« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 18 novembre 2014

La peine incompressible de trente ans devant la Cour européenne des droits de l'homme

La Cour européenne des droits de l'homme s'est prononcée pour la première fois, le 13 novembre 2014, sur la peine incompressible de trente années d'emprisonnement introduite dans notre système juridique par la loi du 1er février 1994. Le requérant, Pierre Bodein, est d'ailleurs le premier justiciable condamné à cette peine, avant Christian Beaulieu et Michel Fourniret. En vingt ans, la peine de trente ans incompressible a donc été infligée trois fois par des Cours d'assises.

Itinéraire d'un Serial Killer


Pierre Bodein, surnommé "Pierrot le Fou" par la presse, a été condamné par la Cour d'assises du Bas-Rhin le 11 juillet 2007 pour trois meurtres commis dans une zone de vingt kilomètres autour des villes de Barr et d'Obernai en juin 2004. Les trois victimes, une fillette de dix ans, une femme de trente-huit ans et une adolescente de quatorze ans ont toutes été enlevées, puis violées avant d'être tuées et mutilées. A l'époque des faits, l'affaire avait sus devcité beaucoup d'émotion, d'autant que Pierre Bodein, déjà condamné à plusieurs reprises pour des faits de violences et de viol, avait bénéficié d'une libération conditionnelle en mars 2004, à peine trois mois avant les meurtres. Par la suite, en octobre 2008, sa condamnation à une peine de trente années d'emprisonnement incompressible a été confirmée en appel par la Cour d'assises du Haut-Rhin. Son pourvoi fut ensuite rejeté par la Cour de cassation le 30 juillet 2010.

Le requérant devrait pouvoir bénéficier d'un aménagement de peine en 2034, lorsqu'il aura quatre-vingt sept ans. A ses yeux, la longueur même de cette réclusion sans possibilité de demande d'élargissement constitue un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Il est bien clair que Pierre Bodein n'était guère préoccupé par les traitements inhumains et dégradants lorsqu'il commettait trois meurtres particulièrement odieux. Mais la Cour européenne ne s'intéresse pas aux questions de fait. Son rôle consiste à apprécier la conformité du droit français à la Convention européenne des droits de l'homme.

Conformité de la peine perpétuelle à l'article 3

 

La Cour considère que le prononcé d'une peine d'emprisonnement à vie à l'encontre d'un délinquant adulte n'est pas en soi prohibé par l'article 3. Dès sa décision du 6 mai 1978 Kotalla c. Pays-Bas, elle estime ainsi que l'emprisonnement à vie d'un criminel de guerre allemand condamné à mort en 1948 et dont la peine a été commuée en 1951 n'est pas un traitement inhumain et dégradant. Rien n'interdit à un Etat de prévoir une peine très longue, voire de durée indéterminée, permettant le maintien en détention d'une personne aussi longtemps qu'il constitue une menace pour l'ordre public. En revanche, le problème se pose au regard de l'article 3 lorsque la peine prononcée est incompressible.

 Le silence des agneaux. Jonathan Demme 1991. Jodie Foster et Anthony Hopkins

La compressibilité de la peine


Pour la Cour, une peine perpétuelle doit, à un moment donné et même dans un futur lointain, être soumise à réexamen, dans le but d'apprécier l'amendement du détenu et la nécessité de son maintien en détention. Et le détenu, dès sa condamnation, a le droit de savoir à partir de quelle date il pourra obtenir ce réexamen. Il est donc satisfait aux exigences de l'article 3 si la peine est compressible, à l'issue d'une durée de détention fixée dès la condamnation. 

La question a été traitée par la Cour européenne dans son arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni du 9 juillet 2013. En l'espèce, c'est la législation britannique qui était en cause, dans la mesure où elle prévoit une peine de perpétuité réelle ("Whole life order"), assez semblable à ce qui existe aux Etats-Unis. Dans ce cas, le détenu ne peut, éventuellement, être libéré qu'en vertu du pouvoir discrétionnaire confié au ministre par une loi de 1997, pouvoir discrétionnaire qui ne peut s'exercer que pour des motifs humanitaires, lorsque le détenu est atteint d'une maladie mortelle en phase terminale ou lorsqu'il est frappé d'une invalidité particulièrement grave. Cette procédure a été considérée par la Cour comme non conforme à l'article 3 de la Convention pour deux raisons. D'une part, elle ne prévoyait aucun délai précis pour l'éventuel réexamen de la situation du détenu. D'autre part, son éventuelle libération dépendait de facteurs extérieurs à son désir de s'amender, et il ne pouvait donc rien faire pour modifier sa situation.

L'arrêt Vinter reprend sur ce point la jurisprudence Kafkaris c. Chypre du 12 février 2008, selon lequel la perpétuité incompressible ne doit pas conduire au maintien en détention du criminel au-delà de la durée justifiée par les objectifs légitimes de l'emprisonnement. Il faut donc une appréciation de droit et de fait de la situation de l'intéressé, à l'issue d'une période que le droit interne des Etats peut fixer librement.

Cette jurisprudence est appliquée avec rigueur par la Cour européenne. C'est ainsi que, dans son arrêt Trabelsi c. Belgique du 4 septembre 2014, elle a considéré comme non conforme à l'Article 3 une décision des autorités belges d'extrader un ressortissant tunisien vers les Etats-Unis pour des faits liés à une activité terroriste. En l'espèce, la Cour a considéré qu'aucune garantie n'était donnée permettant de penser que l'intéressé, s'il était condamné à une peine de prison à perpétuité, pourrait bénéficier d'un réexamen de sa situation.

