« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 janvier 2014

Projet de loi sur la géolocalisation : libertés et vie privée

Le projet de loi sur la géolocalisation, adopté au conseil des ministres du 23 décembre 2013, a été déposé devant le Sénat qui devrait le voter  dans le courant du mois de janvier. Pour une fois, le gouvernement a décidé de recourir à la procédure accélérée prévue par l'article 45 de la Constitution, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture, c'est à dire un seul vote, dans chaque assemblée.

Procédure accélérée


L'intitulé de ce projet de loi est un peu trompeur, et il convient de préciser que son objet unique est l'utilisation de la géolocalisation lors de l'enquête pénale. A titre d'exemple, c'est elle qui permet de s'adresser à un opérateur téléphonique pour connaître les relais déclenchés par le téléphone d'un suspect, ou à une banque pour savoir dans quel distributeur de billets la carte bancaire d'une victime a été utilisée. Autant dire que l'enquête pénale moderne ne peut plus se passer de géolocalisation.

Les deux décisions d'octobre 2013


Dans ce domaine, la procédure accélérée se justifie pleinement tant l'intervention du législateur peut sembler urgente. Pour le moment en effet, le recours à la géolocalisation demeure possible au stade de l'instruction, mais est devenu totalement impossible à celui de l'enquête préliminaire ou de l'enquête de flagrance. Les opérations en cours ont même dû être interrompues pour défaut de fondement juridique. Dans deux arrêts du 22 octobre 2013, l'un relatif à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste et l'autre à un trafic de stupéfiants, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a annulé les procédures. Invoquant l'article 8 de la Convention européenne, elle a considéré que la géolocalisation impliquait une ingérence dans la vie privée et qu'à ce titre, son utilisation dans l'enquête préliminaire devait être autorisée par un juge indépendant. 

Sur ce plan, la Cour de cassation ne faisait que reprendre la jurisprudence de la Cour européenne Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010. Dans cet arrêt, la Cour estime que la pose d'une "puce" sur le véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où elle est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. 

L'utilisation de la géolocalisation n'est donc pas, en soi, illicite, à la condition cependant qu'elle trouve son fondement dans la loi et qu'elle soit autorisée par un juge indépendant. Le projet de loi vise ainsi à remplir ces conditions posées par cette double jurisprudence de la Cour européenne et de la Cour de cassation. 

Un cadre juridique


L'exigence de l'intervention législative n'a rien de nouveau, et personne n'a oublié que c'est déjà la Cour européenne qui avait, par ses arrêts Kruslin et Huvig de 1990, imposé le vote de la loi de 1991 portant sur les écoutes téléphoniques, qu'elles soient judiciaires ou administratives. Sur ce point, le projet de loi Taubira présente l'avantage d'imposer un cadre juridique à l'utilisation de la géolocalisation. Elle ne sera possible que pour les enquêtes portant sur des crimes ou des délits passibles d'au moins trois années d'emprisonnement. Le plafond monte même à cinq années d'emprisonnement lorsqu'il s'agit d'introduire un dispositif de géolocalisation dans le domicile d'une personne. Le projet refuse ainsi la banalisation de la géolocalisation, qu'il réserve aux enquêtes sur les infractions les plus graves, les seules qui répondent à l'exigence du "besoin social impérieux", posée par la Cour européenne.

Pour imposer le respect de ces conditions, il convient évidemment, et c'est la seconde contrainte imposée par les juges, de mettre en place une procédure d'autorisation d'utilisation de ces techniques de géolocalisation, placée sous le contrôle d'un magistrat indépendant. Le problème ne pose pas au stade de l'instruction, car l'indépendance du juge d'instruction n'est pas contestée et il lui appartient de prendre "tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité" (art. 81 cpp). Le projet de loi prévoit ainsi que la géolocalisation pourra être utilisée par un juge d'instruction, pour une durée de quatre mois renouvelable.

Au stade de l'enquête préalable en revanche, le projet de loi remet en cause le rôle du procureur de la République qui, aux termes de l'article 41 al. 1 cpp, "procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions pénales". Or, depuis les arrêts Medvedyev du 29 mars 2010 et Moulin du 23 novembre 2010 rendus par la Cour européenne, les membres du parquet ne sont pas considérés comme des magistrats indépendants, dès lors qu'ils sont hiérarchiquement soumis à l'Exécutif.


Exemple de Géolocalisation primitive. Morris. Lucky Luke.

Le juge des libertés et de la détention, encore lui


Le projet de loi en tire les conséquences et prévoit que l'autorisation du procureur d'utiliser la géolocalisation durant l'enquête de flagrance ou l'enquête préalable ne pourra dépasser quinze jours. Au delà, une prolongation pourra être demandée au juge des libertés et de la détention (JLD) pour une durée d'un mois, éventuellement renouvelable. Le juge du siège intervient donc à l'issue d'un délai de quinze jours.

Observons cependant que le projet de loi tient compte des difficultés matérielles de certaines enquêtes, et notamment de l'urgence qui peut les caractériser. Il prévoit que l'autorisation du JLD peut être verbale, en cas d'urgence, à la condition toutefois d'être confirmée par écrit dans un délai de quarante-huit heures. De la même manière, il n'est pas nécessaire de demander une autorisation pour engager une procédure de géolocalisation visant la victime d'une infraction, par exemple lorsqu'il s'agit de retrouver une personne disparue grâce à son téléphone portable.

