« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 8 novembre 2014

La diffamation non publique et plus ou moins confidentielle

Eric X est le président de l'association qui emploie Corine Y. Dans son bureau, il s'entretient avec l'enquêteur de la caisse primaire assurance maladie (CPAM), à propos d'un arrêt de travail déposé par celle-ci. Il déclare alors "Mme Y. est suivie depuis très longtemps par le docteur Z..., ce monsieur se trouve être son compagnon de vie. Donc elle est très bien conseillée". Les murs du bureau ont sans doute des oreilles car ces propos reviennent à celles du Dr. Z. Fort mécontent, il porte plainte pour diffamation. Mr. X est d'abord relaxé par le tribunal correctionnel, avant d'être condamné en appel pour diffamation non publique.

La notion de diffamation non publique est au coeur de la décision du 14 octobre 2014 rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. dans cette affaire. Cette infraction est qualifiée de contravention de première classe par l'article R 621-1 du code pénal qui n'en donne cependant aucune définition.

Une infraction de presse ?


Dans sa décision du 4 octobre 2014, la Cour de cassation fait référence, dans ses visas, à l'article 29 al. 1 de la loi du 29 juillet 1881. Ses dispositions définissent la diffamation comme une "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Il s'agit là de définir la diffamation, mais sa qualification publique ou privée n'est pas précisée.
 
L'infraction de diffamation non publique a été longtemps assimilée à celle d'injure non publique. Celle-ci figurait dans l'article 33 al. 3 de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction originale. L'intervention de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme supprime cependant le troisième alinéa de la loi de 1881, ne laissant subsister dans le droit positif que les dispositions qualifiant l'injure non publique de contravention. Ainsi sortie de la loi de 1881, l'injure non publique était-elle encore une infraction de presse ? La Cour de cassation a répondu à la question de manière positive dans une décision du 22 mai 1974

Le régime de la diffamation est traditionnellement proche de celui de l'injure, et on aurait pu penser que la solution serait identique. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a pourtant admis une différence dans son régime juridique. S'il est vrai qu'en matière de presse, il est impossible de changer la qualification des faits après l'acte initial engageant les poursuites, ce principe peut être écarté lorsque le délit de diffamation publique ne peut être retenu, en l'absence d'élément caractérisant sa publicité. Ce principe, acquis depuis un arrêt du 8 avril 2008, permet au juge de requalifier les faits en diffamation non publique et de faire sortir l'infraction du champ des infractions de presse pour revenir dans le droit commun.

La publicité, comme absence de confidentialité


La Cour de cassation doit donc se prononcer sur l'élément de publicité de nature à caractériser la diffamation non publique. Pour être diffamatoire, une information doit en effet circuler, même si elle ne circule pas dans les médias. En l'espèce, la Cour fait observer que les propos tenus à propos du Dr Z. l'ont été "en tête-à-tête" et considère qu'ils étaient destinés à demeurer confidentiels. C'est sur ce point qu'est sanctionnée la position de la Cour d'appel, celle-ci estimant que leur auteur n'ignorait pas que ses propos seraient consignés dans le rapport de l'enquêteur de la CPAM et utilisés lors d'une éventuelle procédure. Aux yeux de la Cour de cassation, ces affirmations sont purement hypothétiques, et la Cour d'appel n'a pas démontré que l'auteur des propos litigieux entendait les porter à la connaissance des tiers. Elle estime donc que l'infraction de diffamation non publique n'est pas caractérisée. S'agissait-il d'ailleurs réellement de diffamation ? La Cour ne se prononce pas sur ce point, estimant que l'absence de publicité est suffisante pour écarter l'infraction.

Victor Hugo. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites
ou "Le mot". 1856. Dit par Gilles-Claude Thériault

La Chambre criminelle s'était déjà prononcée sur des faits comparables, dans un arrêt du 30 mai 2007. En l'espèce, une personne était poursuivie pour avoir envoyé un courriel à une dizaine de membres de la Grande Loge des Maîtres Maçons de Marque, courriel donnant des informations sur les membres d'une autre obédience, la Grande Loge Nationale Française. La Cour de cassation fait observer que le courriel n'avait pas été communiqué à des tiers et n'avait circulé qu'entre les membres de ces deux obédiences, par ailleurs très proches. Elle en déduit donc qu'il n'y a pas diffamation non publique, dès lors que l'envoi est finalement demeuré confidentiel, quand bien même il a touché une dizaine de personnes.

D'une manière générale, l'étude de la jurisprudence révèle surtout la rareté de la jurisprudence positive. La diffamation non publique est bien plus souvent écartée qu'admise, comme si le juge s'en méfiait. Dans un jugement du 3 avril 2008, la Cour d'appel de Paris a considéré comme constitutive d'une dénonciation non publique une profession de foi électorale envoyée par la CGT au personnel de l'entreprise UGC. Ce document, ensuite repris dans la presse, annonçait un plan social comportant 800 licenciements et la fermeture de nombreux cinémas. Or ces informations étaient fausses et ont eu pour effet de faire chuter l'action de l'entreprise. La Cour d'appel reconnaît la diffamation, dès lors que la CGT s'est montrée incapable de démontrer la vérité des faits allégués. En revanche, elle considère qu'il s'agit d'une diffamation non publique, puisque ces professions de foi ont une diffusion limitée aux salariés de l'entreprise, et qu'il n'est pas démontré que les fuites aient été organisées par le syndicat défendeur.

La confidentialité à géométrie variable


La confidentialité, pour le juge, n'a donc rien à voir avec le nombre de personnes partageant l'information litigieuse. Dans l'affaire UGC c. CGT, la profession de foi avait été envoyée à 1500 personnes, alors que, dans l'affaire Dr Z., les propos avaient été échangés entre deux personnes. Le critère essentiel est celui de la volonté des auteurs des propos ou écrits litigieux. Ont-ils voulu les faire sortir de l'espace dans lequel ils devaient être confinés ? Si la preuve de cette volonté est apportée, le juge considère que la diffamation non publique est caractérisée.

Reste que c'est alors la distinction avec la diffamation publique qui devient délicate à appréhender, et le critère essentiel semble alors être celui de l'utilisation des médias. Autrement dit, on en revient au principe selon lequel la diffamation publique relève du régime juridique des délits de presse, alors que l'infraction de diffamation non publique relève du droit commun. Autant dire que la nature de l'infraction est définie par son régime juridique, ce qui n'est guère satisfaisant pour l'esprit.

mercredi 5 novembre 2014

Le silence vaut acceptation : Vers un risque d'épidémie de phobie administrative ?

