« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 4 juillet 2014

Les archives du Président de la République sont elles sa propriété ?

Est-il utile de revenir sur l'interview enregistrée par Nicolas Sarkozy à l'issue de sa garde à vue ? La technique qui consiste à essayer de discréditer ses juges n'est pas récente et tous les spécialistes du droit ont déjà remarqué que l'ancien Président de la République a été traité conformément aux règles posées par le Code de procédure pénale. 

Un passage de son intervention, passé largement inaperçu des commentateurs, mérite cependant quelques éclaircissements, celui relatif à "ses" archives de Président de la République. Il affirme en effet : "Quant à monsieur Hollande, ses collaborateurs se sont livrés à une exploitation éhontée de mes archives, en violation de toutes les règles républicaines, qui ont été consultées sans que l’on m’en demande l’autorisation, distribuées à toute personne qui les voulait".  Pour Nicolas Sarkozy, les archives du Président de la République sont sa propriété personnelle et son successeur n'y a pas accès. 

De toute évidence, Nicolas Sarkozy ignore tout du droit des archives, pourtant réformé durant son mandat par une loi du 15 juillet 2008. Ce nouveau texte était indispensable pour plusieurs raisons. Il était d'abord indispensable d'assurer la cohérence entre la procédure d'accès aux documents administratifs établie par la loi du 17 juillet 1978 et celle d'accès aux archives précisée, quelques mois plus tard, par la loi du 3 janvier 1979. Certains documents administratifs constituent des archives publiques et les conditions d'accès pouvaient parfois être différentes, selon que le demandeur se fondait sur l'un ou l'autre texte. En 2008, il apparaissait tout aussi nécessaire de détacher la notion d'archive de toute dimension historique. Toute pièce produite ou reçue par un service est une archive potentielle, quel que soit d'ailleurs son support, papier ou numérique. Enfin, il convenait de faire évoluer la finalité même des archives qu'il ne s'agit plus de conserver mais aussi de diffuser aussi largement que possible.

Le Parrain 2. Francis Ford Coppola. 1974

Les archives publiques


Aux termes de l'article L 211-1 du code du patrimoine (cp), les archives sont "l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité".

Les archives publiques, au sens de l'article L 211-4 cp, "procèdent de l'activité, dans le cadre de leur mission de service public, de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics et des autres personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé chargées d'une telle mission". Les archives de l'Elysée, celles que Nicolas Sarkozy considèrent comme sa propriété personnelle, sont donc, à l'évidence des archives publiques, dès lors qu'elles procèdent de l'activité de l'Etat. 

Certes, le Président de la République n'est pas tout à fait une administration comme une autre puisqu'il est précisément au coeur de l'exercice de la souveraineté. Cette constatation a des conséquences puisque sur les règles de communication de ses archives.

Pour le citoyen ou le chercheur, celles dont le contenu "porte atteinte au secret des délibération du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif" ne sont accessibles qu'à l'issue d'un délai de vingt-cinq ans. Ce délai peut être allongé à cinquante ans, si la communication porte atteinte "au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)" (art. L 213-2 cp). A l'égard du juge seul est opposable le secret garanti par la loi, c'est à dire le secret de la défense nationale. En dehors des documents couverts par ce secret bien particulier, rien n'interdit donc au juge de demander, dans le cadre d'une instruction, communication de certaines pièces des archives présidentielles.

Les secrets du Président de la République sont donc protégés, mais les pièces demeurent, en tout état de cause des archives publiques. Qui plus est, elles relèvent du droit commun des archives publiques, dès lors que le législateur n'a défini aucun régime spécial pour elle, contrairement à ce qui existe pour les archives parlementaires, le Conseil constitutionnel, le ministère de la défense, celui des affaires étrangères ou encore celui de l'économie.

La conséquence est que les archives du Président de la République, comme toutes les archives publiques, sont soumises à l'obligation de versement à l'administration des archives. Les archives des présidents de la Vè Républiques sont donc aux archives nationales, dans la série AG. Y sont notamment conservées toutes les archives du Général de Gaulle durant sa présidence, de 1959 à 1969.

Les "protocoles de versement"


La loi de 2008 apparaît comme le point d'aboutissement d'un mouvement ancien visant à lutter contre la privatisations des archives publiques, pratique avec laquelle Nicolas Sarkozy semble vouloir renouer. Le premier, Valéry Giscard d'Estaing a conclu, avec les Archives, un "protocole de versement" qui vise à concilier la nécessité de conservation de ces pièces avec la crainte que peut avoir un ancien Président de leur exploitation politique. Les conditions de conservation, de traitement et de valorisation sont donc clairement précisées, et l'ancien Président peut poser certains conditions pour la communication de telle ou telle pièce. De la même manière, dans le but évident d'assurer la continuité de l'Etat, certaines archives peuvent rester à l'Elysée jusqu'au moment où elles ne présenteront plus d'intérêt immédiat.

La loi de 2008 a donné une fondement juridique à cette pratique, qui figure désormais dans l'article 213-4 cp. Les protocoles de versement se sont généralisés et sont même élargis aux membres du gouvernement et aux collaborateurs de l'autorité signataire.

Hélas, l'entourage de Nicolas Sarkozy semble ignorer l'existence même de ces procédures. C'est ainsi que le juge Roger Le Loire, en mai 2013, a demandé, dans le cadre d'une instruction pour prise illégale d'intérêts, la communication de certaines archives papier de Claude Guéant, à l'époque où celui-ci était Secrétaire général de l'Elysée. Il a certainement été surpris de la réponse formulée par son successeur, Pierre-René Lemas : Le fonds d'archives papier de M. Claude Guéant n'a pas été reversé aux Archives nationales, et il n'en a pas été trouvé trace dans les locaux de la présidence de la République. » Autrement dit, Claude Guéant est tout simplement parti avec ses archives, estimant sans doute, comme le Président de l'époque, qu'elles étaient sa propriété personnelle. Les chercheurs de demain auront bien des difficultés pour étudier l'ère Sarkozy. Heureusement, il leur restera les archives judiciaires, qui seront certainement fort nombreuses. 