Le projet de loi permet de mettre fin à une situation catastrophique qui interdisait toute géolocalisation en matière d'enquête préliminaire ou de flagrance. La solution n'est cependant guère satisfaisante, car l'intervention du JLD conduit à un éclatement de ses compétences. Conçu à l'origine pour juger du placement en détention provisoire d'une personne ou de sa mise en liberté, il se voit aujourd'hui confier toutes les compétences qui étaient celles du procureur. Il autorise certaines perquisitions, la prolongation des gardes à vue, le maintien des étrangers en situation irrégulière en zone d'attente, l'admission en soins psychiatriques sans le consentement de l'intéressé etc.. Sorte de bonne à tout faire des libertés, il est sollicité dans tous les domaines que les membres du parquet doivent abandonner, sous l'influence de la Cour européenne. 

Ne serait-il pas plus utile d'engager enfin une réforme du parquet pour donner à ses magistrats l'indépendance exigée par la Cour européenne ? Sans doute, mais il se trouve que l'opposition refuse toute modification du Conseil supérieur de la magistrature et que le gouvernement ne dispose pas d'une majorité suffisante pour imposer une révision constitutionnelle. En attendant mieux, on fait appel au Juge des libertés et on vote des lois qui ont pour fonction de repousser le problème à une date ultérieure.

vendredi 3 janvier 2014

Querelle de clocher à Boissettes

Il y a encore quelques années, le principe de laïcité était considéré comme le ciment du consensus républicain. A cette époque que l'on pourrait qualifier de bénie, les contentieux se limitaient aux recours comme d'abus en Alsace-Moselle, au partage des compétences entre monsieur le curé et monsieur le maire pour l'entretien de l'église paroissiale, et aux sonneries de cloches. La décision rendue par la Cour administrative d'appel de Paris du 5 novembre 2013, publiée à la fin décembre, renoue en quelque sorte avec ce passé.

Dans le joli village de Boissettes (Seine et Marne), Mme C. et M. B. ont acquis en 2004 une maison située face à l'église. Hélas, les nouveaux propriétaires ont eu leur sommeil troublé par les cloches qui sonnaient  à chaque heure deux fois de suite et toutes les demi-heures, de jour comme de nuit. Par une lettre de mai 2006, ils ont demandé au maire de prendre un arrêté supprimant toute sonnerie civile, ce qu'il a refusé dans une décision expresse de juillet 2006 qui a été déférée au tribunal administratif de Melun. 

Par la suite, Mme C. et M. B., dans une volonté d'apaisement, ont fait savoir qu'ils se contenteraient d'une interruption nocturne des sonneries. Après avoir refusé, le maire  s'est ravisé et a pris un arrêté le 9 juin 2010 limitant les sonneries à la période entre six et vingt-trois heures. Cette preuve de bonne volonté était cependant bien tardive, car quelques jours plus tard, le 1er juillet 2010, le tribunal administratif de Melun a purement et simplement annulé son refus de supprimer les sonneries civiles, de jour comme de nuit. C'est cette décision que la Cour administrative d'appel (CAA) vient de confirmer.

Les sonneries civiles

Observons que les sonneries litigieuses sont des sonneries civiles, et non pas religieuses. Car la loi du 9 décembre 1905 établit en ce domaine une distinction très nette. D'un côté, les sonneries religieuses, par exemple pour appeler les fidèles à l'office, annoncer un mariage ou un enterrement. De l'autre, les sonneries civiles décidées par le maire, "dans les cas d'un péril imminent qui exigent un prompt secours", formule employée dans l'article 51 du décret du 16 mars 1906. Ce même texte étend néanmoins le champ de ces "sonneries civiles" lorsque l'édifice cultuel appartient à la collectivité publique ou est attribué à l'association cultuelle. Elles peuvent alors intervenir lorsque leur emploi est "autorisé par des usages locaux". L'article 52 du même décret affirme enfin que le maire détient une clé du clocher, mais qu'il ne peut en faire usage que "pour les sonneries civiles et l'entretien de l'horloge publique". 

Dans la commune de Boissettes, les sonneries intempestives sont donc de nature civile. Sur ce point, la décision de la CAA n'a donc rien d'anti-religieux, et les appels aux offices ou cérémonies  ne sont nullement menacés. 

Pierre Dumont 1884-1936. L'église de Vétheuil
Collection particulière


Les usages locaux

Le maire de Boissettes ne peut évidemment pas s'appuyer sur l'existence d'un péril imminent pour justifier les sonneries intervenant toutes les demi-heures. Il ne lui reste donc que la référence aux "usages locaux", formule qui semble offrir une certaine marge d'interprétation.

Ce n'est pourtant qu'une apparence, car un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 8 juillet 1910 précise que ces "usages locaux" sont ceux qui recouvrent "la pratique suivie à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905" dans la commune concernée. Depuis cette date, le juge recherche à chaque fois si les sonneries civiles litigieuses trouvent leur origine dans une pratique antérieure à la loi de Séparation. Si c'est le cas, elles sont licites. Si ce n'est pas le cas, elles sont illicites, car elles ne reposent pas sur des "usages locaux".

D'abord nombreux dans les années qui ont suivi la loi de 1905, les contentieux sont devenus fort rares. Mais la jurisprudence n'a pas varié. Dans une décision du 25 mars 2010, la CAA de Lyon sanctionne ainsi l'arrêté du maire de Saint-Apollinaire qui avait réactivé la sonnerie des heures en 2003, après l'électrification du dispositif. Le juge fait observer que "l'usage local a toujours été, à Saint-Apollinaire, de ne sonner quotidiennement que les angélus, qui sont des sonneries religieuses". Les sonneries des heures n'ont été effectuées qu'"épisodiquement et postérieurement à la loi de 1905". Elles n'entrent donc pas dans les "usages locaux". 

