« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 1 mars 2016

L'image d'Ilan Halimi devant la CEDH : le poids des mots, le choc des photos

Dans un arrêt du 25 février 2016 Société de Conception de Presse et d'Edition c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estime que les juges français n'ont pas porté atteinte à la liberté de l'information en ordonnant l'occultation, par le magazine Choc, d'une photographie d'Ilan Halimi, prise durant sa séquestration, en janvier 2006. 

Ce cliché, envoyé à sa famille avec une demande de rançon, montre les traces des tortures que ses ravisseurs lui ont fait subir durant vingt-quatre jours, avant de l'abandonner mourant près d'une voie ferrée. Publié dans Choc trois années après les faits, il illustre un long article sur l'affaire, au moment précis de l'ouverture du procès de ceux qui ont été appelés le Gang des barbares, dirigé par Youssouf Fofana.

Saisis en référé par la famille d'Ilan Halimi, les juges français ont ordonné l'occultation de la photo, sans interdire l'article qu'elle illustrait. A leurs yeux, une telle publication n'est pas justifiée par les nécessités de l'information. Elle est, au contraire, attentatoire à la dignité humaine, porte atteinte au respect dû aux morts et à la vie privée des proches d'Ilan Halimi.

Après avoir épuisé les voies de recours interne, la société éditrice de Choc saisit la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que les juges français ont porté atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La revendication même peut sembler choquante, mais force est de constater que la société requérante n'est pas dépourvue de moyens juridiques. Elle s'appuie en effet sur une conception européenne de la liberté de l'information apparemment plus protectrice que celle développée par le droit français.

Principe de dignité et atteinte à la vie privée


En droit français, la protection de l'image d'une personne décédée repose sur deux éléments. D'une part, l'article 226-6 du code pénal autorise les ayants-droit ou les héritiers à porter plainte pour l'atteinte portée à leur vie privée. D'autre part, une action peut être engagée sur le fondement de l'article 16 du code civil qui énonce que "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci (...)". La jurisprudence a imposé une interprétation constructive de ces dispositions. Dans une décision du 20 décembre 2000 rendue à propos de la publication de photos d'un préfet assassiné, la Cour de cassation déclare en effet que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 

Dans sa décision du 25 février 2016, la Cour européenne affirme que le droit français est conforme à l'article 10 de la Convention européenne. 

Une ingérence prévue par la loi et un but légitime


Il n'est pas contesté, dans cette décision, que la décision des juges français emporte une ingérence dans la liberté de l'information. Mais la l'article 10 affirme qu'une telle ingérence peut être licite si elle "prévue par la loi", si elle "poursuit un but légitime" et si elle est "nécessaire dans une société démocratique", trois conditions cumulatives.

Les deux premiers éléments ne posent aucune problème. L'ingérence est prévue par la loi, dans la mesure où le code civil français protège à la fois la vie privée dans son article 9 et la dignité de la personne dans son article 16. Le but légitime est également une évidence, car les juges français ont interdit la publication de la photo dans le but de protéger la vie privée de la famille d'Ilan Halimi. 


Affiche. Mai 1968.

La nécessité dans une société démocratique


La nécessité de l'ingérence dans une société démocratique suscite davantage l'intérêt. Pour l'apprécier, la Cour met en balance le droit au respect de la vie privée d'un côté, et le droit à la liberté de l'information de l'autre. Un certain nombre de critères sont alors mis en oeuvre, qui sont issus d'une jurisprudence constante, et que la Cour a tout récemment rappelés dans son arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi c. France

Certains sont absolument identiques à ceux développés par les juges français. Tel est le cas du critère tiré de la notoriété de la personne. La protection de l'image est plus importante pour les personnes privées que pour les personnes publiques, en particulier lorsque ces dernières sont photographiées dans un contexte public. En l'espèce, la Cour fait une distinction très nette entre l'article et la photographie. Elle estime que l'image peut véhiculer des informations très personnelles, voire intimes. Dans un arrêt Mgn Limited c. Royaume-Uni du 18 janvier 2011, elle considère ainsi que relève de la liberté de l'information un article du Daily Mirror révélant la toxicomanie d'un célèbre mannequin. En revanche, elle considère que la publication d'une photo la montrant devant les Narcotics Anonymous a porté une atteinte disproportionnée à sa vie privée. Elle lui a infligé une souffrance inutile, dès lors que l'information utile figurait déjà dans l'article.

Observons que dans l'affaire Mgn Limited, la photo avait été prise à l'insu de l'intéressée. Le mode d'obtention du cliché constitue ainsi le second critère permettant à la Cour d'évaluer la nécessité de l'ingérence dans la liberté de l'information. En l'espèce, la photo d'Ilan Halimi n'a pas été prise à son insu, mais par ses tortionnaires eux-mêmes, ce qui est bien pire. En effet, elle n'avait pas vocation à être publiée. Dans un premier temps, elle a été envoyée à la famille, à l'appui de la demande de rançon. Ensuite, après l'arrestation du Gang des barbares, elle a été versée au dossier et est donc devenue une pièce à conviction de nature judiciaire. 