Quoi qu'il en soit, les propos de Nicolas Sarkozy révèlent son ignorance du droit positif. Mais, bien au-delà, ils témoignent d'une conception de l'Etat toute particulière. L'Etat est en quelque sorte sa propriété personnelle, comme les documents qu'il produit lorsqu'il est à son service. Un instant de vérité dans cet entretien télévisé...





mercredi 2 juillet 2014

Le voile islamique et le "vivre-ensemble"

L'arrêt de Grande Chambre S.A.S. c. France, rendu le 1er juillet 2014 par la Cour européenne des droits de l'homme était très attendu. Il porte sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de la loi du 11 octobre 2010, dont l'article premier est bien connu : "Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage". Rappelons que cette requête était l'ultime recours des opposants à ce texte, le Conseil constitutionnel l'ayant déjà déclaré conforme à la Constitution dans une décision du 7 octobre 2010.

La requête est un échec : la Cour européenne déclare la loi française conforme à la Convention, et son analyse se caractérise par une très grande fermeté.

Observons d'emblée que la requête présente un certain nombre de caractéristiques très particulières. 

La "victime potentielle"


La première de ces caractéristiques est que la requête vise à ce que la Cour statue in abstracto sur la loi, c'est à dire en dehors de tout litige. La requérante, qui se déclare musulmane pratiquante, déclare porter la burqa et le niqab afin d'être en accord avec ses convictions personnelles. Elle ajoute qu'elle ne porte pas ces tenues de manière systématique, mais qu'elle désire les porter quand elle le souhaite, y compris dans l'espace public. Elle introduit donc un recours directement contre la loi, alors même qu'elle n'a subi aucune condamnation  et n'a même pas été verbalisée sur le fondement de ce texte. 

Elle se réfère ainsi à la jurisprudence de la Cour qui admet la recevabilité de recours des "victimes potentielles" contre des textes qui les concernent directement. Dans les affaires Dudgeon c. Royaume Uni du 22 octobre 2001 et Modinos c. Chypre du 22 avril 1993, la Cour avait ainsi admis la requête d'homosexuels contre des lois prévoyant des sanctions pénales pour des actes sexuels entre personnes de même sexe, alors même que ces textes n'étaient pratiquement pas appliqués. La loi plaçait en effet ces personnes dans une situation très difficile : soit elles changeaient de comportement, soit elles risquaient de subir directement les effets de la législation. La requérante, elle aussi, a le choix entre retirer son voile dans l'espace public ou encourir une condamnation pénale. Sur ce point, et c'est peut être le seul, la Cour donne raison à SAS et admet en conséquence la recevabilité de son recours.

Anonymat de la requérante


Observons, et c'est la seconde particularité de la décision, que la requérante a choisi de conserver l'anonymat devant la Cour où elle n'est pas mentionnée que par des initiales, procédure autorisée par l'article 47 § 3 du règlement de la Cour. L'impression est évidemment fâcheuse, donnant l'impression que cette femme dépourvue de visage dans l'espace public est aussi dépourvue d'identité. Ce choix présente ainsi la requérante comme un être désincarné, la simple expression d'une revendication.


Extrait de l'émission "Real Time" de Bill Maher. Chaîne HBO. 26 octobre 2007

Un lobbying anglo-saxon


Ceci nous conduit à la troisième particularité de cette requête, qui s'inscrit dans une offensive plus générale dirigée contre la loi de 2010. Edwige Belliard, qui défendait la France devant la Cour, mentionne ainsi qu'avant ce recours, trois autres, rédigés par le même avocat britannique et reprenant exactement les mêmes arguments juridiques dans une formulation identique, ont été considérés comme irrecevables. Alors que notre pays compte plusieurs millions de musulmans, on observe donc que la contestation de la loi a fait l'objet de seulement quatre requêtes, entièrement rédigées au Royaume Uni.

Dans la décision du 1er juillet 2014, on constate d'ailleurs que différentes ONG  sont intervenues devant la Cour pour défendre le port du voile intégral. A l'appui de leur démonstration, des études "scientifiques", dont "Unveiling the Truth", rédigée par des chercheurs anglo-saxons de  la Fondation Open Society, présidée par George Soros. Après avoir interviewé trente-deux femmes portant le voile intégral, ils déduisent qu'elles ne le portent pas sous la contrainte et condamnent évidemment la loi française. On note cependant que la Belgique est aussi intervenue à l'instance, cette fois pour soutenir une loi dont sa législation s'inspire.

Ces éléments contextuels ne sont pas inutiles pour comprendre la décision, ou plus exactement pour comprendre la fermeté de la Cour, confrontée à une opération de lobbying dont elle a sans doute perçu le danger. C'est la raison pour laquelle elle a soigneusement motivé sa décision, montrant que la loi française ne porte pas atteinte aux articles 8 (droit au respect de la vie privée), 9 (liberté de conscience) combinés avec l'article 14 de la Convention qui interdit toute forme de discrimination.

Primauté de l'article 9


La Cour reconnait que "l'apparence que l'on souhaite avoir dans l'espace public comme en privé relève de l'expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée". Dans un arrêt Popa c. Roumanie du 18 juin 2013, la Cour considère ainsi que le choix de la coiffure relève de la vie privée, comme celui des vêtements (CEDH, 22 octobre 1998, Kara c. Royaume Uni). Il n'est donc pas douteux que la loi française emporte une ingérence dans la vie privée des personnes, dès lors qu'elles ne sont pas entièrement libres du choix de leur tenue dans l'espace public.

Ceci étant, la Cour considère que l'ingérence dans la vie privée n'est, en l'espèce, que la conséquence d'une autre ingérence, celle dans la liberté de manifester sa religion. Pour la requérante, sa religion lui dicte de revêtir la burqa ou le niqab. Peu importe que cette pratique soit minoritaire chez les musulmans français, l'important est le sentiment de la requérante d'agir conformément aux préceptes de l'Islam.

