« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 août 2015

Tarnac ou l'introuvable définition du terrorisme

En novembre 2008, neuf militants se réclamant de la mouvance anarchiste sont arrêtés dans une ferme de Tarnac. On leur reproche d'avoir saboté cinq lignes TGV avec des crochets métalliques. On ne déplora aucune victime, mais des dégâts matériels sur le trains et surtout une complète désorganisation du trafic. Pour ces faits, les intéressés sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Après plus de six années d'instruction, le juge d'instruction a pris, le 8 août 2015, une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de l'ensemble des accusés, quatre pour des délits mineurs, et quatre pour association de malfaiteurs, cette fois sans lien avec une entreprise terroriste. Le parquet a décidé de faire appel, estimant, quant à lui, que la qualification de terrorisme doit être maintenue. 

Il n'est pas question de se prononcer sur un dossier complexe dont les éléments demeurent couverts par le secret de l'instruction. Seuls quelques éléments affleurent dans une presse généralement militante. Pour les journaux de droite, les membres du groupe de Tarnac sont des terroristes dangereux, mais pas trop (n'oublions pas qu'un brin d'anarchisme dans les familles bourgeoises est souvent bien porté). Pour les journaux de gauche, ce sont des jeunes gens innocents qui ne font que s'amuser la nuit le long des voies ferrées. 
  
Parmi les éléments portés à la connaissance du public, on se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. A l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était évidemment fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie. 

Aujourd'hui, après six années de procédure, l'affaire du "groupe de Tarnac" permet surtout de mettre en évidence la difficulté que rencontre le droit pour définir la notion même de terrorisme. 

L'absence de définition universelle


Observons d'emblée qu'il n'existe aucune définition universelle du terrorisme, pour deux raisons essentielles. 

La première est qu'il n'existe aucun consensus sur ce point. Certains le définissent par son mobile politique, d'autres le rattachent à la criminalité organisée. Certains envisagent un terrorisme d'Etat. D'autres considèrent que cette notion ne peut s'appliquer qu'à des groupes non étatiques, dès lors que le terrorisme d'Etat s'analyse en droit comme une violation du droit humanitaire. C'est ainsi qu'une convention générale de lutte contre le terrorisme, dans le cadre de l'ONU, achoppe sur une définition consensuelle des actes en cause.

La seconde raison de cette absence de définition universelle réside sans doute dans le fait qu'elle n'est pas apparue indispensable. En droit international comme en droit interne, le terrorisme est envisagé à travers deux approches. La plus ancienne est l'approche pénale: le terrorisme, c'est d'abord la lutte contre le terrorisme et sa répression. On souhaite avant tout punir les auteurs d'attentats et une liste d'infractions est plus utile qu'une définition abstraite. La plus récente est l'approche par la prévention du terrorisme. Il s'agit alors de connaître les groupes, les modes d'action et de recrutement, les sources de financement. Dans ce cas, le renseignement est l'instrument considéré comme le plus utile. En témoigne la Résolution 1373 du Conseil de sécurité (28 septembre 2001) qui comporte un programme général, préventif et répressif, de lutte contre le terrorisme, toujours sans le définir précisément. En témoignent également le développement des lois donnant aux services des pouvoirs d'investigation accrus et les efforts pour mettre en place une coopération internationale dans ce domaine. Là encore, une définition élaborée du terrorisme n'est pas nécessaire. Il suffit de s'entendre sur le type de données auxquelles on veut accéder et que l'on est prêt à partager. 


Hergé. Tintin au pays des soviets. 1930

La définition du droit interne


Sur le plan interne, l'effort de définition est un peu plus visible. Il ne s'agit pas d'une définition abstraite mais, là encore, d'une approche pénale. Elle figure dans l'article 421-1 du code pénal, selon lequel : " Constituent des actes de terrorisme, lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, les infractions suivantes (...)". Suit une liste comportant, d'une manière générale, les atteintes à la vie et aux biens, les infractions informatiques, les infractions en matière de groupes de combats et de mouvements dissous, celles en matière d'armes, le blanchiment, les délits d'initiés. Les auteurs de ces infractions, lorsqu'elles sont liées à une activité terroriste, encourent des peines plus lourdes. Cette définition remonte à la loi du 9 septembre 1986 et les textes ultérieurs se sont bornés à modifier la liste des infractions visées, en particulier pour lutter contre les réseaux de financement du terrorisme. 

On doit donc déduire que le terrorisme est défini par deux éléments cumulatifs. D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". Observons que ce trouble grave est l'objectif poursuivi et qu'il n'est donc pas nécessaire que les auteurs aient atteint leur but. Un attentat raté demeure un acte de terrorisme, dès lors qu'il avait pour objet de troubler gravement l'ordre public. D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes qui avaient été utilisées ensuite par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 c. pén. 

L'association de malfaiteurs liée à une entreprise terroriste


La loi du 22 juillet 1996 a introduit dans le code pénal un article 421-2-1 : "Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents". Ses auteurs sont passibles de dix années de prison et 225 000 € d'amende.

On comprend que cette infraction vise à casser les réseaux terroristes au moment où ils sont constitués, mais avant qu'ils ne frappent. Le texte exige cependant que la réalité de la menace soit démontrée par l'existence d'un ou plusieurs faits matériels montrant que le passage à l'acte ne relève pas du fantasme mais d'un plan concerté dont la mise en oeuvre est en cours. L'appréciation est toujours délicate, car les juges antiterroristes doivent attendre d'avoir suffisamment de preuves matérielles, mais pas attendre trop longtemps pour être en mesure d'empêcher l'attentat.

Là encore, et l'affaire de Tarnac le démontre, la qualification de terrorisme dépend largement des faits et des preuves matérielles apportées par l'enquête.

