« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 26 février 2014

La "clause de conscience" des maires devant la Cour européenne, une voie sans issue

Quatorze maires hostiles à la loi relative au mariage pour tous ont annoncé, le 21 février 2014, leur intention de saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Ils contestent la décision QPC  du Conseil constitutionnel du 18 octobre 2013, rejetant l'existence d'une "clause de conscience" susceptible d'être invoquée pour refuser le mariage d'un couple homosexuel. Leur moyen essentiel repose sur l'absence d'impartialité du Conseil constitutionnel, et par là-même l'atteinte aux règles du procès équitable garanties par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le moyen peut faire sourire car la critique vient de ceux-là même qui, il y a quelques mois, ne voyaient aucun inconvénient à ce que Nicolas Sarkozy siège au Conseil constitutionnel pour y délibérer sur des lois qu'il avaient soutenues comme Président de la République. Ils considéraient que l'impartialité de l'institution n'était pas davantage menacée par la multiplication de ses interventions politiques. On doit en déduire que leur définition du principe d'impartialité est à géométrie variable. 

La démarche relève d'une certaine forme de gesticulation juridique, et il est probable que les maires requérants n'ont pas réellement l'espoir de gagner devant le juge européen. Par son excès même, leur recours présente cependant l'intérêt de montrer la réalité de ce "dialogue des juges" qu'une partie de la doctrine juridique voit s'incarner dans la QPC. En réalité, ce dialogue n'existe guère, et surtout pas entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne. Les chances de voir ce recours prospérer sont donc pratiquement nulles, dès lors que sa recevabilité est très improbable.

Le mythe du "dialogue des juges"


Pour la Cour européenne, le fait qu'une procédure se déroule devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d'application de l'article 6 § 1 (CEDH, 1er juillet 1997, Pammel c. Allemagne). Elle en a jugé ainsi à propos du Conseil constitutionnel français dans une décision Pierre-Bloch du 21 octobre 1997, mais seulement dans le cas particulier du contentieux électoral. Depuis l'entrée en vigueur de la QPC en 2010, il n'est donc pas exclu que la Cour européenne soit saisie d'un recours moyen mettant en cause l'impartialité du Conseil constitutionnel.

Dans cette hypothèse, une décision rendue par une juridiction suprême, Cour de cassation ou Conseil d'Etat, pourrait être déclarée non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention, parce qu'elle repose sur la réponse apportée à une QPC par le Conseil, dans des conditions elles mêmes non conformes au principe d'impartialité. Nul n'ignore l'existence de cette épée de Damoclès  dont la menace pèse sur le contentieux de la QPC. Mais les parlementaires de l'UMP, proches des élus requérants, refusent toute révision constitutionnelle de nature à améliorer l'impartialité de cette institution. Ne faudrait-il pas, en effet, se poser la question de la présence des membres de droit ?

Reste que les conséquences d'une telle sanction demeurent limitées. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ne s'impose en droit français que parce que l'article 46 de la Convention énonce que "les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquelles elles sont parties". De son côté, l'article 55 de la Constitution rappelle que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".

De ces deux dispositions, on doit déduire que la Convention s'applique en droit français sur le fondement de l'article 55 de la Constitution, qui constitue, en quelque sorte, le vecteur de l'intégration des traités dans le droit interne. Une décision de la Cour européenne a une valeur conventionnelle et s'impose aux juridictions suprêmes que sont la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. De son côté, le Conseil constitutionnel n'apprécie jamais la conformité d'une loi à un traité, fût-ce la Convention européenne des droits de l'homme, et ce principe inauguré dans la jurisprudence IVG de 1975 n'a pas été remis en cause en matière de QPC (décision QPC du 22 juillet 2010).

Entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne, le "dialogue des juges", pourtant si célébré dans la doctrine, n'existe tout simplement pas, même si les influences doctrinales ne sont évidemment pas absentes. La Cour contrôle la loi française par rapport à la Convention européenne, le Conseil par rapport à la Constitution. La saisine de la Cour européenne pour contester une décision du Conseil constitutionnel est donc une voie sans issue. 

L'épuisement des recours internes


Un certain nombre d'élus locaux, dont rien ne nous dit que ce sont les mêmes que ceux qui déclarent aujourd'hui vouloir saisir la Cour, avait déposé au Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contestant la légalité de la circulaire du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été déposée, donnant lieu à la décision du 18 octobre 2013. En principe, le Conseil d'Etat devrait donc mettre fin au contentieux par une décision définitive, qui n'est pas encore intervenue. Mais les élus locaux ne veulent pas attendre, et préfèrent saisir directement la Cour européenne de la décision de rejet de la QPC.

L'impatience est cependant un vilain défaut, du moins dans le contentieux européen. Il est très probable que la Cour considère que les élus n'ont pas épuisé les voies de recours internes, puisqu'ils n'ont pas attendu la décision du Conseil d'Etat, seule "juridiction suprême" dont la décision est susceptible de clore le contentieux au plan interne.

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent

Qui sont les requérants ?


Les quatorze maires qui déclarent vouloir saisir la Cour européenne étaient-ils les requérants de la QPC contestée ? Certainement pas, puisque l'on sait que ces derniers étaient sept, désignés par leurs initiales dans la décision du Conseil. Il est vrai qu'un certain nombre d'élus avaient fait une "demande d'intervention" dans la procédure, mais le juge constitutionnel a estimé que "le seul fait qu'ils sont appelés en leur qualité à appliquer les dispositions contestées ne justifie pas que chacun d'eux soit admis à intervenir". Leur demande d'intervention a donc été refusée et ils ne sont donc pas "partie" à la QPC. De cette situation, on doit déduire que la moitié au moins des requérants devant la Cour européenne n'étaient même pas partie à la QPC. Leur recours devant la Cour ne saurait donc être considéré comme recevable. Comment pourraient-ils avoir épuisé des recours internes auxquels ils n'étaient pas partie ?

