien qu'ils ont apporté au « groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation « Salafiya Jihadia » , responsable des attentats de Casablanca au Maroc, en mai 2003. 


Adam et Eve chassés du Paradis. Domenico Zampieri dit Le Dominiquin. 1626



Le contrôle de proportionnalité


Les faits remontent donc à treize ans, et les avocats des plaignants n'ont pas manqué d'invoquer le fait que leurs clients avaient changé depuis leur folle jeunesse. Ils estiment donc que la mesure prise porte une atteinte disproportionnée à la fois par rapport à la menace que les intéressés représentent aujourd'hui et par rapport à leur droit au respect de leur vie privée.

Le Conseil d'Etat ne traite pas l'argument avec légèreté. Il exerce un contrôle de proportionnalité non seulement au regard des faits qui ont motivé la condamnation des intéressés mais aussi au regard de leur comportement ultérieur, pendant et après leur peine. Il note certes la gravité des infractions commises, les intéressés ayant travaillé dans des sociétés commerciales soutenant l'activité du GICM, hébergé clandestinement certains de ses membres, et obtenu pour eux des passeports de manière frauduleuses. Mais il observe aussi, sans élaborer davantage et dans une formule cinq fois identique, que "le comportement ultérieur de l’intéressé ne permet pas de remettre en cause" cette appréciation. 

On doit déduire que le juge administratif n'exclut pas, dans certaines hypothèses, de considérer comme disproportionnée une déchéance prononcée à l'écart d'une personne qui, à l'issue de sa peine, aurait fait preuve d'une réinsertion complète dans la société française. Il laisse donc la porte ouverte à l'examen global de la situation personnelles de l'intéressé, englobant l'ensemble de ses activités et l'évolution de son comportement dans la citoyenneté française. 

Ces cinq décisions offrent ainsi au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer l'intensité de son contrôle sur la déchéance de nationalité. En même temps, elles témoignent d'une certaine banalisation de cette procédure, dont le fondement juridique est désormais incontestable. A contrario, ces arrêts mettent en lumière l'incroyable stérilité du débat sur la déchéance de nationalité qui a dominé la procédure de révision sur l'état d'urgence. Il s'est en effet entièrement concentré sur une procédure qui existait déjà, et qui, après l'abandon du projet de révision, existe toujours. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que les règles gouvernant la nationalité relèvent des compétences régaliennes de l'Etat, qu'il s'agisse de l'attribution de la nationalité ou de sa perte. La nationalité peut en effet être définie comme un lien d'allégeance à l'Etat, auquel on ne peut renoncer et que seul l'Etat peut décider de couper.




lundi 6 juin 2016

Contrôle parlementaire de l'Etat d'urgence : compte-rendu des auditions

La Commission des lois de l'Assemblée nationale a mis en ligne, le 1er juin 2016, le compte-rendu des auditions effectuées dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Certains pourront s'étonner qu'une telle publication intervienne dès maintenant, alors que l'état d'urgence a été prorogé jusqu'au 25 juillet. Cette situation est liée à une contrainte de calendrier, imposée par le caractère très particulier du contrôle parlementaire organisé en matière d'état d'urgence.

Une procédure inédite


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Pour assurer sa mise en oeuvre, l'Assemblée s'est appuyée sur une disposition demeurée largement inappliquée jusqu'à aujourd'hui. L'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires permet de doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires. Cette possibilité n'est cependant offerte que "pour une durée n'excédant pas six mois". Ces prérogatives prennent donc fin le 4 juin, et c'est la raison pour laquelle ce document est publié aujourd'hui.

Au demeurant, ce rapport ne saurait s'analyser comme un  bilan définitif de l'état d'urgence. Concrètement, il prend la forme d'une succession d'auditions qui s'échelonnent de janvier à mars 2016, c'est-à-dire juste après la seconde prorogation, et avant la troisième intervenue avec la loi du 20 mai 2016. Il doit donc être considéré comme une sorte d'état des lieux, qui n'interdit évidemment pas des évolutions postérieures. Ces auditions constituent une source de première main pour connaître la mise en oeuvre de l'état d'urgence d'autant que, dans une volonté de transparence, l'Assemblée publie l'ensemble des transcriptions, telles qu'elles se sont déroulées pendant toute la période d'activité de la Commission, y compris celles qui ont eu lieu à huis-clos.

La lecture de ces pièces permet tout d'abord d'apprécier l'importance quantitative des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence.