Le terrorisme ne se définit pas par la violence de l'action ni par le nombre de victimes. Pour ce qui est du groupe de Tarnac, il est clair que le code pénal autorise à considérer comme terroriste une atteinte aux biens, en l'espèce le réseau ferré et les TGV, "ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur".  La condition de finalité liée à l'intimidation ou la terreur est-elle remplie ? Et si l'objectif n'est pas, en l'occurrence, le trouble à l'ordre public par l'intimidation, quel peut-il être ? Quel avantage personnel peut-il être tiré d'un semblable attentat ?

C'est sur ce point que les opinions divergent. Les juges estiment qu'une telle finalité était absente. Le procureur, quant à lui, pense le contraire. Son argument essentiel pourrait être a contrario : si la désorganisation d'un réseau ne repose pas, par hypothèse, sur une volonté d'intimidation ou de terreur, sera-t-il toujours possible de poursuivre le cyberterrorisme ? Son objet n'est-il pas de désorganiser gravement un réseau, sans qu'il y ait atteinte aux personnes ? Le débat est loin d'êre clos. En tout cas, on peut observer qu'il se déroule à propos des activités du "groupe de Tarnac", mouvement qui se réclame de l'anarchisme. Aurait-il eu la même audience, et la même couverture médiatique, si des militants de l'Islam fondamentaliste avaient fait sauter des caténaires et avaient été poursuivis sur les mêmes fondements ? La question dérange, mais elle doit néanmoins être posée.





vendredi 7 août 2015

L'inventaire de la loi Macron par le Conseil constitutionnel

La loi Macron"sur la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques" vise à "libérer la croissance"et à "renforcer les capacités de créer, d'innover et de produire des Français". A partir de ce principe directeur aux contours extrêmement flous, un inventaire de dispositions variées vise aussi bien le commerce de détail que les avocats aux conseils, l'Autorité de sûreté nucléaire que l'Autorité de la concurrence, le travail du dimanche que les opérations financières d'importance majeure, la réforme du permis de conduire que celle des Prud'hommes. Chaque article, ou presque, est le résultat d'un compromis entre la volonté du gouvernement et les pressions des différents lobbies, certain parvenant à faire entendre leur voix, d'autres pas.

La décision rendue le 5 août 2015 par le Conseil constitutionnel est le reflet, en quelque sorte négatif,  du texte contrôlé. Certains journalistes, employant un vocabulaire dont l'élégance n'appartient qu'à eux, n'hésitent pas à affirmer que le Conseil constitutionnel a "retoqué" la loi Macron. Il n'en est rien. D'une part, les parlementaires ont seulement contesté une vingtaine d'articles et non pas l'ensemble du texte. Beaucoup de dispositions ont effet perdu tout intérêt, telle l'ouverture des magasins le dimanche, présentée comme une réforme d'envergure, et se traduisant finalement par un passage de cinq à douze dimanches ouvrés par an. In fine, seules quelques dispositions sont déclarées non conformes à la Constitution, et nous mentionnerons celles d'entre elles qui présentent un intérêt véritable, soit par leur importance, soit par les motifs de leur inconstitutionnalité.

Le lien entre l'amendement et le texte


Le Conseil constitutionnel sanctionne dix-sept articles adoptés selon une procédure irrégulière. Parmi ceux-ci, l'amendement déposé par Gérard Longuet ("Les Républicains") et accepté par le gouvernement, ajouté au texte la veille de son adoption définitive par l'article 49 al. 3 de la Constitution. Il portait sur le projet Cigeo (Centre industriel de stockage géologique), destiné à stocker les déchets radioactifs les plus dangereux à cinq cents mètres sous terres dans des couches d'argile, à Bure (Meuse).

L'article 45 de la Constitution, issu de la révision de 2008, affirme qu'un amendement déposé en première lecture n'est recevable qu'il s'il "présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement a été déposé en première lecture, qui est aussi une dernière lecture puisque le texte a été voté selon une procédure d'urgence. Il n'a pas donné lieu à débat, le texte ayant préalablement fait l'objet d'une adoption selon la procédure de l'article 49 al 3 qui prévoit l'adoption sans vote, sauf si une motion de censure est votée.

Cet article 45 a déjà appliqué par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 16 juillet 2009, il avait ainsi estimé que le changement de dénomination de l'Ecole nationale supérieure de sécurité sociale ne devait pas figurer dans une loi portant réforme de l'hôpital. Dans sa décision du 5 août 2013, le Conseil estime logiquement que l'enfouissement des déchets radioactifs n'a pas grand-chose à voir avec un texte sur la croissance économique. Sans doute est-il également sensible au fait que cet amendement porte sur un sujet extrêmement sensible dans l'opinion et que priver le parlement du droit d'en débattre est tout de même un peu excessif. A moins que le gouvernement n'ait laissé Gérard Longuet déposer son amendement en attendant sereinement la censure du Conseil constitutionnel... 

L'article visant à assouplir la loi Evin sur la publicité des boissons alcoolisées fait l'objet d'un traitement identique. Le Conseil a sans doute considéré que la consommation d'alcool ne renforçait pas la "capacité de créer, d'innover et de produire des Français".


Inventaire. Jacques Prévert. Les Frères Jacques

Les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse


L'une des déclarations d'inconstitutionnalité les plus remarquées est celle concernant la justice prud'homale, et plus précisément le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le projet de loi voulait introduire un élément de variabilité de ces indemnités selon l'ancienneté du salarié et les effectifs de l'entreprise. 

Le Conseil apprécie ces deux éléments au regard du principe d'égalité devant la loi et fait observer qu'il s'évalue à l'aune du préjudice subi par le salarié. Il estime que le critère tiré de l'ancienneté du salarié garantit le principe d'égalité, dès lors que tous les salariés ayant la même ancienneté sont dans une situation identique. En revanche, le critère tiré des effectifs de l'entreprise place les salariés dans une situation inégalitaire : celui qui est licencié dans une petite entreprise serait ainsi moins indemnisé que celui qui doit quitter une entreprise de plus de trois cents salariés. Le Conseil estime donc que ce second élément porte une atteinte excessive au principe d'égalité.