Le troisième critère commun avec le droit français réside dans la manière de traiter une information touchant à la vie privée d'une personne, dans l'appréciation de la douleur infligée à ses proches et de son impact auprès des lecteurs. Comme les juges français, la Cour estime que la photographie, en montrant le visage blessé d'Ilan Halimi et en suggérant ainsi les tortures qui lui ont été infligées, porte atteinte au principe de dignité ainsi qu'au sentiment d'affliction de sa famille. D'une manière générale, elle sanctionne ainsi l'absence de "prudence et de précaution" des journalistes qui n'ont pas mesuré les conséquences d'une telle publication sur les proches de la victime.

Le débat d'intérêt général


Reste à étudier le dernier critère utilisé par la Cour européenne pour évaluer l'équilibre entre la liberté de l'information et le droit au respect de la vie privée. Il repose sur l'appréciation du débat d'intérêt national, débat qui peut justifier, aux yeux de la Cour, une atteinte, parfois très importante, à la vie privée des personnes.

Dans son arrêt von Hannover II du 7 février 2012, la Cour affirme ainsi que la photographie du prince Reinier de Monaco, affaibli par la maladie, relève de ce débat d'intérêt général. Cette notion permet ainsi de faire prévaloir la liberté de l'information alors même que le cliché a été pris dans un lieu privé, à l'insu de l'intéressé, et que la famille y voit une atteinte à sa vie privée. De même, et la famille Grimaldi n'a décidément pas de chance, la Cour juge, dans son arrêt Couderc de novembre 2015, que la publication en 2005, dans le Daily Mail et dans Paris-Match, des révélations d'une femme mentionnant que le père de son fils est le prince Albert est justifiée par un débat d'ordre général. Pour la Cour, l'absence de descendance connue du prince, à l'époque de l'article,  est un sujet de débat que l'existence d'un enfant est de nature à nourrir.

De cette jurisprudence, on pouvait déduire une conception absolutiste de la liberté de l'information, finalement assez proche de celle développée par les juges américains dans leur interprétation du Premier Amendement. Les tabloïds semblaient bénéficier d'une sorte d'impunité, tout et n'importe quoi pouvant désormais relever du débat d'intérêt général. En venant préciser la jurisprudence Mgn Limited de 2011, l'arrêt du 25 février 2016 pose désormais des limites à cette conception extensive de la liberté de l'information. Si l'on peut tout dire, ou presque, on ne peut pas tout montrer. Le poids des mots, le choc des photos, le célèbre slogan ne croyait pas si bien dire.



dimanche 28 février 2016

Evacuation de la zone sud de la Jungle de Calais

Le 26 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rendu une décision refusant de suspendre en urgence la décision d'évacuation de la zone sud de la Jungle de Calais.

Rappelons que la Jungle, puisque cette dénomination est désormais acquise, est apparue après la fermeture du centre de Sangatte, en septembre 2002. Les migrants, dont l'objectif demeure d'atteindre le territoire britannique, se sont alors installés une dizaine de kilomètres plus loin, sur le site de La Lande, à Calais. Durant l'année 2015, leur population a connu un accroissement considérable, passant d'environ 3000 à 6000 personnes. La partie nord comporte un centre d'accueil et d'hébergement, mais l'afflux des migrants a entrainé l'occupation de la partie sud, dans un habitat précaire particulièrement insalubre. 

Le 19 février, la préfète du Pas de Calais a pris un arrêté décidant l'évacuation de toutes personnes et de tous biens situés dans la zone sud du camp. C'est précisément cet arrêté qui est l'objet de la demande de suspension en urgence, par un recours déposé par les migrants eux-mêmes, encadrés par neuf associations aussi bien locales que nationales. Cette suspension, conformément à l'article 521-1 du code de la justice administrative, ne peut être obtenue que si un recours en annulation a été déposé sur le fond (ce qui a probablement été fait), et si deux conditions sont réunies. La condition d'urgence est évidemment remplie, dès lors que l'arrêté préfectoral laisse aux migrants un délai d'une semaine pour quitter la zone. La condition de fond se révèle plus délicate, dès lors que les requérants doivent faire état d'un "moyen propre à créer un doute sérieux" sur la légalité de cet arrêté.

Ils n'y sont pas parvenus, sauf dans le cas très particulier du démantèlement de certains équipements collectifs. La décision du juge des référés, précédée d'une visite sur les lieux et très soigneusement motivée, ne se borne pas à rejeter le recours de manière globale. Elle envisage au contraire un certain nombre de cas particuliers avant d'écarter la demande de suspension à l'issue d'un contrôle de proportionnalité dont le moindre détail est exprimé dans le jugement.