Le Journal Officiel du 1er novembre 2014 publie une soixantaine de décrets précisant les exceptions au nouveau principe selon lequel le silence gardé par l'administration à une demande formulée par un administré vaut acceptation. A leur lecture, le "choc de simplification", c'est le terme employé par le Président de la République, ne saute pas aux yeux. 

Ces textes sont la conséquence de la loi du 12 novembre 2013, qui modifie radicalement le droit positif en introduisant dans la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration une nouvelle rédaction de l'article 21 : "Le silence gardé pendant deux mois par l'autorité administrative sur une demande vaut décision d'acceptation". Il s'agit d'un renversement du principe traditionnel selon lequel le silence gardé par l'administration pendant deux mois vaut rejet. Pour simplifier le propos, on peut dire qu'à la règle "qui ne dit mot refuse" a succédé la règle "qui ne dit mot consent". Ce renversement traduit une sorte de révolution culturelle.

Une révolution culturelle


La règle selon laquelle le silence vaut rejet reposait sur une logique contentieuse. Il s'agissait d'offrir à l'administré une voie de recours  lorsqu'il était confronté à l'inertie administrative, c'est à dire lorsqu'il avait fait une demande demeurée sans réponse. A l'issue d'un délai de deux mois, il était titulaire d'une décision implicite de rejet qu'il pouvait contester devant le juge administratif.

Ce système était ancré solidement dans le droit positif, au point que le Conseil constitutionnel, dans deux décisions du 26 juin 1969  et du 18 janvier 1995, avait affirmé que "d'après un principe général de notre droit, le silence gardé par l'administration vaut décision de rejet", et qu'il ne pouvait donc y être dérogé que par une norme législative. Toujours prudent, le Conseil d'Etat considérait, quant à lui, que cette règle n'était pas un principe général du droit dans un arrêt Commune de Bozas de 1970,  A ses yeux, il s'agissait d'une simple règle réglementaire à laquelle il était possible de déroger par la même voie réglementaire.

Quoi qu'il en soit, la position du juge constitutionnel explique l'intervention du législateur en novembre 2013. La logique devient alors toute différente. Il ne s'agit plus d'offrir un voie contentieuse à l'administré mais de modifier les conditions d'action de l'Administration. A la suite du rapport Picq de 1994 sur la réforme de l'Etat, une circulaire du Premier ministre du 15 mai 1996 du Premier ministre invitait déjà les ministres à dresser la liste des cas dans lesquels le silence de leur administration pourrait valoir acceptation. Le but était "d'accélérer les délais de réponse de l'administration", de la rapprocher des citoyens, et "d'améliorer l'efficacité de l'organisation étatique". Ces objectifs n'ont guère changé et la réforme affirme une volonté de l'administration de s'engager sur la qualité du service.

Cette révolution a été largement préparée. Dès la loi du 12 avril 2000, le délai d'obtention d'une décision implicite de rejet avait été réduit de quatre à deux mois, et des pans entiers de l'action administrative avaient été placés sous le régime d'une décision implicite valant acceptation, en particulier dans le domaine des autorisations d'urbanisme. La loi du 12 novembre 2013 reprend ainsi un principe qui était déjà dans les moeurs administratives.

Alors pourquoi est-il si délicat à mettre en oeuvre ? Tout simplement parce qu'il est impossible d'établir un principe uniforme et généralisé selon lequel le silence vaudrait toujours acceptation. Il existe ainsi un certain nombre d'exceptions et de dérogations, précisément énumérées dans les décrets d'application.


Balzac. Physiologie de l'Employé. Vignettes de Louis Joseph Trimolet. 1841


Les exceptions


Les exceptions concernent les cas dans lesquels le principe ancien est maintenu, ce qui signifie que le silence de l'administration vaut toujours rejet.

La première exception repose sur la notion de bonne administration. Elle recouvre essentiellement les demandes d'accès aux documents et de concours de la force publique, tout simplement parce que l'administré qui obtiendrait une décision implicite d'acceptation dans ce domaine n'en tirerait aucun bénéfice concret. Que faire d'une décision accordant la communication d'un document si celui-ci ne vous est pas communiqué ? Que faire d'une acceptation du concours de la force publique si les policiers ou les gendarmes ne viennent pas ? Il est bien préférable pour le citoyen d'être alors titulaire d'une décision de rejet qu'il peut, le cas échéant, contester devant la juridiction administrative.

La seconde série d'exceptions trouve son origine dans la volonté du législateur, et la loi du 12 novembre 2013 en fait une énumération formelle. Il s'agit d'abord des demandes qui ne concernent pas une décision individuelle, par exemple celles demandant la modification, l'abrogation ou le retrait d'un acte réglementaire. On peut comprendre qu'une décision de portée générale ne puisse être menacée par une demande formulée par un citoyen isolé. Elles visent aussi les demandes "ne s'inscrivant pas dans une procédure prévue par un texte législatif ou réglementaire", c'est-à-dire, au premier chef, les réclamations plus ou moins fantaisistes, celles qu'il a été impossible de prévoir dans un texte. Enfin, figurent également parmi ces exceptions les demandes de nature financière, c'est-à-dire visant à faire naître une dette ou une créance à la charge de l'administration sollicitée. Il s'agit évidemment de protéger les finances publiques, mais force est de constater que cette exception fait sortir du champ de la procédure nouvelle la plupart des réclamations adressées aux administrations fiscales et douanières.

Enfin, le dernier type d'exception repose sur les nécessités de respecter les "normes supra-législatives". Sont d'abords visées les normes constitutionnelles, et plus précisément la jurisprudence issue de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 janvier 1995. Celle-ci énonce que le législateur peut déroger à ce qui était alors la norme, c'est à-dire au principe selon lequel le silence de l'administration vaut rejet, à la condition toutefois de ne pas porter atteinte à un principe constitutionnel. L'installation d'un système de vidéo-surveillance était ainsi considéré comme entraînant une menace trop lourde pour les libertés publiques pour justifier un régime d'autorisation implicite. Dans un arrêt du 21 mars 2003, le Conseil d'Etat a adopté une position analogue pour les décisions d'occupation du domaine public, dans la mesure où chaque décision intervenue dans ce domaine doit prévoir des règles destinées à garantir la circulation publique et à protéger la voirie. Au-delà des principes constitutionnels, cette protection des normes supra-législatives vise aussi les engagements internationaux de la France et notamment le droit de l'Union européenne.