Il en est manifestement de même à Boissettes. En fait d'usages locaux, la commune se borne à faire valoir que le clocher sonnait déjà les heures "avant la seconde guerre mondiale", et à mentionner le témoignage d'un ancien instituteur indiquant qu'il entendait déjà les cloches sonner, en 1967. Rien ne permet donc de démontrer un usage local antérieur à 1905, et la décision de la CAA est donc parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure

A l'inverse, le juge peut quelquefois autoriser la reprise de sonneries de cloches alors qu'elles avaient été abandonnées, à la condition toutefois que "cette pratique corresponde à un usage local auquel les habitants sont attachés". Dans une décision Commune de Férin du 26 mai 2005, la CAA de Douai estime que c'est le cas lorsque l'horloge longtemps en panne, a finalement été réparée, à la grande satisfaction des habitants. Certes,  le maire de Férin n'apporte pas la preuve que ces sonneries existaient avant 1905. Mais, contrairement à l'élu de Boissettes, il avait pris un arrêté autorisant les sonneries entre huit et vingt heures, l'intensité du bruit étant inférieure à la limite autorisée en termes de nuisances sonores. 

Le maire de Boissettes est, en quelque sorte, victime de son intransigeance, et de son incapacité à négocier avec ses administrés. On ne doute pas que ce débat sera au centre d'une campagne électorale animée avant les prochaines élections municipales à Boissettes. Et l'on saura alors pour qui sonne le glas.

dimanche 29 décembre 2013

Dieudonné : la censure, dernière tentation de Manuel Valls

Déjà condamné à plusieurs reprises, Dieudonné est aujourd'hui accusé d'avoir tenu des propos racistes et antisémites à l'égard de plusieurs journalistes, et d'être l'auteur du désormais célèbre geste de "la quenelle", dont personne ne sait exactement ce qu'il signifie. De provocation en provocation, l'auteur de ces faits s'assure une notoriété que son talent ne suffirait peut-être pas à lui apporter. 

Cette notoriété, le ministre de l'intérieur y contribue, d'abord par un communiqué du 27 décembre 2013 qui annonce "étudier de manière approfondie toutes les voies juridiques permettant d’interdire des réunions publiques qui n’appartiennent plus à la dimension créative mais contribuent, à chaque nouvelle représentation, à accroître les risques de troubles à l’ordre public". Le lendemain, 28 décembre 2013, le même ministre annonce une circulaire qui devrait être adressée aux préfets qui, "à l'occasion de chaque spectacle (...), devront apprécier si le risque de trouble est caractérisé et justifie d'interdire la représentation".

La liberté de réunion : un régime répressif


Encore faut-il trouver un fondement juridique permettant d'interdire les spectacles de Dieudonné. Ce n'est pas si simple, car la liberté de réunion, comme d'ailleurs la liberté d'expression, est organisée en France selon le régime répressif. Contrairement à ce que semble indiquer son nom, le régime répressif est le plus libéral des modes d'organisation des libertés publiques. Il repose sur le libre arbitre, la liberté d'agir comme on l'entend, sauf à rendre compte de ses actes devant un juge pénal. Il exclut donc toute autorisation, tout contrôle préalable, et même toute déclaration avant l'exercice de la liberté. Autrement dit, en droit français, on se réunit librement, et le contrôle intervient a postériori, en cas d'infraction pénale.

Ce régime juridique est celui des réunions publiques. Le texte fondateur en ce domaine est une loi du 30 juin 1881 votée moins d'un mois avant la célèbre loi sur la liberté de presse du 29 juillet 1881. Le texte met fin au régime d'autorisation antérieur pour énoncer « Les réunions publiques sont libres. Elles peuvent avoir lieu sans autorisation préalable, sous les conditions prescrites par les articles suivants ». Cet article est suivi de dispositions qui contraignent les organisateurs de la réunion à en faire la déclaration auprès des autorités publiques. Par la suite, la loi du 28 mars 1907 adopte définitivement le régime répressif : « Les réunions publiques, quel qu’en soit l’objet, pourront être tenues sans déclaration préalable ».

Réunion publique, réunion privée


La plupart des commentateurs semblent considérer que les spectacles de Dieudonné sont des réunions publiques et relèvent de ce régime juridique. Ce n'est pourtant pas si évident. Au XIXè siècle, la réunion privée était celle qui se déroulait dans un lieu purement privé, un domicile par exemple. Ensuite, le juge a considéré, dans un arrêt Bucard de 1936, que la réunion était privée lorsque chaque participant bénéficiait d'une invitation personnelle.

Aujourd'hui, le critère essentiel est le caractère ouvert ou fermé de la réunion. Ouvert, c'est une réunion publique. Fermé, c'est une réunion privée.  Dans une ordonnance de référé du 28 mars 2011, le Conseil d'Etat a admis l'interdiction d'une réunion organisée à l'Ecole normale supérieure par des associations favorables au boycott de l'Etat d'Israël. Loin d'être réservée à la seule communauté des élèves, elle était ouverte à tous. Compte tenu du caractère largement politisé de cette manifestation, le Conseil d'Etat a considéré qu'elle portait atteinte au principe de neutralité de l'enseignement supérieur.

Au vu de cette jurisprudence, les spectacles de Dieudonné sont évidemment des réunions privées. Ils ne sont pas ouverts à tous, mais seulement aux porteurs de billets préalablement achetés. La loi de 1881 ne s'applique donc pas à une telle manifestation.

Jean Jacques Grandville. Résurrection de la censure. 1832


Police des spectacles et liberté d'expression


Peut on alors invoquer la police des spectacles et porter atteinte à la liberté d'expression théâtrale ? Pas davantage, car cette liberté est aussi organisée par  un régime répressif.