La marge d'appréciation des Etats


Dans le cas du droit français, l'emprisonnement à perpétuité peut être assorti d'une peine de sûreté de trente ans. Le requérant est donc parfaitement informé, dès le prononcé de sa peine, de la date à laquelle il pourra solliciter un aménagement. "Au regard de la marge d'appréciation des Etats" en matière de justice criminelle, la Cour estime en conséquence que cette possibilité de réexamen est suffisante pour estimer que le droit français est compatible avec les exigences de l'Article 3.

D'une manière générale, l'emprisonnement d'une personne est une décision très lourde qui repose sur une multitude de motifs. Il s'agit tout à la fois de punir, de dissuader, de protéger le public, de réinsérer le condamné. L'équilibre entre ces différents motifs relève d'une alchimie que les autorités judiciaires de l'Etat définissent librement. La Cour européenne respecte cette liberté et se limite à rappeler que cet équilibre n'est pas immuable. Il peut évoluer durant l'exécution de la peine. C'est la raison pour laquelle une possibilité de réexamen doit être prévue, même à l'issue d'un délai de trente ans. Quand Pierre Bodein aura quatre-vingt-sept ans, il sera sans doute opportun de s'interroger sur son maintien en détention.





samedi 15 novembre 2014

Le "tourisme social" devant la CJUE : rien n'a changé

L'arrêt rendu par la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) le 11 novembre 2014 affirme que les citoyens de l'Union économiquement inactifs qui se rendent dans un autre Etat membre dans le seul but de bénéficier d'une aide sociale peuvent être exclus de certaines prestations. Cette décision a fait le bonheur des Eurosceptiques. Marine Le Pen s'est réjouie d'une "victoire politique", ajoutant que "l'UE se rend compte qu'elle a engendré un monstre". Le Premier ministre britannique David Cameron, habituellement prompt à critiquer la justice européenne, a cette fois salué une "décision de bon sens".

Ces réactions sont-elles fondées ? En réalité elles relèvent largement de la posture politique. L'étude de la jurisprudence et des textes applicables montre que les pays membres pouvaient déjà, bien avant cette décision, protéger leur système social de la "charge déraisonnable" constituée par ce "tourisme social".

L'arrêt est une réponse à plusieurs questions préjudicielles posées par le tribunal social de Leipzig (Allemagne) saisi par deux ressortissants roumains, Mme Elisabeta Dano et son fils Florin, contestant le refus des services sociaux de leur octroyer l'"assurance de base" ("Grundsicherung") accordée aux demandeurs d'emploi, allocation comparable à notre RSA. Il ressort du dossier que la requérante ne recherche pas un emploi. Elle n'a jamais exercé d'activité professionnelle et vit chez sa soeur. Elle perçoit néanmoins des prestations familiales (184 euros) et une avance sur pension alimentaire, prestations qui ne sont pas en cause dans le contentieux qui l'oppose aux services sociaux.  

Libre circulation et droit aux prestations sociales 


La première question porte sur le champ d'application de l'article 4 du règlement du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, selon lequel les ressortissants d'un Etat membre résidant dans un autre Etat membre bénéficient des mêmes prestations que les citoyens de cet Etat. Pour la Cour, ce règlement s'applique à l'ensemble des prestations sociales, y compris les prestations non contributives comme le RSA. Rappelons qu'une prestation non contributive est accordée aux personnes ne disposant pas de ressources suffisantes pour assurer leur subsistance, alors qu'elle n'ont jamais versé de cotisations ou n'ont pas cotisé assez longtemps pour bénéficier des prestations liées à une activité salariée.

Les seconde et troisième questions, que la Cour examine ensemble, portent sur les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE, art. 18) et sur celles de la directive directive du 29 avril 2004 relative aux droits des citoyens de l'UE et de leurs familles de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres. Ces textes ont pour point commun d'affirmer un principe d'égalité de traitement lié au principe de libre circulation. Ce lien est-il automatique et absolu ? Autrement dit, la libre circulation a-t-elle pour conséquence un droit absolu aux prestations sociales accordées par le pays de résidence, toute dérogation étant alors considérée comme une discrimination ?

Droit au séjour et égalité de traitement


La Cour répond à la question en affirmant que les citoyens de l'Union ne peuvent revendiquer à l'égalité de traitement que si leur séjour respecte les conditions posées par la directive du 29 avril 2004 elle-même. Or celle-ci ne prévoit pas un droit absolu d'accès au séjour et aux prestations. Elle énonce ainsi que l'Etat d'accueil peut s'abstenir de verser toute prestation durant les trois premiers mois du séjour. C'est d'ailleurs le cas de la France qui n'en verse aucune aux ressortissants étrangers séjournant dans notre pays depuis moins de trois mois. Dans son arrêt du  21 décembre 2011 Ziolkowski et Szeja c. Land de Berlin, la CJUE rappelle que ce droit au séjour, même d'une durée inférieure à trois mois, ne doit pas devenir "une charge déraisonnable" pour le système social de l'Etat d'accueil.

Pour une durée de séjour entre trois mois et cinq ans, ce qui est le cas de Mme Dano et de son fils, le ressortissant européen obtient un titre de séjour permanent, titre qui lui ouvre un droit à l'égalité de traitement et donc aux aides sociales de son pays de résidence. Mais, là encore, il ne s'agit pas d'un droit absolu. Le bénéfice du droit au séjour est subordonné, par l'article 7 de la directive, à certaines conditions, établies pour éviter que le citoyen de l'Union et sa famille ne deviennent "une charge déraisonnable", formule expressément reprise dans l'alinéa 10 du Préambule de la directive du 29 avril 2004. De manière très simple, la directive ne pose aucune restriction pour les citoyens qui travaillent dans le pays de résidence. En revanche, elle prévoit qu'un citoyen non actif, par exemple un retraité ou un étudiant, ne peut y séjourner que s'il dispose de ressources suffisantes et d'une assurance maladie complète.