Ajoutons que les maires, qu'ils aient ou non été parties à la QPC, peuvent difficilement se prévaloir la qualité de victime devant la Cour européenne, qualité qui constitue une condition de recevabilité de leur recours. Selon une jurisprudence constante de la Cour, (CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France), l'acte ou l'omission de l'Etat défendeur doit affecter de manière directe le requérant. En l'espèce, les élus ne sont pas directement affectés par la loi qui leur refuse la clause de conscience en matière de mariage pour tous. Aucun d'entre eux n'est actuellement poursuivi pour avoir refusé la célébration d'une union, et la loi ne les contraint pas à un changement de comportement immédiat (CEDH, 26 octobre 1988, Norris c. Irlande).

Certes, la Cour européenne admet quelquefois la qualité de victime "potentielle", lorsque le requérant ne peut pas se plaindre d'une atteinte directe à ses droits, mais appartient à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (CEDH, 29 avril 2008, Burden c. Royaume-Uni). En l'espèce, il risque d'être difficile d'invoquer une telle situation, puisqu'un élu qui ne veut pas marier un couple homosexuel peut toujours demander à un adjoint de célébrer une telle union.

Aucune chance au fond


Les obstacles de procédure apparaissent donc immenses, et il semble que les maires requérants aient bien peu de chances de les franchir. Pour les consoler quelque peu, on peut toujours leur apprendre qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de succès sur le fond.

Dans une affaire récente du 15 janvier 2013, Lilian Ladele et Gary Mac Farlane c. Royaume Uni, la Cour était précisément saisie d'un recours contre les autorités britanniques qui avaient engagé des poursuites disciplinaires à l'encontre d'un agent ayant refusé d'enregistrer des unions civiles. Cet agent appuyait son refus sur des motifs religieux et se plaignait de l'absence d'une clause de conscience en droit britannique. La Cour rejette ces arguments et rappelle qu'elle "laisse en principe aux autorités nationales une marge d'appréciation étendue lorsqu'il s'agit de ménager un équilibre entre des droits concurrents tirés de la Convention". La loi interne peut donc porter une atteinte, au demeurant très minime, aux convictions religieuses d'une personne, dans le but de garantir l'égalité des droits.

On le constate, le recours n'a pratiquement aucune chance de prospérer. L'irrecevabilité est évidente, et les moyens de fond font cruellement défaut.

Reste évidemment un dernier cas d'irrecevabilité, sur lequel la Cour pourrait s'appuyer. C'est celui qui figure dans l'article 35 § 3 a) : "La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle (...) lorsqu'elle estime qu'elle est abusive". Dans un arrêt Bock c. Allemagne du 19 janvier 2010,  la Cour déclare ainsi irrecevable une requête "sans enjeu réel", le plaignant contestant la durée excessive d'une procédure civile diligentée pour se faire rembourser une dette de 7,90 €. En l'espèce, les requérants vont devant la Cour pour demander une clause de conscience qui ne sert à rien, puisqu'ils ne sont pas personnellement tenus de célébrer une union homosexuelle. De fait, la requête est motivée par un désir de propagande politique, davantage que par une volonté de protéger une liberté menacée. La Cour pourrait donc sanctionner un tel comportement, et déclarer le recours abusif. D'abord inutile, la requête des élus deviendrait alors ridicule.

samedi 22 février 2014

Le droit du stagiaire de ne pas être exploité et le stress du patronat

La proposition de loi déposée par Bruno Le Roux (PS, Seine St Denis),  Chaynesse Khirouni (PS Meurthe et Moselle), et plusieurs de leurs collègues "tendant au développement, à l'encadrement des stages et à l'amélioration du statut des stagiaires" arrive en discussion à l'Assemblée nationale. Déjà,  M. Pierre Gattaz, Président du Medef, a demandé un moratoire sur ce texte qui crée du "stress sur le dos des patrons". 

Le stress est pourtant souvent celui du stagiaire, dont le sort n'est pas toujours enviable, entre celui qui devient expert de la machine à café, le préposé à la photocopieuse, ou celui qui fait le travail d'un cadre supérieur contre une rémunération symbolique, voire inexistante. Cette situation ne peut plus être considérée comme acceptable, d'autant qu'elle n'a désormais plus rien d'exceptionnel. Alors que le nombre annuel de stagiaires était de 600 000 en 2006, il est aujourd'hui de 1 600 000. Le stage est devenu un élément essentiel dans l'organisation des études et dans la recherche d'emploi. On évalue ainsi à 20 % le nombre de jeunes diplômés qui trouvent leur premier emploi à l'issue d'un stage.

La présente proposition de loi a donc pour finalité de définir un cadre juridique à l'emploi des stagiaires, sans pour autant qu'une réglementation trop tatillonne dissuade les entreprises de les accueillir. L'équilibre entre ces deux impératifs est évidemment bien difficile à trouver.

Un empilement de normes


La proposition vient après une série de textes qui ont soumis les stages à une sorte d'empilement de normes, définissant un certain nombre de règles censées être protectrices, mais finalement assez peu contraignantes. 