Les dérogations


A ces exceptions s'ajoutent des dérogations liées aux délais. On va alors admettre une autorisation implicite d'acception, mais elle sera acquise à l'issue d'un délai dérogatoire au droit commun. C'est ainsi que l'obtention d'une autorisation conforme à un document type peut être acquise à l'issue d'un délai d'un mois, dans la mesure où la gestion de ces demandes ne se heurte à aucune difficulté. En revanche, le délai peut être allongé lorsque la décision est moins banale ou de nature à causer un préjudice à un tiers. C'est ainsi que le décret du 23 octobre 2014 relatif au ministère de la Justice allonge le délai à un an pour les investitures de titre nobiliaire. Il faut bien laisser le temps au dernier rejeton de la branche cadette de se manifester.

De la bureaucratie


Dans tous les cas, exceptions ou dérogations, différents textes précisent la liste des actes concernés, situation qui explique la soixantaine de décrets publiés le 1er novembre. Les administrations ont dû se livrer à un exercice bureaucratique inédit, consistant à faire l'inventaire des décisions qu'elles prennent. Cette liste sera-t-elle exhaustive ? On peut en douter, et il est probable que ces décrets susciteront bon nombre de contentieux. Sur un plan plus général, on peut d'ailleurs s'étonner que le champ d'application de la loi de novembre 2013 soit finalement défini par l'administration..

Pour l'administré, la situation risque de se révéler inconfortable car le système ancien de la décision valant rejet avait au moins le mérite d'être simple. La demande qu'il formule aujourd'hui va-t-elle conduire à la mise en oeuvre du nouveau principe général d'acceptation ? Il ne saurait en être certain, si l'on considère la liste des exceptions et dérogations. Il devra donc consulter les décrets, retrouver la décision qu'il cherche dans les multiples tableaux, et attendre le temps qu'il faut pour obtenir soit une acceptation, soit un rejet. Pendant tout ce temps, il risque de développer une phobie administrative, maladie aujourd'hui diagnostiquée mais qui ne connaît à ce jour aucun traitement efficace.

vendredi 31 octobre 2014

Les animaux, "êtres vivants doués de sensibilité" : la réforme inachevée

Les députés ont voté le 30 octobre 2014, en dernière lecture après échec de la Commission mixte paritaire, le projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. Certes, les désaccords qui ont marqué les débats parlementaires portaient d'abord sur des questions de procédure, et notamment sur le recours aux ordonnances par le gouvernement, mais ils apparaissent aussi dans la rédaction de l'article 1 bis de la loi. Celui-ci introduit dans le code civil un article 515-14 ainsi rédigé : "Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens".

Le texte est issu d'un amendement déposé déposé par Jean Glavany, Cécile Untermaier et le groupe socialiste, amendement déposé en première lecture, en séance publique à l'Assemblée nationale, le 16 avril 2014. A l'époque cependant, seul figurait dans la texte la référence à l'animal comme "être vivant doué de sensibilité". La soumission des animaux au régime des biens est venue dans le cours du débat, la recherche du consensus ayant finalement abouti à adopter une norme qui ne modifie que très modestement le droit positif.

Approche pénale de l'animal


La définition d'un statut juridique de l'animal par le code civil présente l'intérêt de rompre avec une approche essentiellement pénale de la protection de l'animal.

Le code pénal sanctionne les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques depuis la loi Grammont du 2 juillet 1850. A l'époque, seuls étaient sanctionnés les mauvais traitements exercés publiquement, ce qui revient à dire qu'il ne s'agissait pas tant de protéger la sensibilité des animaux que celles des hommes témoins d'un tel spectacle. A contrario, il n'était donc pas illicite d'infliger des mauvais traitements à un animal, dans un domicile privé. Cette condition de publicité ne disparaît qu'un siècle plus tard, avec le décret du 7 septembre 1959 qui réprime, cette fois d'une façon générale et sans condition de lieu, les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques.

Quant à la notion d'"animal domestique", elle a également fait l'objet d'un véritable bouleversement. Dans un arrêt du 14 mars 1861, la Cour de cassation le définissait un "être animé qui vive, s'élève, est nourri, se reproduit sous le toit de l'homme et par ses soins". Par la suite, cette définition a été étendue à "tous les animaux apprivoisés ou tenus en captivité" par ce même décret du 7 septembre 1959. Aujourd'hui, les animaux domestiques sont définis comme ceux "appartenant à des populations animales sélectionnées", c'est à dire faisant l'objet d'une "politique de gestion spécifique et raisonnée des accouplements", autrement dit ceux qui sont nés et élevés comme animaux domestiques. Suit, en annexe, une liste un peu étrange, sorte d'Arche de Noé juridique, où cohabitent les chiens et les chats, les animaux d'élevage, mais aussi les inséparables chers à Alfred Hitchcock, la grenouille rieuse et "la variété albinos de l'axoliti', sympathique amphibien.

Le code pénal protège l'ensemble de ces animaux en consacrant un titre spécifique aux infractions dont ils peuvent être victimes. Les sévices graves sont punis par l'article 521-1 c. pén. de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Sur le plan pratique, ce texte a déjà permis de sanctionner certaines pratiques très choquantes. On se souvient qu'en février 2014, un jeune homme a été condamné à un an de prison ferme par le tribunal correctionnel de Marseille pour avoir lancé un jeune chat contre un mur, avec une grande violence, et avoir ensuite diffusé le film sur Facebook. Sur le plan juridique, l'existence même de ce texte témoigne d'une certaine hésitation du droit, car les sévices envers les animaux sont sanctionnés par un titre spécifique du code pénal, et ne figurent ni parmi les atteintes aux personnes, ni parmi les atteintes aux biens. 

De cette approche pénale de l'animal, on ne doit pas déduire que celui-ci est titulaire d'un droit à la sécurité, voire au bonheur. C'est son propriétaire qui est soumis à un devoir de le traiter convenablement, ce qui est évidemment bien différent. Ces dispositions sont renforcées par celles du code rural qui, dans son article L 214-1 du code rural, qui qualifie déjà l'animal d'"être sensible" et impose qu'il soit placé "dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce".


Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
Chanson des vautours : "That's what friends are for"

Une réforme minimaliste


Face à ces progrès consacrés par le code pénal et le code rural, le code civil pouvait sembler très en retrait. Son article 528 persistait à qualifier les animaux domestiques de "biens meubles par nature" ou, dans certains cas, d'immeubles par destination, par exemple lorsqu'ils sont les éléments d'une exploitation agricole. 

