« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 19 mars 2015

Le vote obligatoire ou la démocratie coercitive

"Lorsque les peuples, il y a cinquante ans, élevaient des barricades et renversaient les gouvernements pour obtenir le droit de suffrage, ils auraient cru à une plaisanterie si on leur avait dit que, par un retour imprévu des choses, les souverains voudraient à leur tour mettre à l'amende ou jeter en prison tous ceux qui n'useraient pas du droit conquis". 

Cette situation fait-elle allusion à l'actuelle suggestion de François de Rugy, co-président du groupe écologiste à l'Assemblée nationale qui annonce le dépôt d'une proposition de loi imposant le vote obligatoire dans notre système électoral ? Nul n'ignore en effet qu'il n'hésite pas à appuyer "ceux qui élèvent des barricades", à Notre-Dame des Landes ou au barrage de Sivens. Aujourd'hui, il envisage donc sérieusement de "mettre à l'amende" ceux qui auraient la malencontreuse idée de choisir l'abstention lors des consultations électorales. 

Et bien, non... Cette citation est extraite d'une thèse signée de F. Sauvage, intitulée "De la nature du droit de vote" et soutenue en 1903. Ceux qui "élevaient des barricades" cinquante ans avant n'étaient pas de joyeux soixante-huitards, mais plutôt les quarante-huitards se battant pour la conquête du suffrage universel. 

L'article 3 de la Constitution pose aujourd'hui que "la souveraineté nationale appartient au peuple". Dans son alinéa 3, ce même article ajoute que "le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret". Quant à l'alinéa 4, il précise que "sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques". Dès lors que ces conditions sont respectées, l'organisation concrète du droit de suffrage relève donc du législateur. Cette idée revient d'ailleurs périodiquement, la dernière proposition de loi  en ce sens ayant été déposée le 6 juin 2014, le plus souvent à l'initiative de petits partis dont les responsables espèrent que les abstentionnistes contraints de se rendre aux urnes voteront finalement pour eux. Mais pourquoi ces électeurs rétifs voteraient-ils précisément pour ceux-là même qui sont à l'origine de la contrainte ?


Suzanne Gabriello. Votez ! Hein ! Bon. Parodie de Nino Ferrer. 
5 janvier 1967

La lutte contre l'abstention


François de Rugy justifie son choix de manière relativement sommaire. Il explique d'abord que le vote obligatoire a pour objet de lutter contre l'abstention. Le raisonnement a le mérite d'être simple : si l'on interdit aux électeurs de s'abstenir, il y aura sans doute d'abstentions. Mais un raisonnement trop simple peut être tout simplement faux. Rien ne dit que les abstentionnistes ne préféreront pas payer l'amende plutôt que se rendre aux urnes. De toute manière, le problème ne sera pas résolu car les anciens abstentionnistes mettront sans doute dans l'urne un bulletin blanc. Certes, la loi du 21 février 2014 prévoit désormais un décompte séparé des votes blancs qui ne sont évidemment pas des "suffrages exprimés" mais qui sont désormais mentionnés dans le résultat du scrutin. Il n'empêche que le recours au vote blanc sous la contrainte ne semble pas constituer un substantiel progrès démocratique.

Electorat-droit, électorat-fonction


L'élu sent qu'il lui faut développer quelques arguments moins conjoncturels et il déclare alors que "la République, ce sont des droits et des devoirs". La formule rappelle la distinction traditionnelle entre l'électorat-droit et l'électorat-fonction.

L'électorat-droit repose sur l'idée que le suffrage est un droit attaché à la qualité de citoyen. Jean-Jacques Rousseau évoque ainsi un droit "que rien ne peut ôter aux citoyens". Le droit constitutionnel français le rejoint sur ce point : le droit de suffrage est, avant tout, un droit du citoyen. Il peut donc en user, ou ne pas en user, voter ou ne pas voter. 

L'élection-fonction repose sur l'idée que la qualité d'électeur est une fonction permettant de désigner ceux qui vont voter la loi et  exercer un mandat représentatif. La théorie de l'électorat-fonction n'implique donc pas le suffrage universel. Sièyes déclarait ainsi en 1791 : "Tous les habitants d'un pays ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté ; mais tous n'ont pas le droit de prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics". C'est l'affirmation claire de la distinction entre citoyens passifs, titulaires des droits consacrés par la Déclaration de 1789, et citoyens actifs qui exerçaient aussi le droit de suffrage. Seuls étaient habilités à exercer ce droit ceux qui payaient l'impôt. Autrement dit, l'élection-fonction s'accommode parfaitement d'un suffrage censitaire. On retrouve la même idée dans la Constitution de l'an III (1795) qui consacre aussi un suffrage censitaire (art. 35) et qui est précédée d'une Déclaration des droits et des devoirs. En insistant sur le "devoir" de voter, François de Rugy renoue ainsi avec les conceptions électorales du Directoire.

Il subsiste dans notre système juridique quelques vestiges de cet électorat-fonction, dans le cas très particulier des élections sénatoriales. Les grands électeurs chargés de désigner les sénateurs sont en effet obligés de voter et ils risquent une amende de cent euros en cas d'abstention. Mais précisément, le vote aux sénatoriales est une fonction attribuée à des personnes déjà élues dans le cadre des scrutins locaux. 

Serait-il possible d'envisager l'évolution vers l'électorat-fonction et l'adoption d'un système de vote obligatoire ? Certes, l'article 34 de la Constitution précise que "la loi fixe les règles concernant (...) le régime électoral des assemblées parlementaires", mais encore faut-il que cette loi soit conforme à la fois à la Convention européenne et à la Constitution.

La Cour européenne des droits de l'homme

 

Le droit de vote ne figure pas directement dans la Convention européenne, mais dans son Protocole n° 1 adopté en 1952. Son article 3 impose aux Etats parties d'"organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. ". Observons que la Convention ne s'intéresse qu'aux élections législatives et que l'organisation concrète du scrutin est laissée à leur discrétion. Elle déclare ainsi, dans sa décision Mathieu, Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987 qu' "aucun système ne saurait éviter le phénomène des voix perdues".

L'analyse de la jurisprudence montre cependant que la Cour européenne penche vers le principe de "l'électorat droit". En témoigne sa position sur le droit de vote des détenus britanniques. Depuis une jurisprudence Hirst c. Royaume-Uni du 6 octobre 2005, elle considère que le droit de suffrage est attaché à la citoyenneté et qu'une condamnation pénale à une incarcération n'a pas pour effet, en soi, d'en priver le détenu. Cette privation ne peut intervenir que si elle considérée comme une peine autonome et prononcée par un juge.