La directive conditionne ainsi le droit au séjour à l'existence de ressources suffisantes. Son objet est donc parfaitement clair : il s'agit d'empêcher que les citoyens de l'Union inactifs utilisent le système de protection sociale de l'Etat d'accueil pour assurer leurs moyens d'existence. Tel est évidemment le cas de Mme Dano qui n'a jamais eu l'intention de chercher un travail en Allemagne et ne dispose pas de ressource suffisantes pour y séjourner. La conséquence en est qu'un Etat membre peut exclure les ressortissants d'un autre Etat membre du bénéficie de certaines prestations non contributives.


La crise. Coline Serreau. 1992.

 

Le droit français conforme à la jurisprudence Dano


Reste évidemment à s'interroger sur le droit français, finalement conforme aux principes posés par la directive de 2004 et la jurisprudence Dano. Un citoyen d'un Etat membre qui séjourne dans notre pays plus de trois mois ne peut ainsi prétendre au RSA s'il est inactif, ce qui exclut en principe le "tourisme social". Dans les faits, il est vrai que le système se prête parfois à quelques abus, notamment dans l'hypothèse où l'étranger exerce d'abord une activité professionnelle, avant de s'inscrire à Pôle-Emploi. Dans ce cas, il pourra percevoir le RSA à l'issue de la période d'indemnisation. Ces pratiques existent en France, comme dans d'autres Etats, et le droit s'efforce, avec bien des difficultés, de distinguer ceux qui se livrent à un véritable détournement des aides sociales. Sur ce point, la jurisprudence Dano ne fait que confirmer un mouvement qui existait déjà. En d'autres termes, elle ne change rien au droit français.

jeudi 13 novembre 2014

Le Président peut-il fermer l'Université ?

Le 12 novembre 2014, l'Université de Rennes est restée fermée toute la journée sur décision de son Président. Les motifs invoqués à l'appui de cette fermeture reposent sur des "raisons de sécurité". Il s'agissait d'empêcher le déroulement d'une "assemblée générale" consacrée à la mort de Rémi Fraisse, jeune militant écologiste décédé lors des récents affrontements sur le site du barrage de Sivens. Le groupement à l'origine du rassemblement "Solidaires Etudiant-e-s", qui se présente comme un "syndicat de luttes autogestionnaires, antifasciste, antisexistes et écologiste" sur sa page Facebook, évoque une "attaque en règle contre la démocratie". Au-delà du discours militant qui semble mélanger un peu la démocratie et l'Etat de droit, la question posée est celle de la légalité de la décision de fermeture prononcée par le Président de l'Université.

La franchise universitaire


Dans ce domaine, il est d'usage d'invoquer une "franchise universitaire" conférant aux Universités un statut très particulier interdisant aux forces de l'ordre d'intervenir dans son enceinte et ses locaux sans l'accord de son Président. Il est vrai qu'au XIIè siècle, l'Eglise accorda à l'Université le privilège d'exercer sa propre police, la mettant ainsi à l'abri du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. A la suite d'une grève estudiantine de 1229, (il y en avait déjà), la bulle Parens scientarum octroyée par le pape Grégoire IX en 1231 a ensuite donné un fondement juridique à ce privilège. Encore s'agissait-il d'un fondement de droit canon, lié aux origines religieuses de l'Université parisienne, et plus précisément de la Sorbonne.

La sécularisation de cette franchise universitaire intervient avec le décret du 15 novembre 1811 portant régime de l'Université impériale. Son article 157 énonce que "hors les cas de flagrant délit, d'incendie ou de secours réclamés de l'intérieur, (...) aucun officiel de police ne pourra s'y introduire s'il n'en a l'autorisation spéciale de nos procureurs". Le principe demeure que la police ne peut pénétrer, mais il peut y avoir des exceptions d'ailleurs très peu utilisées, la franchise universitaire étant solidement ancrée dans les traditions. 

Le pouvoir de police


Aujourd'hui, le système repose sur des dispositions très précises qui n'ont plus grand chose à voir avec la tradition canonique. La loi Pécresse du 10 août 2007 ne modifie pas le droit positif. Elle affirme que le Président "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat" (art. L 712-2 c. éduc.). Elle donne ainsi un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel qui précise que "le Président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge"

Responsable de l'ordre et de la sécurité, le Président est doté d'un pouvoir de police qui appartient à lui seul. Il ne peut donc, sans méconnaître sa compétence, s'estimer lié par une demande de retrait d'une mesure de police émanant du ministre de l'enseignement supérieur (TA Paris 18 janvier 1967, Union nationale pour l'avenir de la médecine). De la même manière, la Cour administrative d'appel de Nantes, dans une décision du 30 mai 2003, affirme que la délibération du Conseil d'administration d'une université prenant acte de la décision du Président d'interdire à un enseignant l'accès à certains locaux n'est pas un acte administratif susceptible de recours. En d'autres termes, la décision appartient au Président et non pas aux conseils élus.