La présente réforme qualifie les animaux d'"êtres sensibles", reprenant sur ce point la formulation du code rural. Mais cette qualification sympathique n'entraîne aucun changement substantiel portant sur la nature juridique de l'animal. Certes, il était peu probable que le parlement choisisse de conférer aux animaux une personnalité juridique, même une personnalité "technique" comme celle des personnes morales. De la même manière, le parlement a préféré écarter la création d'une nouvelle summa divisio du droit civil, les animaux étant considérés comme une troisième catégorie, entre les personnes et les biens. Cette solution avait pourtant été privilégiée par le rapport Antoine remis au Garde des Sceaux en 2005, mais ce rapport ne se penchait pas réellement sur les conséquences juridiques d'un tel choix. 

Les motifs de ce double rejet peuvent être recherchés dans l'incertitude des conséquences d'un tel bouleversement, mais ils sont aussi de nature conjoncturelle. La qualification de l'animal comme "être sensible" est acquise par un amendement dans un texte relatif à la modernisation du droit, texte qui n'a pas beaucoup de rapport avec le statut des animaux. Le Conseil constitutionnel pourrait donc être tenté de considérer qu'un amendement qui bouleverse les catégories traditionnelles du Code civil est sans rapport avec le texte adopté.

Le parlement a prudemment choisi une troisième solution, celle qui consiste à reprendre la formulation du code rural en qualifiant les animaux d'êtres sensibles, tout en indiquant formellement que leur statut juridique n'est pas changé et qu'ils demeurent soumis au régime des biens, "sous réserve des lois qui les protègent". Le statut juridique est donc inchangé, mais des lois spéciales ont pour mission de protéger les animaux comme êtres sensibles.

Lobbies et maintien du statu quo


Derrière cette prudence se cachent aussi, on s'en doute, un certain nombre de lobbies très actifs. La qualification de l'animal comme un bien particulier, même s'il est "doué de sensibilité" revient, par exemple, à permettre son utilisation à des fins d'expérimentation scientifique, à la condition de ne pas faire preuve d'une cruauté inutile. 

Elle permet aussi le maintien du statu quo en matière d'abattage rituel. L'égorgement des moutons reste licite, conformément à l'article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009 qui énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement". Mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que l'animal est considéré comme un bien et que sa sensibilité n'est guère prise en considération. Or, dès lors que l'abattage rituel n'est nullement protégé par le règlement communautaire, mais simplement optionnel, une loi interne pourrait parfaitement l'interdire, au nom du respect de la sensibilité.

Enfin, si le législateur opère effectivement le toilettage du code civil pour tenir compte de cette qualification nouvelle de l'animal, force est de constater que les textes relatifs à la tauromachie ne sont pas modifiés. Le texte principal en ce domaine est l'article 521-1 du code pénal qui sanctionne les actes de cruauté envers les animaux, en prévoyant expressément que ses dispositions ne sont pas applicables  "aux courses de taureaux, lorsqu'une tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Ces dispositions, que le Conseil constitutionnel a refusé de déclarer inconstitutionnelles dans sa décision rendue sur QPC en octobre 2012, demeurent donc dans le droit positif.

Reste que la réforme offre tout de même aux amis des animaux un argument utile à leur combat. Comment le droit peut-il autoriser de telles pratiques à l'égard d'animaux "doués de sensibilité" ? La question est maintenant clairement posée, et il ne fait aucun doute qu'elle sera au coeur d'un certain nombre de débats, au point que le présent amendement peut être considéré comme un premier pas vers des évolutions plus substantielles. A suivre.

mercredi 29 octobre 2014

Le droit de se promener nu n'existe pas

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, traite enfin d'un sujet brûlant sur lequel s'interrogeaient tous les spécialistes des libertés : Le droit de se promener nu est-il protégé par la Convention européenne des droits de l'homme ?

Le requérant, Stephen Peter Gough, est un ressortissant britannique domicilié dans le Hampshire. C'est un militant de la nudité et il choisit de se montrer nu en public aussi souvent que possible pour exprimer ses convictions sur le caractère inoffensif du corps humain. C'est ainsi qu'en 2003, il décide de marcher nu de Land's End en Angleterre à John O'Groats en Ecosse, ce qui lui vaut le surnom de "Randonneur nu". De 2003 et 2012, il est arrêté plus de trente fois en Ecosse où cette pratique est considérée comme contraire à l'ordre public, l'Ecosse conservant un droit pénal spécifique au sein du Royaume-Uni. D'abord légères, les peines se sont alourdies, d'autant qu'à l'atteinte à l'ordre public s'ajoutait généralement le "Contempt of Court", l'incorrigible militant se présentant devant le juge totalement nu. Entre 2003 et 2012, il passe finalement plus de sept années en prison, souvent à l'isolement, puisque, même sur la paille humide des cachots écossais, il refuse de s'habiller.

On pourrait évidemment méditer sur le fait que la justice écossaise ne semble guère se préoccuper de l'état mental du requérant. Quoi qu'il en soit, celui-ci conteste devant la Cour sa dernière condamnation en 2011, condamnation à presque deux ans de prison (exactement à 657 jours, car la justice écossaise compte en jours). A l'appui de son recours, il invoque deux violations de la Convention européenne des droits de l'homme, estimant que la répression dont il fait l'objet porte atteinte à sa liberté d'expression (art. 10) et au droit au respect de sa vie privée (art. 8).

Le vêtement, élément de la liberté d'expression


Le premier moyen est le plus sérieux, car la Cour reconnaît traditionnellement que la liberté d'expression ne s'applique pas seulement aux informations ou aux idées qui sont considérées avec bienveillance mais aussi à celles qui peuvent choquer ou offenser. La Cour protège donc le "symbolic speech", c'est à dire l'expression non verbale destinée à manifester une opinion. Dans l'affaire Donaldson c. Royaume-Uni du 25 janvier 2011, elle considère ainsi que le fait d'arborer sur son revers un "lys de Pâques" en hommage aux victimes de l'insurrection des "Pâques sanglantes" de 1916 en Irlande relève de la liberté d'expression. Dans l'affaire Gough, il importe peu que les idées véhiculées par le requérant soient parfaitement marginales. Il a le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine.