La Cour examine donc la requête essentiellement au regard de la liberté religieuse, dont elle considère qu'elle s'étend au culte, à l'enseignement, aux pratiques et à l'accomplissement des rites (par exemple : CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie). La liberté religieuse n'est cependant pas absolue et la Cour reconnaît que les Etats peuvent définir certainement restrictions, dans le but notamment d'assurer un équilibre au sein de leur société entre les différentes religions. Encore faut-il que l'ingérence soit "prévue par la loi", qu'elle ait un "but légitime" et qu'elle soit "nécessaire dans une société démocratique", à la "sûreté publique ou la sécurité publique ou à la protection des droits et libertés d'autrui".

La condition fondée sur l'existence d'une loi est évidemment remplie. Personne ne conteste que la loi de 2010 a été votée dans des conditions régulières, et d'ailleurs avec une très large majorité, par le Parlement français.

But légitime et "Vivre ensemble"


Le contrôle du "but légitime", permet à la Cour d'affirmer que la liberté religieuse n'a rien d'absolu. Elle peut céder devant les nécessités de la sécurité publique, en l'occurrence la nécessité d'identifier les individus afin de prévenir d'éventuelles atteintes aux personnes ou aux biens. Elle peut aussi céder devant le "respect du socle minimal des valeurs d'une société démocratique et ouverte", formule employée par le gouvernement français dans son mémoire en défense. Parmi ces valeurs, il mentionne l'égalité entre les hommes et les femmes, la dignité des personnes et le respect des exigences minimales de la vie en société.

C'est sur ce dernier élément que s'appuie la Cour pour apprécier la finalité poursuivie par le législateur. Et elle précise clairement que l'interdiction de se couvrir le visage "peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du "vivre ensemble".

La "nécessité dans une société démocratique"



Il appartient donc à l'Etat d'être un "organisateur neutre et impartial de l'exercice des diverses religions". Cette formulation peut sembler un peu surprenante, dans la mesure où la laïcité française repose plutôt sur l'idée que l'Etat est un régulateur, et non pas un organisateur, formule qui pourrait par exemple laisser entendre que les pouvoir publics doivent financer les cultes. Or le principe de laïcité "à la française" repose sur l'idée que les religions doivent être protégées dans l'espace privé et ne pas déborder dans l'espace public. Quoi qu'il en soit, ce choix terminologique n'a pas beaucoup de conséquences en l'espèce, dès lors que la Cour européenne reconnaît finalement le principe de laïcité.

Cette impartialité à l'égard des religions a pour objet d'assurer l'ordre public, la paix religieuse et la tolérance, toutes finalités également "nécessaires dans une société démocratique", et qui peuvent justifier que l'Etat soit contraint de limiter l'exercice de certaines libertés. Cette recherche d'un équilibre entre les droits fondamentaux est précisément l'un des éléments de la "société démocratique" qu'évoque la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour fait observer que cette recherche de l'équilibre appartient à l'Etat qui conserve une grande latitude dans ce domaine. Les juges européens considèrent qu'un Etat peut interdire le port de signes religieux aux enseignants. Dans l'affaire Kurtulmus c. Turquie du 24 juin 2006, la Cour déclare ainsi irrecevable, car manifestement infondée, une requête dirigée contre une loi interdisant le port du voile islamique dans les universités, au motif que le droit turc est libre d'imposer une obligation de neutralité aux fonctionnaires. Une solution identique est adoptée concernant cette fois les étudiantes, censées savoir, au moment où elles entrent à l'Université, que le droit turc y interdit le port du voile (CEDH, 10 novembre 2005, Leila Sahin c. Turquie). 

D'une manière générale, la Cour rappelle qu'elle "se doit de faire preuve de réserve dans l'exercice de son contrôle (...) dès lors qu'il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause". Agissant dans un but légitime que la Cour contrôle, chaque Etat est libre d'organiser librement les règles du "vivre-ensemble". Le choix d'une société laïque implique certes quelques contraintes mais il constitue l'un des moyens d'assurer cet équilibre.

Cette décision va être largement commentée. Derrière l'analyse juridique, on peut se demander s'il ne s'agit pas aussi d'une mise en cause de la vision communautariste de la société civile, vision très répandue notamment au Royaume Uni. Pour les avocats britanniques de la requérante, la religion est un instrument de clivage qui doit affirmer un droit à la différence, y compris dans la vie publique. Pour la Cour européenne, il est tout aussi légitime de considérer que la religion doit demeurer un élément de la vie privée, afin d'assurer l'harmonie de la vie en société. Chaque Etat est libre de choisir son "vivre-ensemble", et c'est exactement ce qu'affirme la Cour européenne des droits de l'homme.





samedi 28 juin 2014

Trois jours de fièvre pour les libertés

On a rarement vu une semaine aussi dense dans le domaine des libertés. avec trois décisions de justice rendues en trois jours par trois juridictions différentes. La première, rendue le 24 juin par le Conseil d'Etat déclare légale la décision d'interrompre tout traitement concernant Vincent L, tétraplégique en état de conscience minimum et sans espoir de guérison. Le lendemain, le 25 juin, c'est au tour de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation de déclarer licite le licenciement de la salariée de la crèche Baby Loup qui ne voulait pas retirer son voile pendant l'exercice de ses fonctions, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Enfin, le 26 juin, c'est au tour de la Cour européenne des droits de l'homme de prendre deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France. Elles affirment que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays. 

Chacune de ces décisions constitue, en soi, un évènement jurisprudentiel. On observe d'ailleurs que les deux juridictions suprêmes françaises sont intervenues dans leur formation la plus solennelle, l'assemblée pour le Conseil d'Etat et l'Assemblée plénière pour la Cour de cassation. Quant aux deux décisions de la Cour européenne, elles n'ont pas besoin d'une solennité particulière, l'évènement étant constitué par la déclaration de non conformité du droit français à la Convention européenne des droits de l'homme.

Au-delà de l'écho de ces décisions dans l'opinion, leur rapprochement temporel présente un intérêt particulier. Cette période resserrée de trois jours peut ainsi apparaître comme une sorte formule concentrée des débats qui agitent aujourd'hui l'approche juridique des libertés. Car ces décisions présentent des caractéristiques commun que l'on peut identifier.