La solution est conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celui-ci a toujours considéré que le principe d'égalité devait être apprécié "sur des critères objectifs et rationnels", principe rappelé dans la décision du 12 août 2004. La situation des salariés entre évidemment dans cette catégorie.

Il est évident, en effet, que le projet de loi envisageait le principe d'égalité à l'aune des entreprises concernées. Il se fondait sur la jurisprudence ancienne du 12 juillet 1979, toujours en vigueur, selon laquelle le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que des situations différentes fassent l'objet de traitements différents. Dès lors, l'idée était de privilégier les petites entreprises en limitant les indemnités de licenciement qu'elles devaient verser aux salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse.  Dans sa décision du 5 août 2015, le Conseil constitutionnel est donc contraint de rappeler au législateur que le principe d'égalité ne concerne pas seulement les entreprises mais aussi les salariés licenciés. 

La procédure d'injonction structurelle


Sont enfin déclarées non conformes à la Constitution les dispositions créant une procédure d'"injonction structurelle" dans le commerce de  détail. ll s'agit de donner aux autorités la possibilité de lutter contre les positions dominantes de certaines enseignes, en particulier dans le domaine alimentaire, le bricolage ou l'ameublement. L'idée n'est pas nouvelle et figure déjà dans la loi Lurel du 20 novembre 2012 applicable dans les collectivités d'outre-mer.

De manière très concrète, la loi proposait de conférer à l'Autorité de la concurrence une compétence tout à fait exorbitante du droit commun. Elle pouvait prononcer une obligation de cession de magasins à l'encontre des distributeurs disposant déjà de 50 % de parts de marché dans une zone de chalandise donnée. Une décision administrative, car il s'agit bien d'une décision administrative même si l'Autorité de la concurrence est considérée comme indépendante, pouvait donc prononcer une privation de propriété.

D'une manière générale, le Conseil constitutionnel admet que le législateur apporte des restrictions au droit de propriété, pouvant aller jusqu'à l'expropriation, si elles sont "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi", formule figurant dans la décision rendue sur QPC le 12 novembre 2010. Dans le cas de l'injonction structurelle, le Conseil reconnaît l'existence d'un motif d'intérêt général, dès lors qu'il s'agit de préserver l'intérêt des consommateurs, qui constitue un élément de l'ordre public économique. En revanche, la condition de proportionnalité fait défaut. Le Conseil constitutionnel note en effet que la cession peut être imposée alors que l'entreprise est certes en position dominante, mais qu'elle n'a pas commis d'abus de position dominante. En outre, la loi ne définit pas clairement les secteurs concernés, ce qui fait peser une menace sur l'ensemble du secteur de la distribution. Pour toutes ces raisons, le Conseil estime que la mesure est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. 

Grande loi et petite décision du Conseil


Certains diront, et ils auront sans doute raison, que ces trois exemples montrent que la loi Macron n'a pas réellement été vidée de son contenu par la décision du Conseil constitutionnel. La loi sera publiée amputée de ces dispositions et elle sera normalement appliquée. Le gouvernement a d'ailleurs déjà annoncé que les articles déclarés inconstitutionnels seront de nouveau proposés au législateur, dans des conditions régulières cette fois. En bref, la "grande loi" Macron a suscité une "petite décision" du Conseil, ce qui peut sembler un juste retour des choses, dès lors que des dispositions législatives sans aucun intérêt provoquent parfois de "grandes décisions" du Conseil constitutionnel.

Tout cela est vrai, mais ces trois exemples révèlent aussi une loi mal conçue et mal rédigée. Dix-sept articles sont annulés parce que leur contenu n'a pas de lien avec l'objet du texte. L'inconstitutionnalité de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse comme celle de l'injonction structurelle étaient parfaitement prévisibles. Malgré les rapports parlementaires, les études d'impacts, les avis du Conseil d'Etat, tout se passe comme si le risque juridique, en l'occurrence constitutionnel, n'était pas pris en considération par ceux qui écrivent la loi.

lundi 3 août 2015

Mariage des couples de même sexe : les joies du consensus

L'arrêt Oliari et autres c. Italie rendu par le Cour européenne des droits de l'homme le 21 juillet 2015 peut se résumer très simplement : les Etats doivent désormais offrir aux couples homosexuels, soit la possibilité de conclure une union civile, soit celle de se marier. Autrement dit, il n'est plus possible, comme le faisait le droit italien, d'ignorer les couples de même sexe et de leur refuser toute forme d'institutionnalisation de leur union. Une telle abstention constitue en effet une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée, ainsi qu'une atteinte au principe de non discrimination protégé par l'article 14.

Les requérants, trois couples homosexuels, ont demandé aux autorités locales de leurs villes respectives  de publier les bans préalablement à leur mariage, et ont contesté le refus qui leur a été opposé. Les premiers requérants, M. Oliari et M. A., ont contesté ce refus jusque devant la Cour constitutionnelle italienne. En 2010, celle-ci a rejeté leur recours. Elle observe que le code civil italien énonce que le mariage est défini comme une union de deux personnes de sexes opposés. Quant à l'union civile, elle n'existe pas, le droit italien se bornant à considérer que les homosexuels ont parfaitement le droit de vivre en couple, situation qui devrait suffire à leur bonheur. Les deux autres couples requérants, quant à eux, n'ont pas eu besoin de saisir la Cour constitutionnelle, la première décision rendant leurs recours irrecevables. 

Les obligations positives des Etats


Une jurisprudence constante de la Cour européenne considère que le droit au respect de la vie privée n'est pas seulement un droit d'abstention qui impose à l'Etat de laisser les individus s'épanouir librement dans leur vie privée. L'article 8 de la Convention peut, au contraire, imposer à l'Etat des obligations positives, y compris dans le domaine des relations entre les individus. Dans un arrêt Söderman c. Suède du 12 novembre 2013, la Cour sanctionne ainsi le droit pénal suédois qui ne permet pas d'incriminer l'enregistrement vidéo d'une adolescente dans sa salle de bain, enregistrement effectué par son beau-père à l'intérieur du domicile familial.