Les mineurs isolés


Le cas particulier des 326 mineurs isolés présents sur le site est largement évoqué. On observe à ce propos que le juge reprend le chiffre donné par l'association France terre d'asile. Elle rappelle la visite du Défenseur des enfants, rattaché au Défenseur des droits, qui a déclaré le 22 février que ces enfants peuvent être pris en charge dans le centre d'accueil des familles de la zone nord. Dans cette même visite, le Défenseur des enfants déplorait le manque de visibilité des procédures existantes et demandait la création d'un dispositif immédiat de recensement de ces mineurs et de prise en charge sur le site.

Le juge des référés, quant à lui, apprécie la proportionnalité de la mesure d'évacuation des mineurs de la zone sud par rapport à l'article 3 al. 1 de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, disposition qui affirme que toute décision concernant un enfant doit être prise avec comme "considération primordiale" son intérêt supérieur. Dans le cas présent, le juge des référés reprend les conclusions formulées par le Défenseur des enfants sur l'insuffisance de la prise en charge de ces mineurs isolés. Mais il ajoute,  avec un certain bon sens, que leur maintien dans une zone sud particulièrement insalubre n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'assurer une meilleure prise en charge. L'évacuation des mineurs est donc une mesure proportionnée à leur intérêt supérieur.

Mineur isolé dans la jungle. Walt Disney. Le Livre de la Jungle. 1967.




Le cas des "lieux de vie"


Le second cas particulier est celui, non plus des personnes, mais des "lieux de vie" qui, peu à peu, ont été installés. La formule est intéressante, car elle permet de ne pas évoquer le statut juridique de constructions construites par les migrants ou, le plus souvent, par des associations humanitaires. Mais pour illégales qu'elles soient, ces constructions présentent un caractère pérenne et offrent un certain nombre de services indispensables : bibliothèque, école, lieux de culte, espaces réservés aux femmes et aux mineurs, théâtre etc. Le juge des référés mentionne que lors de sa visite sur place, elle a pu constater que ces espaces sont "soigneusement aménagés et qu'ils répondent (...) à un besoin réel des exilés". 

Dès lors, il apparaît que la destruction de ces "lieux de vie" est disproportionnée, dès lors que leur maintien ne porte pas atteinte à l'objectif général de sécurité publique. Le juge des référés en déduit d'autant plus volontiers l'existence d'un doute sérieux sur la légalité d'une telle destruction que la préfète du Pas-de-Calais a admis que ces équipements ne seraient pas détruits mais utilisés au profit des migrants de la zone nord. C'est le seul point sur lequel les requérants obtiennent satisfaction.

 

Contrôle de proportionnalité

 

Le juge exerce ensuite son contrôle de proportionnalité sur la décision d'évacuation des migrants majeurs et des familles, c'est-à-dire sur ce qui constitue l'essentiel de l'arrêté préfectoral. Sur ce point, la décision du juge des référés montre à quel point le contrôle de proportionnalité repose sur l'appréciation des faits. 

Les requérants invoquent tout d'abord une atteinte aux articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants et l'article 8 garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Que l'on ne s'y trompe pas. Les requérants affirment, sérieusement, que l'évacuation des migrants d'un bidonville insalubre constitue un traitement inhumain et dégradant, ainsi qu'une atteinte à leur vie privée et familiale.

Le juge des référés leur répond que c'est plutôt leur maintien dans la Jungle qui constitue un traitement dégradant et une atteinte à la vie privée et familiale. De manière extrêmement détaillée, il décrit la situation de cette Jungle, en procédant en deux temps. 
Il commence par une comparaison entre la zone sud et la zone nord. La première, seule concernée par l'arrêté d'évacuation, se caractérise par des "abris précaires". A l'exception de quelques bennes à ordures et de quelques latrines, elle ne dispose d'aucun aménagement. La seconde, la zone nord, se caractérise au contraire par une série d'aménagements, dont une structure hospitalière et un système de distribution de repas. Surtout, le juge fait observer que l'on dénombre 140 places disponibles sur les 200 que compte le centre réservé aux femmes et aux enfants ainsi que 405 autres places disponibles sur le territoire national. 

Ensuite, le juge insiste sur les problèmes spécifiques de la zone sud, dans laquelle l'ordre public n'est pas assuré. C'est vrai pour les migrants eux-mêmes dont la sécurité n'est pas garantie, dès lors qu'aucun chemin n'est tracé pour permettre l'accès des véhicules de secours. C'est vrai aussi pour les riverains dont il n'est pas contesté qu'ils sont victimes de "dégradations de leurs biens". A cela s'ajoute, et il s'agit sans doute d'une discrète allusion à l'état d'urgence, qu'il est "impossible de mobiliser plus de forces de police" pour sécuriser la zone. Une manière élégante de dire qu'elles ont mieux à faire.

Compte tenu de toutes ces considérations, le juge des référés estime donc que la décision d'évacuation est proportionnée aux objectifs d'ordre public poursuivis. 