Occupation de la Sorbonne. 22 mai 1968. Photo d'Elie Kagan

Une police spéciale


Le Président de l'Université exerce ainsi un pouvoir qui présente toutes les caractéristiques d'une police spéciale, dès lors que la loi lui attribue la compétence de maintenir l'ordre sur un espace spécifique, espace composé exclusivement des enceintes et locaux universitaires. Toute la difficulté de l'exercice réside cependant dans le fait que le Président, autorité de police spéciale, doit assurer l'ordre public et la sécurité, c'est à dire des missions qui relèvent classiquement de la police générale exercée par le maire ou le préfet.  

Les moyens dont il dispose ne sont pas très précisément énoncés par le décret de 1985 qui se borne à énoncer qu'il prend "toute mesure utile". Il peut solliciter les autorités publiques pour obtenir certains le concours des forces de police, s'il estime leur intervention indispensable. Il peut aussi se limiter à prendre certaines décisions, en particulier préventives. C'est exactement ce qu'a fait le Président de l'Université de Rennes II en interdisant l'accès aux locaux pour éviter une réunion qu'il estimait dangereuse pour l'ordre public et la sécurité des étudiants.

Cette interdiction pourrait sembler surprenante, précisément dans son aspect préventif. Ne s'agit-il pas d'empêcher une réunion prévue le lendemain ? En l'espèce, plusieurs libertés sont en cause. Le droit à l'enseignement tout d'abord puisque l'Université est fermée et que personne ne peut venir y travailler. Il est vrai que l'atteinte est relativement modeste puisque l'Université est fermée une seule journée. La liberté de réunion ensuite, même si elle peut s'exercer dans d'autres lieux. Dans le cas de la police générale, la liberté de réunion est organisée selon le régime répressif, qui signifie que la liberté s'exerce librement, sauf à rendre compte d'éventuels abus devant le juge pénal. En revanche, dans le cas particulier de la police spéciale du Président d'Université, l'interdiction préventive n'est pas illicite dès lors qu'elle a une durée limitée et que c'est parfois le seul moyen d'assurer l'ordre public. 

Un contrôle maximum


Comme en matière de police générale, la décision fait néanmoins l'objet d'un contrôle maximum du juge administratif qui apprécie la proportionnalité de la mesure à la menace pour l'ordre public et la sécurité des étudiants.

Il peut arriver que le juge décide que l'interdiction d'accès aux locaux est disproportionnée, dans la mesure où il était possible de maintenir l'ordre par d'autres moyens. C'est ainsi que, dans une ordonnance de référé du 14 janvier 2005, le Conseil d'Etat suspend l'interdiction d'accès prononcée à l'égard d'un seul professeur poursuivi par le Conseil de discipline pour avoir tenu des propos négationnistes. Aux yeux du juge, il n'est pas démontré que la présence de ce professeur sur le campus créait "une menace de désordre d'une gravité telle que l'université n'aurait pas été en mesure d'y faire face par d'autres moyens que celui qui a consisté à lui interdire l'accès à l'université". En revanche, le Conseil d'Etat a admis la légalité d'une décision du Président de l'Université d'Aix Marseille soumettant à autorisation spéciale l'accès à certains bâtiments (CE, 27 juin 1980, M. Charles D.). 

Le Conseil d'Etat admettrait-il la légsalité de la fermeture décidée par le Président de l'Université de Rennes II ? Sans doute, et on sait que le juge des référés du tribunal administratif de Melun, dans un jugement du 23 mars 2006, a rejeté la requête d'un étudiant demandant en urgence la réouverture de l'Université de Marne La Vallée, fermée depuis plusieurs jours à la suite de certains mouvement estudiantins. Alors même que le juge reconnaît qu'il y a effectivement atteinte au droit à la formation, il estime que cette atteinte n'est pas excessive au regard de la menace existant pour l'ordre public.

Dans le cas de Rennes II, l'Université est fermée pour une seule journée, et on doit observer que l"assemblée générale" en cause n'avait donné lieu à aucune demande d'autorisation formulée par des étudiants de l'Université (même si les syndicats étudiants sont ensuite venus au secours des organisateurs). De même, de nombreux désordres s'étaient produits les jours précédents, en particulier dans les lycées de la ville dont l'activité avait été paralysée pendant une journée. Dans de telles conditions, il est bien peu probable que la fermeture prononcée par le Président de l'Université soit considérée comme illégale.


lundi 10 novembre 2014

La liberté d'expression de l'historien devant la Cour européenne

L'arrêt Braun c. Pologne rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 novembre 2014 apporte un éclairage sur la manière dont s'est déroulée en Pologne ce qu'il est désormais convenu d'appeler "la lustration". Par association aux cérémonies de purification qui se déroulaient en Grèce et à Rome, ce terme est employé pour désigner les démarches de transparence mises en oeuvre dans les pays de l'ancien bloc soviétique. La lustration repose sur l'ouverture des dossiers confidentiels, afin de connaître les personnes qui ont collaboré avec la police politique. Sauf crime particulièrement grave, ces dernières ne sont pas poursuivies, dès lors qu'elles ont reconnu les faits. La lustration permet ainsi d'éviter les pratiques d'épuration mal contrôlées et de rétablir la paix civile.

La lustration devant le juge

Le requérant, Grzegorz Michal Braun, est un historien, auteur de documentaires et d'articles de presse, qui s'est spécialisé dans l'histoire récente de son pays. Lors d'un débat à la Polskie Radio Wroclaw en 2007, il affirme que J.M., un professeur de langue polonaise jouissant d'une grande notoriété à l'Université de Wroclaw, était un indicateur de la police secrète sous le régime communiste.

