La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu,
le 20 octobre 2015, une décision qu'elle n'a pas fait figurer parmi les "
derniers arrêts mis en ligne", ceux sur lesquels elle attire l'attention des lecteurs de la
page d'accueil de son site. La décision porte pourtant sur la question fortement débattue de l'appel au boycott, que la Cour refuse de rattacher à la liberté d'expression.
En 2009 et 2010, des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ont participé à différentes actions appelant au boycott des produits israéliens pour protester contre l'occupation des territoires palestiniens et les atteintes aux droits de l'homme commises dans ces mêmes territoires. Parmi ces actions, des interventions dans des supermarchés alsaciens, destinées à sensibiliser à cette cause les consommateurs. Ces militants ont été poursuivis pour "
provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de
personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie,
une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l
'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ils ont chacun été condamnés à 1000 € d'amende avec sursis, condamnation confirmée par la Cour d'appel de Colmar le 27 novembre 2013.
Devant la Cour de cassation, ils invoquent l'atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Le refus de faire prévaloir la liberté d'expression
En l'espèce, la Cour refuse de faire prévaloir la liberté d'expression. Elle affirme que l'action visait à discriminer les produits venant d'Israël, incitant à les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". Aux yeux de la Cour, l'appel au boycott est "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël". L'élément matériel de l'infraction est donc établi.
A la lecture de ce raisonnement, on se réjouit qu'une telle jurisprudence n'ait pas été en vigueur à une époque où le boycott contre l'Afrique du Sud était un moyen de lutte contre l'Apartheid. Surtout, la formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Dans un premier temps, la Chambre criminelle affirme que les producteurs visés appartiennent à une "nation déterminée", avant de préciser que sont victimes de cette provocation à la discrimination tous ceux qui "sont installés en Israël". La formulation laisse penser que les entrepreneurs "installés" en Israël appartiennent nécessairement à cette "nation", ce qui est loin d'être évident.
Quoi qu'il en soit, la Chambre criminelle reprend une jurisprudence constante, formulée exactement dans les mêmes termes dans un
arrêt du 22 mai 2012, pour des faits identiques. D'autres décisions pourraient être citées, et on se prend à penser que les militants favorables au boycott d'Israël sont systématiquement poursuivis.
Les circulaires successives
C'est effectivement le cas. Une circulaire signée du ministre de la Justice, à l'époque madame Alliot-Marie, enjoignait déjà, en février 2010, aux procureurs de poursuivre systématiquement les appels au boycott de l'Etat d'Israël. Cette circulaire a ensuite été reprise dans un autre texte, signé cette fois de Michel Mercier le 15 mai 2012, soit deux jours avant qu'il ne quitte ses fonctions. Depuis l'alternance, force est de constater que Madame Taubira n'a pas abrogé ou modifié ces circulaires. Différentes
analyses juridiques ont pourtant montré que leur légalité est loin d'être certaine.
On observe d'abord qu'elles ne portent pas sur la mise en oeuvre d'un délit qui serait constitué par des appels au boycott d'Etats dont la politique est critiquée. Elles ne visent que le boycott visant les produits en provenance d'Israël, les autres Etats ne faisant l'objet d'aucune circulaire spécifique. La date de la première est d'ailleurs fort intéressante, puisqu'elle intervient après l'opération militaire israélienne "Plomb durci" qui a fait plus de 1300 victimes dans la population palestinienne. Cette circulaire n'emporte-t-elle pas une rupture d'égalité devant la loi en visant expressément les militants hostiles à la politique de l'Etat d'Israël vis à vis des territoires palestiniens ?
Par ailleurs, la légalité de cette circulaire pose un autre problème. Comment en effet peut-on considérer comme illicite une action qui n'a d'autre objet que permettre au consommateur d'assumer un choix licite ? Entre deux produits, un israélien et un en provenance d'un autre pays, l'acheteur est toujours libre d'acheter le second. En quoi ce choix peut-il être qualifié de discriminatoire ? Et sans discrimination, il n'y a évidemment pas de provocation à la discrimination.