Le Conseil constitutionnel


De son côté, le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé sur le vote obligatoire. Dans l'hypothèse de l'adoption d'une telle réforme, il serait probablement saisi. Sa jurisprudence actuelle montre que des éléments d'inconstitutionnalité pourraient être relevés.

D'une part, le Conseil affirme, et c'est une formule délibérément choisie, l'existence d'une "liberté de vote" ou d'une "liberté de scrutin". Dans sa décision du 30 novembre 1983 sur une élection sénatoriale dans les Pyrénées Orientales, il affirme ainsi que si "certains électeurs se sont dispensés de recourir à l'isoloir, il n'est pas établi que cette circonstance ait été l'effet d'une contrainte ; qu'ainsi, la liberté du scrutin n'a pu s'en trouver affectée". Pour le Conseil, le fondement de cette liberté se trouve dans les dispositions conjointes de l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ce dernier énonce : "La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation". Le vote est un droit personnel attaché à la qualité de citoyen, ce n'est pas un devoir impératif. Autrement dit, le citoyen a le droit de voter, ou de ne pas voter.

Il n'est pas inintéressant de constater que dans ses "tables analytiques" de la jurisprudence du Conseil, document établi par le Conseil lui-même, une section est consacrée au "caractère facultatif du vote" dans un chapitre intitulé "La liberté de l'électeur". Pour le moment, la section est vide, mais elle montre bien que ce caractère facultatif est d'ores et déjà perçu comme un élément de la liberté.

Si une telle réforme était adoptée, ce qui est assez improbable, on ne peut qu'espérer que le vote obligatoire sera censuré par le Conseil constitutionnel. Supposons en effet qu'une telle réforme soit mise en oeuvre, quels en seraient les effets les plus immédiats ? François de Rugy suppose que les Français, que l'on sait fort disciplinés, accepteront d'aller voter sous la contrainte. Mais la menace d'une amende que l'intéressé évalue lui-même à trente-cinq euros est-elle réellement dissuasive ? Dans la situation actuelle, le corps électoral se compose de quarante-quatre millions d'électeurs. Si l'on évalue à 60 % le pourcentage d'abstentionnistes à des élections départementales, et que ces derniers décident d'affirmer leur volonté de s'abstenir en ne se rendant pas aux urnes, faudra-t-il dresser contravention à vingt-cinq millions de personnes ? Le recouvrement risque fort de tourner à la catastrophe.. Ceci dit, la France disposera désormais d'une nouvelle force politique : le parti des abstentionnistes militants. Son existence même démontrera la crise de la représentation dont souffre notre pays. A moins, bien entendu, que les vingt-cinq millions d'abstentionnistes ne décident de voter pour Europe Ecologie les Verts.


lundi 16 mars 2015

Droits de la personne en fin de vie : Le grand sommeil

Le 11 mars 2015, l'Assemblée nationale a achevé l'examen de la proposition de loi déposée par Alain Claeys (PS) et Jean Léonetti (UMP), créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. Quelque peu modifiée par la délibération de l'Assemblée, la proposition doit maintenant être débattue au Sénat.

La "Consultation citoyenne"


Ce texte repose sur la recherche d'un consensus. Consensus parlementaire d'abord, puisque la proposition est co-signée par un membre du PS et un membre de l'UMP. Consensus social aussi, car il a fait l'objet d'une "consultation citoyenne" organisée par l'Assemblée nationale. Du 2 au 16 février, les internautes ont pu donner leur avis sur la proposition de loi. C'est la première fois dans l'histoire de l'Assemblée qu'une telle consultation est organisée et c'est, en soi, un élément positif. On ne doit cependant pas confondre cette procédure consultative avec un exercice démocratique. Bien qu'ouverte à tous, cette consultation a surtout été utilisée par les différents lobbies actifs en ce domaine. Elle leur a offerts une tribune qui a permis à chacun de donner sa position, exercice certainement utile au débat. Mais le dernier mot doit évidemment rester aux représentants du peuple c'est-à-dire à ceux qu'il a élus.

La proposition de loi ne s'inscrit pas dans une logique de rupture par rapport à la loi du 23 avril 2005, déjà initiée par une proposition de Jean Léonetti. Il s'agit au contraire d'assurer la mise en oeuvre des principes qui étaient à son origine et qui, trop souvent, étaient appliqués de manière incertaine ou incomplète. Il s'agit aussi de faire un pas de plus en consacrant un "droit à une fin de vie digne et apaisée", formule quelque peu obscure mais qui renvoie à trois principes essentiels. 

Les soins palliatifs


Le premier consiste à rendre accessible à tous le droit aux soins palliatifs que l'article L 1110-1à du code de la santé publique (csp), issu de la loi du 4 mars 2002 définit comme ceux qui "visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage". Il sont donc dispensés dans le but d'améliorer la qualité de la vie des patients et de leur famille, face aux conséquences d'une maladie grave, évolutive ou terminale. 

L'article 5 de la proposition de loi énonce que "le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins palliatifs". Il s'agit désormais d'une obligation dont le respect s'impose au médecin. S'agit-il pour autant d'un véritable droit aux soins palliatifs ? On peut en douter si l'on considère que ces soins supposent un service hospitalier et l'intervention de spécialistes de toutes sortes. Sa mise en oeuvre ne repose donc pas seulement sur la volonté des médecins mais bien davantage sur les moyens mis à leur disposition par le service public hospitalier.

Le caractère contraignant des directives anticipées


Le second principe consacré par la loi est le caractère contraignant des directives anticipées. La loi Leonetti, celle de 2005, offre déjà à "toute personne" la possibilité de rédiger ces "directives anticipées" faisant connaître ses souhaits relatifs à sa fin de vie, dans le cas où elle serait hors d'état de les exprimer (art. L 1111-11 csp). Dans l'état actuel du droit, le médecin est seulement tenu d'en "tenir compte" dans les choix thérapeutiques. Les directives anticipées sont donc un élément de la décision au même titre que l'avis de la famille ou celui de l'équipe médicale.