Le premier texte en ce domaine est la loi du 31 mars 2006 sur l'égalité des chances, produit de l'échec du "contrat première embauche" (CPE). Elle imposé une convention de stage, et supprimé les cotisations patronales, dans le but, disait-on, de mieux indemniser les stagiaires. Comme toujours, les entreprises ont volontiers accepté le cadeau, mais ce n'est pas pour autant que les stagiaires ont été convenablement rémunérés. En effet, la loi du 25 novembre 2009 sur la formation professionnelle tout au long de la vie prévoit une "gratification" à l'issue des deux premiers mois de stage. Cette gratification est fixée à 12,5 % du plafond horaire de la sécurité sociale, soit... 2, 80 € de l'heure. Immédiatement, les stages de deux mois sont devenus la norme, puisque la gratification, même modeste, n'était due qu'à compter du troisième mois de stage. La loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche accroît un peu la gratification, en précisant qu'un stagiaire doit recevoir au minimum 436, 12 € par mois, mais toujours à partir du troisième mois. 

Ce texte de 2013 est le premier à se préoccuper de la définition du stage, présenté comme "une période temporaire de mise en situation en milieu professionnel au cours de laquelle l'étudiant acquiert des compétences professionnelles qui mettent en oeuvre les acquis de sa formation en vue de l'obtention d'un diplôme ou d'une certification".  La proposition de loi reprend l'idée que les stages sont des "outils au service de la formation" (art. 1). Sont donc concernés par la loi les stages intégrés dans une formation diplômante assurée dans les établissements d'enseignement secondaire ou supérieur.

Dessin de Voutch

Unification du régime


La première préoccupation de la proposition de loi Le Roux est de simplifier un régime juridique devenu trop complexe. Les règles posées concernent donc tous les stages, ceux organisés dans les formations dispensées par les établissements universitaires comme par les grandes écoles, ceux qui se déroulent dans les entreprises comme dans les services publics. Tous doivent désormais s'intégrer dans une démarche pédagogique clairement explicitée.

Elle se traduit par un approfondissement du contenu de la convention de stage, qui doit désormais préciser les compétences que le stagiaire doit acquérir ou développer à cette occasion. Un enseignant référent est désigné dans l'établissement (ce qui était déjà le cas), et un tuteur doit suivre le stagiaire dans le service ou l'entreprise qui l'accueille. Disons le franchement, ce type de disposition a quelque chose de cosmétique, et on imagine déjà les formulations stérétotypées, les universitaires contraints de suivre un trop grand nombre de stagiaires, et les tuteurs qui n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à son encadrement. Quelles seront alors les sanctions si l'étudiant n'est pas suffisamment suivi ou si ses missions n'ont aucun intérêt au regard de sa formation ? La loi ne prévoit rien dans ce domaine.

Plus intéressantes sont les dispositions soumettant les stagiaires au droit du travail, et sur ce plan, la proposition de loi offre de nouvelles garanties. Ils pourront désormais bénéficier de temps de congé, précisés dans la convention de stage. D'une manière générale, les stagiaires sont désormais titulaires des droit fondamentaux ouverts aux salariés, contrôlés par l'inspection du travail, dans les conditions du droit commun.

Lutter contre le recours excessif aux stagiaires


Les résistances à cette loi, et notamment celles exprimées par le Medef, trouvent leur origine dans la seconde finalité du texte. Car il ne s'agit pas seulement de protéger les stagiaires, mais aussi d'éviter que les stages soient utilisés par les entreprises en substitution à la création d'emplois permanents. Dans certains secteurs comme l'audit, la finance ou le droit, la tentation est grande de recruter des stagiaires en fin d'études pour effectuer des tâches habituellement dévolues à des personnels d'encadrement à qualification élevée et à salaire confortable. De manière un peu solennelle, la proposition rappelle que "les stages ne peuvent avoir pour objet l'exécution d'une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent de l'entreprise (...)" ou de l'administration, ou "de tout autre organisme d'accueil". Certes, se pose de nouveau la question du respect de cette disposition, mais on peut penser que les syndicats ne manqueront pas de dénoncer les manquements à cette règle.

Pour assurer l'effectivité de ce principe, la proposition de loi reprend la limitation à six mois de la durée des stages, qui existait d'ailleurs déjà dans la loi du 22 juillet 2013 mais qui était assortie de nombreuses dérogations. Ces dérogations devraient, selon le législateur, disparaître dans un délai de deux ans.

Dans le même but, le nombre de stagiaires ne devrait pas dépasser 10 % de l'effectif global de l'entreprise ou de l'institution d'accueil. Reste que cette restriction donnera sans doute lieu à un robuste débat, et il est possible que les PME réussissent à obtenir un plafond plus élevé. Quoi qu'il en soit, il est bien difficile de déterminer l'impact de cette règle nouvelle. Permettra-t-elle d'accroître les offres d'emploi ? On peut en douter, si l'on considère que le Medef est vent debout contre le texte et qu'il n'est certainement pas décidé à travailler au succès du dispositif.

La violence de la réaction de M. Gattaz apparaît pourtant un peu surprenante. Il faut le reconnaître en effet, la proposition de loi prend en considération l'intérêt de l'entreprise. C'est ainsi qu'il se refuse à prévoir une gratification du stagiaire dès le premier mois de travail, et quelle que soit la durée du stage. Cette gratification "dès le premier mois", n'est due que si le stage est égal ou supérieur à trois mois. Autrement dit, il suffit à l'entreprise de limiter l'offre de stages à deux mois pour continuer joyeusement l'exploitation des jeunes diplômés. Quant au montant de la gratification due à partir du troisième mois, il n'est pas augmenté, sans doute pour les mêmes motifs. Le stagiaire demeure donc un employé sous payé, alors même qu'il est le plus souvent en fin d'études, c'est à dire doté de compétences utiles à l'entreprise ou au service qui l'emploie, et à la richesse de laquelle il contribue largement.