Elle a pénétré dans notre droit par le décret de l'Assemblée nationale du 13 janvier 1791 qui énonce que "tout citoyen pourra élever un théâtre public, et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisans préalablement à l'établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité des lieux". Dès cette époque, le droit distingue clairement le régime de déclaration préalable qui s'applique à l'organisation des spectacles du régime répressif qui s'applique au contenu des représentations. Ce régime libéral disparaît rapidement, un décret du 2 août 1793 imposant aux théâtres de donner des représentations "à la gloire de la Révolution". Le régime de censure qui s'installe alors ne disparaît de facto qu'en 1904, lorsque les crédits nécessaires à son budget son supprimés de la loi de finances.

C'est seulement avec l'ordonnance du 13 octobre 1945, modifiée par la loi du 18 mars 1999, que le régime répressif est définitivement acquis. Les entrepreneurs de spectacles sont soumis au régime de déclaration préalable, car ils doivent obtenir une licence pour exercer leur activité. En revanche, le contenu des spectacles est parfaitement libre, et le principe même d'une censure préalable ne saurait exister.

Dans le cas Dieudonné, la police des spectacles ne permet donc pas, heureusement, d'établir une censure préalable. Cette interdiction est  rappelée par la Cour européenne des droits de l'homme qui, dans sa décision Ulusoy c. Turquie du 3 mai 2007, rappelle que la liberté d'expression théâtrale est protégée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Il ne reste donc que l'exercice de la police générale, celle qui s'applique tout simplement en cas de menace pour l'ordre public.

Police générale


Le seul problème est que l'exercice du pouvoir de police générale est encadré par une jurisprudence très rigoureuse. C'est même à propos de la liberté de réunion que la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933  a posé à son propos l'exigence d'un contrôle maximum du juge. Cela signifie que ce dernier contrôle la proportionnalité de la mesure prise par rapport aux faits qui l'ont motivée. Il considère que les autorités publiques ne peuvent interdire une représentation qu'après avoir mis en oeuvre tous les moyens à leur disposition pour garantir la liberté d'expression. Et le juge administratif contrôle l'effectivité de ces moyens, s'assure par exemple que le préfet ou le maire a fait appel aux forces de police pour protéger la liberté d'expression théâtrale.

Reste évidemment l'hypothèse où la menace pour l'ordre public serait si importante qu'elle pourrait justifier l'interdiction. A une époque où le préfet peut réquisitionner toutes les forces de police dont il a besoin pour garantir l'ordre, cela paraît bien peu probable. Souvenons nous qu'en novembre 2011, les autorités ont protégé les théâtres diffusant la pièce de Romeo Castelluci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu". Des catholiques intégristes manifestaient en effet, et parfois violemment, contre une pièce qu'ils considéraient comme blasphématoire. A l'époque, tout le monde considérait que la liberté d'expression théâtrale ne devait pas céder devant la pression des manifestants. Et on faisait observer que nul n'est tenu d'aller voir une pièce de théâtre, et pas davantage d'aller écouter Dieudonné. Il suffit tout simplement de ne pas acheter de billet.

La liberté d'expression repose ainsi sur le libre arbitre, l'intelligence du spectateur qu'il n'est pas nécessaire de protéger contre lui-même. A lui de se rendre compte de l'intérêt, ou de la stupidité, du spectacle qui lui est proposé. Rien n'interdit aux personnes injuriées ou diffamées par Dieudonné de saisir le juge pour obtenir sanction pénale et réparation. Rien n'interdit à l'Etat de poursuivre l'intéressé pour les propos racistes ou antisémites qu'il tient. L'arsenal juridique en ce domaine est largement suffisant.

En tout cas, la tentation de la censure est certainement la plus mauvaise des solutions, à la fois parce qu'elle offre à l'intéressé l'opportunité de se poser en victime et parce qu'elle lui accorde une importance qu'il ne mérite sans doute pas. N'est ce pas précisément le danger formulé par Mirabeau, au moment du vote du décret de 1791 : "Il serait fort aisé d'enchaîner toute espèce de liberté en exagérant toute espèce de danger, car il n'est pas d'acte d'où la licence ne puisse résulter. La force publique est destinée à la réprimer et non à la prévenir aux dépens de la liberté".


jeudi 26 décembre 2013

Etude sur le voile : l'accompagnement des sorties scolaires, la chauve-souris et les deux belettes

Le Conseil d'Etat vient de rendre publique son "Etude demandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013" que les médias présentent volontiers comme favorable au port du voile par les accompagnatrices des sorties scolaires dans l'enseignement public. Cette étude a pour fondement juridique l'article 19 de la loi organique du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits et qui confère au président de cette autorité indépendante le droit de "demander au vice président du Conseil d'Etat de faire procéder à toutes études" dont il a besoin dans l'exercice de ses missions. 

En l'espèce, Dominique Baudis, Défenseur des droits, saisi de différentes demandes portant sur la liberté d'expression religieuse, a éprouvé le besoin de saisir le Conseil d'Etat. Observons toutefois que la question posée n'est pas extrêmement claire. Elle ne demande pas si le principe de laïcité autorise la présence de personnes portant des signes religieux pour accompagner les sorties scolaires de l'enseignement public. Elle demande des précisions sur la "frontière entre missions de service public et missions d'intérêt général", formulation relativement obscure.

L'étude du Conseil d'Etat a pour objet de répondre à cette question. Il convient de préciser qu'elle n'a rien à voir avec les travaux de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat, et rien à voir non plus avec les avis consultatifs qu'il rend dans le cadre des procédures législatives et réglementaires. L'étude demandée par le Défenseur des droits est un document sui generis, comme tel entièrement dépourvu d'autorité juridique. Elle ne peut, en aucun cas, être considérée comme imposant des normes contraignantes et la circulaire Chatel du 27 mars 2012 demeure naturellement en vigueur. Ce texte précise aux directeurs d'établissements qu'il est " recommandé de rappeler dans le règlement intérieur que les principes de laïcité de l'enseignement et de neutralité du service public sont pleinement applicables (...). Ces principes permettent notamment d'empêcher que les parents d'élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu'ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires".