La proposition prévoit d'ajouter à l'article L 1111-11 csp un paragraphe précisant que ces directives anticipées "s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'actes, d'intervention ou de traitement, sauf en cas d'urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation". La loi prévoit néanmoins une soupape de sûreté dans le cas où les directives seraient "manifestement inappropriées". La décision serait alors prise par l'équipe médicale collégiale, tenant compte de l'avis de la famille. Il appartiendra à la jurisprudence de définir ce que sont des directives "manifestement inappropriées". On peut songer évidemment à celles qui demandent un acte d'euthanasie active ou une assistance au suicide, actes toujours prohibés par la proposition de loi. Il appartiendra également au pouvoir réglementaire et à la CNIL de définir avec soin les conditions de conservation de ces directives dans un traitement national automatisé.

Ces dispositions visent à placer la volonté du patient au coeur de la décision. Elles sont la conséquence logique du principe selon lequel "toute personne a le droit de refuser ou de ne pas subir un traitement". Ce droit au refus de soins, repris dans l'article 5 de la proposition de loi, figurait déjà dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

Astronautes en sédation profonde
2001, l'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick. 1968

La sédation profonde


Le troisième principe réside dans la possibilité de mettre en oeuvre une sédation profonde. Selon les termes mêmes de la loi, il s'agit de provoquer une altération de la conscience jusqu'au décès, sédation associée à une analgésie et à l'arrêt de l'ensemble des traitements.

Cette sédation profonde repose, là encore, sur la "volonté du patient d'éviter toute souffrance", ce qui signifie qu'elle s'adresse au malade conscient. Elle peut être mise en oeuvre, soit lorsqu'il est atteint d'une maladie incurable dont le pronostic vital est engagé à court terme et que le traitement médical n'est plus efficace, soit lorsqu'il décide d'interrompre un traitement dont le seul objet est de le maintenir en vie sans espoir de guérison. S'il n'est pas en état d'exprimer sa volonté, la sédation peut également intervenir dans une situation d'"obstination déraisonnable", tel qu'elle est définie par l'article R 4127-37 cps.

Les enseignements de l'affaire Vincent L.


Sur ce plan, le texte tire les enseignements de l'affaire Vincent L., et notamment de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat du 24 juin 2014. L'article 2 de la proposition de loi précise que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement", principe qui aura désormais valeur législative. On se souvient que cette question était au coeur du contentieux introduit par les parents de Vincent L. Le rapporteur public estimait alors que le traitement de nutrition et d'hydratation reçu par ce dernier "n’a pas d’autre effet que de le maintenir artificiellement en vie, emmuré dans sa nuit de solitude et d’inconscience". Eclairé par différentes expertises médicales, le Conseil d'Etat a donc considéré "qu'il est dorénavant dans un état végétatif chronique, que les lésions cérébrales sont irréversibles et le pronostic clinique mauvais". Dans ce type de cas, la sédation est  désormais prévue par la proposition de loi, l'"obstination" étant considérée comme "déraisonnable", dans le mesure où l'état du patient n'offre aucun espoir d'amélioration ni de communication, même minimale, avec son entourage..

On le voit, l'actuelle proposition de loi est, avant tout, la recherche d'un consensus sur un sujet particulièrement sensible. A ce titre, il ne donne pas satisfaction à ceux qui ont les positions les plus tranchées. Certains refusent l'idée même d'un droit de mourir dans la dignité, souvent au nom de leurs convictions religieuses. D'autres estiment que le texte est trop timoré, dans la mesure où il refuse l'euthanasie active ou l'assistance au suicide. Et il est vrai que des patients atteints d'une maladie incurable continueront sans doute à se rendre en Suisse, pays dont le système juridique accepte cette assistance au suicide. La recherche du consensus conduit, par hypothèse, au choix d'une solution médiane, acceptable par le plus grand nombre. La loi ne doit-elle pas être l'expression de la volonté générale ?

jeudi 12 mars 2015

Le retour de la fessée

L'éducation des enfants suscite, depuis bien longtemps, des débats passionnés. Peut-on tolérer certains actes comme les gifles ou les fessées, violences que le droit qualifie généralement de légères, mais violences tout de même ? La question revient dans les médias à l'occasion de la publication d'un texte du Comité européen sur les droits sociaux, texte adopté le 12 septembre 2014 et publié le 4 mars 2015. Très clairement, il prend position contre les autorités françaises qui ont choisi de ne pas légiférer dans ce domaine.

L'existence du débat


Nul ne conteste l'existence même de ce débat qui présente un caractère international. Certains Etats ont voté des lois prohibant expressément ce genre de pratiques. Tel est le cas de la Suède, pays pionnier dans ce domaine, puisque le législateur est intervenu dès 1979. Trente cinq ans après, c'est-à-dire plus d'une génération plus tard, le livre du psychiatre David Eberhard dénonçant "ces enfants gâtés à qui on a laissé le pouvoir" suscite dans le pays un important débat, certains demandant l'abrogation de la loi de 1979. D'autres Etats comme la France ont sanctionné ces pratiques en utilisant le droit commun applicable aux mineurs. On voit alors se développer la revendication inverse, et diverses ONG demandent avec insistance l'intervention du législateur  français pour ériger la gifle ou la fessée en infraction pénale. Le caractère dissuasif de le peine est alors censé entrainer la disparition pure et simple de ces violences. 

Nul ne conteste que l'autorité parentale doit pouvoir s'exercer autrement que par la violence. Il n'en demeure pas moins que le débat sur les causes et les conséquences psychologiques de ces pratiques relève d'abord des pédiatres et des pédopsychiatres. La question des instruments juridiques de nature à empêcher les violences à l'égard des enfants est d'une autre nature.

Un débat juridique biaisé


Le problème est que, pour le moment, le débat juridique est parfaitement biaisé, pour ne pas manipulé. Le Monde titre ainsi, dans son édition du 2 mars 2015 : "La France condamnée pour ne pas avoir interdit gifles et fessées", formule reprise par Huffington Post , et à peine modifiée dans Le Parisien. Ce dernier affirme que la France est "sanctionnée" par le Conseil de l'Europe. Les formules sont percutantes à souhait, mais elles ont l'inconvénient d'être fausses. 

La France ne fait l'objet d'aucune condamnation. Le texte présenté comme tel est une "décision sur le bien-fondé", c'est son nom officiel, prise par le Comité européen des droits sociaux (CEDS). Organe du Conseil de l'Europe, il a pour mission d'apprécier la manière dont les Etats appliquent la Charte sociale européenne. Il est composé de quinze experts indépendants et impartiaux élus par le Comité des ministres pour un mandat de six ans, renouvelable une fois. Il peut être saisi de "réclamations collectives" effectuées par différents groupements, associations, syndicats, ONG auxquels le Comité donne un agrément.