L'absence de consensus 


En l'espèce pourtant, la Cour observe que la nudité ne peut être envisagée au seul prisme de la liberté d'expression. En tant que telle, elle est généralement sanctionnée par le droit pénal, mais la Cour constate, sur ce point, une absence de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe.

Certains, comme la France, pénalisent la nudité à la condition toutefois que l'élément moral de l'infraction soit avéré. Dans une décision du 28 septembre 1989, la Cour d'appel de Douai a ainsi annulé la condamnation pour outrage public à la pudeur d'un individu qui, entièrement dévêtu, a sauté dans l'eau du port de Boulogne et nagé jusqu'à un navire britannique en partance pour l'Angleterre. Repêché, il a été remis à la police française, dans la même tenue. En l'espèce, la Cour d'appel prononce une relaxe, car l'intéressé n'avait pas, sur ce point, d'intention coupable. Non sans malice, le commentateur au Recueil Dalloz faisait ainsi observer que le nageur s'était seulement "couvert de ridicule, et d'un mouchoir prêté par un marin".

Nu descendant un escalier. Marcel Duchamp. 1912

La morale, élément de l'ordre public


D'autres Etats se placent sur le terrain de l'ordre public, voire de la morale considérée comme un élément de l'ordre public. Tel est le cas du droit écossais qui prohibe la nudité, non pas pour des raisons climatiques, mais parce qu'il considère que l'atteinte à l'ordre public est constituée lorsqu'une personne adopte une conduite suffisamment provocatrice pour inquiéter son entourage ("cause alarm to ordinary people") et semer le désordre dans la communauté ("serious disturbance to the community").

Dès lors qu'il n'existe pas de réel consensus sur la manière dont le droit appréhende la nudité, la Cour en déduit, comme toujours, que les Etats conservent une large autonomie dans ce domaine. L'ingérence dans la liberté de se vêtir, ou de ne pas se vêtir, est donc possible, aussi bien pour des motifs de droit pénal que d'ordre public. Les Etats peuvent même intégrer la morale dans l'ordre public. Dans l'arrêt Müller c. Suisse de 1988, la Cour européenne a ainsi admis la condamnation d'un artiste-peintre qui avait exposé trois grandes toiles représentant, de manière extrêmement réaliste, des relations sexuelles. L'exposition d'art contemporain était ouverte à tous, sans droit d'entrée ni limite d'âge. Tout en regrettant qu'il n'existe pas une seule définition de la morale, les juges de Strasbourg n'ont pas trouvé déraisonnable la condamnation à une amende du peintre et des responsables de l'exposition sur le seul fondement de la morale, sachant que les images étaient de nature à "blesser brutalement" les visiteurs.

Les conditions de l'ingérence


A partir de ces éléments, la Cour européenne, statuant dans l'affaire Gough, considère que les conditions d'une ingérence dans la liberté d'expression sont remplies. D'une part, la possibilité d'interdire la nudité est prévue par la loi, ou plus exactement par la jurisprudence des juridictions écossaises. D'autre part, cette interdiction poursuit un but légitime, dès lors qu'il s'agit de garantir l'ordre public, dont le contenu est défini par le droit écossais.

Enfin, la Cour s'assure que cette interdiction de la nudité est effectivement "nécessaire dans une société démocratique", ce qui la conduit à apprécier la proportionnalité entre l'atteinte portée à la liberté d'expression vestimentaire et l'objectif d'ordre public poursuivi. En l'espèce, la Cour observe que la nudité en droit écossais ne fait pas l'objet d'une réglementation spécifique. Elle n'est poursuivie que lorsqu'elle est constitutive d'une atteinte à l'ordre public. Encore est-elle poursuivie de manière très peu coercitive, et la Cour fait remarquer que le requérant a d'abord été condamné, à plusieurs reprises, à des "blâmes", sortes de rappel à la loi sans contenu coercitif, avant que les peines prononcées s'alourdissent sous l'effet de la récidive.  Aux yeux de la Cour, le droit écossais n'est donc pas disproportionné au regard de l'atteinte qu'il porte à la liberté d'expression, et c'est l'intransigeance du requérant qui l'a finalement mené en prison pour une durée très longue. La disproportion de la peine par rapport au caractère mineur de l'infraction trouve ainsi son origine dans le comportement, lui-même disproportionné, du requérant.

Quant à l'atteinte à la vie privée, également invoquée par celui-ci, elle est rapidement rejetée par la Cour. Le respect de la vie privée n'implique pas, en effet, un droit absolu de se vêtir comme on l'entend. Certes, ce droit existe dans l'abri du domicile privé, où chacun peut s'habiller, ou se déshabiller comme il l'entend, dès lors que la nudité demeure invisible aux yeux des voisins. Mais ce droit disparaît dans l'espace public, dans lequel le vêtement est perçu comme un élément de la vie sociale. Dans ce cas, l'Etat est parfaitement fondé à poser des règles gouvernant l'apparence des personnes. C'est ainsi que, dans une jurisprudence constante, la Cour considère que les Etats ont le droit d'imposer le port de l'uniforme à certains fonctionnaires, ou d'interdire d'arborer des signes religieux (CEDH 27 mai 2013 Eweida et autres c. Royaume-Uni). A fortiori, peuvent ils prohiber le fait de ne pas porter de vêtements du tout. La nudité n'est donc pas un droit, tout juste une tolérance, dans le domicile privé ou dans des lieux situés à l'abri du regard d'autrui. La vie privée trouve ainsi sa limite dans le regard d'autrui : "Cachez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées et cela fait venir de coupables pensées".


dimanche 26 octobre 2014

Destitution du Président de la République ou comment changer l'équilibre du régime

Le statut juridique du Président de la République a été modifié par la révision de 2007 modifiant la rédaction des articles 67 et 68 de la Constitution. Ils ont pour objet le statut pénal du chef de l'Etat. L'application de l'Article 68 imposait toutefois l'adoption d'une loi organique. Sept années plus tard, ce texte n'est toujours pas voté. 

Purement et simplement oublié durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, oubli qui pourrait laisser penser que ce dernier redoutait son entrée en vigueur, le projet de loi organique n'a été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale que le 24 janvier 2012, quelques mois avant l'élection de François Hollande. Transmis au Sénat, ce dernier l'a voté en première lecture le 21 octobre 2014, deux ans et demi après qu'il lui ait été soumis et après les élections sénatoriales de septembre 2014 marquées par une nette victoire de la droite. De ce processus, on doit d'abord déduire que le vote de ce texte n'est pas dépourvu d'arrière-pensées politiques.