La proposition améliore un peu la situation des stagiaires, par une politique de petits pas destinée à lutter contre les abus les plus criants. Il ne s'agit pas d'établir un réel "statut" du stagiaire, ni de lui accorder un droit de ne pas être exploité. L'objet est surtout de rechercher un équilibre entre les intérêts des jeunes étudiants et ceux d'entreprises qui sont prêtes à tarir l'offre de stages si le texte ne leur convient pas.

mardi 18 février 2014

L'expertise psychiatrique devant la Cour européenne des droits de l'homme

Dans sa décision Ruiz Rivera c. Suisse du 18 février 2014, la Cour européenne s'interroge sur la place de l'expertise psychiatrique dans la décision de libérer, ou non, une personne qui a été déclarée pénalement irresponsable après un crime particulièrement grave. 

En avril 1995, le requérant, de nationalité péruvienne mais résidant à Zürich, a frappé son épouse de quarante-neuf coups de couteau. Il lui a ensuite tranché la tête, qu'il a jetée par la fenêtre de l'appartement. L'enquête qui a suivi a montré que M. Ruiz Rivera était sous l'emprise de l'alcool et de la cocaïne au moment de son acte. En octobre 1995, le Dr. R., expert psychiatre, rend un rapport constatant que "le requérant souffrait depuis plusieurs années d'une schizophrénie paranoïde chronique". Au regard du danger qu'il représente pour la sécurité publique, le médecin recommande son internement dans un lieu fermé. En mai 1996, les juges de Zürich le déclarent irresponsable et il est interné au pénitencier de Pöchwies où, inconscient de sa maladie, il refuse tout traitement. Par la suite, le diagnostic de schizophrénie établi en 1995 est confirmé en 2001 et en 2004. Sur cette base, sont rejetées les multiples demandes de mise en liberté formulées chaque années de 2001 à 2004 par M. Ruiz Rivera. 

Le recours porte exclusivement sur le refus de mise en liberté de l'année 2004. Celui-ci en effet ne s'est appuyé sur aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, et les tribunaux suisses ont alors refusé de tenir une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.

L'internement en milieu carcéral


Observons d'emblée que le système suisse admet l'enfermement d'une personne pénalement irresponsable dans un milieu carcéral. Il n'existe manifestement pas d'équivalent aux Unités pour malades difficiles, qui existent en France depuis 1910, et qui sont des services hospitaliers fermés destinés à traiter les patients dangereux pour eux mêmes et pour les tiers. Dans son rapport adressé au Conseil fédéral suisse, et publié en novembre 2008, le Comité européen pour la prévention de la torture relevait d'ailleurs que l'état de santé de certains détenus nécessitait leur admission en milieu hospitalier, les établissements pénitentiaires n'étant pas "appropriés" à ces pathologies lourdes.

Etrangement, le requérant a omis de se plaindre devant les juges suisses du lieu de sa détention. La Cour européenne ne peut donc que constater l'irrecevabilité de ce moyen, puisque M. Ruiz Rivera n'a pas épuisé les voies de recours internes. Il perd ainsi la possibilité de se prévaloir de la jurisprudence Ashingdane c. Royaume Uni du 28 mai 1985 et O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, qui énonce que la détention d'une personne atteinte d'une pathologie psychatrique doit se dérouler en milieu hospitalier. 

Poterie symbolisant un sacrifice humain. Pérou. Civilisation Mochica

Le caractère "récent" de l'expertise


Le requérant invoque l'article 5 § 4 de la Convention, estimant que son droit d'introduire un recours devant un tribunal a été violé par les autorités judiciaires suisses. 

Son premier grief réside dans le refus des autorités suisse d'octroyer une nouvelle expertise psychiatrique avant de rejeter sa demande de mise en liberté. Sur ce point, la Cour rappelle qu'un individu ne peut être interné pour des motifs psychiatriques que si trois conditions sont réunies. D'une part, la pathologie doit avoir été établie de manière probante. D'autre part, elle doit avoir une gravité de nature à légitimer l'internement. Enfin, ce dernier ne peut se prolonger sans la persistance de ces troubles (par exemple : CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas). 

Si la Cour laisse aux Etats membres une assez grande latitude pour l'organiser, l'expertise psychiatrique demeure cependant la condition sine qua non de la conformité de l'internement à l'article 5 § 4 de la Convention. En l'absence d'une telle expertise, l'enfermement devient purement arbitraire (CEDH, 19 juin 2012 Cristian Teodorescu c. Roumanie). Surtout, la Cour précise, depuis un arrêt Herz c. Allemagne du 12 juin 2003, que cette expertise doit être "récente". 

La formule est bien imprécise, et on peut se demander si une expertise "récente" date de quelques jours, quelques mois, ou quelques années. La Cour a, sur ce point, élaboré une jurisprudence au cas par cas, dont la lisibilité n'est pas toujours très évidente. Dans l'affaire Magalhaes Pereira c. Portugal du 26 février 2002, elle estime qu'une expertise effectuée un an et demi avant la décision est trop ancienne pour justifier une mesure privative de liberté. Dans l'affaire Ruiz Pereira, il s'est écoulé plus de trois années entre la dernière expertise et le refus de mise en liberté opposé au requérant en 2004. La Cour aurait donc pu considérer cette durée comme excessive et sanctionner la violation de l'article 5 § 4 sur ce seul fondement.

La neutralité de l'expertise


Elle ne l'a pas fait, peut être parce que, dans un arrêt récent de janvier 2013 Dörr c. Allemagne, elle avait accepté une décision de maintenir une personne en rétention de sûreté, alors que la dernière expertise la concernant datait de six ans. Dans ce cas cependant, la persistance de la pathologie était attestée par les médecins qui suivaient le requérant, ce dernier acceptant de se soigner.