Hergé. Tintin au pays de l'or noir. 1939


L'intérêt britannique pour les libertés


C'est précisément une ONG britannique, l'Association for the Protection of All Children, APPROACH, association dont l'objet principal est la lutte contre les châtiments corporels infligés aux enfants, qui a saisi le CEDS d'une "réclamation collective". La "décision sur le bien-fondé", se borne à estimer que le droit français viole la Charte sociale européenne, sans formuler aucune condamnation. En d'autres termes, le texte a la valeur d'une expertise juridique et est totalement dépourvu de puissance normative.
On observe avec intérêt que nos amis britanniques s'intéressent beaucoup à l'état des libertés dans notre pays. Tout récemment, dans l'affaire S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, la requérante qui se plaignait devant la Cour européenne des droits de l'homme de ne pouvoir  porter un voile intégral dans l'espace public français était défendue par un cabinet britannique. Différentes ONG anglo-saxonnes étaient d'ailleurs venues contester la conception française de la laïcité. Ces efforts avaient pourtant été déployés en vain, puisque la Cour européenne avait finalement déclaré la loi du 10 octobre 2010 conforme à la Convention européenne des droits de l'homme.

Il apparaît tout de même naturel que les Britanniques s'intéressent aux châtiments corporels dont les enfants sont victimes, car c'est précisément sur ce sujet que le Royaume-Uni fut pour la première fois condamné par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Tyler de 1978. La Cour qualifie alors de "violence institutionnalisée" un châtiment corporel infligé à un adolescent de quinze ans dans l'île de Man, châtiment infligé avec le concours des policiers locaux. Plus tard, dans un arrêt A. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, la Cour condamne le droit britannique qui tolère encore le châtiment corporel sur des enfants à condition qu'il soit "raisonnable". 

L'article 17 al. 1 de la Charte sociale européenne


Quoi qu'il en soit, l'argument unique du Comité réside dans la violation de l'article 17 al. 1 b)  de la Charte sociale européenne ratifiée par la France en 2002. Or, cette disposition se borne à énoncer que les Etats parties s'engagent "à protéger les enfants et les adolescents contre la négligence, la violence ou l'exploitation".

Le droit français viole-t-il cette disposition ? Rien n'est moins certain. Il suffit de la lire pour comprendre qu'elle impose seulement de protéger les enfants contre la violence, y compris celle infligée par leurs proches. Les instruments juridiques de cette protection demeurent à la discrétion des Etats, et il n'est mentionné nulle part qu'ils sont tenus d'adopter une législation particulière interdisant les châtiments corporels. 

Le droit français réprime les châtiments corporels


Le droit pénal français permet de punir les auteurs de châtiments corporels. C'est ainsi que l'article R 222-13 al. 1 du code pénal (c. pén.) punit de trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende les violences légères infligées à un mineur de moins de quinze ans. Quant aux violences "habituelles", elles sont réprimées par l'article R 222-14 c. pén. et leur auteur peut risquer entre cinq et trente ans de prison, selon les conséquences pour la victime de ces mauvais traitements. 

Les juges n'hésitent pas à sanctionner ces pratiques. La Cour d'appel de Douai, dans une décision du 29 septembre 2010 confirme ainsi la condamnation d'un homme coupable d'avoir donné trois coups de ceinture à la fille de sa compagne, une enfant de sept ans. Le tribunal correctionnel de Limoges, en octobre 2013, condamne à son tour pour coups et blessures volontaires un père qui a reconnu avoir battu son fils de neuf ans. Même le tribunal administratif de Nancy, le 16 novembre 2004, admet la légalité de la sanction d'un cadre socio-éducatif accusé d'avoir donné une fessée à un enfant. En l'espèce, il considère qu'une exclusion de deux années est excessive,  tenant compte du fait que les faits ne sont pas clairement établis. Enfin, la Cour d'appel de Rouen, intervenant en matière civile le 10 mai 2007,  n'hésite à priver de son droit de visite et d'hébergement le père divorcé qui a admis avoir donné deux fessées à son fils. Le système juridique français n'est donc pas sans moyens pour réprimer des comportements violents à l'égard des enfants, même s'il s'agit de violences légères. 

Dans ces conditions, l'idée, largement développée dans la presse, selon laquelle le texte publié par le CEDS serait une sorte d'avertissement adressé à la France avant sa condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme semble relever de l'incantation. D'une part, la Cour n'est évidemment pas liée par ce texte. Surtout, il lui appartiendra, si un jour elle est saisie, d'apprécier la conformité du droit français à la Convention. Or rien ne permet d'affirmer que le droit français ne réprime pas les violences infligées aux enfants.

Le débat portant sur l'opportunité ou non de voter une loi spécifique dans ce domaine élude les problèmes essentiels. Pense-t-on réellement que l'intervention du législateur suffira à mettre fin à des pratiques qui n'ont rien de rationnel, mais sont souvent le résultat de sentiments divers comme l'impuissance, la colère ou la peur ? Si une telle loi donne satisfaction aux associations actives dans ce domaine, elle ne résout d'ailleurs pas le problème essentiel de la preuve. Dans un tel domaine, les poursuites pénales se heurtent à différents obstacles : les enfants ne dénoncent généralement pas leurs parents, les professeurs comme les services sociaux ne voient pas toujours les traces physiques ou psychologiques de ces violences. Il serait sans doute bien préférable de faire des efforts dans le suivi des enfants, mais aussi dans l'utilisation par les juges, parfois prompts à classer des affaires jugées peu importantes, de dispositions pénales qui existent et qui doivent être appliquées.. 

mardi 10 mars 2015

Principe de loyauté et droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination

La Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, a rendu le 6 mars 2015 un arrêt très remarqué dans lequel elle sanctionne le défaut de loyauté dans le recueil des preuves d'une infraction. En l'espèce, ce défaut de loyauté entraine une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer. 

L'affaire porte sur la sonorisation de deux cellules de garde à vue, dans lesquelles sont enfermées, entre les interrogatoires, deux personnes soupçonnées d'avoir participé, en février 2012, à un vol commis dans une bijouterie, vol réalisé avec armes et en bande organisée. Durant cette garde à vue, enfermés côte à côte, les deux suspects ont discuté de choses et d'autres.. 