L'impossible équilibre


Mais comment expliquer une telle situation à propos d'une loi qui ne semble pas susciter aucune opposition ?  Rappelons en effet qu'elle a été votée au Sénat par 324 voix contre 18, et que la révision constitutionnelle a été présentée comme une solution équilibrée au problème du statut pénal du Président de la République. Il s'agit en effet de renforcer son inviolabilité durant son mandat (Article 67)  tout en consacrant une procédure de destitution dans le cas de "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat" (Article 68). Le problème est que cet équilibre ne peut pas exister car les deux procédures ne sont pas de même nature. 

La procédure de l'Article 67, contrairement à ce qui est souvent affirmé, n'offre pas au Président un statut d'irresponsabilité pénale. Il lui offre seulement, et c'est déjà considérable, une inviolabilité qui interdit aux juges de prendre quelque mesure que ce soit à son encontre avant la fin de ses fonctions. A l'issue de son mandat, cette inviolabilité prend fin et sa responsabilité peut donc être engagée, comme en témoignent les multiples procédures mettant en cause Nicolas Sarkozy. Quoi qu'il en soit, le fait qu'il s'agisse d'inviolabilité et non pas d'irresponsabilité ne change rien à la nature pénale de cette procédure.

La destitution prévue par l'Article 68, contrairement à ce que cette terminologie pourrait laisser, n'est pas de nature pénale. Elle n'est pas davantage liée à l'empêchement constaté par le Conseil constitutionnel, lorsque le Président n'est plus en mesure d'exercer ses fonctions (Article 7). Il s'agit alors de constater une incapacité alors que la destitution relève plutôt de l'indignité politique. Elle s'analyse comme l'engagement d'une responsabilité politique. L'évocation d'un équilibre entre une inviolabilité pénale et une responsabilité politique apparaît ainsi comme une fiction juridique.

La destitution, une responsabilité politique


La Commission présidée par Pierre Avril, dont le rapport est à l'origine de la révision de 2007, assume pleinement la nature politique de la procédure de destitution qu'elle suggère. A ses yeux, la responsabilité du Chef de l'Etat ne peut pas, dans son essence même, être pénale. Quand bien même elle serait affirmée comme telle, elle se transformerait nécessairement en responsabilité politique. La question posée n'est pas celle de savoir si le Président a commis ou non des agissements répréhensibles, "mais s'il reste en mesure d'exercer dignement ses fonctions". La Constitution traduit exactement cette analyse, et c'est la raison pour laquelle la "Haute Cour" a été substituée à la Haute Cour "de Justice". Il ne s'agit plus de rendre la justice mais de faire figurer dans les institutions une "soupape de sûreté", de nature politique, destinées à être utilisée dans des cas exceptionnels.

Libération, affirmant citer Didier Maus, déclare ainsi que la procédure pourrait être utilisée lorsque le Président "n'assure plus le fonctionnement régulier des pouvoirs publics", par exemple quand il ne signe plus les lois "ou utilise les pouvoirs qu'elle lui octroie de manière abusive", voire "commet un crime ou déraille complètement dans une expression publique etc..". La formulation fait peur. A partir de quel moment un pouvoir constitutionnel est-il exercé "de manière abusive" ? Quand doit-on considérer que le Président "déraille" ? Le moins que l'on puisse dire est que la qualification juridique de tels comportements est largement subjective. Nicolas Sarkozy a-t-il "déraillé" ou non lorsqu'il criait "Casse toi pôv' con" ? La plupart de ceux qui, aujourd'hui, pratiquent avec allégresse le "Hollande Bashing" ne sont-ils pas prêts à considérer que celui qu'ils poursuivent de leur animosité devrait être destitué, pour la seule raison qu'ils ne sont pas d'accord avec sa politique ?

Les débats qui se sont déroulés au parlement à propos de la loi organique ont évidemment fait état ces incertitudes. Elles ont néanmoins été écartées en considérant qu'il suffisait de rendre la procédure de destitution difficile à mettre en oeuvre pour en éviter les abus. Or, s'il est vrai que la procédure est relativement complexe, force est de constater que son succès repose exclusivement sur l'existence d'une majorité parlementaire en faveur de la destitution.

Dessin de Jean Robert. 1877

Une procédure volontairement complexe


Certes, la destitution ne peut aboutir que s'il existe au sein du parlement un consensus en faveur de la saisine de la Haute Cour. Ce consensus doit d'abord exister au sein de l'Assemblée parlementaire qui prend l'initiative de la procédure, par une résolution signée par au moins 1/10è de ses membres et votée à la majorité de 2/3è. Ce consensus doit aussi exister au sein du parlement dans son ensemble puisque la résolution doit ensuite être adoptée par l'autre chambre, dans les mêmes conditions de majorité qualifiée. En l'absence de vote de la seconde chambre, qu'il s'agisse de l'Assemblée nationale ou du Sénat, la procédure est abandonnée.

Une fois acquis ces deux votes, une commission composée des vice-présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, dotée des pouvoirs d'une commission d'enquête parlementaire, dispose de quinze jours pour "recueillir toute information nécessaire" et transmettre ainsi à la Haute Cour un dossier aussi complet que possible sur les éléments reprochés au Président de la République. La Haute Cour, dont on rappellera qu'elle est composée de l'ensemble des membres du parlement, saisie du dossier dès le vote des résolutions, dispose d'un mois pour statuer. Les débats s'y déroulent, quant à eux, durant une période de quarante-huit heures. Le Président de la République peut évidemment y participer ou s'y faire représenter par une personne de son choix. Là encore, le vote sur la destitution est acquis à la majorité qualifiée des 2/3è des membres de la Haute Cour. 

De toute évidence, la procédure de destitution est donc enfermée dans des contraintes lourdes, contraintes de délai pour ne pas paralyser trop longuement le fonctionnement des institutions, contraintes de majorité aussi puisque la mise en cause du Président doit être acquise à la majorité des 2/3è dans chaque assemblée, comme sa destitution qui intervient à la majorité des 2/3è de l'ensemble de la Haute Cour.