La désinformation


Le premier point commun entre ces décisions, que l'on se bornera à observer, est l'intensité de la désinformation qu'elles ont généré. On a ainsi entendu que la saisine de la Cour européenne par les parents de Vincent L. le soir même de la décision du Conseil d'Etat constituait un camouflet pour les juges français. En réalité, la demande de suspension formulée par les juges européens est une mesure conservatoire qui ne permet même pas de présager de la recevabilité de la requête. Elle ne porte aucun jugement sur la décision du Conseil d'Etat. A propos cette fois des décisions Mennesson et Labassee de la Cour européenne, on a également entendu des journalistes affirmer sérieusement que "la France renonçait à faire appel". On ne peut que s'en réjouir, dès lors qu'il n'existe pas de procédure d'appel devant la Cour européenne...

Ces réactions seraient seulement comiques si elles ne contribuaient à une certaine forme de désinformation visant à discréditer ces décisions de justice au nom de positions idéologiques plus ou moins clairement affirmées.

Questions éthiques et conflits de normes


Un second point commun entre les trois décisions réside dans la nature des questions soulevées. Certes très différentes, elles se rattachent néanmoins à l'éthique que l'on peut définir comme une règle de comportement de nature à surmonter un conflit de normes. D'un côté le droit à la vie, de l'autre celui de mourir dans la dignité et de ne pas être l'objet d'une "obstination déraisonnable". D'un côté le droit d'avoir des convictions religieuses, de l'autre la laïcité, principe constitutionnel qui prévoit précisément que ces convictions ne doivent pas s'afficher dans la sphère publique. D'un côté la non patrimonialité du corps humain qui fonde le refus de la GPA dans notre pays, de l'autre l'intérêt supérieur des enfants issus d'une telle procréation, qui ont le droit de mener une vie familiale normale. 

Réalisme et dogmatisme


Face à ces conflits de normes, les trois juridictions ont choisi de privilégier le réalisme juridique, et d'écarter la vision dogmatique de ces questions éthiques. Autrement dit, les juges ont appliqué le droit positif, qu'il soit issu de la loi Léonetti pour l'affaire Lambert, de la jurisprudence sur le principe de neutralité pour l'affaire Baby Loup, de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme enfin pour les décisions Mennesson et Labassee.

Appliquant le droit positif, les juges ont donc refusé d'entrer dans une logique qui consiste à affirmer l'existence de "valeurs" supérieures, valeurs dont l'origine se trouve bien souvent dans les convictions religieuses de ceux qui les revendiquent.

Fernand Léger. Couverture de "Liberté j'écris ton nom". Paul Eluard. 1953


Valeurs religieuses et droit positif



Sur ce point, les décisions constituent le révélateur de l'irruption de la religion dans le débat juridique, irruption accompagnée de l'affirmation de sa légitimité. Il existerait ainsi une sorte de droit transcendant, volet religieux du droit naturel, qui s'imposerait au droit positif. Les parents de Vincent L. ne cachent pas que leur acharnement contentieux trouve son origine dans la puissance de leurs convictions religieuses. Dans sa décision du 16 janvier 2014, le tribunal administratif de Châlons en Champagne faisant ainsi observer que le patient, Vincent L., n'avait jamais partagé les "engagements religieux" de ses parents. Dans l'affaire Baby Loup, c'est la salariée licenciée elle-même qui affirme  qu'elle a refusé de retirer son voile, même en violation du règlement intérieur de la crèche, pour "manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane".

La question religieuse est évidemment moins présente dans les deux affaires jugées par la Cour européenne, dès lors que les requérants sont des parents ayant eu recours à la GPA et désireux d'obtenir un état civil pour leurs enfants. Aucune partie à l'instance n'est donc en mesure de développer des thèses liées à la suprématie des valeurs transcendantes de la religion. 

En revanche, les commentaires de ces décisions sont fort éclairants. Les plus virulents proviennent de ceux là mêmes qui, il y a quelques mois, s'opposaient au mariage pour tous. Immédiatement, la décision de la Cour est interprétée comme ouvrant la voie à l'autorisation de la GPA pour les couples homosexuels, alors qu'il n'est pas même question de l'autoriser pour les couples hétérosexuels. Est également dénoncée la marchandisation du corps de la femme, quand bien même la GPA serait réalisée à titre gratuit. Derrière cette agitation, l'idée générale que les enfants sont faits et élevés par un papa et une maman biologiques, un discours déjà entendu. 

Une perspective réactionnaire du droit


Derrière ces affirmations, une perspective réactionnaire du droit. Entendons nous bien, il ne s'agit pas d'un discours réactionnaire au sens politique du terme, c'est à dire d'un discours de droite qui s'opposerait à un discours de gauche. Il s'agit d'affirmer une volonté d'un retour en arrière, retour vers une société plus traditionnelle que l'on comprenait mieux, où l'on n'avait pas à se poser des questions éthiques, où on se sentait plus à l'aise.

C'est évidemment le cas de la malheureuse employée voilée de Baby Loup, victime consentante d'une doctrine religieuse qui repose sur la soumission de la femme. C'est aussi le cas des parents de Vincent L. qui contestent la loi Léonetti, alors qu'elle a déjà été appliquée à des milliers de patients. Quant à la GPA, son interdiction en France n'empêchera pas les couples, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, de se rendre dans un pays qui l'autorise pour y effectuer un acte licite au regard du droit de ce pays. De nombreux enfants sont déjà nés dans ces conditions et il est désormais impossible de considérer qu'ils n'existent pas.

Quoi qu'il en soit, les juges ont refusé d'entrer dans une perspective visant affirmer des "valeurs" intemporelles pour ensuite les imposer à des cas particuliers. Leur raisonnement s'est construit à partir de la situation concrète, celle du jeune homme en état de conscience minimum, celle de la femme licenciée pour avoir refusé de retirer son voile dans une crèche associative, celle enfin de jeunes enfants élevés par des parents français et qui ne peuvent bénéficier d'un état civil français. 