L'un demande à l'autre de le disculper, moyennant finances. Il déclare s'être reconnu sur la vidéo filmée peu avant le vol et  être rassuré par le fait que "sa femme avait jeté ce qu'il y avait dans la maison". Il reconnait en outre avoir exercé des violences à l'égard d'une cliente de la bijouterie. Ces propos n'ont évidemment rien à voir avec les farouches dénégations qu'il avait opposées aux enquêteurs lors des auditions. Ces enregistrements sont ensuite versés au dossier comme éléments de preuves de la culpabilité des intéressés, ce qui conduit leurs avocats à déposer, en mars 2013, une requête en annulation d'actes de procédure parmi lesquels la garde à vue et la sonorisation des cellules.

La résistance des juges du fond


Observons d'emblée que les forces de police agissaient sur commission rogatoire d'un juge d'instruction. L'article 706-96 du code de procédure pénale (cpp) les  autorise, à la demande et sous le contrôle du juge d'instruction, "à mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la captation, la fixation, la transmission et l'enregistrement de paroles prononcées par une ou plusieurs personnes à titre privé ou confidentiel, dans des lieux ou véhicules privés ou publics (...)". S'appuyant sur ces dispositions mais aussi sur l'article 427 cpp qui pose un principe de liberté de la preuve, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Versailles avait considéré comme licite la sonorisation des cellules de garde à vue.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation était déjà intervenue une première fois dans une décision du 7 janvier 2014. Elle avait alors jugé que le placement des gardés à vue dans des cellules contiguës et la sonorisation des locaux constituaient un "stratagème constituant un procédé déloyal de recherche des preuves", lequel a conduit l'un des deux protagonistes à s'incriminer lui-même lors de sa garde à vue. La Chambre de l'instruction, statuant sur renvoi, avait cependant maintenu la position de la cour d'appel et réaffirmé la licéité de ce moyen de preuve. L'arrêt du 6 mars 2015 apparaît ainsi comme le point d'aboutissement d'une procédure marquée par la résistance des juges du fond qui n'ont désormais plus d'autre solution que de se soumettre.



Tosca. Puccini. Air de Cavaradossi, avec un micro dans sa prison.. 
et personne ne s'en plaindra.
Mario Lanza. 1954.

La loyauté de la preuve


La jurisprudence admet en effet, depuis un arrêt de la Chambre criminelle du 23 juillet 1992, que les particuliers, pour faire éclater la vérité, peuvent utiliser des moyens de preuve déloyaux ou illicites. En l'espèce, les juges admettent ainsi que la société Carrefour ait prouvé des malversations commises par certains de ses employés de caisse en plaçant des caméras dans des bouches d'aération. De la même manière, la Chambre criminelle considère, dans un arrêt du 31 janvier 2012, que les enregistrements effectués par son majordome des conversations téléphoniques de madame Bettencourt, captations réalisées à l'insu de l'intéressée, ne sont pas, en eux-mêmes, des actes d'information mais des moyens de preuve qui peuvent être discutés contradictoirement. La diffusion par Médiapart de ces mêmes enregistrements était en revanche considérée par la Chambre civile le 6 octobre 2011 comme portant atteinte à la vie privée de l'intéressée. La contradiction n'est qu'apparente. En matière pénale, mais seulement en matière pénale, la liberté de la preuve, principe consacré par l'article 427 c. pén., l'emporte sur l'appréciation des moyens utilisés pour l'obtenir

Les autorités judiciaires et les services de police ne bénéficient pas de la même indulgence. Certes, un arrêt du 1er mars 2006 avait admis la sonorisation du parloir d'une maison d'arrêt, considérant  que ce procédé était conforme aux règles du procès équitable telles qu'elles figurent dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi dans la doctrine, l'idée générale étant que l'intéressé restait en mesure de contester le contenu des enregistrements versés au dossier. Depuis la décision du 7 janvier 2014, confirmée donc par celle de mars 2015, la solution est inversée. Les raisons du revirement doivent recherchées dans deux directions.


Le stratagème


On le sait, le droit français, contrairement à son homologue américain, interdit à l'autorité judiciaire comme à l'autorité de police les provocations à l'infraction. Il accepte en revanche la provocation à la preuve. Dans un arrêt du 5 juin 1997, la Chambre criminelle admet ainsi qu'un policier puisse se porter acquéreur de "cinq galettes de crack" dans le but de prouver l'existence d'un trafic de stupéfiants. La Cour européenne, dans une décision du 5 février 1998, Romanauskas c. Lituanie, ne raisonne pas autrement, ajoutant que les policiers ne doivent exercer sur la personne aucune influence de nature à lui faire commettre une infraction qu'autrement elle n'aurait pas commise.

En revanche, cette provocation à la preuve trouve ses limites dans la notion de stratagème, c'est-à-dire une machination, une ruse destinée à contourner les exigences de la loi. C'est la précision apportée par les deux décisions du 7 janvier 2014 et du 6 mars 2015. En l'espèce, il y a bien eu stratagème puisque les cellules de garde à vue avaient été soigneusement sonorisées dans le but de pousser les deux suspects à s'auto-incriminer.

Le droit de ne pas s'auto-incriminer


La violation du droit au silence n'est pas retenue par la Cour, car il ne s'exerce que durant les auditions et non pas durant les temps de repos. En revanche, la sonorisation des cellules constitue un procédé déloyal dans la mesure où, précisément, ce stratagème conduit à une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer. 