Une bataille juridique perdue n'est qu'un élément dans un combat médiatique beaucoup plus large. Les requérants ont déjà annoncé un recours en cassation, qui leur est ouvert dans un délai de quinze jour. Les chances de succès seront modestes, car le juge des référés a rendu une décision qui n'offre que peu de prise à la critique juridique. Il ne fait aucun doute que son déplacement sur place et la motivation extrêmement élaborée de la décision sont autant d'éléments destinés à verrouiller la décision, le recours en cassation étant évidemment prévisible. Il reste donc à attendre la décision du Conseil d'Etat. 

jeudi 25 février 2016

"Salafistes" devant le juge des référés

Le 18 février 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu la décision du ministre de la Culture, alors Fleur Pellerin, accordant un visa d'exploitation au film documentaire Salafistes. Ce visa était assorti d’une interdiction de représentation aux moins de dix-huit ans.

Le film réalisé par François Margolin et Lemine Ould Salem a suscité bien des débats. Certains le considèrent comme un documentaire "précieux" car il montre la réalité du discours salafiste et de la terreur répandue au Nord Mali et en Mauritanie à l'époque du tournage, en 2012. D'autres y voient une certaine complaisance dans la mesure où le récit comme les images sont contrôlés par les Djihadistes eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, la société Margo, productrice du film et peu satisfaite que sa diffusion soit interdite aux moins de dix-huit ans, demande au juge administratif l'annulation de ce visa. En même temps, elle s'adresse au juge des référés du tribunal administratif pour obtenir la suspension de cette décision, et elle l'obtient. S'appuyant sur l'article 521-1 du code de la justice administrative (cja), le juge des référés apprécie l'urgence de la demande et estime qu'il existe un "doute sérieux" sur la légalité de la décision.

L'urgence


La condition d'urgence imposée par l'action en référé est remplie. Interdit aux moins de dix-huit ans, le film n'a été programmé que dans quatre salles de Paris au lieu des vingt-cinq prévues initialement. Il ne peut, en outre, être diffusé sur les chaînes de télévision ni utilisé à des fins pédagogiques. La mesure prise compromet donc sa carrière commerciale. Selon une jurisprudence constante, la condition d'urgence doit être regardée comme remplie lorsque la décision dont la suspension est demande porte un préjudice grave et immédiat à un intérêt public ou à la situation du requérant. En l'espèce, c'est bien la situation du requérant qui est en cause, la société Mango faisant valoir que l'échec financier du film met en péril son existence même.

Le visa d'exploitation


Rappelons que le visa d'exploitation d'un film s'analyse comme une autorisation administrative de mise sur le marché. Le cinéma s'analyse en effet comme une police administrative organisée selon un régime d'autorisation préalable. La Cour européenne admet la conformité d'un tel régime à la Convention européenne des droits de l'homme, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996. L'Etat est donc parfaitement fondé à exercer un contrôle préalable, visant à s'assurer que le film ne porte pas une atteinte excessive à l'ordre public.

Sur le plan de la procédure, le visa d'exploitation est attribué par le ministre de la culture, après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre six propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste des oeuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion.

Dans le cas de Salafistes, l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans repose sur l'article 211-1 du code du cinéma et de l'image animée (ccia). Il affirme que le visa peut être refusé ou interdit aux mineurs "pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine. En l'espèce, il s'agit, dans une finalité préventive qui est la définition même de la police administrative, d'empêcher que soit commise l'infraction prévue par l'article 227-24 du code pénal (c. pén.). Elle punit en effet d'une peine de trois ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende la diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'un message "à caractère violent, incitant au terrorisme, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine", lorsqu'il est susceptible d'être vu par un mineur. La référence au terrorisme a d'ailleurs été introduite spécifiquement dans cette disposition par l'article 7 de la loi du 13 novembre 2014.

Le juge administratif exerce, en matière de police du cinéma comme en matière de police administrative générale, un contrôle maximum. Le juge des référés du tribunal administratif se pose donc la question suivante :  Salafistes présente-t-il des scènes d'une telle violence qu'elles justifient l'interdiction aux moins de dix-huit ans ? La réponse n'est pas si simple, car la jurisprudence est ce domaine est quelque peu byzantine.

Salafistes. Lemine Ould M. Salem et François Margolin. 2015

Il y a violence... et violence


Nul ne conteste que Salafistes contient des scènes d'une extrême violence. Violence des images tout d'abord, telles que l'amputation d'un voleur ou la descente d'une police islamiste sur un marché. Violence des propos aussi, avec des intervenants qui affirment que la femme est un être inférieur ou que Charlie Hebdo a eu ce qu'il méritait...

La violence n'est cependant pas, en soi, une cause de restriction au visa autorisant un film. Le juge administratif se livre en effet à une analyse de cette violence. Dans le contentieux suscité par le film Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d'appel de Paris, dans son arrêt du 3 juillet 2013, avait ainsi considéré qu'une interdiction aux moins de seize ans était suffisante. A ses yeux, le film était certes très violent, mais cette violence lui semblait décalée, teintée d'humour, dans une démarche "volontairement grandguignolesque". Le Conseil d'Etat, peut-être moins sensible à cette forme d'humour, a estimé, le 1er juin 2015 "que le film comporte de nombreuses de scènes de très grande violence, filmées avec réalisme et montrant notamment des actes répétés de torture et de barbarie, susceptibles de heurter la sensibilité des mineurs". Il annule donc le visa portant interdiction aux moins de seize ans, contraignant le ministre à prendre un nouveau visa et à porter l'interdiction aux moins de dix-huit ans.