Chaque décision rappelle ainsi le rôle des juges qui est d'appliquer la loi de la République ainsi que les traités auxquels la France est partie. La décision de justice n'est pas le résultat d'une négociation ou d'un lobbying permettant à chacun de choisir les normes juridiques qu'il veut bien appliquer et celles qu'il veut écarter car elles ne correspondent pas à ses convictions personnelles.

jeudi 26 juin 2014

Baby Loup ou la laïcité retrouvée

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 25 juin 2014, a mis fin aux divisions qui ont marqué le traitement judiciaire de la célèbre affaire Baby Loup. La décision intervient à l'issue d'une procédure qui a commencé en décembre 2008, avec le licenciement, par la directrice de la crèche associative Baby Loup, d'une employée qui, au retour de son congé parental, avait repris ses fonctions en portant un voile islamique.

Pour la directrice, l'attitude de cette salariée constitue une faute lourde, dès lors qu'elle viole le règlement intérieur de la crèche adopté en 2003. Ce dernier précise que la liberté de conscience des membres du personnel ne saurait faire obstacle aux principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités de la crèche. Pour la salariée en revanche, son licenciement constitue une atteinte à sa liberté religieuse et elle s'estime victime d'une discrimination. 

De la crèche à l'Assemblée plénière


N'ayant pas obtenu satisfaction du conseil de prud'hommes de Mantes La Jolie en 2010, ni de la Cour d'appel de Versailles en 2011, la salariée a formé un pourvoi devant la Chambre sociale de la Cour de cassation. Celle-ci a cassé la décision de la Cour d'appel en considérant que Baby Loup ne gérait pas un service public et que l'obligation de neutralité ne s'imposait donc pas à ses employés.

Saisie sur renvoi, la Cour d'appel de Paris a résisté à cette jurisprudence de la Chambre sociale et considéré, dans une décision de novembre 2013, que la crèche pouvait être considérée comme une "entreprise de conviction". Elle pouvait donc imposer le strict respect du principe de neutralité à son personnel, dans le but de transcender le multiculturalisme des personnes auprès desquelles elle exerce son activité. Statuant dans ce sens, la Cour d'appel de Paris s'opposait résolument à la Chambre sociale. Dès lors que la requérante formait un nouveau pourvoi devant les juges suprêmes, le Premier Président a donc logiquement ordonné le renvoi devant l'Assemblée plénière.

Celle-ci rend une décision dont la première qualité est sans doute la clarté. Elle écarte la notion d'"entreprise de conviction", trop peu précise, pour s'engager tout simplement dans un contrôle de la proportionnalité. Elle considère ainsi que l'atteinte à la liberté religieuse qu'impose le règlement intérieur n'est pas excessive par rapport aux finalités poursuivies par l'établissement.



Plantu. Le Monde. 5 mars 2014


L'entreprise de conviction


S'appuyant sur le contrôle de proportionnalité, l'Assemblée plénière écarte le moyen tiré du caractère d'"entreprise de conviction" qui serait susceptible de caractériser la crèche Baby Loup.

La notion d'"entreprise de conviction" ne rencontre guère d'écho dans notre système juridique. Appelée aussi "entreprise de tendance", formulation empruntée au droit allemand, elle désigne, selon la formule donnée par Me Waquet, avocat de la salariée licenciée, "des associations, des syndicats ou des groupements (partis politiques, églises ou autres groupes à caractère religieux), dans lesquels une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée". L'objet essentiel de l'"entreprise de conviction" est donc la défense et la promotion d'une doctrine.

La directive européenne du 27 novembre 2000 autorise, dans son article 4 § 2,  les Etats membres de l'Union européenne à conserver dans leur système juridique des dispositions législatives autorisant une différence de traitement en matière religieuse, lorsqu'elles s'appliquant à des "activités professionnelles d'églises et d'autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les conviction". Dans ce cas, et seulement dans ce cas, la différence de traitement n'est pas considérée comme discriminatoire. 

Pour qualifier Baby Loup d'entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris ne pouvait se fonder sur la directive, en l'absence de loi française reconnaissant formellement cette notion. Elle a donc préféré s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne. Celle-ci se réfère aux "entreprises de conviction" et admet que l'employeur d'une telle structure impose à ses employés des sujétions particulières, sujétions qui peuvent, à titre exceptionnel, limiter les droits qu'ils tiennent de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision du 3 février 2011 Siebenhaar c. Allemagne elle admet ainsi une obligation de loyauté particulière pour une assistante maternelle travaillant pour une église protestante. 

Pour considérer la crèche comme une entreprise de conviction, la Cour d'appel de Paris a dû considérer que la laïcité et la neutralité qui en est la conséquence procèdent d'un choix idéologique. Elle a franchi ce pas, en s'appuyant sur l'arrêt Lautsi c. Italie rendu par la Cour européenne le 18 mars 2011 qui reconnaît effectivement la laïcité comme une conviction... Certes, mais il s'agissait alors de parents d'élèves s'élevant contre la présence de crucifix dans les écoles italiennes. Les convictions laïques étaient donc celles de ces parents et non pas celles de l'établissement.

La laïcité, un élément de l'ordre public


La qualification de Baby Loup comme entreprise de convictions est donc sanctionnée par l'Assemblée plénière qui casse la décision de la Cour d'appel pour deux motifs essentiels.

Elle fait d'abord observer que les statuts de l'association Baby Loup n'expriment aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse et n'imposent aucun choix de cette nature à ses employés. Cela ne signifie pas qu'elle ne puisse pas les contraindre à respecter une obligation de neutralité, mais que cette dernière résulte d'un autre fondement, soit le respect des règles juridiques en vigueur, soit les contraintes attachées à la nature des activités de l'entreprise.

Ensuite, l'Assemblée plénière rappelle que la laïcité est un "principe constitutionnel d'organisation de l'Etat". L'article 1er de notre Constitution énonce, on le sait, que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". La laïcité n'est donc pas une "conviction" susceptible de justifier quelques modifications du contrat de travail dans certaines entreprises. C'est un élément de l'ordre public  dont le fondement se trouve dans la Constitution. Quant au principe de neutralité, le Conseil constitutionnel le consacre comme l'un des principes fondamentaux du service public, et il ne s'impose donc pas directement aux structures privées qui ne gèrent pas un service public. 