Grave accusation qui a immédiatement suscité un recours en diffamation de J.M. A l'appui de sa requête le professeur s'appuyait sur les conclusions de la commission spéciale de lustration ayant examiné l'activité des universitaires. Certes, celle-ci avait trouvé les traces d'un dossier de la police secrète concernant J.M. mais ce dossier était perdu et la preuve de sa participation à de telles activités ne pouvait pas être définitivement établie. De leur côté, les témoins membres de cette police politique, rare cas d'amnésie collective, ne parvenaient pas à se souvenir s'ils avaient, ou non, recruté J.M. au sein de leur service.

Les propos de Grzegorz Braun sont donc considérés comme faux par les juges. Il est condamné pour diffamation par le tribunal régional de Varsovie en juillet 2008. Il doit non seulement s'acquitter d'une amende, rembourser les frais de justice exposés par J.M., mais aussi s'excuser publiquement dans six journaux de la presse nationale et régionale, et dans quatre radios, dont évidemment Polskie Radio Wroclaw. Cette sanction est confirmé par la Cour d'appel puis par la Cour Suprême. Cette dernière assouplit cependant la condamnation à des excuses publiques qui ne doivent plus être exprimées que dans un seul quotidien national et à la radio de Wroclaw. Ce relatif allègement de sa condamnation n'empêche pas le requérant de saisir la Cour européenne. Il invoque une atteinte à l'article 10 de la Convention européenne, article 10 qui garantit la liberté d'expression et plus précisément la liberté de la presse.

Il n'est pas contesté que la procédure diligentée contre le requérant s'analyse comme une ingérence dans sa liberté d'expression. Cette ingérence est prévue par la loi polonaise et elle répond à un but légitime, dès lors que la poursuite pour diffamation a pour objet de protéger la réputation et les droits d'autrui. 

Un conflit de normes

La question essentielle posée à la Cour est celle de la "nécessité dans une société démocratique" d'une telle ingérence dans la liberté d'expression. Pour répondre à cette question, la Cour détermine si cette ingérence est "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants". En l'espèce, la Cour doit clairement régler un conflit de normes. 

D'un côté, les déclarations faites par le requérant à la radio portent atteinte à la réputation du professeur ainsi mis en cause. Or, dans la jurisprudence de la Cour européenne, la réputation d'une personne est protégée par l'article 8 de la Convention, garantissant le droit au respect de la vie privée. Le Cour l'a rappelé à différentes reprises, en particulier dans son arrêt Chauvy et a. c. France du 29 juin 2004. La Cour était alors saisie d'une condamnation pour diffamation prononcée à la demande de Raymond et Lucie Aubrac à l'encontre de l'auteur d'un livre les mettant en cause dans l'arrestation de Jean Moulin à Caluire en juin 1943. Elle a alors considéré que l'ingérence dans la liberté d'expression était pleinement justifiée par la nécessité de protéger la réputation des requérants. Dans le cas de la décision Braun, il est évident que l'atteinte à la réputation du professeur est d'autant plus importante qu'il bénéficie d'une réelle notoriété au sein des milieux académiques.

De l'autre côté, la Cour doit tenir compte de l'importance de la liberté d'expression. C'est sur cette question que se focalise le débat juridique. En effet, le droit polonais opère une distinction entre les normes applicables aux journalistes et celles concernant les autres participants au débat public. Les premiers sont présumés de bonne foi lorsqu'ils s'expriment dans les médias, et il appartient alors à celui qui conteste leurs propos de prouver leur inexactitude et donc leur caractère diffamatoire. Les seconds, s'ils sont mis en cause pour leurs propos publics, doivent au contraire en prouver la véracité devant le juge. La charge de la preuve est donc inversée : le journaliste est présumé de bonne foi, le commentateur lambda est présumé de mauvaise foi. En l'espèce, Grzegorz Braun n'est pas considéré comme journaliste, même s'il revendique une activité ancienne de journaliste. Spécialiste de la question de la lustration, souvent invité dans les médias pour en parler, il est considéré comme un historien par le droit polonais.



La participation au débat d'intérêt général

La Cour refuse clairement cette différence de traitement dans la charge de la preuve. Sur ce point, elle applique la jurisprudence issue de son arrêt du 27 mai 2004 Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie. Elle avait alors sanctionné le droit letton qui imposait à une ONG de protection de l'environnement d'apporter la preuve de ses allégations, alors qu'elle mettait en cause un élu local accusé de mener une politique menaçant des espaces naturels. Aux yeux de la Cour, une telle association participe au débat démocratique et reprocher à un maire sa politique ne saurait être considéré comme un abus de la liberté d'expression.

Il en est donc de même pour un historien qui, en l'espèce, participe au débat public. La Cour sanctionne donc le droit polonais pour violation de l'article 10, puisque la procédure contentieuse porte atteinte à la liberté d'expression du requérant. 

Sur ce point, on doit se féliciter de la souplesse du juge européen qui refuse de considérer comme participants au débat public les seuls titulaires de la carte de presse. Depuis la décision  Tammer c. Estonie du 6 février 2001, le juge, saisi d'une éventuelle atteinte à la vie privée, apprécie la contribution apportée par l'article et les photos publiées au débat d'intérêt général. A ses yeux, la question doit donc revêtir un "extrême intérêt pour le public" (CEDH, 26 février 2002 Krone Verlag GmbH & Co KG c. Autriche). Jusqu'à présent, le bénéficie de cette jurisprudence allait surtout aux journalistes, et même à ceux qui font commerce de l'espionnage de la vie privée des princesses. L'arrêt du 4 novembre 2014 montre que les journalistes n'ont pas le monopole du débat d'intérêt général, loin de là. Un historien, un universitaire peuvent aussi y participer et bénéficier d'une protection identique. Peut-être demain l'auteur de blog sera-t-il aussi considéré comme participant à un tel débat ? 