Ce doute sur la légalité de ces circulaires est certainement à l'origine d'une véritable opposition des juges du fond. Alors même que la jurisprudence de la Cour de cassation était déjà fixée, et parfaitement conforme aux prescriptions des différentes circulaires, le tribunal de Pontoise, le 20 décembre 2013, a ainsi prononcé la relaxe de militants appelant au boycott de produits israéliens par des actions dans les supermarchés, situation identique à celle de l'arrêt du 20 octobre 2015.
Il est vrai que ces circulaires expliquent que des poursuites soient systématiquement diligentées à l'encontre des militants appelant au boycott à l'égard des produits en provenance d'Israël. Elles ne permettent pas de fonder la décision de la Chambre criminelle. Pour apprécier si les condamnations pour provocation à la discrimination sont conformes à l'article 10 de la Convention européenne, elle s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
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Au pays des Charlie. Martin Handford. Où est Charlie ? 2011. |
La Cour européenne et l'appel au boycott
Nul ne conteste que la condamnation emporte une "ingérence" dans la liberté d'expression des militants concernés. Une telle ingérence peut cependant être justifiée si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un ou plusieurs "buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".
Dans son arrêt du 16 juillet 2009 Willem c. France, la Cour européenne s'est prononcée sur une situation proche, mais pas tout à fait identique. Le maire de Séclin avait en effet été poursuivi et condamné sur le même fondement, pour avoir déclaré en conseil municipal le boycott par sa commune des produits en provenance d'Israël, en particulier les jus de fruit. L'élu fut condamné à 1000 € d'amende, condamnation confirmée par le Cour de cassation en 2004.
La Cour européenne considère que l'ingérence dans la liberté d'expression du maire est "prévue par la loi", en l'occurrence l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Le "but légitime" existe également à ses yeux, dès lors qu'il s'agit de protéger les droits d'autrui, en l'espèce les producteurs israéliens.
La "nécessité" de l'ingérence est plus délicate. En effet, la Cour observe qu'un homme politique, même local, doit bénéficier d'une liberté d'expression plus étendue, principe déjà énoncé dans l'arrêt Mamère c.France du 7 novembre 2006. Il représente en effet ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Pour toutes ces raisons, "on ne saurait restreindre le discours politique sans raison impérieuse". En l'espèce pourtant, la Cour européenne considère, comme les tribunaux français, que l'élu n'a pas été condamné pour ses opinions, mais pour une provocation à un acte discriminatoire.
De la part d'une juridiction qui défend une conception très large de la liberté d'expression, une telle affirmation peut surprendre. La Cour européenne n'a t elle pas affirmé, à de nombreuses reprises, que l'article 10 de la Convention, celui-là même
qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les
dessins qui "
heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH,
25 juillet 2001, Perna c. Italie) ? Selon la jurisprudence de la Cour, on aurait donc le droit de traiter le Premier ministre israélien de criminel de guerre, mais pas d'appeler au boycott.
Rien ne dit cependant que la jurisprudence Willem serait maintenue dans le cas d'un requérant qui ne serait pas un élu local. En effet, la Cour européenne prend bien soin d'affirmer "qu’en sa qualité de maire, le requérant avait des
devoirs et des responsabilités. Il se doit, notamment, de conserver une
certaine neutralité et dispose d’un devoir de réserve dans ses actes
lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu’il représente
dans son ensemble. A cet égard, un maire gère les fonds publics de la
commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique
discriminatoire". La précision est importante, car le maire n'a pas seulement fait un appel au boycott. Il a aussi annoncé des mesures de boycott engageant le budget de sa commune. Les militants associatifs qui distribuent des tracts dans les supermarchés ne violent aucune obligation de réserve et n'engagent en aucun cas les finances publiques. Il ne reste donc qu'à espérer que le requérant fera un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Au-delà de l'analyse juridique, l'arrêt de la Chambre criminelle suscite évidemment un certain malaise. Il y a quelques mois, en janvier 2015, des millions de Français, des chefs d'Etats, et même le Premier ministre israélien, défilaient en criant "Je suis Charlie". Il s'agissait alors d'affirmer la puissance de la liberté d'expression, y compris l'expression la plus provocatrice, face à ceux qui voulaient la faire disparaître. Aujourd'hui, on voit la juridiction suprême de l'ordre judiciaire considérer que l'appel au boycott ne relève pas de la liberté d'expression. Où est Charlie ?