Les conséquences juridiques de l'étude du Conseil d'Etat seront probablement nulles. Sur le fond, l'obscurité de la question n'a d'égale que celle de la réponse. Le Conseil fait preuve d'un certain jésuitisme, commençant par exclure les sorties scolaires du champ du service public, pour ensuite admettre que "les exigences liées au fonctionnement du service public de l'éducation peuvent conduire l'autorité compétente, s'agissant des parents qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s'abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses". L'idée est donc que la neutralité ne s'applique pas aux sorties scolaires, mais qu'il convient peut être de la mettre en oeuvre tout de même. Autant dire que le Conseil d'Etat affirme clairement la légalité de la circulaire Chatel. Mais son étude est surtout une forme d'appel au législateur, le seul qui soit réellement compétent pour se prononcer sur cette question. 

Mission d'intérêt général contre mission de service public


Le Conseil d'Etat s'efforce de montrer que l'accompagnement d'une sortie scolaire ne relève pas du service public, et n'est donc pas, en soi, soumis au principe de neutralité. Dans ce but, il précise dans quelles conditions une activité assurée par une personne privée peut être qualifiée de service public. 

Un service public peut évidemment être qualifié comme tel par détermination de la loi. Ce n'est pas le cas en l'espèce, et le Conseil se tourne donc vers les critères jurisprudentiels du service public, rappelés dans sa décision Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés (APREI), rendue le 22 février 2007. Cette décision distingue deux situations. 

Dans le premier cas, le juge considère qu'il y a service public lorsque sont réunis trois critères : une activité d'intérêt général, un contrôle de l'administration, et enfin l'usage de prérogatives de puissance publique. En l'espèce, il est clair que les personnes qui encadrent une sortie scolaire participent à une mission d'intérêt général organisée sous le contrôle de la direction de l'établissement. En revanche, elle n'exercent directement aucune prérogative de puissance publique, se bornant à accompagner des enfants.

Dans le second cas, le juge estime qu'il peut y avoir néanmoins service public, même en l'absence de prérogatives de puissances publiques, lorsque, compte tenu du caractère d'intérêt général de l'activité, il apparaît que l'administration a entendu confier à la personne privée une mission de service public. Elle va alors opérer un contrôle sur l'organisation et le fonctionnement de l'activité, la financer et en fixer les règles. Pour illustrer cette hypothèse, le Conseil d'Etat cite le cas des structures d'accueil de jeunes enfants, y compris lorsque les personnes publiques, communes ou structures intercommunales, en confient la gestion à des personnes privées. Ces dernières agissent alors pour le compte de la personne publique et leur activité relève du service public. Alors que l'affaire Baby Loup va probablement revenir devant la Cour de cassation, l'exemple ne semble pas choisi au hasard. 

En revanche, pour le Conseil, une sortie scolaire constitue certes une mission d'intérêt général, mais elle n'est pas rattachée au service public de l'éducation, quand bien même ce dernier la finance et en contrôle l'organisation. En effet, l'administration n'établit pas d'objectifs précis dans ce domaine, ni évidemment de contrôle de ces objectifs. En quelque sorte, elle ne s'implique pas suffisamment dans ces sorties pour qu'elles soient directement rattachées au service public. On le constate, il s'agit là d'une opinion, et on pourrait aisément soutenir l'opinion contraire. Les sorties scolaires ne sont-elles pas organisées à l'initiative et avec le soutien de l'établissement scolaire ?

Toulouse contre Bordeaux


Sur ce point, l'avis du Conseil d'Etat s'inscrit dans une évolution générale caractérisée par le déclin de la notion de service public au profit de celle de puissance publique, par la défaite de l'Ecole de Bordeaux face à celle de Toulouse, et évidemment la défait de Duguit face à Hauriou.

En 1963, le Tribunal des conflits considérait que la veuve Mazerand, employée à l'école de Jonquières, relevait du droit privé lorsqu'elle balayait la classe, mais du droit public lorsqu'elle gardait les enfants. Dans cette seconde activité en effet, elle participait directement au service public de l'éducation, et c'est la notion de service public qui constituait le critère essentiel dans la détermination du droit applicable. Aujourd'hui, seule compte la puissance publique qui apparaît à travers le contrôle de l'autorité publique. La veuve Mazerand serait une salariée de droit privé pour l'ensemble de ses activités, dès lors que ses activités ne font pas l'objet d'indicateurs de performance, et tant pis pour la mission de service public. Le raisonnement est identique pour les personnes qui accompagnent les sorties scolaires.

Usagers contre collaborateurs occasionnels


Pour faire bonne mesure, le Conseil d'Etat affirme que les parents accompagnateurs ne sont pas des collaborateurs occasionnels, mais des usagers du service public.

Il est certain que la qualification d'usagers autorise le port de signes religieux lors des sorties scolaires, à la seule exception des prescriptions imposées par la loi qui interdit la dissimulation du visage dans l'espace public. La circulaire du 13 avril 2007, connue sous le nom de "Charte de la laïcité dans les services publics", rappelle ainsi que les usagers peuvent librement exprimer leurs convictions religieuses "dans les limites du respect de la neutralité du service public, de son bon fonctionnement et des impératifs d'ordre public, de sécurité, de santé et d'hygiène". En l'espèce, les personnes qui accompagnent les enfants ne participent donc pas au service public, mais elles en sont simplement les usagers. Ne s'agit il pas, en pratique, des parents des enfants scolarisés dans la classe qui participe à l'activité extra scolaire ? 