Dans l'affaire Ruiz Pereira, le requérant refuse précisément de suivre le traitement, et la Cour déduit des éléments du dossier que cette situation est due "à la rupture du lien de confiance avec le personnel de l'établissement". A l'argument tiré de l'ancienneté de l'expertise, s'ajoute donc celui de son absence de neutralité. Dans une situation de blocage entre les médecins et le patient, les autorités suisses auraient dû solliciter l'expertise d'un expert dont l'indépendance ne pouvait être contestée. Pour la Cour, le refus d'ordonner une telle évaluation est donc constitutif d'une violation de l'article 5 § 4. 

Le droit au recours effectif


La violation du droit au recours effectif est la conséquence de l'absence d'expertise récente et neutre. En effet, la Cour note que le tribunal administratif a refusé la tenue d'une audience, précisément au motif que l'expertise de 2001 était suffisamment détaillée et que ses conclusions avaient été confirmées par le rapport de thérapie de 2004. Dès lors, le tribunal ne disposait pas d'une expertise suffisante pour prendre une décision éclairée, et il aurait dû organiser une audience contradictoire.

Que le lecteur  inquiet du sort du malheureux requérant soit pleinement rassuré. Monsieur Ruiz Pereira a finalement été libéré. Depuis le 1er janvier 2007, la Suisse, anticipant sans doute sur l'issue de ce recours, a modifié son code pénal et exige désormais une "expertise indépendante" à l'appui de toute décision dans ce domaine, étant précisé que "les représentants des milieux de la psychiatrie ne doivent ni avoir traité l'auteur ni s'être occupés de lui d'une quelconque manière" (art. 62 d du code pénal suisse). 

Fort de cette évolution, le requérant a pu, en avril 2008, bénéficier d'un nouvel examen de sa situation, par un psychiatre indépendant qui a considéré qu'il avait agi sous l'empire d'un "état de nécessité psychotique", sans que l'on puisse "identifier les caractéristiques d'une maladie à caractère schizophrénique". De son côté, l'office des migrations du canton de Zürich a estimé qu'il était urgent d'expulser le requérant vers le Pérou. Le 21 juillet 2009, la justice suisse a donc constaté que M. Ruiz Pereira "donnait l'impression de faire preuve d'une plus grande maîtrise de soi" et qu'elle pouvait donc "endosser la responsabilité de libérer le requérant". Responsabilité suisse toute relative, puisque dès sa sortie du centre pénitentiaire, M. Ruiz Pereira était embarqué à bord d'un avion à destination de Cusco, où il réside aujourd'hui. En compagnie de son épouse, car il s'est remarié en prison.

vendredi 14 février 2014

Affaire Vincent L. : le Ciel peut attendre

L'ordonnance rendue le 14 février 2014 par le Conseil d'Etat sur l'affaire Vincent L. ilustre, à sa manière, les difficultés liées à la mise en oeuvre de la loi Léonetti du 22 avril 2005. Le Conseil d'Etat, conformément aux conclusions du rapporteur public Rémi Keller, rend en effet une décision d'attente. Il ordonne de nouvelles mesures d'information, en l'occurrence des avis donnés par un collège de trois médecins "spécialistes de neurosciences", par l'Académie de médecine, le Comité consultatif national d'éthique, le Conseil de l'ordre des médecins, ainsi que celui de M. Jean Léonetti.

On avait pourtant l'impression que tout avait été dit sur le cas du malheureux Vincent L., tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis cinq ans. Il ne reçoit aucun traitement médical particulier, car les médecins n'ont pas d'espoir qu'il puisse retrouver conscience et autonomie, même partielle. Il est donc nourri et hydraté artificiellement, et c'est précisément l'interruption de cette alimentation que demande une partie de sa famille. Une partie seulement, sa femme et son frère, car ses parents veulent que Vincent soit maintenu en vie, cette position étant dictée par leurs convictions religieuses et un espoir de guérison auquel ils refusent de renoncer. Ce conflit familial est à l'origine de l'"affaire" Vincent L., car d'autres cas, tout aussi douloureux, ont été résolus par accord entre les médecins et les familles, sans aller devant le Conseil d'Etat et sans faire la "Une" des journaux.

L'ordonnance du 14 février 2014 est la quatrième décisions de justice portant sur la situation de Vincent L. Le 11 mai 2013, le tribunal administratif de Châlons en Champagne avait suspendu une première décision d'interrompre l'alimentation du patient pour des motifs de procédure, ses parents, éloignés géographiquement, n'ayant pas été consultés. Le 16 janvier 2014, ce même tribunal avait ordonné une nouvelle suspension, cette fois en se fondant sur des considérations médicales, et en estimant que Vincent L. recevait effectivement un traitement destiné à le maintenir en vie, et donc à garantir son droit à la vie, au sens de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. C'est cette décision qui a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat. Le juge unique, compétent en référé, a décidé le 6 février de renvoyer l'affaire en formation collégiale, et c'est donc finalement l'assemblée du contentieux qui se prononce aujourd'hui, ou plutôt qui ne se prononce pas.

La lecture de la décision donne en effet l'impression que la Haute Juridiction choisit de ne pas se prononcer sur le cas de Vincent L., adoptant la procrastination comme principe jurisprudentiel. Le sens de la décision est renvoyé aux experts médicaux, qui d'ailleurs s'étaient déjà prononcés. Et lorsque le Conseil d'Etat se prononcera enfin, dans un délai de deux mois qu'il s'est lui même fixé dans la décision du 14 février, sa décision apparaîtra comme étant le produit d'une expertise médicale qui lui échappe.