D'une manière générale, le Conseil d'Etat se montre sévère lorsque la violence n'est pas mise à distance par la narration, au point que l'on peut considérer qu'il existe une forme d'incitation à cette violence. Dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, il constate ainsi que l'oeuvre est "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduit que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge observe en outre, de manière sans doute un peu plus subjective, qu'aucune scène ne dénonce les violences faites aux femmes. Il décide par conséquent l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans et le classement comme oeuvre pornographique.

Dans le cas de Salafistes, le tribunal administratif constate que, précisément, la violence est mise à distance par les auteurs du film, et qu'il permet donc de "prendre le recul nécessaire" face aux images et propos qui y sont représentés. C'est ainsi que le film est précédé d'un avertissement accompagné d'une formule de Guy Debord sur la dénonciation de la violence par sa représentation même. Par ailleurs, même s'ils sont très minoritaires, certains témoignages diffusés dans le film se montrent critiques à l'encontre des Salafistes. Le juge des référés en déduit que le film incite, non pas à la violence, mais à une réflexion sur la violence. Il suspend donc le visa accordé et l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans.

Rien que de très conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat, si ce n'est que le dispositif de la décision peut surprendre. En effet, il suspend le visa d'exploitation dans la mesure où il est assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans "et non aux seuls mineurs de seize ans". Le seul problème est que le juge des référés est compétent pour suspendre une décision, pas pour en prendre une autre. S'il est vrai que la conséquence logique de sa décision est l'interdiction aux moins de seize ans, c'est n'est pas au juge de l'affirmer. La procédure doit simplement être reprise, et  le ministre devra prendre cette décision, après avis de la Commission de classification. On imagine mal cependant le nouveau ministre faire appel au motif que le juge des référés lui dicte une décision que, de toute manière, elle doit prendre.



dimanche 21 février 2016

Etat d'urgence : première déclaration d'inconstitutionnalité

Le 19 février 2016, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur deux nouvelles questions prioritaires de constitutionnalité portant sur l'état d'urgence. Après l'assignation à résidence jugée conforme à la Constitution le 22 décembre 2015, c'est au tour de la police des réunions et des perquisitions d'être soumises au contrôle du Conseil constitutionnel par la voie de deux QPC déposées par la Ligue des droits de l'homme.

La police des réunions et manifestations


La décision portant sur la police des réunions ne suscite guère de surprise. L'association requérante conteste la conformité à la Constitution de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 qui permet au ministre de l'intérieur d'ordonner la fermeture de salles de spectacles, de restaurants ou d'interdire les réunions de toute nature, y compris les manifestations. De telles mesures ne peuvent intervenir que dans les zones dans lesquelles l'état d'urgence est déclaré. 

Le Conseil constate, et c'est une évidence, que de telles restrictions affectent des libertés fondamentales. La liberté de manifestation trouve ainsi son fondement dans le "droit d'expression collective des idées et des opinions" garanti par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, principe posé dans la décision du 18 janvier 1995.  La liberté de réunion, quant à elle, a été qualifiée de "liberté fondamentale" par le Conseil d'Etat, par exemple dans l'ordonnance rendue par le juge des référés le 19 août 2002. 

Aucune de ces libertés n'est absolue et elle s'exercent dans le cadre des lois qui les réglementent. Il appartient alors au Conseil constitutionnel de vérifier que l'article 8 de la loi relative à l'état d'urgence opère une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression collective des idées et des opinions et la l'objectif d'ordre public qui a également valeur constitutionnelle.

Dans ce but, le Conseil examine soigneusement les conditions dans lesquelles il peut être porté à ces libertés. Il note le caractère exceptionnel d'une telle restriction, sa durée limitée d'autant plus limitée dans le temps que la prorogation de l'état d'urgence suscite nécessairement l'intervention d'une nouvelle décision administrative d'interdiction de réunion. Il observe enfin que le Conseil d'Etat exerce un contrôle sur la nécessité et la proportionnalité de la mesure par rapport à la finalité d'ordre public qu'elle poursuit. On rappellera que c'est précisément à propos de la fermeture administrative d'un restaurant qu'est intervenue la première décision du juge des référés du Conseil d'Etat, suspendant une mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence, le 6 janvier 2016.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le Conseil constitutionnel déclare finalement que l'article 8 de la loi de 1955 réalise " une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre le droit d'expression collective des idées et des opinions et l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public"

Les perquisitions

 

La seconde décision, portant cette fois sur les perquisitions administratives, reprend exactement les motifs développés dans la première. C'est maintenant l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 qui est en cause, et le Conseil estime que les mesures de perquisition et de visites domiciliaires autorisées par l'état d'urgence demeurent entourées de garanties substantielles : limitation territoriale au cadre géographique de l'état d'urgence, présence d'un officier de police judiciaire, condition de proportionnalité etc.. Au regard de tous ces éléments, le Conseil a donc considéré que les perquisitions, en soi, ne portaient pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. 