Le problème réside tout entier dans l'appréciation par la Cour de ces obligations positives au regard du droit au respect de la vie privée. Elle va alors regarder l'écart existant entre la réalité sociale, les conditions de vie actuelles, et l'état du droit. Par exemple, dans l'arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002, elle sanctionne un droit britannique qui s'obstine à ignorer les droits des transsexuels alors même que la société a considérablement évolué dans ce domaine.

En l'espèce, il s'agit bien de sanctionner l'Italie pour un manquement à ses obligations positives, dès lors qu'elle refuse de modifier un droit qui ne tient pas compte de l'évolution des perceptions de la société, y compris de la société italienne, à l'égard de l'homosexualité. La Cour constitutionnelle italienne elle-même faisait d'ailleurs remarquer que les dispositions relatives mariage du code civil italien dataient de 1942 et que le législateur pourrait peut-être envisager leur évolution.

La solution apportée par la Cour aux cas de ces trois couples italiens n'a donc rien de surprenant au regard des principes généraux gouvernant l'interprétation de l'article 8 de la Convention. En revanche, c'est la première fois que la Cour intervient avec autant de volontarisme dans un domaine où, traditionnellement, elle laissait une large autonomie aux Etats.

Une jurisprudence plus interventionniste


L'arrêt Olieri et autres c. Italie pourrait être considéré comme un revirement de jurisprudence. Dans un arrêt Schalk et Kopf c. Autriche du 24 juin 2010,  la Cour avait déjà considéré que l'article 8 de la Convention devait être apprécié à la lumière des conditions de vie actuelles. Mais elle en avait tiré des conclusions différentes, estimant que le couple autrichien requérant ne pouvait exiger le droit en mariage. Il est vrai qu'entre le dépôt de leur recours devant la Cour européenne et le moment où elle a statué, l'Autriche avait mis en place un contrat civil dont les requérants avaient pu bénéficier. Contrairement à l'Italie, l'Autriche n'avait pas persévéré dans son refus d'accorder aux couples homosexuels une forme de reconnaissance juridique.

Castor et Pollux. Rome. 1er Siècle av. J.C. Musée du Prado. Madrid.


L'apparition du consensus


L'évolution de la jurisprudence est surtout liée à un nouvel équilibre constaté par la Cour au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe. En 2010, la Cour constate qu'un consensus est "en train d'apparaître". Mais il ne s'agit encore que de l'amorce d'un mouvement : si 40 % des Etats admettent une union civile, seulement 6 Etats sur 47 ont introduit le mariage des couples de même sexe dans leur système juridique. De ces nombres, la Cour déduit l'impossibilité de sanctionner l'Autriche qui, finalement, a un droit semblable à celui de 60 % des Etats membres du Conseil de l'Europe.

En 2015, au moment où l'affaire Oliéri et autres c. Italie est jugée, les choses ont changé. La Cour observe que 24 Etats sur 47 ont introduit dans leur système juridique une forme d'union des couples homosexuels, qu'il s'agisse d'une union civile ou du mariage (dans désormais 11 Etats). La majorité est donc atteinte, et la Cour observe la rapidité de l'évolution intervenue.

L'influence du droit américain


Elle constate que ce mouvement dépasse largement les frontières du Conseil de l'Europe, citant au passage la décision rendue par la Cour Suprême des Etats-Unis le 26 juin 2015 Obergefell et a. v. Hodges qui considère le mariage homosexuel comme un droit constitutionnel. Cette référence au droit américain peut surprendre. La Cour ne prétend pas que la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis constitue le fondement du droit européen des libertés mais il n'en demeure pas moins que cette citation, certes surabondante, n'est pas pour autant totalement innocente. On peut y voir une trace de l'influence qu'exerce désormais le droit américain sur le continent européen, influence d'autant plus importante qu'elle n'est pas réciproque. La lecture de l'arrêt Obergefell v. Hodges montre que la Cour suprême des Etats Unis utilise comme seule référence le droit américain, en l'espèce le 14è Amendement à la Constitution. Le droit européen ne l'intéresse pas, ce que l'on peut regretter si l'on considère le droit de porter des armes ou la peine de mort.

Quoi qu'il en soit, la Cour déduit de ces éléments que le consensus qui n'existait pas en 2010 peut désormais être considéré comme établi. Elle impose donc aux Etats de légiférer sur le statut des couples homosexuels, sans pour autant imposer le mariage, du moins pour le moment.

L'approche mathématique du consensus


A l'égard des autorités italiennes, la Cour sanctionne une abstention fautive. Elle rappelle que la Cour constitutionnelle a mentionné la nécessité d'une intervention législative et que cette demande est restée ignorée. D'une manière générale, cette décision s'inscrit dans une volonté de poser des principes communs à l'ensemble des Etats parties à la Convention européenne, dès lors que son texte doit être lu à la lumière des évolutions de la société. 

On peut néanmoins s'interroger sur cette approche mathématique du consensus. Dans le cas des droits des couples homosexuels, elle permet de développer les libertés en Italie, et personne n'est choqué. Mais que se passerait-il si cette analyse mathématique conduisait à adopter un standard moins élevé que celui existant ? 