Sans doute, mais en les qualifiant d'usagers, le Conseil d'Etat refuse de les qualifier de collaborateurs occasionnels, et c'est sans doute ce refus qui surprend le plus le lecteur de l'étude. Pour le Conseil, la notion de "collaborateur occasionnel" ne "dessine pas une catégorie juridique" dont les membres seraient soumis au principe de neutralité. 

Cette notion de collaborateur occasionnel trouve pourtant son origine dans la jurisprudence de ce même Conseil d'Etat. On se souvient qu'elle a permis, dans un arrêt du 22 novembre 1946, Commune de St Priest la Plaine, d'indemniser le malheureux bénévole qui s'était blessé en tirant le feu d'artifice traditionnel de la fête locale. Et précisément, cette jurisprudence a été appliquée, dans un arrêt du 13 janvier 1993, à une accompagnatrice bénévole blessée lors d'un accident survenu lors d'une sortie scolaire du lycée franco-hellénique d'Athènes.

Certes, le Conseil d'Etat affirme, dans son étude, que cette jurisprudence est purement fonctionnelle et que la notion de collaborateur occasionnel n'est utilisée que dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'il s'agit d'indemniser un dommage. Précisant ce point, le Conseil d'Etat n'exclut donc pas que, conformément à sa jurisprudence, l'accompagnateur d'une sortie scolaire soit considéré comme collaborateur bénévole du service public lorsqu'il se fait renverser par une voiture, mais qu'en revanche, il ne soit qu'un usager lorsqu'il s'agit de respecter la neutralité. Autrement dit, notre accompagnateur bénévole bénéficie des avantages du service public lorsqu'il a besoin d'être indemnisé, mais n'est pas soumis à ses contraintes lorsqu'il remplit sa mission. On conviendra qu'il s'agit d'un service public à géométrie variable.

Tout cela fait étrangement penser à la fable de La Fontaine, "La chauve-souris et les deux belettes", dans laquelle ladite chauve-souris se présente tantôt comme un oiseau, tantôt comme une souris, et qui, "par cette adroite répartie, sauva deux fois sa vie".
Je suis Oiseau ; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs! 
(...)
Je suis Souris : vivent les Rats !
Jupiter confonde les Chats ! 
"Le Sage dit, selon les gens :
  Vive le roi ! vive la Ligue !

La chauve-souris et les deux belettes. Illustration de Jean Jacques Grandville. Circa 1830

Comme la chauve-souris, l'accompagnateur des sorties scolaires est présenté de deux manières bien différentes, selon les intérêts en jeu : collaborateur occasionnel pour être indemnisé en cas de dommage, usager pour pouvoir afficher sa religion.

On le voit, l'étude du Conseil d'Etat n'offre aucune réponse, et c'est probablement volontaire. Ce n'est pas à lui, intervenant à la demande d'une autorité indépendante pour une simple étude académique, de dire ce que doit être le droit en ce domaine. C'est au parlement de définir l'étendue de l'obligation de neutralité et à lui seul. Après l'affaire Baby Loup, la question des sorties scolaires illustre ainsi de nouveau la nécessité d'une intervention législative.

dimanche 22 décembre 2013

Les lectures de LLC : La Convention sur les droits des travailleurs migrants, ou l'assassinat par enthousiasme

Martin Ruhs, Professeur associé d'économie politique à Oxford, publie, dans le International New York Times du 20 décembre, un article à l'intitulé provocateur : "Les migrants n'ont pas besoin de davantage de droits". L'auteur serait-il un xénophobe patenté ? Son but serait-il de refuser aux immigrés les droits les plus élémentaires ? Certainement pas. 

L'effectivité de la norme

En fait, l'article de Martin Ruhs est une réflexion sur les conventions internationales universelles relatives aux droits de l'homme. Elles proclament des droits toujours plus étendus, des prérogatives toujours plus larges, et elles donnent ainsi le sentiment d'un progrès constant dans la garantie des droits de l'homme. Dans une démarche déclaratoire, voire incantatoire, on va ainsi rédiger des conventions au contenu très ambitieux... si ambitieux que les Etats préféreront ne pas être liés par des systèmes qu'ils jugent trop contraignants. Les droits sont proclamés, affirmés solennellement, mais ils demeurent dans l'ordre rhétorique, et leur mise en oeuvre est tout simplement inexistant. Sur ce point, l'étude de Martin Ruhs  adopte une démarche positiviste, observant non pas seulement le contenu de la norme, mais aussi et surtout son effectivité.

L'échec de la Convention sur les travailleurs migrants


A l'appui de la démonstration, Martin Ruhs choisit l'exemple de la Convention des Nations Unies sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille. Adoptée le 18 décembre 1990 par l'Assemblée générale des Nations Unies, elle est entrée en vigueur en mars 2003, après avoir atteint le seuil des vingt ratifications nécessaires. Le problème est que dix ans après, elle est ratifiée par moins d'une cinquantaine d'Etats sur les cent quatre vingt treize que compte l'ONU. Et ceux qui ont ratifié sont précisément les pays d'origine des migrants  alors que les pays d'immigration, les plus développés, n'ont même pas signé la Convention. Aucun pays de l'Union européenne n'y est partie et la question de sa signature n'est pas d'actualité.

Pour Martin Ruhs la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants se révèle un échec, et un échec cuisant. Il est vrai qu'elle n'a pas pu empêcher le traitement inhumain infligé aux ouvriers népalais qui construisent au Qatar les sites de la coupe du monde de football, pas plus qu'elle n'a empêché les émeutes des immigrés indiens à Singapour. 