Deux éléments doivent cependant être relevés dans cette décision, deux éléments qui témoignent de la volonté du Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle réel sur l'état d'urgence et son organisation matérielle.

Plus belle la vie. Episode 1634 : "Perquisition et trahison"

Le droit au recours


Le premier réside dans la réponse apportée au moyen invoquant une atteinte au droit à un recours effectif. L'association requérante s'appuyait en effet sur l'article 66 de la Constitution pour affirmer que l'absence d'intervention du juge judiciaire conduisait, dans le cas précis des perquisitions, à un déni de justice. En effet, la saisine du juge des référés de la juridiction administrative ne présente aucun intérêt, puisque la condition d'urgence fait nécessairement défaut : la perquisition a, par hypothèse, déjà eu lieu au moment où le juge administratif peut être saisi. Celui-ci n'intervient donc qu'a posteriori, et la procédure de référé-liberté est dépourvue d'efficacité.

Le Conseil constitutionnel estime cependant que le droit au recours existe, dès lors que la victime d'une perquisition abusive peut toujours engager la responsabilité de l'Etat, a posteriori, pour obtenir réparation du dommage qui lui a été causé. 

La saisie de matériel informatique


Le second point intéressant est constitué par la première déclaration d'inconstitutionnalité, déclaration certes très partielle. Elle porte sur le 3è alinéa de l'article 11 de la loi de 1955 qui permet à l'autorité administrative de copier les données conservées sur les systèmes informatiques présents sur les lieux de la perquisition. Sur ce point, la loi s'inspire de l'article 57-1 du code de procédure pénale qui autorise la collecte de preuves électroniques par les officiers de police judiciaire chargés de la perquisition.

Sans doute, mais le problème est que la perquisition de l'état d'urgence n'est pas une perquisition de police judiciaire, mais qu'elle s'inscrit dans le cadre préventif de la police administrative.  Rappelons en effet qu'une saisie intervenant sur les lieux d'une perquisition administrative a pour conséquence immédiate de la transformer en perquisition judiciaire. C'est d'ailleurs pour cette raison que la loi de 1955 modifiée le 20 novembre 2015 exige la présence sur les lieux d'un officier de police judiciaire ainsi que l'information du Procureur.

Aux yeux du ministère de l'intérieur, la "copie" de données n'est pas assimilable à une saisie et n'a donc pas pour effet de modifier la nature de la perquisition. Cette distinction byzantine entre la "copie" et la "saisie", distinction peu en rapport avec la réalité des nouvelles technologies, est écartée par le Conseil constitutionnel. 

Ce refus ne repose cependant pas sur l'article 66 de la Constitution mais bien davantage sur l'absence de garanties offertes à la personne perquisitionnée. Sur ce point, le juge constitutionnel est manifestement inspiré par l'avis donné par le Conseil d'Etat lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre 2015. Agissant comme conseil du gouvernement, il avait alors affirmé que "dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées", notamment en ce qui concerne la restitution des biens saisis. Dans le cas de la saisie de données, le refus du Conseil constitutionnel repose donc sur l'absence de garanties. Il note ainsi que la saisie pouvait être effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle pouvait s'étendre à des données personnelles également sans lien avec cette menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage, demeurait dans l'opacité. 

La possibilité de saisie administrative de donnée n'est donc pas prohibée, mais elle doit être encadrée par la loi. Le Conseil constitutionnel fait ainsi preuve d'un grand pragmatisme, invitant finalemnt le législateur à se pencher de nouveau sur la question. D'une manière générale, cette annulation extrêmement partielle offre au Conseil constitutionnel l'occasion d'affirmer son contrôle et de se présenter comme le gardien des libertés, sans toucher le moins de monde au dispositif de l'état d'urgence. Les multiples recours de la Ligue des droits de l'homme jouent ainsi un rôle non négligeable de "faire-valoir" du contrôle de constitutionnalité.





mercredi 17 février 2016

Conseil constitutionnel : la carpe et le lapin

A chaque nomination au Conseil constitutionnel est reposée, de manière récurrente, la question de l'indépendance de cette institution. Aujourd'hui, c'est la nomination de Laurent Fabius comme Président du Conseil constitutionnel qui suscite le débat. Ses compétences juridiques ne sont pas contestée, mais il n'en est pas de même de sa volonté de cumuler ses fonctions avec la Présidence de la COP, c'est-à-dire de la Conférence des Parties à la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique. 