Serge Poliakoff. Composition en bleu. Circa 1960

La procrastination, comme principe jurisprudentiel


Le conflit juridique réside dans l'interprétation de l'art. L 1110-5 al. 2 csp., celui qui prévoit ce qu'il est convenu d'appeler l'euthanasie passive" : "Les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris".

Le Conseil d'Etat reprend le raisonnement du tribunal administratif de Châlons rendue le 16 janvier 2014. Il estime en effet que l'alimentation et l'hydratation artificielles de Vincent L. s'analysent comme un "traitement" au sens de loi du 22 avril 2005. Pour apprécier son éventuelle interruption, le juge doit donc exercer un contrôle sur la conciliation entre le droit à la vie consacré par la Convention européenne des droits de l'homme et celui de ne pas subir un traitement traduisant une "obstination déraisonnable", droit garanti par la loi Léonetti. Pour exercer ce contrôle, le Conseil d'Etat donc un supplément d'information sur la situation médicale du patient.

Sans doute, si ce n'est que les expertises médicales ont déjà été fort nombreuses. La première décision d'interruption du traitement a été suspendue pour un vice de procédure, mais pas pour défaut d'expertise médicale. Quant à la seconde, celle du 16 janvier 2014, elle repose sur un débat d'experts, le tribunal administratif prenant résolument le contrepied des médecins. Sur ce point, la décision du Conseil d'Etat constitue un désaveu réel du tribunal administratif. Alors que ce dernier donnait son appréciation du dossier médical de Vincent L., le Conseil d'Etat, quant à lui, l'estime insuffisant et demande qu'il soit complété.

A la recherche de la norme applicable

 
La décision du Conseil d'Etat peut d'ailleurs sembler surprenante. Elle donne l'impression qu'il ne s'agit pas d'appliquer la loi, mais bien davantage de créer la norme applicable. Le juge ne se réfère pas aux avis déjà rendus par le Comité d'éthique ou l'Ordre des médecins, et pas davantage aux travaux préparatoires de la loi Léonetti. Il part du problème posé par l'affaire Vincent L. pour rechercher une norme applicable, alors que logiquement il devrait étudier la loi Léonetti pour apprécier si elle s'applique au cas de Vincent L. 
 
Le raisonnement est, en quelque sorte, inversé. Cette situation conduit à un résultat étrange. Ne voit-on pas le Conseil d'Etat demander son avis à Jean Léonetti ?  Il est évidemment l'auteur de la proposition de loi, mais cela ne fait pas de lui une autorité compétente pour en donner une interprétation authentique. Imagine-t-on que l'auteur d'un projet ou d'une proposition de loi puisse être appelé devant les tribunaux pour dire comment il convient de l'appliquer ? A t il réellement des connaissances pour donner une opinion éclairée, alors que le texte a donné lieu à une pratique et à une jurisprudence durant neuf années ? Un parlementaire en activité, un politique donc, peut-il intervenir dans une procédure contentieuse ? On admettra que la procédure est inédite, et révèle une conception fort souple de la séparation des pouvoirs. On comprend mieux aussi que, comme pour l'affaire Dieudonné, le vice-président du Conseil d'Etat ait éprouvé le besoin, quelque peu inédit, d'expliquer cette décision dans les médias.
 
La décision du Conseil d'Etat semble ainsi mettre en oeuvre un processus normatif, pour ne pas dire législatif. Il s'agit de créer la règle applicable, et non pas d'appliquer la loi. En l'espèce, la norme applicable doit surtout être recherchée ailleurs, dans les opinions des uns et les expertises des autres. Et la décision qui devra bien être rendue dans deux mois sera ainsi le résultat d'un consensus mou, et non pas la décision claire d'un juge qui doit aussi quelquefois savoir faire des choix difficiles.


jeudi 13 février 2014

L'oubli des erreurs de jeunesse sur internet : Vers une "loi gomme" ?

Le député socialiste du Finistère Gwenegan Bui interroge le ministre de l'économie numérique, Fleur Pélerin, sur l'éventuelle mise en oeuvre en France d'un "droit à l'effacement des empreintes numériques personnelles sur internet pour les mineurs". La question écrite, publiée au Journal officiel du 11 février 2014, témoigne d'une préoccupation réelle, puisque Dominique Baert, député du Nord, avait déjà interrogé le ministre de la justice sur cette même question, le 27 novembre 2012.

Le droit à l'oubli des mineurs


La question écrite de Gwenegan Bui est parfaitement claire sur l'objet de ce droit à l'oubli. Il s'agit en effet d'effacer les "erreurs de jeunesse sur internet", erreurs qui peuvent "être lourdes de conséquences", en particulier pour l'avenir professionnel de ces jeunes. Imaginons, et l'exemple est choisi au hasard, un adolescent qui met sa photo en maillot de bain sur "Les Copains d'Avant" et qui, une dizaine d'années plus tard, obtient un poste prestigieux dans la diplomatie. On peut penser que sa préoccupation sera alors d'obtenir l'effacement d'un cliché devenu embarrassant. 

La finalité du droit à l'oubli nous éclaire sur son éventuel titulaire. Dès lors qu'il s'agit de faire disparaître des erreurs de jeunesse, le titulaire du droit n'est pas seulement le mineur  mais toute personne qui souhaite la disparition de données mises en ligne lorsqu'elle était mineure. Autrement, un tel droit pourrait être invoqué par des majeurs désireux d'effacer les stigmates d'une utilisation un peu dissipée des réseaux sociaux au temps de leur jeunesse folle.