Prenons un exemple au hasard, ou presque : l'équilibre toujours délicat entre la liberté de l'information et le droit au respect de la vie privée. La Cour européenne s'inspire de plus en plus du droit américain qui fait prévaloir le débat public sur la vie privée. Si, dans quelques années, cette conception l'emporte dans 24 Etats d'un Conseil de l'Europe de plus en plus influencé par le droit américain, la France devra-t-elle renoncer à un droit à la vie privée plus protecteur ? La question est posée et se réduit finalement à une ultime question sans réponse :  une liberté s'apprécie-t-elle à l'aune de ce que font les autres Etats ?


vendredi 31 juillet 2015

Le chant du coq devant le Conseil constitutionnel

Les coqs ne sont pas des taureaux, et réciproquement. C'est ce qu'affirme le Conseil constitutionnel dans sa décision rendue sur QPC le 31 juillet 2015

Le requérant, M. Jismy R. est poursuivi devant le tribunal correctionnel de Saint-Denis de La Réunion pour avoir ouvert un gallodrome, c'est-à-dire un lieu où se déroulent des combats de coqs.  Or la loi du 8 juillet 1964 prévoit qu'il est interdit de créer de nouveaux gallodromes. Le requérant est donc poursuivi sur cette base, énoncée dans l'article 521-1 du code pénal. Ce régime juridique est ainsi différent de celui de la course de taureaux, autre cas d'acte de cruauté envers les animaux, alors même que son alinéa 8 précise que les peines prévues - deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende - ne sont pas applicables "aux courses de taureaux lorsqu'une tradition locale ininterrompue peut être invoquée" ni "aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie".

Considérant qu'il y avait ainsi rupture d'égalité - on peut créer des courses de taureaux dans l'hypothèse d'une tradition locale ininterrompue, mais on ne peut pas créer de nouveaux gallodromes dans les mêmes conditions et la pratique des combats de coqs est donc en voie d'extinction - le requérant pose au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur le 8è alinéa de l'article 521-1 du code pénal.  

Le principe d'égalité


La corrida et les combats de coqs présentent le trait commun qu'une "tradition ininterrompue" suffit à justifier les actes de cruauté infligés aux animaux. Leur régime juridique est néanmoins différent. La corrida, défendue par un lobby puissant et souvent soutenue par "la volaille qui fait l'opinion" est assurée de sa pérennité, dès lors qu'elle peut s'appuyer sur cette "tradition ininterrompue". Le combat de coqs, plutôt pratiqué dans des milieux extrêmement modestes, est, au contraire, en voie d'extinction. Depuis une loi de 1964, il est interdit de créer de nouveaux gallodromes, même dans les régions où cette pratique cruelle peut s'appuyer sur une "tradition ininterrompue".



La fille mal gardée. Ferdinand Hérold. 
Chorégraphie : Frédérick Ashton. Royal Ballet
Danse du poulailler


Pour ce qui est des corridas, une décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012  a déclaré conforme à la Constitution leur régime juridique. Les requérants invoquaient déjà le principe d'égalité, mais il s'agissait alors d'une égalité entre les animaux en général d'un côté, et les malheureux taureaux de l'autre côté. Alors que la cruauté à l'égard des premiers est sanctionnée pénalement, celle à l'égard des seconds jouit d'une parfaite impunité, au nom de la "tradition ininterrompue".

Le Conseil s'appuyait alors sur sa décision du 16 janvier 1982 qui affirme que le principe d'égalité ne s'oppose pas "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité, y compris en matière pénale. Il ne s'en prive pas, et on sait que l'égalité devant la loi pénale s'accommode de sanctions différentes, selon l'âge du coupable ou sa qualité de récidiviste, la vulnérabilité de la victime etc. Rien n'interdit donc, d'écarter l'application d'une peine pénale de cruauté envers les animaux, lorsque cette cruauté consiste à massacrer des malheureux taureaux. 

L'inégalité consacrée par le législateur


Dans sa décision du 30 juillet 2015, le Conseil constitutionnel reprend ce principe et énonce que les corridas et les combats de coqs sont "des pratiques distinctes par leur nature". Cette distinction ne repose pas sur la différence entre un bovin et un gallinacé. Elle repose précisément sur le fait que les corridas jouissent d'une impunité définitive alors que les combats de coqs ont été placés en voie d'extinction par le législateur. Le Conseil s'appuie ainsi sur la volonté du législateur : le combat de coqs a été en placé en voie d'extinction et, cinquante ans plus tard, on attend toujours la mort naturelle de cette pratique. Tant pis pour les coqs.

Il est vrai que cette décision est juridiquement fondée. Certes,  la loi du 16 février 2015  qualifie les animaux comme des "êtres vivants doués de sensibilité" et la cruauté à l'égard est en principe prohibée. Le Conseil pouvait cependant difficilement conférer à ce principe une valeur constitutionnelle. D'une part, les animaux demeurent soumis au régime des biens. D'autre part, le Conseil constitutionnel, en 2012, a lui-même admis que la cruauté envers les taureaux pouvait être licite.

En refusant d'intervenir, le Conseil renvoie le dossier au législateur. C'est à lui de mettre fin à ces pratiques, mais nul n'ignore les difficultés de l'entreprise. Dans l'état actuel des choses, le lobbying de certains et l'indifférence des autres permettent de mettre en évidence une sorte de géographie de la cruauté licite envers les animaux. Au nord, aux Antilles, en Guyane et à la Réunion, la barbarie des combats de coqs. Au sud, celle des corridas. Le législateur s'en accommode volontiers, au nom de la "tradition ininterrompue". Mais la barbarie traditionnelle, c'est tout de même d'abord de la barbarie.

mercredi 29 juillet 2015

Accès aux données de connexion et secret professionnel des avocats

La décision  French Data Network et autres rendue par le Conseil constitutionnel le 24 juillet 2015 intervient le lendemain de la décision du 23 juillet portant sur la loi renseignement. Elle est donc passée assez largement inaperçue, une modeste réplique après un tremblement de terre. Il s'agit en effet d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur des dispositions issues de la loi de programmation militaire (LPM) du 18 décembre 2013. Ce texte autorisait  déjà l'accès administratif aux données de connexion, et il a précisément été modifié par la loi renseignement dont le Conseil a reconnu la veille la constitutionnalité. 

Rappelons que les articles L 246-1 à L 246-5 du code de la sécurité intérieure (CSI) sont toujours en vigueur, jusqu'à l'intervention des décrets d'application de la loi renseignement (art. 26 de la loi du 24 juillet 2015). Ils autorisent les ministères de la défense, de l'intérieur et de l'économie et des finances à accéder aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques". Le champ d'application est plus large que la loi du 24 juillet 2015, limitée aux services de renseignement, mais la finalité est identique : autoriser un accès administratif aux données de connexion.