Destitution et fait majoritaire


Reste que ces obstacles sont loin d'être insurmontables si les partisans de la destitution sont suffisamment nombreux et résolus. Certes, la loi organique prévoit qu'un parlementaire ne pourra signer qu'une seule proposition de résolution en faveur de la destitution par session, mais une telle proposition doit être signée par au minimum 1/10è des membres de l'Assemblée ou du Sénat. Il suffit donc de calibrer le nombre des signataires pour ne pas dépasser ce seuil. Les 9/10è des parlementaires conservent ainsi la possibilité de signer une autre proposition de résolution pendant la suite de la session. Quant aux différentes majorités des 2/3è, elles peuvent être acquises par des majorités de circonstance, réunies dans le seul but d'organiser une nouvelle élection présidentielle, celle-ci devant intervenir entre vingt et trente-cinq jours après la destitution.

Les conditions de fond de la destitution font l'objet d'un contrôle par le bureau, puis par la Commission des lois de l'Assemblée à l'origine de la proposition de résolution, cette dernière devant être motivée. Là encore, la précaution semble de pure forme, tant il est vrai que les conditions de fond demeurent extrêmement floues. En tout état de cause, ce sont les parlementaires eux-mêmes qui apprécient si le Président a commis un "manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat". Et puisqu'il ne s'agit pas de responsabilité pénale, la décision est sans recours. On notera d'ailleurs que le Président destitué, accusé de multiples turpides, a tout à fait la possibilité de se représenter aux élections présidentielles. 

Sabre de bois ou bombe à retardement


En cas de procédure de destitution, on peut penser que le Président quel qu'il soit, ne restera pas inactif. Certes les pouvoirs exceptionnels de l'Article 16 demeurent bien difficiles à mettre en oeuvre. Mais il peut dissoudre l'Assemblée nationale car, rappelons-le, il n'est privé d'aucune de ses compétences tant que la destitution n'est pas prononcée. Il peut également démissionner de façon préventive, avant la fin de la procédure de destitution, puis se représenter aux élections qui suivent et, s'il est réélu, dissoudre l'Assemblée. Dans ces hypothèses, une crise institutionnelle vient s'ajouter à la crise politique, heureusement tranchée en définitive par le corps électoral, éventuellement en plusieurs étapes.

Présentée comme une mesure technique, la procédure de destitution impose en réalité une mise en cause de l'équilibre du régime, suscitant un renforcement des pouvoirs du parlement et un affaiblissement corrélatif de la fonction présidentielle. Alors que la Vème République repose sur l'irresponsabilité politique du Président, irresponsabilité d'ailleurs affirmée dans la Constitution, on voit apparaître subrepticement une responsabilité politique entièrement liée au fait majoritaire. Derrière le discours affirmant le renforcement de la fonction présidentielle apparaît ainsi en filigrane la nostalgie du régime parlementaire, version IIIè République.

Supposons un instant un Président impopulaire qui, confronté à une fronde de la majorité, préfère exercer son droit de dissolution. Cette dissolution risque fort de conduire à une période de cohabitation. Et si l'opposition dispose de la majorité des 2/3è dans chaque assemblée, et donc à la Haute Cour, ne risque-t-elle pas de s'engager dans une procédure de destitution ? Et les faits reprochés au Président seront alors définis par le parlement lui-même. Une telle situation n'est pas tout à fait une hypothèse d'école mais un danger bien réel pour l'équilibre de nos institutions. Il reste à attendre la décision du Conseil constitutionnel, obligatoirement saisi des lois organiques.




jeudi 23 octobre 2014

Les taxis en panne devant le Conseil constitutionnel

Le conflit entre les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) s'est longtemps déroulé sur la voie publique avec différentes manifestations et "opérations escargot". Aujourd'hui il s'est déplacé vers les salons feutrés de la Place du Palais-Royal, devant le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel qui a rendu sur cette question une décision le 17 octobre 2014.

La Chambre syndicale des cochers chauffeurs CGT taxis est à l'origine d'un recours devant le Conseil d'Etat dirigé contre le décret du 27 décembre 2013 relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme avec chauffeur. C'est à l'occasion de ce recours que le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalités (QPC), renvoyée par le Conseil d'Etat dans un arrêt du 23 juillet 2014. Dans sa décision le 17 octobre 2014 le Conseil constitutionnel affirme la conformité à la Constitution de la loi du 22 juillet 2009, qui organise le régime juridique de l'exploitation des VTC. Par voie de conséquence, cette décision entérine l'existence d'une dualité des professions chargées du transport particulier des personnes à titre onéreux, d'un côté les taxis, de l'autre les VTC.

Dualité des marchés


Le droit positif repose non pas sur la distinction des véhicules mais sur celle des marchés. D'un côté, le marché qu'il est convenu d'appeler "de la maraude", qui autorise à stationner dans les stations et à circuler sur la voie publique à la recherche de clients. Les taxis bénéficient d'un monopole sur cette activité. La loi du 20 janvier 1995 organise la profession en imposant l'obtention d'un certificat de capacité professionnelle et d'une licence qui vaut autorisation de stationnement. On sait qu'il existe un nombre limité de licences et qu'elles sont cédées à titre onéreux, à des prix très élevés. 

De l'autre côté, et c'est en partie une conséquence de ce système de "Closed-shop" pratiqué par les taxis, on assiste au développement considérable du marché de la prise en charge sur la voie publique après réservation préalable. Dans ce cas, les taxis n'ont pas de monopole, mais partagent le marché avec plusieurs types d'intervenants comme les ambulances ou les voitures de "petite remise" (art. L 3122-1 c.transp.) qui assurent généralement les liaisons avec les aéroports ou les gares. Quant aux "voitures de grande remise", véhicules de luxe à l'origine destinés à une cliente très étroite, elles ont été supprimées par la loi du 22 juillet 2009. Le droit positif ne connaît plus que la notion de VTC qui s'applique aussi bien aux véhicules de grand confort qu'à des voitures ordinaires.

La complainte de l'heure de pointe. Joe Dassin. 1972

Des contraintes juridiques d'une intensité variable


Les VTC sont soumises à un régime juridique moins contraignant que celui des taxis. L'exercice de la profession n'est pas soumis à l'obtention d'une autorisation mais à une simple déclaration (art. L 231-2 c. transp.). L'activité de chauffeur ne nécessité la délivrance d'aucune carte professionnelle. Enfin, et c'est sans doute un élément essentiel, les VTC n'ont pas à respecter des tarifs réglementés et ne sont pas équipés de de compteurs. 