Certes, l'intéressé s'est ensuite rapidement rétracté, après une offensive éclair de Ségolène Royal. Elle a estimé qu'il fallait "clarifier les règles du jeu",  et obtenu que l'intitulé de son portefeuille de ministre de l'environnement préciser qu'elle est aussi "chargée des relations internationales sur le climat". La presse ne voit dans l'évènement qu'une épreuve de force politique et Marianne affirme  que "Ségolène Royal a fini par avoir la peau de Laurent Fabius". L'aspect juridique de la question n'est même pas évoqué.

Une "fonction personnelle" ?


Quels étaient les arguments de Laurent Fabius à l'appui de sa revendication ? Reprenons son propos : « Je conserve mon poste de président de la COP. C’est une fonction personnelle, bénévole, sans incidence ni contradiction avec l’activité gouvernementale, puisque j’ai été élu par les parties [les 195 pays impliqués dans les négociations sur le réchauffement climatique] et que je ne représente pas la France. » L'ancien ministre des affaires étrangères se place donc sur le seul terrain du droit international et de son élection par les Etats qui participent à la COP. Observons cependant qu'il n'a élu qu'à l'occasion de la Conférence de Paris (COP 21), dans la mesure où il était le ministre des affaires étrangères de la puissance invitante. Ce n'est donc pas Laurent Fabius qui présidait la COP, mais le ministre français. On est  bien loin de la  "fonction personnelle" évoquée par le ministre, comme s'il voulait privatiser une fonction publique.



La question posée est celle des contraintes pesant sur les membres du Conseil constitutionnel, sachant que le président de cette institution ne dispose, sur ce plan, d'aucun privilège particulier.

Les incompatibilités


Laurent Fabius invoque l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Dans son article 4, elle affirme que l'exercice des fonctions de membre du Conseil est "incompatible avec toute fonction publique et toute activité professionnelle ou salariée". Ce principe est ensuite décliné, et il est précisé qu'un membre du Conseil ne peut pas être aussi membre du gouvernement, du parlement, du Conseil économique, social et environnement, ou encore Défenseur des droits. Pour Laurent Fabius,  la fonction de président de la COP n'est pas une "fonction publique", dans la mesure où elle est "bénévole". La question mérite d'être discutée, car cette présidence entre dans les fonctions du ministre des affaires étrangères qui accueille la COP. Elle est donc liée à la qualité de membre du gouvernement et n'a donc rien de bénévole. 
L'article 1er du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel impose à ses membres de "s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leur fonctions" (art. 1er). Certes, la présidence de la COP n'a rien d'indigne. En revanche, personne ne peut affirmer qu'il n'existe aucun risque d'atteinte à l'indépendance des fonctions d'un membre du Conseil constitutionnel. En effet, la COP constitue un espace de négociation dans lequel de multiples intérêts sont en cause, intérêts des Etats, mais aussi des ONG ou des entreprises actives dans le domaine de l'environnement. Les lobbies de toutes sortes y sont omniprésents. Dans de telles conditions, peut-on sérieusement imaginer qu'un jour le Président du Conseil constitutionnel soit appelé à statuer sur la constitutionnalité d'une loi relative à l'exploitation des gaz de schiste ou encourageant les énergies non renouvelables ? Le soupçon de conflit d'intérêts ne pourra alors manquer d'apparaître, quand bien même il ne s'agirait que des soupçons.

L'obligation de réserve

 

Le régime juridique de l'obligation de réserve imposée aux membres du Conseil constitue également un obstacle de taille au cumul envisagé par Laurent Fabius. L'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Mais comment pourrait-on savoir que tel ou tel sujet évoqué par le Président de la COP ne donnera pas lieu ensuite à une QPC ? L'élargissement constant du contentieux constitutionnel rend très contraignante cette obligation de réserve, empêchant concrètement le cumul.

Le Conseil constitutionnel ne doit pas seulement être indépendant et impartial, il doit aussi avoir l'apparence de l'indépendance et de l'impartialité. Une nouvelle fois, la question de sa composition et de son mode de désignation est posée. Dans une institution dont les anciens Présidents de la République sont membres de droit, où les nominations reposant de plus en plus souvent sur la proximité politique ou le remerciement pour services rendus, il n'est guère surprenant que l'ancien ministre des affaires étrangères ait pu envisager le cumul. Une telle revendication témoigne, avant tout, de la crise de la composition de l'institution. Espérons que le Président du Conseil constitutionnel aura désormais à coeur de garantir son indépendance et son impartialité.


lundi 15 février 2016

Le Conseil d'Etat écarte Digital Rights

Dans un arrêt du 12 février 2016, le Conseil d'Etat rejette le recours déposé par différentes associations dont French Data Network et La Quadrature du net, et dirigé contre le décret du 24 décembre 2014. Relatif à l'accès administratif aux données de connexion, ce texte applique la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013.

Dans un article 20 qui avait suscité beaucoup de débats en son temps, ce texte autorise l'accès des services de renseignement aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques", c'est à dire aux identifiants de connexion, à la localisation des équipements utilisés, ou encore à la liste des numéros appelés et appelant, la date et la durée des communications. Cet accès doit reposer notamment sur les impératifs de la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité.