Ce droit ne figure pas formellement dans le code pénal. Il trouve son origine dans la Convention européenne des droits de l'homme, ou plutôt dans la jurisprudence de la Cour européenne qui le rattache aux exigences du procès équitable posées par l'article 6. Consacré par un arrêt du 25 février 1993 Funke c. France, il constitue un élément de la présomption d'innocence qui interdit à l'accusation de recourir à des éléments de preuve obtenus sous la contrainte ou par des pressions. Ce principe est repris par la Cour de cassation, précisément depuis l'arrêt du 7 janvier 2014. Le fait de sonoriser la cellule de garde à vue est donc considéré comme déloyal, dans la mesure où il suscite une atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

La décision est donc parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Pourquoi laisse-t-elle alors un certain sentiment d'insatisfaction ? Sans doute pas parce que la décision de mars 2015 risque de rendre impossible le procès de l'auteur d'un crime. L'Etat de droit a ses exigences, et il n'est pas anormal qu'une irrégularité grave de procédure ait de telles conséquences. En revanche, le fondement tiré du droit à ne pas s'auto-incriminer est-il entièrement satisfaisant ? Ce droit semble tellement lié à l'existence d'une procédure accusatoire, à l'américaine, qu'il apparaît dans notre système juridique comme un produit d'importation. Absent du code pénal, il est le produit d'une construction jurisprudentielle. Comme si le droit français l'intégrait mollement, le respectait sans réellement l'assumer. S'il doit devenir l'un des piliers de la procédure pénale, il serait peut-être temps de lui accorder une place plus importante dans les textes qui l'organisent.

jeudi 5 mars 2015

Le port de signes religieux à l'Université : retour à l'analyse juridique

Dans une interview au "Talk" du Figaro, Pascale Boistard, secrétaire d'Etat chargée des droits des femmes, fait part de ses doutes sur le port du voile à l'Université. "Je n'y suis pas favorable", a-t-elle déclaré, ajoutant : "Je ne suis pas sure que le voile fasse partie de l'enseignement supérieur". Elle ne propose cependant de légiférer, affirmant que "c'est aussi aux présidents d'Université de dialoguer avec les étudiantes". La déclaration ne manque pas de courage, si l'on considère que la question fait partie de celles que les gouvernements successifs s'abstiennent de traiter. La prétendue autonomie des Universités est finalement bien commode pour laisser aux Présidents des Universités gérer une question qui relève de la loi.

Un clivage qui transcende les partis politiques


Les réactions à ces propos révèlent que le clivage est réel et transcende les mouvements politiques. L'UMP, tendance Nicolas Sarkozy, envisage aujourd'hui une proposition de la loi interdisant le port du voile dans les Universités. Il semble cependant que l'ensemble du mouvement ne soit pas d'accord sur une question qui n'a pas fait l'objet d'un débat interne. Du côté du gouvernement, les positions ne sont pas plus claires. Manuel Valls affirmait, en août 2013, que le rapport du Haut Conseil à l'intégration (HCI) préconisant l'interdiction était "digne d'intérêt". Ce rapport a pourtant entrainé la disparition immédiate du HCI. A la même époque, Geneviève Fioraso, alors ministre des Universités, déclarait que "le voile ne pose pas de problème à l'Université".

Du côté des Universités, les seuls propos publics sont ceux de Jean-Loup Salzman, président de la Conférence des présidents d'Université (CPU), déclarant à France-Inter : "La question ne devrait pas se poser (...) Je ne vois pas au nom de quoi on interdirait à des jeunes filles d'exprimer des convictions religieuses, y compris à l'Université".

Il est vrai que Jean-Loup Salzmann, Président de l'Université de Paris 13 Villetaneuse, est particulièrement au fait de cette question. D'une part, comme Président de Paris 13, il a mis fin récemment au contrat d'un enseignant vacataire. Celui-ci, constatant la présence à son cours d'une étudiante voilée, avait fait part aux étudiants de son hostilité au port de signes religieux dans l'espace public. D'autre part, un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale relatif à l'IUT de Saint-Denis, rattaché à l'Université de Paris 13, montre que les responsables de l'Université avaient laissé s'installer dans l'établissement des associations faisant du prosélytisme musulman, pendant que le directeur de l'IUT était victime d'une agression, après des menaces de mort à caractère islamiste. Si l'on considère la situation de son Université, il ne fait guère de doute que Jean-Loup Salzmann est un ardent partisan de l'expression religieuse dans les services publics. Cette position reflète-t-elle celle de l'ensemble de la communauté universitaire ?


Plantu. Le Monde. 5 mars 2014


La reconstruction idéologique de loi de 1905


A l'appui de cette position, on trouve une interprétation, ou plutôt une déformation, de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l'Etat. Une analyse qui se revendique à la fois libérale et féministe affirme que la loi de 1905 se borne à garantir la liberté religieuse. Elle autoriserait donc toutes les manifestations religieuses, qu'elles aient lieu dans des espaces privés ou publics. L'analyse s'accompagne de la dénonciation d'une "nouvelle laïcité" liberticide qui interdit notamment aux femmes de porter le voile. Elle repose ainsi sur le présupposé selon lequel le port du voile n'est pas le signe de l'oppression des femmes mais un élément de leur liberté. La "nouvelle laïcité" reflète donc un "nouveau féminisme", qui ne dénonce pas l'oppression des femmes, mais leur droit d'être opprimées. Celles qui souffrent sous un voile imposé par les familles et les grands frères apprécieront sans doute ce soutien du mouvement féministe.

Quoi qu'il en soit, l'analyse repose sur une construction idéologique, car la loi de 1905 ne dit rien de tel. Son article premier énonce que "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". La liberté de conscience relève de la liberté de pensée et concerne l'espace intime des convictions religieuses. Le Conseil constitutionnel a récemment rappelé, dans sa décision rendue sur QPC le 18 octobre 2013 qu'elle a valeur constitutionnelle. Son fondement réside à la fois dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses", et dans le Préambule de 1946 qui énonce que "nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". Le cadre juridique de la liberté de conscience est donc celui de l'"opinion" et de la "croyance". On est bien éloigné de l'affirmation d'une appartenance religieuse par des signes extérieurs, vestimentaires ou autres.

Quant au "libre exercice des cultes", il est vrai qu'il s'agit là d'un droit de la vie collective, qui ne relève pas du for intérieur. L'article 1er de la loi de 1905 insiste sur ce "libre exercice", mais les interprètes audacieux de ce texte devraient peut être lire la loi jusqu'à son article 27 : "Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d'un culte, sont réglées en conformité de l'article L 2212-2 du code général des collectivités locales". Cet article, bien connu, est relatif au pouvoir du police générale du maire, pouvoir qui autorise le maire à limiter l'exercice public du culte pour des motifs d'ordre public. Certes, nous sommes en 1905. A l'époque, la loi vise les processions et les sonneries de cloches, pas le port des signes religieux On doit tout de même en déduire que la liberté de conscience change de régime juridique lorsqu'elle devient liberté d'affirmation publique d'une religion. Elle doit alors se conformer aux règles édictées pour garantir l'ordre public.

Ne faisons pas dire à la loi de 1905 ce qu'elle ne dit pas, tout simplement parce qu'elle intervient à une époque où les préoccupations sont ailleurs. Ce texte fondateur n'autorise pas le port du voile à l'Université, pas plus d'ailleurs qu'il ne l'interdit. Il se borne, et c'est déjà essentiel, à affirmer que la liberté religieuse peut faire l'objet de restrictions liées à l'ordre public.