Les moyens qui ne sont pas invoqués


La décision présente d'abord un intérêt par les moyens invoqués, ou plutôt ceux qui ne sont pas invoqués.

La décision du 23 juillet sur la loi renseignement était issue d'une double saisine du Parlement et du Président de la République. Le Conseil l'étudiait donc dans sa globalité et faisait une sorte de panorama des éventuels cas d'inconstitutionnalité, les écartant dans la plupart des cas.

Dans le cas de la QPC du 24, le Conseil n'examine que les moyens développés par les requérants. Or, les deux procédures étant sensiblement identiques, il aurait été logique que les moyens soulevés soient à peu près les mêmes.  La procédure d'accès aux données de connexion prévue par la LPM du 18 décembre 2013 relevait en effet d'une décision l'autorité administrative, en l'espèce une "personnalité qualifiée" nommée par la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) sur une liste de trois noms proposée par le Premier ministre. La procédure de la loi renseignement, quant à elle, prévoit l'intervention d'une autre autorité présentée comme indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), chargée de donner un avis sur les demandes d'accès aux données personnelles formulées par les services de renseignement. Dans les deux cas, le législateur choisit donc de confier le contrôle des demandes d'accès à des autorités administratives et, finalement, au juge administratif. Le juge judiciaire est donc purement et simplement écarté de la procédure.

Dans le cas de la QPC du 24 juillet, les requérants ne semblent pas se plaindre de cette absence d'intervention du juge judiciaire. Ils invoquent pêle-mêle les jurisprudences belge et britannique, celles de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne, moyens parfaitement inopérants devant le Conseil constitutionnel. En revanche, ils n'invoquent pas l'article 66 de la Constitution, selon lequel le juge judiciaire est "gardien des libertés individuelles".

Bien entendu, les requérants sont parfaitement libres de développer les moyens de leur choix. Il n'en demeure pas moins que la comparaison entre les deux décisions est très éclairante sur la différence entre le contrôle a priori et la QPC. Chacun sait que les procédures sont différentes, mais on oublie trop souvent que l'étendue du contrôle du juge est également différente.

Imprécision


Sur le fond, les requérants invoquent d'abord l'imprécision de la loi. Les "informations ou documents" qui sont susceptibles d'être  communiquées leur semblent mal définis, de même que la notion d'"opérateurs de communications électroniques", ou que la notion de "sollicitation" employée pour désigner la procédure concrète d'accès aux données de connexion. A leurs yeux, cette imprécision des termes conduit à une incompétence négative, le législateur renvoyant en quelque sorte à l'autorité administrative le soin de préciser le contenu de ces notions.

Rappelons que l'incompétence négative ne peut être invoquée dans une QPC que si elle provoque une atteinte à une liberté constitutionnellement garantie. En l'espèce, les requérants invoquent l'atteinte à la vie privée. A leurs yeux, l'imprécision des notions employées interdit d'exclure la communication de l'ensemble des communications privées d'une personne.

Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 16 décembre 1999, érige le "principe d'accessibilité et d'intelligibilité" en "objectif à valeur constitutionnelle".  Ce principe s'applique de manière particulièrement rigoureuse en matière pénale, dès lors qu'il a pour fonction de garantir le respect du principe de sûreté. Dans les autres cas, rien n'interdit d'expliciter les termes d'une disposition législative par renvoi à d'autres dispositions législatives. C'est ce que fait le Conseil, en mentionnant notamment l'article L 34-1-II du code des postes et communications électroniques (cpce). Celui-ci définit la notion d'opérateur de communications électroniques comme "les personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication au public en ligne", définition dont l'origine se trouve dans la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 (art. 6). De même, la notion d'"informations et documents" peut être définie par l'article L 34-1-VI qui précise que les données accessibles "portent exclusivement sur l'identification des personnes utilisatrices des services fournis par les opérateurs, sur les caractéristiques techniques des communications assurées par ces derniers et sur la localisation des équipements terminaux". Elles ne peuvent donc pas porter sur le contenu des correspondances échangées. Pour le Conseil constitutionnel, l'atteinte à la vie privée ne peut donc pas matériellement exister. 

Le raisonnement est juridiquement parfait. On peut cependant se demander si un texte aussi important au regard des atteintes aux libertés qu'il autorité ne devrait pas systématiquement s'accompagner d'une définition législative des notions employées. Pour le moment, il faut reconnaître que la compréhension de la loi relève d'un jeu de pistes législatif dont les seuls juristes peuvent sortir victorieux, ou à peu près victorieux. Le Conseil constitutionnel s'en accommode fort bien, et c'est dommage.

Les deux autres moyens invoqués visent à obtenir la reconnaissance de secrets constitutionnellement protégés, d'une part le secret des sources des journalistes, d'autre part le secret professionnel des avocats. Le Conseil constitutionnel les envisage de manière globale, et il écarte l'argument très rapidement.


Parle plus bas. Dalida. 1972

Les secrets protégés


Le secret des sources des journalistes comme le secret professionnel des avocats ont valeur législative. 

Le premier est consacré par la loi du 4 janvier 2010 qui énonce que "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Ce texte trouve son origine directe dans une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme. Depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, elle considère que la protection des sources journalistiques est un élément essentiel de la liberté de presse.  

Le second est garanti par l'article 55 de la loi du 31 décembre 1971 et par l'article 226-13 du code pénal. Il faut observer qu'il est présenté comme une contrainte qui pèse sur l'avocat dans l'intérêt de son client, et non pas comme un privilège absolu. De même, l'article 7 du décret du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie mentionne le secret professionnel dans le titre consacré aux "Devoirs envers les clients". De cette formulation, on doit déduire que la loi n'interdit pas exactement de porter atteinte au secret professionnel des avocats, dès lors que les droits des clients sont garantis et que l'atteinte répond à un impératif d'ordre public.