Les perquisitions

 

Le domaine le plus important est celui des perquisitions administratives,  3449 de novembre 2015 à mars 2016, soit une moyenne de 862 par mois. Christine Lazerges, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme note cependant, lors de son audition, un certain essoufflement de cette procédure, puisque on en dénombre seulement une centaine dans le dernier mois, de février à mars 2016. Le chiffre n'est donc pas aussi énorme que certains l'avaient affirmé.

Les chiffres indiquent aussi que, contrairement à ce qui a parfois été dit, ces perquisitions n'ont pas été inutiles. Elles ont donné lieu à 530 procédures judiciaires, l'essentiel pour détentions d'armes (199) et infractions liées aux stupéfiants (183), les autres pour séjour irrégulier, outrage etc. En tout, une vingtaine de procédures judiciaires ont été engagées pour des infractions directement liées au terrorisme. On peut ainsi considérer qu'une perquisition sur sept a conduit à la constatation d'une infraction.

Le faible nombre des recours contres ces perquisitions, seulement deux enregistrés pendant la période étudiée, peut en revanche surprendre. Gwenaëlle Calvès l'attribue à "la mauvaise connaissance des voies d'accès à la juridiction administrative". L'analyse n'est guère convaincante si l'on considère que les mesures d'assignation à résidence ont été bien davantage contestées, ce qui montre que les requérants savent trouver le juge administratif lorsqu'ils en ont besoin.

Observons d'abord que les délais d'éventuels recours indemnitaires pour les dommages éventuellement causés par ces perquisitions sont toujours ouverts. Observons ensuite qu'une perquisition administrative qui donne lieu à des saisies et/ou à la constatation d'une infraction a pour effet immédiat de transformer la procédure. Elle devient alors judiciaire et se déroule dans les conditions du droit commun. Autrement dit : les personnes perquisitionnées n'ont pas fait de recours lorsque les autorités n'ont rien trouvé à leur reprocher. En revanche, celles qui ont été poursuivies ont ensuite usé normalement des droits de la défense devant le juge judiciaire.

Les assignations à résidence


De novembre 2015 à mars 2016, on recense 470 assignations à résidence, soit 117 par mois. La encore, le mouvement est en décroissance, car elles étaient à peine une centaine dans le dernier mois étudié.

Bernard Stirn, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, livre, quant à lui, des chiffres mentionnant 53 recours pour 390 assignations à résidence, les statistiques s'arrêtant un peu plus tôt. C'est évidemment loin d'être négligeable, et l'on sait que le juge des référés a exercé un plein contrôle de proportionnalité sur ces mesures. On constate au passage que les assignations à résidence prononcées lors de la COP 21 se sont révélées fort peu nombreuses, contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On apprend en effet que si 24 assignations ont été décidées, seulement 8 ont pu être notifiées, tout simplement parce que les intéressés, habitant dans des squats, n'étaient pas localisables.

Sur un plan plus général, l'audition des membres des juridictions administratives se révèle fort instructive.

 Tout ça pour ça. Claude Lelouch. 1993


Un renforcement du contradictoire


Elle révèle d'abord un renforcement du contradictoire, qui pourrait servir d'exemple à d'autres contentieux. Dans plusieurs décisions du 11 décembre 2015, le Conseil d'Etat a ainsi rappelé qu'en matière d'assignation à résidence, il existe une présomption d'urgence, de sorte que le juge des référés doit impérativement tenir une audience permettant d'évaluer la pertinence des moyens développés au fond. Dès lors, cette audience s'est généralisée, conduisant parfois le juge administratif à mettre en évidence l'insuffisance ou la légèreté des informations détenues par les forces de police.

De la même manière, l'utilisation des "notes blanches" par les services de renseignement a suscité un développement du principe du contradictoire. Pour apprécier une assignation à résidence, le juge des référés apprécie si la mesure porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale". L'audience lui permet de discuter des motifs de l'assignation invoqués par l'administration et de juger si "il existe des raisons de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". En langage clair, le juge regarde si l'assignation est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Certains commentateurs, sans doute peu informés du droit administratif, se sont inquiétés d'un système juridique qui repose sur une présomption. En effet, les "notes blanches" sont présumées comporter des éléments justifiant l'assignation, sauf si l'instruction et l'audience montrent le contraire. Certes, mais on doit observer que l'ensemble du contentieux administratif repose sur une présomption de légalité des actes de la puissance publique, dès lors qu'il appartient au requérant de saisir le juge et de trouver des éléments à l'appui de l'illégalité de la décision. ll était juste temps de s'apercevoir que le droit administratif a aussi, et peut-être surtout, pour objet de protéger l'administration.