Le contrôle de proportionnalité 


La notion d'entreprise de conviction n'est donc pas applicable au cas de Baby Loup, et on sent que la juridiction suprême se méfie d'une notion d'importation aux contours mal définis et dont les éléments de définition sont très difficilement applicables au cas de la crèche. Au demeurant, l'Assemblée plénière considère ce moyen comme surabondant, dès lors qu'il suffit d'exercer un contrôle de proportionnalité pour aboutir à un résultat identique. 

Aux yeux de la Cour de cassation en effet, il suffit d'examiner le règlement intérieur de la crèche et de s'assurer que l'exigence de neutralité imposée au personnel est justifiée par rapport aux tâches à accomplir et aux buts de l'établissement. Ce faisant, elle se borne à appliquer la jurisprudence de la Cour européenne, en considérant qu'il est possible de réaliser un ingérence dans la liberté religieuse des personnes, si cette ingérence est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux finalités poursuivies. L'Assemblée plénière note ainsi que la crèche ne comporte que dix-huit salariés et que l'interdiction du port de signes religieux n'a rien d'absolu. Elle ne concerne en effet que les activités directement en relation avec les enfants. 

Cette neutralité répond à plusieurs objectif précis qui sont de respecter le droit des parents de choisir l'éducation de leurs enfant et aussi, de manière plus générale, d'assurer l'accueil des jeunes enfants dans un quartier sensible dans lequel il faut faire "vivre ensemble" des personnes provenant de milieux culturels très différents. De tels objectifs sont parfaitement licites mais incompatibles avec la position de la salariée licenciée qui n'a jamais nié qu'elle portait un voile pour manifester sa volonté de se conformer aux obligations de la religion musulmane. Il s'agit donc, comme l'affirme l'arrêt de la Cour européenne Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005 d'un acte motivé par une conviction religieuse.

L'Assemblée plénière arrive ainsi à la conclusion que le règlement intérieur de la crèche Baby Loup est conforme au droit français, et que la salariée voilée pouvait donc être licenciée pour non respect de ce règlement intérieur. Sur ce plan, la décision invite, en quelque sorte, les entreprises et associations concernées à reprendre la rédaction de leur règlement intérieur, afin d'y faire figurer l'obligation de neutralité.

On ne peut que saluer une décision qui présente la laïcité tout à la fois comme un élément de l'ordre public et un instrument de cohésion sociale. En même temps, l'Assemblée plénière aurait pu rappeler que le voile islamique n'est pas seulement l'expression d'une conviction religieuse mais aussi le signe de l'abaissement des femmes et de leur soumission. La laïcité est aussi l'instrument d'une lutte pour l'égalité devant la loi, et il serait bon, parfois, de le rappeler.

mardi 24 juin 2014

L'affaire Lambert, suite et fin ?

Le Conseil d'Etat s'est finalement prononcé le 24 juin 2014, sur le cas de Vincent L., tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis cinq ans. Il estime que les conditions posées par la loi Léonetti pour renoncer au" traitement n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie" sont remplies et que sa poursuite traduirait une "obstination déraisonnable". La décision de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation du patient n'est donc pas illégale et le Conseil d'Etat reconnait donc à Vincent L. le droit de mourir dans la dignité.

Le cas de Vincent L. est prévu par  l'art. L 1110-5 al. 2 csp. qui trouve son origine dans la loi Léonetti du 22 avril 2005,: "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Il s'agit là d'un cas d'"euthanasie passive", formule qui ne figure pas expressément dans la loi, mais qui désigne le droit qu'elle consacre de ne pas subir une "obstination déraisonnable". Elle s'oppose à l'"euthanasie active" qui consiste à injecter un produit mortel à un patient atteint d'une maladie incurable, avec son consentement. Si la seconde est toujours illicite dans notre système juridique, la seconde n'est pas rare. Dans ses conclusions, le rapporteur public Rémi Keller mentionne que 25 000 décès par an sont dus, dans notre pays, à une décision d'arrêt de soins.

La procédure de la loi Léonetti


Vincent L., âgé d'une trentaine d'années lors de l'accident dont il fut victime, n'avait pris la précaution de faire connaître sa volonté par des "directives anticipées" et n'avait pas davantage désigné une "personne de confiance" faisant connaître son souhait dans une telle situation.

En l'absence d'une telle procédure, le Conseil d'Etat se réfère cependant au témoignage de l'épouse de Vincent L. qui affirme que ce dernier, infirmier de profession, avait plusieurs exprimé le souhait de ne pas être maintenu artificiellement en vie, dans l'hypothèse où il se trouverait en état de grande dépendance. Ce témoignage est confirmé par le frère de l'intéressé.

Ces témoignages sont un élément du dossier mais ne peuvent être suffisants pour affirmer l'existence d'une volonté réelle de Vincent L. C'est pourquoi le Conseil d'Etat s'assure que la procédure organisée par la loi Léonetti, en l'absence de directives anticipées, a été respectée. Elle prévoit que lorsqu'une personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, l'arrêt du traitement doit être réalisé par une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" ou, à défaut "un des proches" du patient ait été consultée (art L. 111-4 csp). 

Le problème, on le sait, est que la famille de Vincent L. se déchire depuis cinq ans. D'un côté, son épouse et son frère veulent mettre en oeuvre les dispositions de la loi Léonetti et interrompre l'alimentation et l'hydratation du parent qui leur semble relever de "l'obstination déraisonnable". De l'autre côté, ses parents ne cachent pas leurs convictions religieuses et veulent garder l'espoir d'une éventuelle guérison. Ils ont donc engagé un contentieux pour écarter l'application de la loi Léonetti et obtenir le maintien en vie de leur fils. 

La cinquième décision de justice



Le 11 mai 2013, le tribunal administratif de Châlons en Champagne a suspendu une première décision d'interrompre l'alimentation du patient pour des motifs de procédure, ses parents, éloignés géographiquement, n'ayant pas été consultés. Le 16 janvier 2014, ce même tribunal a ordonné une nouvelle suspension, cette fois en se fondant sur des considérations médicales, et en estimant que Vincent L. recevait effectivement un traitement destiné à le maintenir en vie, et donc à garantir son droit à la vie, au sens de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. C'est cette décision qui a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat, émanant de l'épouse de Vincent L. d'une partie de sa famille ainsi que de l'hôpital de Reims. Le juge unique, compétent en référé, a décidé le 6 février de renvoyer l'affaire en formation collégiale, et l'assemblée du contentieux, par une ordonnance du14 février 2014, a demandé de nouvelles expertises médicales. C'est sur la base de ces expertises qu'a été rendu cet arrêt du 24 juin, la cinquième décision de justice intervenant sur le cas de Vincent L. 