Quoi qu'il en soit, et malgré un lobbying important mené depuis bien longtemps par les professions concernées, le Conseil constitutionnel refuse de consacrer le secret des sources et le secret professionnel des avocats comme ayant valeur constitutionnelle. Il se borne à effectuer un contrôle de proportionnalité. En l'espèce, il estime que les données accessibles ne portent pas sur le contenu des correspondances entre le journaliste et sa source, ou l'avocat et son client, et estime donc qu'aucun droit n'est violé, droit de nature législative évidemment.

En voulant obtenir la constitutionnalisation du droit au secret des sources et du secret professionnel des journalistes, les requérants n'ont pas fait avancer leur cause, au contraire. En effet, le Conseil constitutionnel consacre en réalité l'absence de valeur constitutionnelle de ces secrets, et il est probable que sa jurisprudence n'évoluera guère. Par voie de conséquence, l'évolution législative dans ce domaine est rendue plus difficile. Le projet de loi sur le secret des sources déposé à l'Assemblée en juin 2013 sort affaibli de cette décision. Il en est de même du secret professionnel des avocats qui apparaît de plus en plus comme une revendication corporatiste alors qu'il trouve sa pleine justification dans le droit à un juste procès. Doit-on en déduire un effet boomerang des recours déposés dans un but de lobbying ?

vendredi 24 juillet 2015

Loi renseignement : "Filtrer le moustique et laisser passer le chameau"

La décision rendue le 23 juillet 2015 par le Conseil constitutionnel sur la loi relative au renseignement sera sans doute présentée, dans quelques mois ou quelques années, comme une occasion manquée. Ce texte offrait au Conseil l'opportunité de rendre une "grande décision" en consacrant la valeur constitutionnelle du principe d'Habeas Data, considéré comme un élément du droit à la sûreté. Mais la révolution n'a pas eu lieuLe Conseil se borne à censurer trois dispositions, et non pas trois articles, du texte. Et, il faut bien reconnaître que ce ne sont pas les plus importantes. 

On songe à la belle formule de Jean Rivero accusant le Conseil de "filtrer le moustique et laisser passer le chameau", formule employée à propos de la décision du Conseil du 20 juin 1981. A l'époque, il s'agissait de la décision sur la loi Sécurité et Liberté, premier texte résolument sécuritaire.  A l'époque déjà, le Conseil avait censuré quelques points de détail et laisser passer quelques atteintes graves aux libertés publiques. La situation est exactement identique.

Le budget de la CNCTR


Le premier de ces points de détail est la disposition relative aux crédits de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), nouvelle autorité administrative indépendante chargée de donner un avis sur les demandes d'accès aux données personnelles formulées par les services de renseignement. La commission est donc plus administrative qu'indépendante, dès lors que l'autorisation est finalement donnée par le Premier ministre.

Que l'on ne s'y trompe pas. Le Conseil ne s'interroge pas sur l'indépendance de l'institution, mais sur son budget. Le programme auquel il est rattaché doit figurer dans la loi de finances et non pas dans la loi ordinaire. Empiétant sur des compétences réservées à la loi de finances, la disposition est donc déclarée non conforme à l'article 34 de la Constitution. On apprend à cette occasion que le budget de cette institution est rattaché au programme "Protection des droits et libertés" de la mission "Direction de l'action du gouvernement". S'agirait-il d'une forme particulière d'humour administratif ? En tout cas, il suffira au gouvernement d'intégrer ce budget dans la future loi de finances pour résoudre la question.

La surveillance internationale


Le deuxième élément censuré concerne la surveillance des communications émises ou reçues à l'étranger, surveillance que la loi autorise au nom des "intérêts fondamentaux de la Nation". Ces interceptions font l'objet d'un régime dérogatoire qui devait figurer dans l'article L 854-1 du Code de la sécurité intérieure (CSI). Contrairement à ce qu'il a fait pour le régime général de surveillance, le législateur n'a pas défini les conditions d'exploitation, de conservation et de destruction des données mais s'est borné à renvoyer ces questions à un décret en Conseil d'Etat.

En déclarant ces dispositions non conformes à la Constitution, le Conseil constitutionnel se borne à appliquer sa jurisprudence sur l'incompétence négative. Dans sa décision du 13 mars 2003, il affirme ainsi qu'il appartient au législateur, et à lui seul, d'assurer la conciliation entre les nécessités de l'ordre public et le respect de la vie privée. Là encore, il suffira au législateur de réparer cet oubli dans une des nombreuses lois "fourre-tout", portant diverses dispositions sur tout et rien qui sont votées en fin d'année.

La procédure d'urgence opérationnelle


La troisième et dernière disposition déclarée non conforme à la Constitution est présentée comme plus importante par les premiers commentateurs de la décision. Elle porte sur la procédure qualifiée d'"urgence opérationnelle". Elle autorise les services de renseignement à déroger à la procédure d'autorisation du Premier ministre après avis de la CNCTR. Ils peuvent donc utiliser directement les instruments de captation de données, par exemple pose de balises ou interceptions des conversations téléphoniques, "en cas d'urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement". Dans ce cas, la CNCTR et le Premier ministre sont simplement informés de l'opération et la demande d'autorisation sera déposée dans les 48 heures qui suivent.

En l'espèce, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et considère que cette procédure d'urgence opérationnelle porte une atteinte "manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances".  Ce contrôle de proportionnalité n'a rien de nouveau et le Conseil l'a, par exemple, exercé dans sa décision rendue sur QPC le 16 septembre 2010 à propos du fichier des empreintes génétiques.