Les causes de cet échec doivent  être recherchées dans la convention elle-même, trop ambitieuse, trop éloignée des préoccupations des Etats qui accueillent les travailleurs migrants. Prenons quelques exemples. Le Canada refuse la ratification, parce qu'il considère que la Convention n'est pas compatible avec sa politique à l'égard des travailleurs peu qualifiés. La Grande Bretagne, quant à elle, considère que l'obligation imposée aux Etats d'assurer aux travailleurs migrants le même régime de sécurité sociale qu'aux nationaux (art. 27) est tout simplement trop coûteuse. A travers ces exemples, Martin Ruhs constate l'existence d'une constante dans les comportements des Etats : Dans les pays de forte immigration, les droits des migrants ne sont pas identiques à ceux des nationaux, surtout au plan social. A l'inverse, les droits des migrants sont très protégés dans les pays de faible immigration.

Fernand Léger. Les travailleurs. 1948

Et la France ?

 
Et la France ? La réponse à une question écrite posée par le sénateur Richard Yung au ministre des affaires étrangères, le 29 décembre 2011, permet de cerner les motifs du refus français de ratification.

En premier lieu, l'absence de distinction entre les personnes en situation régulière et celles en situation irrégulière constitue une mise en cause radicale de l'ensemble du droit français des étrangers. En second lieu, la décision de ne pas signer la convention est une décision collégiale de l'ensemble des pays de l'Union européenne. La politique d'asile et d'immigration relève de la compétence partagée, et le statut des travailleurs migrants établi dans la Convention ne fait pas l'objet d'un consensus au sein des pays de l'Union. 

La simple lecture de la convention révèle enfin, sans que ce motif figure dans la réponse ministérielle de fin 2011, une autre contradiction. L'article 12 de la convention affirme que les travailleurs migrants ont "la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de leur choix, ainsi que la liberté de manifester leur religion ou leur conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement". Ces dispositions constituent évidemment la négation du principe de laïcité, tel que nous le définissons dans notre pays.

Observons néanmoins que la France ne témoigne pas d'un refus total de consécration par des conventions internationales des droits des travailleurs migrants. Elle est même l'un des rares Etats à avoir ratifié convention relative au statut juridique du travail migrant de 1977, initiée par le Conseil de l'Europe et en vigueur depuis 1983. D'ambition plus modeste, elle n'est pourtant ratifiée que par onze pays, ce qui montre bien les réticences des Etats d'immigration dans ce domaine.

Pour Martin Ruhs, la convention de 1990 sur les travailleurs migrants est l'exemple type d'une convention qui a échoué par excès d'ambition, et par refus de prendre en considération les positions des pays qui accueillent les flux migratoires. Si les rédacteurs avaient accepté de tempérer un peu leurs positions sur les droits sociaux, le consensus aurait peut être été atteint sur le statut juridique et le droit du travail. A cause de cette position intransigeante, les droits des travailleurs sont ainsi victimes d'une sorte d'assassinat par enthousiasme. Aujourd'hui, c'est malheureusement l'ensemble de la convention qui demeure lettre morte, y compris ses dispositions qui consacrent les droits les plus élémentaires.

Pour lutter contre cette tendance, Martin Ruhs propose une démarche plus modeste, à partir du "noyau dur" des droits considérés. Il privilégie une évolution par petits pas, en commençant par consacrer les droits élémentaires, avant, dans un second temps, d'élargir et d'approfondir leur garantie. Il est peu probable cependant que cette modestie rencontre l'adhésion de deux catégories de promoteurs des droits de l'homme. Les intégristes d'un côté, qui préfèrent la proclamation à la réalité juridique ; les cyniques de l'autre, qui utilisent les droits de l'homme comme un simple objet rhétorique.





jeudi 19 décembre 2013

Cour européenne, secret défense et droits de la défense

Dans un arrêt Nikolova et Vandova c. Bulgarie du 17 décembre 2013, la Cour européenne s'est penchée sur les conséquences sur les droits de la défense de la présence, dans un dossier contentieux, de pièces couvertes par le secret de la défense nationale. 

La première requérante, Stella Yordanova Nikolova était capitaine dans la police nationale bulgare et elle a été licenciée en 2001 pour faits de corruption passive et entrave à la justice. Une procédure pénale engagée à peu près en même temps n'a pas abouti en raison des lenteurs de la justice bulgare, le renvoi devant le juge n'ayant pas été effectué dans les délais prescrits. La seconde requérante, Yordanka Chankova Vandova, est avocate au barreau de Sofia et défend la première. Toutes deux contestent une procédure que la présence de documents classifiés fait sortir du droit commun. L'ensemble de la procédure disciplinaire diligentée contre Stella Nikolova s'est ainsi déroulée à huis-clos, y compris le recours contre la sanction. De son côté, l'avocate n'a pas pu consulter l'ensemble du dossier de sa cliente, ne disposant pas des habilitations nécessaires. 

L'ex-capitaine de la police bulgare s'appuie essentiellement sur la violation de son droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Son avocate invoque, quant à elle, l'article 8 de cette même convention, estimant que l'enquête liée à une demande d'habilitation porte atteinte à son droit au respect de la vie privée. On va y revenir.

Le droit au procès équitable s'applique au contentieux des sanctions


Stella Nikolova peut parfaitement invoquer le droit au procès équitable qui ne s'applique pas seulement au domaine pénal, mais aussi aux litiges opposant l'Etat à ses fonctionnaires. Pour la Cour, l'article 6 § 1 doit être respecté dès que l'objet du contentieux porte sur une contestation "réelle et sérieuse" relative à des "droits de caractère civil". 