Comme le fait justement observer le rapporteur public Rémi Keller, cette cinquième décision traite d'une affaire hors du commun, puisque le Conseil se prononce sur la légalité d'une décision médicale ayant pour conséquence d'entraîner la mort d'une personne par l'arrêt de son alimentation. Ceci dit, le Conseil d'Etat insiste sur le fait que son arrêt est une décision d'espèce. C'est d'ailleurs le sens du communiqué de presse du vice Président du Conseil d'Etat, décidément très enclin à la communication depuis l'affaire Dieudonné, qui affirme qu'il s'agit de contrôler la légalité de la procédure concernant le cas de Vincent L. et non pas de poser une règle de principe.

L'application de la loi


Pour le Conseil d'Etat, les débats religieux ou éthiques n'ont plus lieu d'intervenir dans son prétoire. Ils se sont déroulés au parlement et ont conduit précisément à l'adoption de la loi Léonetti qui constitue le droit positif applicable au cas de Vincent L. Sur ce point, la décision repose sur une distinction très nette qui devrait d'ailleurs être rappelée plus souvent. D'un côté, la fonction législative doit dégager des règles en fonction de l'état de la société que le parlement représente. Rien ne lui interdit donc, au contraire, de prendre en considération des éléments de nature morale ou éthique dans la rédaction de la loi. De l'autre côté, la fonction juridictionnelle, celle à laquelle participe le Conseil d'Etat, a pour mission d'appliquer la loi. Il ne lui appartient pas d'en écarter les dispositions au profit de "valeurs" morales ou éthiques ou d'un droit naturel considéré comme supérieur mais qui ne trouve aucune fondement dans le droit positif.

Le Conseil s'assure donc que la loi Léonetti a été respectée. Il observe tout d'abord que le principe de collégialité a été respecté tant au niveau de la consultation de la famille qu'à celui de la décision médicale.

La collégialité de la décision


Cette collégialité existe d'abord au sein du corps médical, car la décision n'est pas prise par un médecin traitant mais par une équipe médicale. Et celle doit consulter "la famille", procédure prévue par l'art L. 111-4 csp. L'arrêt du 24 juin 2014 donne quelques éclaircissements sur cette notion de famille, dont on sait désormais qu'il s'agit d'une famille aussi élargie que possible. On se souvient que, dans un premier temps, les médecins avaient seulement consulté la famille géographiquement proche du patient, en l'occurrence son épouse et son frère. Après la décision du tribunal administratif de mai 2013, ils ont élargi la consultation à ses parents et à d'autres proches. En tout onze personnes ont donné leur avis, dont sept se sont prononcées pour l'arrêt de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent L. Une telle procédure présente l'avantage de ne pas faire peser sur un tout petit nombre de proches une décision extrêmement difficile à prendre et, en quelque sorte, de diluer la responsabilité à l'ensemble de l'équipe médicale et du cercle de famille. En revanche, elle présente l'inconvénient d'accroître le risque de contentieux.


La rencontre des trois morts et des trois vivants. Manuscrit. Circa 1490


L'obstination déraisonnable


La légalité de la décision ne s'apprécie pas seulement au regard de la procédure, et le Conseil d'Etat pénètre dans l'analyse de la légalité interne. Il s'assure de l'exactitude des faits et rappelle ainsi que Vincent L. est en état végétatif, totalement inconscient. Pour reprendre la formule du rapporteur public, "le traitement dont il bénéficie n’a pas d’autre effet que de le maintenir artificiellement en vie, emmuré dans sa nuit de solitude et d’inconscience". Il est donc précisément dans le cas prévu par la loi Léonetti. 

Encore faut-il que le maintien artificiel en vie puisse être considéré comme une "obstination déraisonnable". Sur ce point, l'opinion des experts se révèle déterminante et le Conseil observe que "l'état (du patient) s'est détérioré, dès lors qu'il est dorénavant dans un état végétatif chronique, que les lésions cérébrales sont irréversibles et le pronostic clinique mauvais". En tout état de cause, il n'existe aucune chance de progrès ni de retour à une communication, même minimale.


Le juge estime en conséquence qu'il y aurait bien obstination déraisonnable à maintenir Vincent L. en vie et estime que l'interruption de tout traitement n'est pas illégale, dans de telles conditions. Le droit applicable précise cependant que toutes les mesures doivent être prises pour éviter d'éventuelles souffrance et accompagner la personne jusqu'à ses derniers moments, conformément à l'article R 4127-37 csp. Cette exigence peut aller jusqu'à la mise en oeuvre de traitements antalgiques et sédatifs destinés à "sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage" (art. R 4127-38 csp).

Vers un recours devant la Cour européenne ?


Reste que rien ne dit que l'arrêt du Conseil d'Etat marquera la fin de l'histoire de Vincent L. Il est tout à fait possible que ses parents demandent à la Cour européenne de prendre une mesure provisoire ordonnant la suspension de la décision du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article 39 du règlement de la Cour. L'objet de cette procédure d'urgence est en effet de maintenir une situation de fait, afin de sauvegarder les droits dont la reconnaissance est demandée au juge du fond. Les parents de Vincent L. pourraient donc demander à la Cour d'ordonner son maintien en vie, dans le but de ne pas rendre impossible un recours fondé sur la violation de l'article 2 de la Convention, article qui garantit le droit à la vie.

Il est vrai que le succès d'une telle démarche demeure hypothétique. Dans sa décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, la Cour laisse aux Etats une grande latitude pour définir le contenu du droit de mourir dans la dignité. En l'espèce, la Cour avait rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour contraindre un Etat à adopter un système juridique acceptant l'euthanasie active.