Laïcité et neutralité


C'est à ce stade qu'intervient la notion de laïcité. Certains font observer, et ils ont raison, qu'elle ne figure pas dans la loi de 1905. Cela n'a guère d'importance aujourd'hui, puisqu'elle est mentionnée à l'article 1er de notre Constitution : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En France, la laïcité a valeur constitutionnelle et est étroitement liée au principe républicain.

Dans les services publics, la laïcité prend la forme de l'obligation de neutralité. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la neutralité n'impose pas seulement une contrainte purement négative, celle de n'afficher aucune préférence pour une religion. Elle impose aussi et surtout une obligation positive de ne pas manifester ses croyances religieuses. Ce devoir ne concerne pas seulement les fonctionnaires mais aussi tous ceux qui participent au service public de l'enseignement. Dans un avis du 3 mai 2000 Mlle Marteaux, le Conseil d'Etat affirme ainsi que "les principes de neutralité et de laïcité s'appliquent à l'ensemble des services publics et interdisent à tout agent, qu'il assure ou non des fonctions éducatives ou ayant un caractère pédagogique, d'exprimer ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions". Tous les personnels de l'Université sont donc soumis à cette obligation et peuvent être sanctionnés s'ils arborent des signes religieux apparents. C'est ainsi que le tribunal administratif de Toulouse a admis, en avril 2009, la légalité du licenciement d'une doctorante allocataire de recherche à l'Université Paul Sabatier qui refusait de retirer son voile. Salariée par l'Université, elle était soumise à l'obligation de neutralité.

Le cas des étudiants est évidemment un peu moins simple. On doit évidemment écarter l'argument repris dans les médias selon lequel les étudiantes des Universités ne seraient pas soumises à l'obligation de neutralité parce qu'elles sont majeures. Le respect de la laïcité serait-il donc réservé aux enfants ? En tout cas, le Conseil d'Etat a déjà confirmé, à plusieurs reprises, l'exclusion de lycéennes majeures portant le voile au lycée (par exemple : CAA Nancy, 24 mai 2006), ce qui détruit l'argument. La circulaire du 15 mars 2004 précise d'ailleurs que l'interdiction du port de signes religieux s'applique à tous les élèves des établissements secondaires, "y compris ceux qui sont dans des formations post-baccalauréat".

L'interdiction du port du voile à l'Université violerait-elle une disposition législative en vigueur ? Certains invoquent à ce propos l'article 50 de la loi du 26 janvier 1984. Mais celui-ci se borne à énoncer que les étudiants "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels". Le mot "religion" n'est même pas prononcé. Dans l'état actuel actuel du droit, aucune disposition n'autorise formellement le port de signes religieux par les étudiants.

Reste, il faut bien le reconnaître, qu'aucune disposition ne l'interdit formellement.

Le recherche d'un fondement juridique


La jurisprudence n'apporte pas de réponse plus claire. Là encore, les partisans du port de signes religieux invoquent l'arrêt du 26 juillet 1996 du Conseil d'Etat annulant l'interdiction de port de signes religieux décidée par  l'Université de Lille II. Mais la décision ne faisait que constater l'absence de fondement juridique de nature à garantir la légalité d'une telle décision. Elle intervenait, en outre, à une époque bien antérieure à la loi Pécresse du 10 août 2007. L'autonomie accordée par ce texte est largement cosmétique, mais elle touche tout de même l'organisation intérieure de l'établissement. Pourrait-on envisager que les organes délibérants d'une Université, réunissant enseignants, personnels administratifs et étudiants, adoptent un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ? La question mérite d'être posée, et un tel choix présenterait l'intérêt de tester la réalité de l'autonomie des Universités.

Il n'empêche qu'une telle solution risque de porter atteinte à l'égalité devant le service public. Les étudiants de telle université se verraient interdire le port de signes religieux, ceux de telle autre pourraient en porter librement. Cette rupture d'égalité pourrait, à terme, conduire à la constitution d'universités-ghettos dont l'existence même serait une atteinte à l'idée républicaine. La seule solution, pour disposer d'un fondement juridique solide, serait donc d'étendre à l'Université les dispositions de la loi du 15 mars 2004, aujourd'hui codifiée dans l'article L 141-5-1 du code de l'éducation. Il énonce en effet : "Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit". Un mot à ajouter et l'Université devient un sanctuaire à l'abri des querelles religieuse et des marques d'asservissement des femmes. Le parlement aura-t-il ce courage ?


lundi 2 mars 2015

Le prénom et la liberté d'expression publicitaire

Le 19 février 2015, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux décisions, Dieter Bohlen c. Allemagne et Ernst August von Hannover c. Allemagne, portant sur l'utilisation du prénom d'une personne célèbre dans une campagne publicitaire diffusée en Allemagne par la marque British American Tobacco. Les deux requérants, considérant que leur prénom a été utilisé à des fins commerciales sans leur consentement, demandent d'une part une indemnité et d'autre part l'équivalent monétaire d'un contrat commercial, comme si celui-ci avait existé en droit. La Cour européenne ne revient pas sur la cessation de la campagne publicitaire déjà imposée par les juges allemands, et se prononce sur le fond, c'est-à-dire sur la dimension financière des requêtes. Dans les deux cas, elle exclut les compensations financières

Le premier requérant, Dieter Bohlen, est célèbre outre-Rhin pour avoir publié un livre intitulé "Dans les coulisses", livre qui donna lieu à tant de recours qu'il est sorti largement caviardé. La publicité litigieuse montre deux paquets de Lucky Strike accompagnés de la légende suivante : "Regarde, Cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres". Les mots "chers", "facilement" et "super" sont maladroitement caviardés, de manière à ce que la lecture reste possible.

Le second requérant est Ernst August de Hanovre, déjà très habitué du prétoire strasbourgeois. Il est doublement célèbre pour être l'époux de la princesse Caroline de Monaco et pour différentes altercations allant du coup de parapluie asséné à un cameraman à l'uppercut infligé au gérant d'une discothèque. Cette fois, la publicité montre un paquet de Lucky Strike couché et largement cabossé accompagné de ces mots : "Etait-ce Ernst ? Ou August ?"