Toute victoire a ses vaincus

Certes, la Cour européenne a résolu le conflit de normes en faisant prévaloir la liberté d'expression. Mais toute victoire a aussi ses vaincus. En l'espèce, le droit au respect de la vie privée est tout simplement écarté. Si l'on reprend le cas d'espèce, on constate tout de même qu'une personne a été accusée d'avoir été informateur de la police politique sans qu'aucun dossier ni aucun témoin ne puisse prouver ces allégations. On imagine alors le pouvoir d'une presse quelque peu malveillante, surtout dans une période particulièrement troublée comme celui qui a suivi la chute de l'Union soviétique. Peut-elle s'appuyer sur sa liberté d'expression pour construire des affaires certes mensongères, mais qui font vendre les journaux ? 

Face à ces questions, les solutions du droit français semblent d'une sagesse exemplaire. On sait que n'importe quelle personne mise en cause dans son honneur et sa réputation peut porter plainte pour diffamation. Quant à l'auteur des propos, il peut s'exonérer de la condamnation en utilisant l'exception de vérité, c'est à dire en prouvant la véracité des faits allégués. Peu importe que la personnes poursuivie soit ou non journaliste... N'est-ce pas le principe même de l'égalité devant la loi ?

samedi 8 novembre 2014

La diffamation non publique et plus ou moins confidentielle

Eric X est le président de l'association qui emploie Corine Y. Dans son bureau, il s'entretient avec l'enquêteur de la caisse primaire assurance maladie (CPAM), à propos d'un arrêt de travail déposé par celle-ci. Il déclare alors "Mme Y. est suivie depuis très longtemps par le docteur Z..., ce monsieur se trouve être son compagnon de vie. Donc elle est très bien conseillée". Les murs du bureau ont sans doute des oreilles car ces propos reviennent à celles du Dr. Z. Fort mécontent, il porte plainte pour diffamation. Mr. X est d'abord relaxé par le tribunal correctionnel, avant d'être condamné en appel pour diffamation non publique.

La notion de diffamation non publique est au coeur de la décision du 14 octobre 2014 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. dans cette affaire. Cette infraction est qualifiée de contravention de première classe par l'article R 621-1 du code pénal qui n'en donne cependant aucune définition.

Une infraction de presse ?


Dans sa décision du 4 octobre 2014, la Cour de cassation fait référence, dans ses visas, à l'article 29 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881. Ses dispositions définissent la diffamation comme une "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Il s'agit là de définir la diffamation, mais sa qualification publique ou privée n'est pas précisée.
 
L'infraction de diffamation non publique a été longtemps assimilée à celle d'injure non publique. Celle-ci figurait dans l'article 33 al. 3 de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction originale. L'intervention de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme supprime cependant le troisième alinéa de la loi de 1881, ne laissant subsister dans le droit positif que les dispositions qualifiant l'injure non publique de contravention. Ainsi sortie de la loi de 1881, l'injure non publique était-elle encore une infraction de presse ? La Cour de cassation a répondu à la question de manière positive dans une décision du 22 mai 1974

Le régime de la diffamation est traditionnellement proche de celui de l'injure, et on aurait pu penser que la solution serait identique. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a pourtant admis une différence dans son régime juridique. S'il est vrai qu'en matière de presse, il est impossible de changer la qualification des faits après l'acte initial engageant les poursuites, ce principe peut être écarté lorsque le délit de diffamation publique ne peut être retenu, en l'absence d'élément caractérisant sa publicité. Ce principe, acquis depuis un arrêt du 8 avril 2008, permet au juge de requalifier les faits en diffamation non publique et de faire sortir l'infraction du champ des infractions de presse pour revenir dans le droit commun.

La publicité, comme absence de confidentialité


La Cour de cassation doit donc se prononcer sur l'élément de publicité de nature à caractériser la diffamation non publique. Pour être diffamatoire, une information doit en effet circuler, même si elle ne circule pas dans les médias. En l'espèce, la Cour fait observer que les propos tenus à propos du Dr Z. l'ont été "en tête-à-tête" et considère qu'ils étaient destinés à demeurer confidentiels. C'est sur ce point qu'est sanctionnée la position de la Cour d'appel, celle-ci estimant que leur auteur n'ignorait pas que ses propos seraient consignés dans le rapport de l'enquêteur de la CPAM et utilisés lors d'une éventuelle procédure. Aux yeux de la Cour de cassation, ces affirmations sont purement hypothétiques, et la Cour d'appel n'a pas démontré que l'auteur des propos litigieux entendait les porter à la connaissance des tiers. Elle estime donc que l'infraction de diffamation non publique n'est pas caractérisée. S'agissait-il d'ailleurs réellement de diffamation ? La Cour ne se prononce pas sur ce point, estimant que l'absence de publicité est suffisante pour écarter l'infraction.