La puissance du Conseil d'Etat


Dans le cas de l'état d'urgence, le compte rendu des auditions témoigne aussi de la puissance du Conseil d'Etat. Elle apparaît dans la forme, avec la leçon de droit que le vice-président du Conseil d'Etat inflige aux parlementaires de la Commission des lois. Restant dans la sphère des grands principes, il laisse finalement à Bernard Stirn le soin d'entrer dans les détails. Elle apparaît aussi dans les relations entre le Conseil d'Etat et les tribunaux administratifs. Les membres des TA ont ainsi trouvé sur Juradinfo, outil d'information commun à l'ensemble des juridictions administratives, toutes les décisions déjà rendues sur l'état d'urgence, en 2005 et 2006, accompagnées d'une "petite note de commentaire". Le Conseil d'Etat choisit ensuite de mettre sur Juradinfo les décisions "qui présentent un intérêt", c'est-à-dire celles qui doivent guider la jurisprudence des tribunaux administratifs. L'outil permet évidemment au Conseil d'Etat de contrôler la jurisprudence en amont, réduisant ainsi le risque que tel ou tel tribunal adopte une jurisprudence de combat qui serait différente de celle voulue par la Haute Juridiction.

Tout ça pour ça...


Tout ça pour ça... La lecture de ces auditions laisse l'impression d'un énorme fossé entre les critiques qui se sont élevées contre l'état d'urgence et la réalité de sa mise en oeuvre. Un petit nombre de décisions attentatoires aux libertés, un juge administratif qui remplit effectivement sa mission de contrôle, un reflux naturel du nombre d'assignations à résidence et de perquisitions après quelques mois de pratique. Tous ces éléments cadrent mal avec la dictature qui nous a été décrite. Ils montrent aussi, et heureusement, que l'état d'urgence s'essouffle, dès lors que le fameux coup de pied dans la fourmilière terroriste a été donné. Il appartiendra au parlement de tirer les conséquences législatives de cette situation.
 

jeudi 2 juin 2016

Insémination post mortem : le débat est ouvert

Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat fait injonction à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP) et à l'Agence de la biomédecine d'exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Le Conseil d'Etat énonce-t-il pour autant un principe générale d'autorisation de l'insémination post mortem ? Certainement pas, et le juge prend soin, au contraire, d'affirmer le caractère exceptionnel de cette affaire, caractère exceptionnel qui justifie une décision tout aussi exceptionnelle. 

Affaire très particulière dans les faits qui l'on suscitée tout d'abord. Les journaux se sont largement fait l'écho du cas de cette jeune femme espagnole,  Mariana G.T., vivant à Paris, où son mari italien, Nicola, est décédé d'un cancer en juillet 2016, à l'âge de trente ans. Les médecins conseillent généralement aux patients risquant de devenir stériles en raison du traitement par chimiothérapie de prendre la précaution de congeler leur sperme. Une fois guéris, ils peuvent ensuite mener à bien un projet parental, grâce à une simple insémination artificielle. C'est précisément ce qui avait été fait, et le sperme avait été congelé à l'hôpital Tenon, à Paris. Mais Nicola a malheureusement succombé à la maladie. Mariana, de retour dans son pays natal, demande donc l'exportation des gamètes de son époux. 

Sa demande est adressée à l'Agence de biomédecine, seule autorité compétentes, aux termes de l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique (csp) pour autoriser l'importation ou l'exportation de gamètes du corps humain. Se voyant opposer un refus, elle s'adresse au Conseil d'Etat  qui lui donne satisfaction "eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire".  

L'analyse du Conseil d'Etat estime que, dans les circonstances de l'affaire, la décision n'est pas conforme à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Il s'agit très concrètement d'écarter la loi française qui fait obstacle à l'insémination post mortem.  L'article L 2141-2 du code de la santé publique réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater que Mariana ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article ajoute d'ailleurs que "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

Pour écarter ce texte dans le seul cas particulier de Mariana G.T.,  le Conseil d'Etat procède en deux temps, exerçant un contrôle abstrait avant de se livrer à une appréciation concrète de la situation de la requérante. 