La campagne Lucky Strike était destinée à faire rire, et elle y est parvenue, ce que n'ont pas apprécié les requérants. Tous deux ont facilement obtenu des juges du la suspension de la campagne litigieuse. Mais cela ne leur suffit pas et ils demandent aussi l'octroi d'une "licence fictive" c'est-à-dire une somme qu'ils estiment à 100 000 €, correspondant à celle qui leur aurait été allouée si un contrat avait été passé avec British American Tobacco autorisant l'usage de leur nom.  Les juridictions suprêmes allemandes ont refusé l'octroi de cette licence fictive, et c'est ce que contestent les requérants devant la Cour européenne. Ils se fondent essentiellement sur la violation de l'article 8 de la Convention, estimant que l'utilisation de leur prénom emporte une atteinte au respect de la vie privée.


Le prénom, élément de la vie privée



La Cour européenne affirme que le prénom est un élément de la vie privée, mais seulement dans certaines hypothèses. 

Dans un arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, elle estime d'abord que le choix du prénom relève de la vie privée et familiale, dès lors qu'il comporte "un choix intime et affectif". Elle ajoute cependant que si le refus du prénom "Fleur de Marie" par l'état-civil français constitue une ingérence dans la vie privée de la famille, cette ingérence est justifiée par l'intérêt de l'enfant.

Dans les deux décisions du 19 février 2015, la Cour définit une seconde hypothèse d'ingérence dans la vie privée, lorsque le prénom permet d'identifier la personne. Tel est bien le cas dans chacune des affaires étudiées, dès lors que la publicité donne des éléments contextuels permettant d'identifier à coup sûr Dieter Bohlen et Ernst August von Hannover.

La liberté d'expression publicitaire


En l'espèce, les requérants ne se plaignent pas d'une action de l'Etat, mais plutôt d'une abstention, puisque les autorités judiciaires allemandes ne sont pas parvenues, du moins à leurs yeux, à les protéger contre l'utilisation de leur prénom par une entreprise privée. La Cour européenne doit donc apprécier l'équilibre entre le droit au respect de la vie privée du requérant, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, et la liberté d'expression de l'entreprise qui repose sur l'article 10 de cette même Convention. 

Une jurisprudence constante affirme que l'expression commerciale est protégée par l'article 10. Tel est le cas de l'expression dans un journal professionnel, depuis l'arrêt Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne du 20 novembre 1989. L'expression publicitaire n'est donc pas exclue du champ de l'article 10. 

Paul Eluard. Les affiches sur la palissade. 1912


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée, entre l'expression publicitaire de la campagne Lucky Strike et les droits des requérants identifiés par leur prénom, est appréciée par la Cour européenne, à partir de certains critères définis dans les arrêts von Hannover (II) et Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012

Le premier d'entre eux est la référence au "débat d'intérêt général", débat auquel participe l'expression jugée attentatoire à la vie privée. Sur ce point, la Cour européenne développe une conception très large de l'intérêt général. Elle affirme ainsi que relèvent du "débat d'intérêt général" des photos, prises à l'insu de l'intéressé et de sa famille, montrant le Prince Rainier de Monaco, alors très âgé et malade. Aux yeux de la Cour, la presse people développe ainsi  un "débat d'intérêt général". 

Dans le cas des arrêts Bohlen et Von Hannover du 19 février 2015, la Cour adopte une jurisprudence tout aussi compréhensive. Elle considère que le débat d'intérêt général est bien présent, dès lors que la publicité Luky Strike peut être considérée comme une satire que la Cour reconnait comme une forme d'expression qui doit être protégée. Dans son arrêt du 20 octobre 2009 Alves da Silva c. Portugal du 20 octobre 2009, la Cour était ainsi saisie du cas d'un citoyen qui, profitant du défilé du carnaval, pour promener dans sa camionnette l'effigie du maire du village accompagné de la pancarte ainsi rédigée : "Donne moi ton vote, ton épouse aura un emploi, pas besoin de diplôme ; ton fils aussi, il sera employé municipal". Elle a estimé que cette "mise en boîte" satirique relevait de la liberté d'expression. A ses yeux, il en est de même de la campagne Lucky Strike.

La notoriété du requérant constitue le deuxième élément d'appréciation utilisé par la Cour. Comme le droit interne français, la Cour européenne considère que les personnes jouissant d'une forte notoriété ne peuvent pas prétendre à la même discrétion que le "simple quidam". En l'espèce, la Cour fait observer que le fait que les requérants soient identifiables par le seul prénom et quelques éléments contextuels suffit à attester de leur notoriété. Ces éléments contextuels ont d'ailleurs été largement relayés dans la presse, et les citoyens allemands n'ignorent rien des déboires auxquels s'est heurté le livre de Dieter Bohlen et de la tendance de Ernst August de Hanovre à user d'une certaine violence. Les éléments ainsi mis en lumière par la campagne d'affichage n'apportent donc rien qui ne soit déjà connu.  Sur ce point, la Cour se réfère à sa jurisprudence Hachette Filipacchi Associés c. France du 23 juillet 2009, qui estime qu'un article faisant figurer, à côté de la photo Johny Halliday, d'autres clichés des produits et des marques qui ont utilisé son image, ne porte pas atteinte à la vie privée du chanteur. 

Enfin, le dernier élément d'appréciation vise la publicité elle-même, son contenu, sa forme et ses effets. La Cour se borne à faire observer que les juges allemands ont déjà conclu que la publicité n'était pas dévalorisante du seul fait qu'elle faisait la promotion du tabac, promotion parfaitement licite en droit allemand. Au demeurant, rien ne montrait une quelconque identification entre les requérants et le produit.
 
Les deux décisions du 19 février 2015 se situent dans la ligne d'une jurisprudence extrêmement libérale de la Cour européenne, jurisprudence qui fait toujours davantage prévaloir la liberté d'expression sur les autres droits garantis par la Convention. Sur ce point, on ne peut s'empêcher de penser que la Cour cherche son inspiration davantage aux Etats Unis, et plus précisément dans la jurisprudence interprétant le Premier Amendement de la Constitution américaine, que dans le droit continental. L'inconvénient réside sans doute dans le risque d'adopter finalement une conception plus étroite de la vie privée, également inspirée du droit américain. L'avantage en revanche est d'affirmer l'existence d'une liberté d'expression publicitaire. Au moment où certains partisans de l'ordre moral contestent la campagne d'affichage du site de rencontres Gleeden, ce rappel n'est sans doute pas inutile.