En l'espèce, le recours de Stella Nikolova a pour objet de protéger son droit de ne pas faire l'objet d'un licenciement abusif. Il est vrai que l'arrêt Vilho Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007  autorise exceptionnellement les autorités publiques à priver un fonctionnaire de son droit d'accès à un tribunal, lorsque cette interdiction est motivée par de l'Etat. Cette exception concerne les emplois que le droit français considère comme étant à la discrétion du gouvernement et exigeant une loyauté particulière des agents. Encore faut-il que cette exception soit prévue par le droit interne de l'Etat, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La sanction qui frappe la requérante peut en effet être contestée devant une cour administrative suprême.

La publicité des débats


La requérante conteste précisément le fait que l'ensemble de la procédure se soit déroulé à huis-clos. Les arrêts rendus n'ont pas été rendus publics, ils ne sont pas accessibles au greffe de la cour, et la requérante elle même n'a pu en avoir communication. Le secret qui entoure cette procédure se heurte au principe de publicité des débats que la Cour rattache directement à l'article 6 § 1 (CEDH 24 juin 1993 Schuler-Zgraggen c. Suisse). Dans une décision du 26 septembre 1995, Diennet c. France, elle rappelle que cette publicité "protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public". Elle constitue aussi l'un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux.

Bien qu'affirmé avec force par la Cour, le principe de publicité des débats est loin d'être absolu. Il est possible d'y déroger pour des motifs tirés par exemple des nécessités de la protection des mineurs ou de la vie privée des personnes, voire lorsque les affaires traitées sont particulièrement techniques. Il en est ainsi du contentieux de la sécurité sociale, dont la Cour estime qu'il n'exige pas vraiment le contrôle du public (10 avril 2012, Lorenzetti c. Italie).

En l'espèce, le huis clos a été décidé pour protéger le secret de la défense nationale. En Bulgarie, ce dernier fait l'objet d'une définition large, puisqu'il regroupe à la fois les "secrets d'Etat" et les documents internes des administrations régaliennes. La Cour refuse d'entrer dans le débat sur la nature confidentielle ou non des pièces considérées comme confidentielles. Elle sanctionne en revanche l'automatisme de la décision des juges de la cour administrative qui ont déclaré le huis-clos en invoquant la présence de documents classifiés dans le dossier. Ils n'ont pas examiné in concreto si ces pièces étaient effectivement indispensables à la procédure, et n'ont pas cherché à trouver une autre solution, comme par exemple celle qui aurait consisté à ne tenir à huis-clos que certaines audiences, lorsque des pièces classifiées étaient évoquées. Sur ce point, la Cour déclare le droit interne bulgare non conforme à l'article 6 § 1, puisque le juge compétent n'est même pas tenu de donner les raisons détaillées et spécifiques de nature à justifier l'exclusion du public.

On ne peut s'empêcher d'imaginer l'impact d'une telle décision en droit français. Dans notre pays, le secret de la défense nationale demeure opposable au juge. Celui-ci peut seulement demander la déclassification des documents dont il a besoin pour instruire ou juger l'affaire. La décision relève du pouvoir discrétionnaire du ministre compétent, même s'il peut solliciter l'avis d'une autorité prétendue indépendante, la Commission consultative du secret de la défense nationale. La conséquence de cette situation est que le juge est contraint de prendre des décisions sans avoir eu communication des pièces classifiées. L'égalité des armes est donc également mise à mal puisque les deux parties au procès n'ont pas accès au même dossier.



L'habilitation de l'avocat et la violation de la vie privée


La seconde requérante, avocate de la première, a refusé de solliciter de l'administration bulgare une habilitation lui permettant d'accéder aux pièces classifiées. Sur ce point, le droit bulgare est assez proche du droit français. Comme lui, il subordonne la communication de ce type de document à une double condition. D'une part, il est nécessaire d'obtenir une habilitation qui est une procédure administrative permettant d'obtenir l'autorisation d'accéder à des pièces classifiées, autorisation acquise après une enquête plus ou moins approfondie selon le degré de classification. D'autre part, on ne peut obtenir communication de ces documents que si on a "intérêt à en connaître", c'est à dire s'ils sont indispensables à une mission d'intérêt général.

En l'espèce, Yordanka Vandova a refusé de se prêter à l'enquête préalable à l'octroi de l'habilitation. Elle y voit une ingérence dans sa vie privée, dans la mesure où cette enquête se traduit par une questionnaire détaillé sollicitant la divulgation d'informations personnelles la concernant elle, mais aussi ses proches. Pour elle, le fait de la contraindre à choisir entre la divulgation de données personnelles et la défense de sa cliente constitue une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

La Cour refuse de se prononcer sur le fond, estimant la requête tardive. Il n'empêche que la question ne manque pas d'intérêt. On s'aperçoit ainsi que les avocats bulgares peuvent, relativement facilement, obtenir une habilitation leur permettant de défendre leurs clients. Là encore, la situation est plus délicate en droit français. Le Conseil constitutionnel, dans une décision Ordre des avocats du barreau de Bastia rendue le 17 février 2012, a déclarée inconstitutionnelle une disposition du code de procédure pénale qui obligeait les personnes poursuivies à choisir leur défenseur dans une liste d'avocats ayant fait l'objet d'une habilitation. Pour le Conseil constitutionnel, cette procédure porte atteinte au libre choix du défenseur. La décision est juste, mais il n'en demeure pas moins que le droit français n'a pas encore défini avec précision la situation juridique de l'avocat confronté au secret de la défense nationale.

Cette lacune ne fait que refléter une incertitude plus générale sur les secrets protégés par la loi, et le secret de la défense nationale en particulier. Pour le moment, la décision de déclassifier pour permettre l'accès de l'avocat ou celui du juge repose sur un ministre. Cela signifie qu'un membre de l'exécutif peut bloquer le fonctionnement de la justice, situation qui porte une atteinte directe au principe de séparation des pouvoirs.