Victor Hugo. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites
ou "Le mot". 1856. Dit par Gilles-Claude Thériault

La Chambre criminelle s'était déjà prononcée sur des faits comparables, dans un arrêt du 30 mai 2007. En l'espèce, une personne était poursuivie pour avoir envoyé un courriel à une dizaine de membres de la Grande Loge des Maîtres Maçons de Marque, courriel donnant des informations sur les membres d'une autre obédience, la Grande Loge Nationale Française. La Cour de cassation fait observer que le courriel n'avait pas été communiqué à des tiers et n'avait circulé qu'entre les membres de ces deux obédiences, par ailleurs très proches. Elle en déduit donc qu'il n'y a pas diffamation non publique, dès lors que l'envoi est finalement demeuré confidentiel, quand bien même il a touché une dizaine de personnes.

D'une manière générale, l'étude de la jurisprudence révèle surtout la rareté de la jurisprudence positive. La diffamation non publique est bien plus souvent écartée qu'admise, comme si le juge s'en méfiait. Dans un jugement du 3 avril 2008, la Cour d'appel de Paris a considéré comme constitutive d'une dénonciation non publique une profession de foi électorale envoyée par la CGT au personnel de l'entreprise UGC. Ce document, ensuite repris dans la presse, annonçait un plan social comportant 800 licenciements et la fermeture de nombreux cinémas. Or ces informations étaient fausses et ont eu pour effet de faire chuter l'action de l'entreprise. La Cour d'appel reconnaît la diffamation, dès lors que la CGT s'est montrée incapable de démontrer la vérité des faits allégués. En revanche, elle considère qu'il s'agit d'une diffamation non publique, puisque ces professions de foi ont une diffusion limitée aux salariés de l'entreprise, et qu'il n'est pas démontré que les fuites aient été organisées par le syndicat défendeur.

La confidentialité à géométrie variable


La confidentialité, pour le juge, n'a donc rien à voir avec le nombre de personnes partageant l'information litigieuse. Dans l'affaire UGC c. CGT, la profession de foi avait été envoyée à 1500 personnes, alors que, dans l'affaire Dr Z., les propos avaient été échangés entre deux personnes. Le critère essentiel est celui de la volonté des auteurs des propos ou écrits litigieux. Ont-ils voulu les faire sortir de l'espace dans lequel ils devaient être confinés ? Si la preuve de cette volonté est apportée, le juge considère que la diffamation non publique est caractérisée.

Reste que c'est alors la distinction avec la diffamation publique qui devient délicate à appréhender, et le critère essentiel semble alors être celui de l'utilisation des médias. Autrement dit, on en revient au principe selon lequel la diffamation publique relève du régime juridique des délits de presse, alors que l'infraction de diffamation non publique relève du droit commun. Autant dire que la nature de l'infraction est définie par son régime juridique, ce qui n'est guère satisfaisant pour l'esprit.

mercredi 5 novembre 2014

Le silence vaut acceptation : Vers un risque d'épidémie de phobie administrative ?

Le Journal Officiel du 1er novembre 2014 publie une soixantaine de décrets précisant les exceptions au nouveau principe selon lequel le silence gardé par l'administration à une demande formulée par un administré vaut acceptation. A leur lecture, le "choc de simplification", c'est le terme employé par le Président de la République, ne saute pas aux yeux. 

Ces textes sont la conséquence de la loi du 12 novembre 2013, qui modifie radicalement le droit positif en introduisant dans la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration une nouvelle rédaction de l'article 21 : "Le silence gardé pendant deux mois par l'autorité administrative sur une demande vaut décision d'acceptation". Il s'agit d'un renversement du principe traditionnel selon lequel le silence gardé par l'administration pendant deux mois vaut rejet. Pour simplifier le propos, on peut dire qu'à la règle "qui ne dit mot refuse" a succédé la règle "qui ne dit mot consent". Ce renversement traduit une sorte de révolution culturelle.

Une révolution culturelle


La règle selon laquelle le silence vaut rejet reposait sur une logique contentieuse. Il s'agissait d'offrir à l'administré une voie de recours  lorsqu'il était confronté à l'inertie administrative, c'est à dire lorsqu'il avait fait une demande demeurée sans réponse. A l'issue d'un délai de deux mois, il était titulaire d'une décision implicite de rejet qu'il pouvait contester devant le juge administratif.

Ce système était ancré solidement dans le droit positif, au point que le Conseil constitutionnel, dans deux décisions du 26 juin 1969  et du 18 janvier 1995, avait affirmé que "d'après un principe général de notre droit, le silence gardé par l'administration vaut décision de rejet", et qu'il ne pouvait donc y être dérogé que par une norme législative. Toujours prudent, le Conseil d'Etat considérait, quant à lui, que cette règle n'était pas un principe général du droit dans un arrêt Commune de Bozas de 1970,  A ses yeux, il s'agissait d'une simple règle réglementaire à laquelle il était possible de déroger par la même voie réglementaire.

Quoi qu'il en soit, la position du juge constitutionnel explique l'intervention du législateur en novembre 2013. La logique devient alors toute différente. Il ne s'agit plus d'offrir un voie contentieuse à l'administré mais de modifier les conditions d'action de l'Administration. A la suite du rapport Picq de 1994 sur la réforme de l'Etat, une circulaire du Premier ministre du 15 mai 1996 du Premier ministre invitait déjà les ministres à dresser la liste des cas dans lesquels le silence de leur administration pourrait valoir acceptation. Le but était "d'accélérer les délais de réponse de l'administration", de la rapprocher des citoyens, et "d'améliorer l'efficacité de l'organisation étatique". Ces objectifs n'ont guère changé et la réforme affirme une volonté de l'administration de s'engager sur la qualité du service.