Dans le cas de Vincent L., le Conseil d'Etat rappelle que le droit français a défini un cadre juridique et adopté une  loi refusant "l'obstination déraisonnable". Il ne s'agit pas de porter atteinte au droit à la vie, car le médecin ne tue pas son patient, mais se borne à renoncer à des soins qu'il sait sans espoir, attitude parfaitement autorisée par le droit positif.

Quelles que soient les suite d'un éventuel recours devant la juridiction européenne, la décision Vincent L. présente un grand intérêt. Le Conseil d'Etat rappelle que l'application de la loi permet seule de trouver des solutions dans des cas où la décision est difficile et toujours douloureuse. Car la loi Léonetti est peut être contestée, mais elle a au moins le mérite de permettre une décision, ce qui est loin d'être négligeable.

samedi 21 juin 2014

Signalement des contenus illicites sur internet : le risque d'inconstitutionnalité

Le projet de loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes vise à lutter contre les discriminations liées au sexe, notamment dans les relations de travail, la protection sociale, le droit à la dignité etc. Parmi toute une série de dispositions quelque peu disparates, l'article 17 attire particulièrement l'attention.

La procédure de signalement


Ses dispositions étendent l'obligation faite aux hébergeurs et fournisseurs d'accès à internet (FAI) de mettre en place des dispositifs de signalement des contenus illicites à caractère sexiste, homophobe, ou encore visant des personnes en situation de handicap. Une telle obligation de signalement figure déjà dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), dont l'article 6 impose une obligation identique dans trois domaines bien précis : la pédopornographie infantile (art. 227-23 c. pén.), la répression de l'apologie des crimes contre l'humanité, l'incitation à la haine raciale (art. 24 de la loi du 29 juillet 1881). Les provocations à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle sont déjà mentionnées dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 et il n'est donc pas surprenant que le législateur décide de les intégrer dans le champ du dispositif de signalement.

Cette obligation de signalement constitue une tentative, sans doute imparfaite, pour concilier deux impératifs contradictoires. D'une part, il s'agit de respecter la liberté d'expression sur internet et d'éviter de soumettre hébergeurs et FAI à des contraintes trop lourdes qui les conduiraient à censurer tout contenu qui, dans le doute, pourrait engager leur responsabilité. Le principe, posé par l'article 9 de la loi du 21 juin 2004 est donc qu'ils ne sont pas tenus de surveiller les contenus qu'ils stockent ou acheminent. D'autre part, le législateur souhaite faire en sorte que les données illicites soient retirées le plus rapidement possible d'internet. Il impose donc aux hébergeurs de procéder à ce retrait aussi rapidement que possible, dès qu'ils ont connaissance de leur existence.

La dénonciation. Jacques Doniol-Valcroze. 1962


La plateforme Pharos ou le signalement direct ?


Pour mettre en oeuvre ce système, il suffit de faire en sorte que chaque internaute puisse attirer l'attention sur l'illicéité d'un contenu. Encore doit-il le faire à bon escient, car toute dénonciation d'un contenu licite comme illicite est une infraction punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

De manière très concrète, l'internaute peut procéder de deux manières. Soit, il utilise la plateforme Pharos, mise en place par le ministre de l'intérieur depuis un  arrêté du 16 juin 2009, et qui permet de dénoncer les contenus illicites. Il appartient ensuite aux services enquêteurs d'effectuer les contrôles nécessaires, et, le cas échéant, des poursuites seront engagées. Soit, l'internaute saisit directement l'hébergeur ou le FAI qui doit procéder au retrait de ces données illicites.

Une privatisation de la police de l'internet


Cette seconde procédure pose évidemment un problème juridique. En effet, l'hébergeur ou le FAI, personne privée, participe en quelque sorte au maintien de l'ordre public. On assiste donc à une certaine forme de privatisation de la police de l'internet, pratique que certains parlementaires ont qualifiée d'"incitation à la censure privée". Il est vrai que le retrait des contenus est effectué sans aucune intervention du juge, système qui constitue une violation directe du principe selon lequel une personne privée n'est pas compétente pour porter atteinte directe à la liberté d'expression. Seul un juge peut intervenir pour réprimer l'infraction, ordonner le retrait des données litigieuses et, le cas échéant, indemniser la victime.

Considéré sous cet angle, l'article 17 du projet de loi constitue une nouvelle avancée vers un système qui confie à des acteurs privés plutôt qu'aux pouvoirs publics la lutte contre les abus de la liberté d'expression sur internet. Il n'est d'ailleurs pas certain que le système soit réellement efficace, car ces entreprises privées, redoutant le risque juridique, pourraient être tentées de répondre favorablement à toutes les demandes de suppression, sans trop s'interroger sur le caractère licite ou illicite des données mises en cause. Le risque est loin d'être nul si l'on considère qu'en 2012, la plateforme Pharos a recueilli 120 000 signalements, dont seulement 1329 ont nécessité une enquête.

Le risque constitutionnel


Mais un autre risque juridique, autrement plus important, ne semble guère avoir été envisagé, celui d'une éventuelle mise en cause de la constitutionnalité de l'article 17 du projet de loi. Certes, le Conseil constitutionnel avait validé la loi du 21 juin 2004 dans sa décision du 10 juin. Mais son raisonnement reposait alors sur le fait que l'article 6 de la loi de 2004 se bornait à transposer, mot pour mot, une directive communautaire du 8 juin 2000. Le Conseil estimait alors que s'il censurait une disposition législative tirant les conséquences d'une directive, il faisait obstacle à sa transposition et ouvrait une véritable crise de l'ordre juridique communautaire. Aujourd'hui, la situation est différente, car l'article 17 ne transpose aucune directive communautaire, et la conformité de l'article 17 à l'article 11 de la Constitution de 1789 est loin d'être assurée.

La solution semble pourtant simple.. Au lieu de confier la police de l'internet à des acteurs privés, pourquoi ne pas imposer le monopole de la plateforme Pharos comme site unique de dénonciation des contenus illicites ? Les autorités de police seraient alors compétentes pour saisir un juge, et le juge serait lui même compétent pour ordonner le retrait de ces contenus. On l'a compris, il s'agirait alors tout simplement de revenir au droit commun.