La "Loi Gomme" californienne


A l'appui de sa question écrite, le député Bui invoque la "Loi gomme" ("Erase Law") californienne qui entrera en vigueur le 1er janvier 2015. La Senate Bill 568 a un contenu plus large que le seul droit à l'oubli, puisqu'elle interdit aux propriétaires et gestionnaires de sites internet de développer des campagnes publicitaires visant spécifiquement des mineurs, dans le but de promouvoir des boissons alcooliques, du tabac, des armes ou des munitions. Sur ce point évidemment, la loi californienne ne constitue pas un modèle pour le droit français, car les publicités pour l'alcool et le tabac sont déjà réglementées, et fort heureusement l'achat des armes est interdit aux mineurs. 

En revanche, la "Loi gomme" offre au mineur la possibilité de demander la suppression d'un contenu qu'il a lui même déposé sur un site. Elle impose même aux sites d'informer les intéressés de cette possibilité. C'est évidemment cet aspect qui intéresse directement les parlementaires français, qui y voient une des premières consécrations de ce nouveau droit à l'oubli.

Sans doute, mais cet enthousiasme pour le droit californien, sans être franchement douché, doit tout de même être nuancé. D'une part, la loi prévoit que les titulaires du droit à l'oubli sont les mineurs eux-mêmes, et pas les mineurs... devenus majeurs. Les intéressés ont donc intérêt à acquérir rapidement la maturité requise pour prendre conscience de leurs erreurs. 

Surtout, la "Loi gomme" ne vise que les données déposées sur internet par le mineur lui-même, et non pas par des tiers. Autrement dit, les photos déposées par ses amis ou ses parents ne sont pas concernées, ce qui réduit considérablement l'étendue de la protection de sa vie privée. C'est d'autant plus vrai lorsque les données sont déposées par des parents qui sont généralement majeurs et ne peuvent donc s'appuyer sur un droit à l'oubli identique pour demander l'effacement des données.

Précisément, la notion d'"effacement" des données pose problème. La loi californienne énonce ainsi que les mineurs ont le droit "to request and obtain removal" des données personnelles déposées sur un site. Comment traduire ce "Removal" ? A priori, il s'agit d'obtenir le "retrait" de ces données, mais pas nécessairement leur disparition définitive du site. Autrement dit, les informations ne seront plus visibles par les tiers, mais rien ne garantit qu'elles seront inaccessibles aux services spécialisés, par exemple la NSA. Elles pourraient également demeurer dans des archives, éventuellement accessibles à des employeurs, ou à des entreprises désireuses d'établir des profils de consommation.

L'exemple californien n'est donc pas si exemplaire que cela, et la "loi gomme" vise surtout à limiter les dégâts pour la vie privée des jeunes, sans toutefois offrir aux intéressés la maîtrise complète des données les concernant. 

Men in Black 3. Barry Sonnenfeld. 2012. Tommy Lee Jones, Will Smith

Le droit de l'Union européenne


Au lieu de regarder outre-Atlantique, le député Bui devrait peut-être regarder le droit plus proche de nous. Pourquoi pas le droit français ? La loi du 6 janvier 1978 énonce ainsi, dans son article 38, que "toute personne physique a le droit de s'opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données la concernant fassent l'objet d'un traitement". Rien n'interdit aux mineurs d'invoquer cette disposition, et donc d'obtenir l'effacement des informations et données les concernant. Encore faut-il, évidemment, qu'ils soient informés de son existence.

Mais le droit de l'Union européenne présente aussi des perspectives intéressantes dans ce domaine. Dans sa réponse à la question posée par le député Dominique Baert en 2012, Christiane Taubira affirmait que "la France participe activement aux discussions relatives au projet de règlement général sur la protection des données, présenté par la Commission européenne le 25 janvier 2012". Ce texte, dans son article 17, consacre un "droit à l'oubli numérique", dont toute personne est titulaire, y compris les enfants. Si l'on en croit ce que la CNIL affiche sur son site, le règlement devrait entrer un vigueur durant l'année 2014. 

Mineur à protéger ou adulte en devenir


Le droit à l'oubli n'est donc pas inconnu du droit français comme de celui de l'Union européenne. Il repose cependant sur l'idée d'égalité devant la loi et les enfants ne sont pas traités de manière spécifique, si ce n'est lorsque la règlement européen affirme que leurs parents sont compétents pour autoriser, le cas échéant, la collecte, la conservation et la diffusion de données personnelles les concernant. Au regard du droit à l'oubli, ils peuvent obtenir l'effacement des données personnelles les concernant, à la condition toutefois d'obtenir l'assistance de leurs parents. 

De son côté, la loi californienne présente l'intérêt d'insister sur la situation particulière des enfants et adolescents. Et il est vrai que ces derniers ont souvent tendance à étaler leurs données personnelles, et notamment leur image, sur les réseaux sociaux. Le législateur se propose alors de protéger les mineurs contre eux-mêmes, en leur offrant la possibilité d'un repentir.

Le choix du "modèle" californien conduirait à adopter un dispositif législatif spécifique destiné à offrir une meilleure protection à une catégorie d'usagers d'internet particulièrement vulnérable car inconsciente des dangers que représente la collecte des données relatives à la vie privée. Ce peut être une solution, mais seulement dans l'hypothèse où le droit issu de la loi de 1978 et du droit de l'Union n'offrirait pas de protection suffisante aux mineurs. Or, il n'est pas impossible d'élargir à ces derniers le droit à l'oubli figurant dans le projet de règlement européen, ou, le cas échéant, de modifier en ce sens la loi du 6 janvier 1978. En tout état cause, et quel que soit la solution finalement choisie, ces dispositifs ne sauraient prospérer que s'ils s'accompagnent d'une sensibilisation réelle des mineurs aux dangers que représente internet pour la vie privée de l'adulte qu'ils seront bientôt.

dimanche 9 février 2014

Télécharger, c'est tromper ?

La décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 5 février 2014 suscite beaucoup de réactions d'étonnement, voire d'irritation, sur internet. Un blogueur n'est-il pas condamné à une amende de 3 000 € pour avoir téléchargé et communiqué des données parfaitement accessibles et d'ailleurs indexées sur Google ? Certes, le simple rappel des faits montre que l'intéressé a d'abord bénéficié d'une faille de sécurité, qui permettait d'accéder à des espaces conçus comme confidentiels. La lecture de la décision montre cependant que la situation juridique du blogueur n'est pas aussi simple que la présentation quelque peu caricaturale qui a en été faite sur internet.

Une faille de sécurité


En l'espèce, le blogueur Bluetouff était parvenu, grâce au moteur de recherche, sur le serveur extranet de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), serveur utilisé par les chercheurs de l'Agence pour stocker et échanger leurs documents. Il y avait trouvé et téléchargé  huit mille documents, par l'intermédiaire d'un réseau privé virtuel (VPN) vers une adresse IP située au Panama, ce qui explique que l'opération soit passée inaperçue. Certaines de ces données ont cependant été utilisées par un autre blogueur, proche de Bluetouff. C'est ainsi que dans un article publié sur le net et consacré à la dangerosité des nano-matériaux, l'Anses a  découvert un beau jour une présentation PowerPoint faite par l'un de ses employés. 

Ce second blogueur n'a pas été poursuivi, car il ignorait que les documents qui lui avaient transmis par Bluetouff n'étaient pas publics. Dès qu'il en a été informé, il a  retiré de son site les données litigieuses. Dans le cas de Bluetouff, le juge aurait pu rendre une décision identique, car l'intéressé s'est rendu de bonne foi sur la page indiquée par Google, sans savoir qu'il accédait à un espace privé. Il a en quelque sorte bénéficié d'une faille de sécurité du système. Le TGI de Créteil avait d'ailleurs relaxé l'intéressé dans un jugement du 23 avril 2013, et l'Anses n'avait pas fait appel, consciente qu'elle était en partie responsable de la fuite. C'est donc le seul recours du parquet que Bluetouff qui a suscité la présente décision de la Cour d'appel. 

Les trois infractions


Le responsable de Bluetouff est poursuivi pour trois infractions. La première est prévue par l'article 323-1 c. pén. et réside dans l'accès frauduleux à un système informatique, la seconde, prévue par le même article, est le maintien dans ce système, une fois que l'on a appris qu'il était de nature privée. Dans les deux cas, la peine encourue est de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Enfin, la troisième infraction est constituée par le téléchargement et la conservation de données extraites d'un site privé. Celle-ci est tout simplement réprimée par l'article 311-1 du code pénal, celui là même qui définit le vol comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui". 

La Cour d'appel distingue entre les trois infractions. Elle confirme la relaxe dans le cas de la première infraction, celle relative à l'accès frauduleux. Le blogueur a en effet bénéficié d'une défaillance technique dont il n'est pas responsable. Et c'est évidemment cette faille de sécurité qui est à l'origine de l'indexation des données sur les moteurs de recherches. 

En revanche, elle considère comme constituées les deux infractions suivantes, la seconde conditionnant la troisième. En effet, Bluetouff a reconnu, durant ses trente heures de garde à vue, qu'il a largement circulé dans le site, et qu'il a parfaitement vu qu'il était demandé un identifiant et un mot de passe sur la page d'accueil. Il a donc rapidement su qu'il était sur un espace privé, et il s'est donc frauduleusement "maintenu dans le système", au sens de l'article 323-1 du code pénal. Au moment du téléchargement, il ne pouvait donc ignorer le caractère privé des informations qu'il s'appropriait frauduleusement, à l'insu de leur propriétaire.

Bluetouff est il un "Whisleblower" ?


P. Gelück. Le Chat 1999,9999.
Certes, le blogueur n'est finalement condamné qu'à une amende de 3 000 €, peine relativement modeste si on la compare avec les 30 000 € mentionnés dans l'article 323-1 du code pénal. Elle permet cependant au juge pénal de faire oeuvre pédagogique, en insistant sur l'élément moral de l'infraction. C'est parce qu'il ignorait qu'il avait pénétré sur un "extranet", c'est à dire la partie privative d'un site qu'il est relaxé du délai d'accès frauduleux. En revanche, une fois qu'il avait circulé dans l'arborescence et vu les demandes d'identifiant et de mot de passe, il ne pouvait plus l'ignorer, comme il ne pouvait plus ignorer que les données qu'il s'appropriait ne lui étaient pas destinées. 

Reste évidemment à s'interroger sur l'usage que l'internaute a fait de ces données. Il n'en a tiré aucun bénéfice et s'est borné à les transmettre à un auteur qui travaillait sur les dangers des nanomatériaux. Sur ce point, on ne peut que déplorer une vision extrêmement simplificatrice de la "blogosphère". Bon nombre de commentateurs très présents sur les réseaux sociaux ont feint de croire que la décision ouvrait la porte à une jurisprudence nouvelle. Tout internaute téléchargeant des données indexées par Google serait donc menacé de poursuites pénales, interprétation pour le moins caricaturale de la décision. Sur ce plan, les commentateurs ont perdu une occasion de se placer sur un autre plan, celui de la protection des "Whistleblowers". A sa manière, Bluetouff est un lanceur d'alerte, et les données téléchargées méritaient peut être d'entrer dans le débat public. Mais c'est une autre question, hélas.