Le droit français conforté par le juge


Il commence par affirmer que le droit français, en tant que tel, est parfaitement conforme à l'article 8 de la Convention européenne. Le Conseil d'Etat s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en matière d'éthique, laisse aux Etats une large marge d'appréciation. La seule exception à ce principe se trouve dans l'existence d'un consensus constaté au sein des Etats membres, mais ce consensus est rare. C'est ainsi que, dans son arrêt Oliari et autres c. Italie du 21 juillet 2015, la Cour a constaté son absence dans le cas du mariage des couples de même sexe, licite dans certains Etats, illicite dans d'autres. Elle en a déduit que le droit interne des Etats demeurait libre, du moins pour le moment, de consacrer ou non ce type d'union. Dans l'affaire Parillo c. Italie du 27 août 2015, elle en a fait de même à propos du don d'embryons à des fins de recherche, pratique reconnue par certains Etats seulement.

Dans le cas de l'insémination post-mortem, les systèmes juridiques sont aussi partagés. La France la refuse clairement comme l'Italie, pays d'origine de Nicola. En revanche, l'Espagne, pays d'origine de Mariana et pays où elle est retournée vivre auprès de sa famille, l'autorise dans un délai de douze mois après le décès du mari. En l'espèce l'insémination doit donc intervenir, au regard du droit espagnol, avant le 6 juillet 2016. Cette situation conduit d'ailleurs le juge à reconnaître la condition d'urgence exigée en matière de référé (art. L 521-2 du code de la justice administrative).

Quoi qu'il en soit, aucun consensus européen ne peut être constaté en ce domaine, et le juge français en déduit que notre interne est parfaitement fondé à interdire l'insémination post-mortem. Le Conseil d'Etat est ainsi conduit à conforter le droit français, pourtant très rigoureux.

La Périchole. Offenbach. Il grandira..

Résoudre un cas particulier


Reste le cas particulier de Mariana qui justifie, aux yeux du Conseil d'Etat, une appréciation concrète de la situation. En l'espèce, le juge considère que l'application stricte de la loi française porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Pour parvenir à cette fin, il se livre à un examen détaillé de l'affaire. Il constate ainsi l'existence d'un véritable projet parental entre Mariana et Nicola.  

Sans que l'on puisse invoquer, dans ce domaines, de dispositions réellement testamentaires, la volonté  de Nicola que son épouse puisse bénéficier d'une insémination post mortem est clairement établie. Il y avait formellement consenti, précisant que l'insémination pourrait être effectuée en Espagne si les tentatives réalisées en France de son vivant se révélaient infructueuses. Seul l'état de santé de Nicola l'a empêché, comme il en avait l'intention, de procéder à un second dépôt de gamètes en Espagne. La volonté de Mariana n'est pas moins avérée, et le Conseil d'Etat note sa bonne foi. Il note ainsi que son retour en Espagne n'avait pas pour objet de trouver un système juridique plus favorable à son projet, mais tout simplement de rejoindre sa famille.

De cette situation de fait, le Conseil d'Etat déduit que ce projet parental mûrement réfléchi doit effectivement être protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ordonne en conséquence à l'agence de biomédecine d'exporter les gamètes de Nicola dans un établissement de santé espagnol pour que Marianna puisse bénéficier de cette insémination.

Ouvrir le débat public


Le Conseil d'Etat affirme lui-même clare et intente que sa décision est une décision d'espèce et qu'il n'entend pas remettre en cause le droit français. Certes, mais il offre tout de même une échappatoire, un instrument juridique permettant d'écarter la loi française, lorsqu'elle a des conséquences trop rigoureuses. On peut y voir la volonté de faire prévaloir la justice sur le droit, et peut-être déceler une toute nouvelle influence de John Rawls sur la jurisprudence du Conseil d'Etat. 

La porte est désormais ouverte à l'appréciation d'autres cas particuliers. Un jour ou l'autre, une Française va solliciter une insémination post mortem. En cas de refus, elle dénoncera la discrimination dont elle est victime par rapport à une ressortissante espagnole à laquelle on a accordé l'exportation des gamètes de son mari décédé. 

De manière plus générale, le Conseil d'Etat aurait pu s'appuyer sur le droit international privé, et considérer que la démarche de la requérante visait uniquement à mettre en oeuvre le droit espagnol. En refusant cette solution de facilité et en faisant clairement prévaloir la Convention européenne sur la loi française, il ouvre le débat public sur l'insémination post mortem.