La seule contrainte réelle pesant sur les VTC est dans leur fonctionnement, puisqu'elles ne peuvent "ni stationner sur la voie publique si elles n'ont pas fait l'objet d'une location préalable, ni être louées à la place" (art. L 231-3 c. transp.). Le décret du 27 décembre 2013 imposait même un délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge effective du client.  Dans un ordonnance du 5 février 2014, saisi par des entreprises de VTC, le juge des référés du Conseil d'Etat a cependant suspendu l'application de ce texte, estimant que cette disposition portait une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie.

Ce précédent contentieux conduit ainsi à considérer la présente QPC comme une contre-attaque des taxis, le décret de 2013 parvenant, ce qui n'est pas fréquent, à susciter le double recours des deux professions concernées. Cette situation explique que la Fédération française de transports de personnes, représentant les entreprises de VTC, ait demandé, et obtenu, le droit de présenter des observation en intervention devant le Conseil constitutionnel. 

Le principe d'égalité


Si l'on considère maintenant les moyens d'inconstitutionnalité invoqués, force est de constater que le principe d'égalité doit nécessairement être écarté. Le Conseil constitutionnel, reprenant une formule désormais bien connue, affirme ainsi que le principe d'égalité  "impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation", ce qui n'interdit pas de traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.

Dans sa décision rendue sur QPC du 7 juin 2013, à propos cette fois des motos taxis, il déclarait déjà que "aucune exigence constitutionnelle n'impose que l'activité de transport de particuliers au moyen de véhicules motorisés à deux ou trois roues soit soumise à la même réglementation que celle qui s'applique aux transport par véhicule automobile".  Il en est de même dans la présente QPC : la distinction entre les deux marchés, maraude et réservation d'une voiture, fonde la création de deux régimes juridiques distincts.

La liberté d'entreprendre


Pour le syndicat requérant, le fait que les entreprises de VTC aient obtenu la suspension du délai de quinze minutes entre la réservation et la prise en charge du client constitue une atteinte à la liberté d'entreprendre. Ayant désormais la possibilité de charger des clients immédiatement, les VTC accèderaient ainsi au marché de la maraude, en principe réservé aux taxis. L'argument peut sembler convaincant, si ce n'est que la liberté d'entreprendre a, en droit positif, un contenu relativement incertain et un régime juridique qui reflète surtout l'extrême prudence du juge.

Le syndicat requérant invoque une atteinte au monopole des taxis, du moins pour la maraude, activité qui consiste à charger directement des clients sur la voie publique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel se montre cependant très réticente à pénétrer dans des analyses des marchés concernés, analyses qui sont généralement pratiquées par les juges de la concurrence. D'une manière générale, le Conseil envisage cette liberté sous deux angles différents. D'une part, la liberté d'entreprendre est d'abord la liberté d'établissement, l'accès à l'activité professionnelle de son choix. Sur ce point, elle ne se distingue guère de la liberté du commerce et de l'industrie. D'autre part, la liberté d'entreprendre, c'est aussi la liberté d'exercice, le droit d'exploiter librement son bien, de gérer son entreprise à sa guise.

C'est évidemment cette seconde facette qui est invoquée par le syndicat requérant, si ce n'est qu'il s'agit de contester l'absence de règles imposant aux VTC un délai entre la réservation et le chargement du client. Autrement dit, les taxis contestent non pas les règles qui leurs sont applicables mais l'absence de règles organisant l'activité de leurs concurrents. Le Conseil constitutionnel affirme donc simplement que "le droit reconnu aux VTC d'exercer l'activité de transport public des personnes sur réservation préalable ne porte aucune atteinte à la liberté d'entreprendre des taxis". La solution est parfaitement fondée, d'autant qu'il aurait pu sembler surprenant que le Conseil s'appuie sur la liberté d'entreprendre pour conforter un monopole.

Observons tout de même que le Conseil n'a pas estimé que le moyen manquait en droit. Il a préféré effectuer un contrôle de proportionnalité, choix lié au fait qu'il a accepté l'intervention de la Fédération française de transports de personnes représentant les VTC qui, de son côté, conteste le monopole attribué aux taxis sur l'activité de maraude. Le Conseil s'appuie sur la décision du 7 juin 2013 rendue à propos des motos-taxis, dans laquelle il avait estimé que l'interdiction de stationner sur la chaussée en quête de clients imposée à ces véhicules n'était pas "manifestement disproportionnée", "eu égard aux objectifs (...) de police de la circulation (...)". A propos des VTC, le Conseil se borne à affirmer qu'en réservant aux taxis l'activité de maraude, "le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre (...) une atthttps://www.blogger.com/blogger.g?blogID=4179588125368658397#editor/target=post;postID=1585697722136416613;onPublishedMenu=posts;onClosedMenu=posts;postNum=0;src=linkeinte disproportionnée eu égard des objectifs d'ordre public poursuivis".

Paradis fiscal et concurrence


Taxis et VTC sont donc renvoyés dos à dos par le Conseil constitutionnel. Sans doute le juge a t il aussi voulu écarter une démarche bien peu réaliste consistant à imposer aux VTC un délai entre la réservation et la prise en charge des clients, alors que son respect est pratiquement impossible à contrôler à l'ère des téléphones mobiles. A l'inverse, la Loi du 1er octobre 2014 s'efforce de rendre plus transparentes les conditions d'octroi et de cession de la licence de taxi et de faciliter le recours à la géolocalisation, afin de permettre aux entreprises de taxi de lutter plus efficacement contre la concurrence des VTC. 

Reste que l'on peut se demander si ces dernières ne se sont pas trompées de combat. Ne serait-il pas préférable de saisir le juge de la concurrence, voire tout simplement le fisc ? Certaines informations parues dans la presse laissent entendre que la plus grosse entreprise de VTC ne paierait pratiquement pas d'impôts en France, ayant préféré pratiquer une "optimisation" domiciliant ses revenus dans des paradis fiscaux. Une telle pratique n'entraine-t-elle une distorsion de concurrence ?

Ces questions demeurent sans réponse et on perçoit les limites d'une jurisprudence constitutionnelle qui, comme d'ailleurs celle du Conseil d'Etat, a bien des difficultés pour appréhender les phénomènes économiques. Sur ces questions, la jurisprudence est complexe et souvent inaboutie. En l'espèce, il est évident que la profession de taxis est dans une situation légale et réglementaire beaucoup moins avantageuse que celle des entreprises de VTC. Le droit public est pourtant incapable d'en tirer les conséquences. De quoi donner des arguments à ceux qui pensent, comme Jean Peyrelevade, que les relations entre la France et son économie relèvent de la "névrose".