Cette révolution a été largement préparée. Dès la loi du 12 avril 2000, le délai d'obtention d'une décision implicite de rejet avait été réduit de quatre à deux mois, et des pans entiers de l'action administrative avaient été placés sous le régime d'une décision implicite valant acceptation, en particulier dans le domaine des autorisations d'urbanisme. La loi du 12 novembre 2013 reprend ainsi un principe qui était déjà dans les moeurs administratives.

Alors pourquoi est-il si délicat à mettre en oeuvre ? Tout simplement parce qu'il est impossible d'établir un principe uniforme et généralisé selon lequel le silence vaudrait toujours acceptation. Il existe ainsi un certain nombre d'exceptions et de dérogations, précisément énumérées dans les décrets d'application.


Balzac. Physiologie de l'Employé. Vignettes de Louis Joseph Trimolet. 1841


Les exceptions


Les exceptions concernent les cas dans lesquels le principe ancien est maintenu, ce qui signifie que le silence de l'administration vaut toujours rejet.

La première exception repose sur la notion de bonne administration. Elle recouvre essentiellement les demandes d'accès aux documents et de concours de la force publique, tout simplement parce que l'administré qui obtiendrait une décision implicite d'acceptation dans ce domaine n'en tirerait aucun bénéfice concret. Que faire d'une décision accordant la communication d'un document si celui-ci ne vous est pas communiqué ? Que faire d'une acceptation du concours de la force publique si les policiers ou les gendarmes ne viennent pas ? Il est bien préférable pour le citoyen d'être alors titulaire d'une décision de rejet qu'il peut, le cas échéant, contester devant la juridiction administrative.

La seconde série d'exceptions trouve son origine dans la volonté du législateur, et la loi du 12 novembre 2013 en fait une énumération formelle. Il s'agit d'abord des demandes qui ne concernent pas une décision individuelle, par exemple celles demandant la modification, l'abrogation ou le retrait d'un acte réglementaire. On peut comprendre qu'une décision de portée générale ne puisse être menacée par une demande formulée par un citoyen isolé. Elles visent aussi les demandes "ne s'inscrivant pas dans une procédure prévue par un texte législatif ou réglementaire", c'est-à-dire, au premier chef, les réclamations plus ou moins fantaisistes, celles qu'il a été impossible de prévoir dans un texte. Enfin, figurent également parmi ces exceptions les demandes de nature financière, c'est-à-dire visant à faire naître une dette ou une créance à la charge de l'administration sollicitée. Il s'agit évidemment de protéger les finances publiques, mais force est de constater que cette exception fait sortir du champ de la procédure nouvelle la plupart des réclamations adressées aux administrations fiscales et douanières.

Enfin, le dernier type d'exception repose sur les nécessités de respecter les "normes supra-législatives". Sont d'abords visées les normes constitutionnelles, et plus précisément la jurisprudence issue de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 janvier 1995. Celle-ci énonce que le législateur peut déroger à ce qui était alors la norme, c'est à-dire au principe selon lequel le silence de l'administration vaut rejet, à la condition toutefois de ne pas porter atteinte à un principe constitutionnel. L'installation d'un système de vidéo-surveillance était ainsi considéré comme entraînant une menace trop lourde pour les libertés publiques pour justifier un régime d'autorisation implicite. Dans un arrêt du 21 mars 2003, le Conseil d'Etat a adopté une position analogue pour les décisions d'occupation du domaine public, dans la mesure où chaque décision intervenue dans ce domaine doit prévoir des règles destinées à garantir la circulation publique et à protéger la voirie. Au-delà des principes constitutionnels, cette protection des normes supra-législatives vise aussi les engagements internationaux de la France et notamment le droit de l'Union européenne.

Les dérogations


A ces exceptions s'ajoutent des dérogations liées aux délais. On va alors admettre une autorisation implicite d'acception, mais elle sera acquise à l'issue d'un délai dérogatoire au droit commun. C'est ainsi que l'obtention d'une autorisation conforme à un document type peut être acquise à l'issue d'un délai d'un mois, dans la mesure où la gestion de ces demandes ne se heurte à aucune difficulté. En revanche, le délai peut être allongé lorsque la décision est moins banale ou de nature à causer un préjudice à un tiers. C'est ainsi que le décret du 23 octobre 2014 relatif au ministère de la Justice allonge le délai à un an pour les investitures de titre nobiliaire. Il faut bien laisser le temps au dernier rejeton de la branche cadette de se manifester.

De la bureaucratie


Dans tous les cas, exceptions ou dérogations, différents textes précisent la liste des actes concernés, situation qui explique la soixantaine de décrets publiés le 1er novembre. Les administrations ont dû se livrer à un exercice bureaucratique inédit, consistant à faire l'inventaire des décisions qu'elles prennent. Cette liste sera-t-elle exhaustive ? On peut en douter, et il est probable que ces décrets susciteront bon nombre de contentieux. Sur un plan plus général, on peut d'ailleurs s'étonner que le champ d'application de la loi de novembre 2013 soit finalement défini par l'administration..

Pour l'administré, la situation risque de se révéler inconfortable car le système ancien de la décision valant rejet avait au moins le mérite d'être simple. La demande qu'il formule aujourd'hui va-t-elle conduire à la mise en oeuvre du nouveau principe général d'acceptation ? Il ne saurait en être certain, si l'on considère la liste des exceptions et dérogations. Il devra donc consulter les décrets, retrouver la décision qu'il cherche dans les multiples tableaux, et attendre le temps qu'il faut pour obtenir soit une acceptation, soit un rejet. Pendant tout ce temps, il risque de développer une phobie administrative, maladie aujourd'hui diagnostiquée mais qui ne connaît à ce jour aucun traitement efficace.