L'article 226-19 c. pén. interdit la collecte et la conservation de données personnelles sensibles, comme celles relatives à la santé et à l'orientation sexuelle, sauf consentement de l'intéressé. Il est, en quelque sorte, le miroir pénal de l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction issue de la loi du 6 août 2004. L'article 1223-3 csp, quant à lui, impose aux établissements de transfusion sanguine de se doter de "bonnes pratiques" dont les principes sont définis par l'Agence nationale de sécurité du médicament, après avis de l'Etablissement français du sang.
Dans le cadre de ces "bonnes pratiques", l'Agence a autorisé, par un arrêté du 10 septembre 2003, la collecte et la conservation de données mentionnant l'homosexualité de l'éventuel donneur. Ces données sont recueillies lors de l'entretien avec un médecin qui a lieu avant tout don de sang. Elles sont ensuite codées, stockées dans un fichier et ne sont accessibles qu'aux seuls personnels médicaux directement intéressés. L'arrêté du 12 janvier 2009 fixant les critères de sélection des donneurs de sang mentionne en effet qu'une "contre-indication permanente" est opposée à un "homme ayant eu des rapports sexuels avec un homme". Cette contre-indication repose sur le risque plus élevé d'exposition du candidat au don à un agent infectieux transmissible par voie sexuelle, plus particulièrement le VIH. Les éventuels donneurs dans cette situation figurent donc dans le fichier et beaucoup considèrent aujourd'hui ce fichage comme une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle.
Un recours, parmi d'autres
Cette QPC intervient à un moment où différents juges sont saisis de cette question. La juridiction administrative tout d'abord, avec un recours devant le Conseil d'Etat dirigé contre l'arrêté du 12 janvier 2009, et plusieurs autres devant les tribunaux administratifs contestant la légalité de refus de dons de sang opposées par l'Etablissement français du sang, en raison précisément de l'orientation sexuelle du donneur.
La question préjudicielle devant la CJUE
L'un de ces recours, pendant devant le tribunal administratif de Strasbourg, a donné lieu à une question préjudicielle devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), question portant sur la compatibilité du refus de don avec la directive du 22 mars 2004 fixant un certain nombre d'exigences techniques dans ce domaine. La Cour n'a, pour le moment, pas encore donné sa réponse, mais la position de l'avocat général Paolo Mengozzi est déjà connue. A ses yeux, la « réglementation française introduit une évidente discrimination indirecte fondée (…) sur le sexe et sur l’orientation sexuelle ». Il considère que le critère des relations homosexuelles est trop large, et qu'il convient de préférer celui du comportement sexuel à risque, par exemple la multiplication des partenaires. Cette analyse rejoint la position du Défenseur des droits et celle exprimée par le rapport d'Olivier Véran remis au Premier ministre en juillet 2013. Si la décision de la CJUE est conforme au rapport de l'avocat général, il est probable que les refus opposés aux dons de sang des homosexuels seront annulés par les juges administratifs.
Le contentieux judiciaire
La QPC du 19 septembre 2014, quant à elle, renvoyée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, intervient dans un contentieux engagé par le requérant, M. Laurent D., qui s'est vu opposer pour le même motif un refus de don et a déposé une plainte pour discrimination. Cette plainte a finalement suscité une ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction, qui a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris en avril 2013. Le requérant a donc introduit un pourvoi devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation pour contester cette dernière décision et c'est à l'occasion de ce pourvoi qu'il soulève cette QPC.
La combinaison des dispositions
A dire vrai, le requérant ne conteste pas réellement la constitutionnalité de l'article 226-19 c. pén. et de l'article 1223-3 csp. Il conteste plutôt la combinaison ces deux dispositions. Dans la première, il est affirmé l'interdiction de collecter et stocker les données personnelles sensibles sans le consentement des personnes, "hors les cas prévus par la loi". Et la seconde, l'article 1223-3 csp. donne compétence à un établissement public pour organiser les "bonnes pratiques" et définir les conditions de fichage de données relatives à l'orientation sexuelle des personnes sans leur consentement. Pour le requérant, ce renvoi au pouvoir réglementaire constitue une atteinte au principe de légalité des délits et des peines ainsi qu'à la prévisibilité de la loi.
Dracula. Tod Browning. 1931 |
Effondrement
L'argument est séduisant, et pourtant il s'est effondré devant le Conseil constitutionnel comme un château de cartes.
D'une part, la question a été posée devant le Conseil de la version de l'article L 1223-3 csp qui lui était soumise, alors même que plusieurs versions s'étaient succédé entre la collecte des données et leur conservation. D'abord, la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique introduit cette exigence nouvelle des "bonnes pratiques" et est applicable lorsque les données relatives au requérant sont collectée, en novembre 2004. Ensuite, l'ordonnance du 1er septembre 2005 les codifie dans le code de la santé publique et est applicable à la conservation des données personnelles de Laurent D.
On dira que tout cela n'est pas bien grave et le Conseil constitutionnel reconnaît volontiers être saisi des deux versions successives d'une même disposition, ce qui lui est déjà arrivé (par exemple : QPC 5 avril 2013 Chambre de commerce et d'industrie de Brest). Le seul problème, et il est de taille, est que l'ordonnance de 2005 n'a jamais été ratifiée, détail que la Cour de cassation ne semble pas avoir remarqué. Or, conformément à l'article 38 de la Constitution, une ordonnance non ratifiée a valeur réglementaire. Le Conseil constate donc son incompétence sur la version issue de l'ordonnance de 2005, seul le juge administratif pouvant apprécier un acte réglementaire. Il ne reste donc au Conseil constitutionnel qu'à apprécier la combinaison de l'article L 1223-3 csp, dans sa version issue de la loi du 9 août 2004 et de l'article 226-19 csp.
Là encore, l'argument du requérant s'effondre brutalement. Certes, la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 interdit la collecte et la conservation des données personnelles sans le consentement de l'intéressé "hors de cas prévu par la loi". Mais la loi dont il s'agit est la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, celle dont l'article 226-19 est la traduction pénale. L'article L 1223-3 csp n'est donc pas "un cas prévu par la loi", une exception au sens de l'article 226-19 c. pén. Il ne peut donc y avoir aucune atteinte au principe de légalité des délits et des peines, d'autant que l'article L 1223-3 csp n'a aucun contenu pénal et se borne à imposer de "bonnes pratiques" en matière de don de produits sanguins.
La lecture de la décision du Conseil constitutionnel laisse une impression de désastre contentieux, d'autant que la vidéo de l'audience montre que certains avocats ont découvert à l'audience l'absence de ratification de l'ordonnance de 2005 et qu'ils ont vécu un moment de solitude. Certes, le raisonnement du Conseil est juridiquement incontestable, et la conformité à la Constitution des dispositions contestées ne fait guère de doute. Comme il ne fait guère de doute qu'elles risquent d'être déclarées non conformes au droit de l'Union européenne par la CJUE et que les décisions individuelles de refus de don risquent ensuite d'être annulées par le juge administratif. Il ne s'agit évidemment pas d'un réel conflit de normes puisque le Conseil apprécie la conformité de la loi à la Constitution et la CJUE à une directive européenne qui va ensuite lier le juge administratif, mais il n'en demeure pas moins que la question du maintien de ces dispositions dans l'ordre juridique demeure posée.