Légalité externe : faiblesse des moyens


Les moyens invoqués à l'appui du recours sont d'un intérêt variable, et même très variable si l'on considère que les associations requérantes, représentées par Maître Spinosi, n'ont pas hésité à invoquer la non conformité du décret à une circulaire du 17 février 2011 dont l'objet est d'organiser le travail gouvernemental. On comprend que le Conseil d'Etat n'ait pas prêté beaucoup d'attention à cette conception particulièrement innovante de la hiérarchie des normes.

Est également écarté, avec la même rapidité, le moyen reposant sur l'absence de notification à la Commission européenne du projet de décret. La directive du 22 juin 1998 n'impose une telle procédure qu'aux textes comportant des règles techniques, notamment celles relatives aux produits industriels ou agricoles. 

Seuls les moyens de légalité offrent donc un intérêt réel. Encore sont-ils limités dans leur étendue, car les requérants ne pouvaient sérieusement invoquer une atteinte à une liberté constitutionnellement garantie. Le Conseil constitutionnel a déjà affirmé, en effet, dans une décision du 24 juillet 2015 rendue sur QPC, la constitutionnalité de l'article 20 de la loi de programmation militaire.

L'absence de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme


Ne pouvant invoquer l'inconstitutionnalité, les associations requérantes se tournent vers la violation des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le premier garantit le droit au respect de la vie privée sous toutes ses facettes, le second consacre plus spécifiquement la protection des données.

Le Conseil d'Etat applique alors un contrôle maximum classique. Il observe ainsi que le décret de 2014 n'autorise l'accès aux données que pour des motifs limitativement énumérés, qu'il prévoit leur conservation par les fournisseurs d'accès pendant une année repose sur des règles précises et contraignantes et que seuls peuvent y accéder des agents spécifiquement habilités à cette fin. Enfin, le juge note que les services peuvent conserver ces données, sur un fichier géré par les services du Premier ministre, durant une période pouvant aller jusqu'à trois années. Cette conservation comme les demandes d'accès sont placées sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) et du juge administratif. Après avoir soigneusement énuméré tous ces éléments, le Conseil d'Etat en déduit donc que le décret de 2014 n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles.



L'arrêt Digital Rights écarté par le Conseil d'Etat


Doit-on déduire de tout cela que la décision du Conseil d'Etat n'est jamais que l'un des ces nombreux arrêts qui écartent un recours perdu d'avance ? Tout de même pas, car il faut bien reconnaître que le Conseil d'Etat aurait pu demander à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'apprécier la conformité du décret de 2014 à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Le Conseil d'Etat écarte donc, mais c'est son droit le plus strict, l'arrêt Digital Rights Ireland Ltd rendu par la CJUE le 8 avril 2014.  Sur question préjudicielle posée par les juridictions suprêmes irlandaise et autrichienne, elle déclare  "invalide"  la directive du 15 mars 2006 sur la rétention des données qui obligeait les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d'accès à internet (FAI) à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". La finalité de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité était utilisée comme justification à des programmes de conservation des données de l'ensemble d'une population.

La Cour de justice observe que, en raison du caractère massif de la collecte, les données ainsi conservées sont susceptibles de donner des informations précises sur les habitudes de vie d'une personne, ses lieux de séjour et ses déplacements, ses activités et ses relations à l'étranger. La Cour consacre ainsi la spécificité de cette notion de surveillance de masse, définie comme permettant à la fois le repérage permanent et le profilage d'une personne.

Aux yeux des associations requérantes, le Conseil d'Etat aurait dû annuler le décret de 2014 au motif qu'il imposait une surveillance de masse en violation avec la jurisprudence Digital Rights, ou, au moins, poser une question préjudicielle à la CJUE pour qu'elle apprécie sa conformité au droit de l'Union européenne. Le Conseil d'Etat a refusé l'une et l'autre option.

Force est de constater qu'il en avait parfaitement le droit. Le renvoi en interprétation est en effet une faculté offerte aux juridictions nationales. Il est vrai que, dans son rapport sur les libertés numériques, publié fin 2014, la section du rapport et des études du Conseil d'Etat affirmait que la jurisprudence Digital Rights pose "la question de la conformité au droit de l'Union européenne des législations nationales, telles que la législation française, qui prévoient une telle obligation de conservation générale des données de connexion". Mais nul n'ignore que les travaux de la section du rapport ne sont dotés d'aucune puissance juridique et qu'ils n'ont d'ailleurs que peu d'influence sur les décisions du Conseil d'Etat statuant au contentieux.

De ce refus de poser une question préjudicielle, il convient sans doute de déduire que le Conseil d'Etat demeure attaché au principe selon lequel l'activité des services de renseignement relève naturellement de la souveraineté de l'Etat. Ce n'est donc pas à une juridiction européenne de se prononcer sur de telles questions, surtout lorsque le législateur a déjà défini l'encadrement des pratiques de ces services. C'est, en tout cas, le message que le Conseil d'Etat envoie par cet arrêt.