On ne peut cependant s'empêcher de se demander pourquoi le contrôle de proportionnalité ne fonde qu'une seule déclaration d'inconstitutionnalité dans la loi alors qu'il est utilisé à plusieurs reprises. Le recours à la géolocalisation, la réquisition de données techniques auprès des opérateurs, l'interception des données circulant sur les réseaux téléphoniques par utilisation de l'IMSI Catcher, toutes ces prérogatives sont considérées comme ne portant pas une atteinte "manifestement disproportionnée" au droit au respect de la vie privée. Seule est sanctionnée la procédure d'urgence opérationnelle, qui pourtant n'était pas mentionnée dans la lettre de saisine des parlementaires.

Certes, cette lacune n'empêche pas le Conseil de se saisir de ce moyen, d'autant que la saisine du Président de la République l'invitait à se pencher sur l'ensemble du texte. Il est néanmoins possible que les parlementaires ne l'aient pas mentionné, tout simplement parce que cette disposition législative était inutile. D'une manière générale, les théories de l'urgence et des circonstances exceptionnelles ont toujours permis à l'autorité administrative d'agir de son propre chef, même sans titre formel de compétence. En l'espèce, rien n'interdit d'ailleurs au Premier ministre de déléguer aux différents responsables des services de renseignement une compétence pour agir en son nom dans l'hypothèse d'une situation d'urgence opérationnelle. Autrement dit, la disposition peut être d'autant plus facilement déclarée inconstitutionnelle que son absence dans la loi n'empêche pas la mise en oeuvre du dispositif d'urgence qu'elle prévoit.

Guy Béart. Allo tu m'entends ? 9 février 1967


Le mépris du juge judiciaire


Evoquant le chameau que le Conseil constitutionnel laisse passer, on ne reviendra pas sur tous les points validés par le Conseil constitutionnel, mais seulement sur le plus grave d'entre eux : le mépris affiché à l'égard du juge judiciaire.

L'article 66 de la Constitution énonce que l'autorité judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle". Or, le juge judiciaire est totalement absent de la loi renseignement. Pour encadrer les pratiques des services, elle prévoit la double intervention de la CNCTR et du Conseil d'Etat.  La première n'intervient que pour faire des "recommandations" sur les demandes de captation de données personnelles et le pouvoir de décision appartient au ministre compétent. Le second peut certes être saisi par une personne qui craint que ses données personnelles fassent l'objet d'une captation, mais il se borne à faire des "vérifications" dont l'intéressé ignore le contenu.

Depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987, il n'est pas impossible d'établir un bloc de compétence au profit du juge administratif, à la condition toutefois qu'il soit justifié par une préoccupation de "bonne administration de la justice". En écartant l'intervention du juge judiciaire, le Conseil fait donc une lecture extensive de cette jurisprudence, mais aussi, et c'est plus grave, une interprétation étroite du principe de sûreté.

Le refus de l'Habeas Data


L'article 66 énonce que "nul ne peut être arrêté ni détenu", et la lecture qui en est faite conduite à limiter l'intervention du juge judiciaire aux cas d'arrestation et d'internement abusifs. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 17 décembre 2010 impose ainsi l'intervention du juge judiciaire dans le cas d'une détention arbitraire. Il en fait de même dans sa décision sur la géolocalisation du 25 mars 2014,  affirmant ainsi que le recours à ce procédé de repérage doit être décidé par le juge judiciaire. Il s'agit cependant d'une géolocalisation utilisée lors d'une enquête judiciaire visant à arrêter les auteurs d'une infraction, et non pas d'une géolocalisation utilisée par les services de renseignements pour surveiller des personnes considérées comme dangereuses pour la sécurité publique.

Reste que, dans un cas le recours à la géolocalisation bénéficie de la garantie du juge judiciaire, alors que dans l'autre cas il est soumis à un contrôle, d'ailleurs modeste, du Conseil d'Etat. On avait espéré que le Conseil profiterait de l'occasion qui lui était donnée par cette saisine pour consacrer le principe d'Habeas Data et affirmer ainsi que la protection des données personnelles est, en soi, un élément de la sûreté, justifiant l'intervention du juge judiciaire. Le Conseil a refusé de saisir cette opportunité et la grande décision attendue n'est pas intervenue. Au contraire, la décision se caractérise par sa sécheresse, sa tendance à privilégier l'affirmation sur l'explication, son absence totale de réserve d'interprétation qui aurait pu guider l'application de la loi.

A dire vrai, on pouvait s'y attendre. Cette décision doit aussi être lue à travers l'influence qu'exerce le Conseil d'Etat sur le Conseil constitutionnel. Il ne s'agit pas seulement d'une influence liée à des relations de proximité que personne n'ignore. Il s'agit aussi d'une influence dans ce que l'on pourrait qualifier d'ingénierie contentieuse. Les méthodes du revirement sont à peu près identiques, ce qui signifie que les changements de jurisprudence se produisent généralement en deux temps. Le juge commence par faire référence à un principe nouveau pour l'écarter dans une première décision. C'est seulement dans une seconde décision qu'il l'applique de manière positive. En l'espèce, il était peu probable que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelles des dispositions donnant lieu à un débat fortement médiatisé, sur le fondement d'une nouvelle interprétation du contenu du principe de sûreté. 

Cette frilosité est d'autant plus fâcheuse que, deux jours avant la décision, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies avait publié ses "Observations finales" concernant le 5è rapport périodique remis par la France pour dresser le bilan de sa mise en oeuvre du Pacte de 1966 sur les droits civils et politiques. Il faut reconnaître que le Comité use d'un discours un peu rugueux. Il se montre "préoccupé" des pouvoirs conférés aux services de renseignement par la loi qui vient d'être votée. A ses yeux, elle octroie "des pouvoirs excessivement larges de surveillance très intrusive aux services de renseignement sur la base d'objectifs vastes et peu définis, sans autorisation d'un juge et sans mécanisme de contrôle adéquat et indépendant". Ne rêvons pas, ces propos n'ont pas été tenus par le Conseil constitutionnel...mais il pourraient, dans un avenir plus ou moins proche, être mentionnés devant la Cour européenne des droits de l'homme.