« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 13 octobre 2013

Les salles de shoot renvoyées aux Calendes

L'avis du Conseil d'Etat à propos des "salles de shoot" évoque, on le sait, ces espaces ouverts ouverts aux toxicomanes de drogues "dures". Ils y consomment leurs propres produits dans des conditions d'hygiène satisfaisante, sous la supervision d'un personnel de santé qui leur fournit des seringues. Ces espaces, officiellement désignés comme des "salles d'injection" ou comme "lieux de consommation de drogue à moindre risque" existent déjà dans certains pays, notamment aux Pays-Bas (37 salles), en Allemagne (26 salles), en Suisse (13 salles) et en Espagne (7 salles). 

Réactions et postures

Depuis longtemps, les autorités françaises évoquent l'ouverture de tels espaces dans notre pays, sans jamais franchir le pas. Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat vient de renvoyer un tel projet aux Calendes. Même si Nathalie Kosciusko-Morizet, qui a commencé sa campagne électorale, évoque, un "désaveu pour la municipalité socialiste" parisienne, elle semble oublier que la décision n'est pas de la compétence du maire de Paris, bien que son accord soit indispensable pour la mettre en oeuvre. Sans doute a t elle également oublié que Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé et membre de l'UMP, avait envisagé de tester les "salles de shoot", avant d'être désavouée par le Premier ministre ? On le voit, les réactions du monde politique s'apparentant davantage à une posture  convenue qu'à un véritable conflit sur la question.

Quant au monde associatif, il est divisé selon un clivage traditionnel. D'un côté, les partisans de la légalisation de la vente de stupéfiants et de la remise en cause de la loi de 1970 en pénalisant l'usage, protestent énergiquement, mais, à dire vrai, dans l'indifférence générale. De l'autre, les habitants du Xè arrondissement de Paris, peu désireux de voir s'implanter ce genre d'installation en bas de chez eux, pavoisent. Ils vont même jusqu'à affirmer que l'avis du Conseil d'Etat est le fruit du recours qu'ils ont déposé, demandant l'annulation d'une "décision" du Premier ministre annonçant l'autorisation future des salles de shoot. Le problème est que lorsque le Premier ministre s'exprime, ses propos ne constituent pas un acte administratif susceptible de recours. Et l'avis du Conseil de l'Etat n'a rien à voir avec une décision contentieuse.

Miss Tic (née en 1966) La vie en dose.


L'avis du Conseil d'Etat, ou la transparence pour les Happy Few

Les commentaires émanent des politiques, des associations, des médecins, mais pas des juristes... qui constatent, une nouvelle fois, que l'accès à l'information leur est interdit. Les avis du Conseil d'Etat demeurent secrets. Une dérogation n'est possible que pour les avis sur question du gouvernement, prévus par l'article L 112-2 du code de justice administrative qui énonce que "le Conseil d'Etat peut être consulté par le Premier ministre ou les ministres sur les difficultés qui s'élèvent en matière administrative", possibilité également offerte aux collectivités territoriales. Ces avis peuvent être rendus publics, avec l'accord de l'autorité demanderesse. En revanche, les avis intervenus dans le cadre de la procédure réglementaire ou législative demeurent secrets, et la loi du 17 juillet 1978 prévoit, dans son article 6, qu'ils ne constituent pas "des documents librement communicables aux administrés", y compris après la fin de la procédure. Il est vrai que le Conseil d'Etat avait évidemment rendu un avis préalable au vote de la loi de 1978 et qu'il n'a pas manqué de réduire le champ de la transparence en fonction de son intérêt propre. Reste que l'avis sur les salles de shoot pourrait être l'occasion d'engager une nouvelle réflexion sur la mise en oeuvre par le Conseil d'Etat des principes de la transparence administrative auquel il se montre si attaché, pour les autres.

Le résultat est que certains journalistes, par des voies très opaques, ont eu accès à l'avis sur les salles de shoot. Libération titre ainsi sur "ce que dit le Conseil d'Etat", pour ensuite en citer le texte, entre guillemets comme il se doit. En revanche, ceux qui n'ont pas de liens privilégiés avec la Haute Juridiction ou tel ou tel de ses membres, n'ont pas accès aux avis et doivent se contenter de ce qui filtre dans la presse. La transparence administrative n'est pas pour demain.

La compétence législative

Les salles de shoot non plus, car l'avis du Conseil d'Etat renvoie la question à la compétence législative. Le ministère de la santé, dans un communiqué officiel, affirme que le Conseil d'Etat recommande "d'inscrire dans la loi le principe de ce dispositif, pour plus de garantie juridique".

La formule est sybilline, mais l'analyse juridique est, somme toute, assez simple. La loi française pose un principe simple, celui de l'interdiction de l'usage des stupéfiants, sans aucune distinction entre les drogues "douces" et les drogues "dures". Trouvant son origine dans la loi du 31 décembre 1970, l'article 3421-1 du code de la santé publique (csp) punit d'un an d'emprisonnement et de 3750 € d'amende "l'usage illicite de l'une des substances ou plante classées comme stupéfiants". Considérée sous cet angle, la création de salles de shoot conduit les pouvoirs publics à ouvrir des espaces dans lesquels chacun pourra librement commettre une infraction pénale. Sur un plan juridique, aussi bien l'autorité qui en décide l'ouverture que les professionnels de santé qui y travaillent pourraient ainsi être poursuivis pour avoir facilité l'usage illicite de stupéfiants, infraction punie de dix années d'emprisonnement et 7 500 000 € d'amende par l'article 222-37 du code pénal

Certes, les initiateurs de l'ouverture de la salle de shoot du Xè arrondissement s'appuyaient sur l'article L 3121-4 csp, issu de la loi du 13 août 2004, qui met en place une "politique de réduction des risques en direction des usagers de drogue", visant à prévenir "la transmission des infections, la mortalité par surdose par injection de drogue intraveineuse et les dommages sociaux et psychologiques liés à la toxicomanie (...)". Certes, Libération a trouvé un commentateur pour affirmer que la loi de santé publique l'emporte sur la loi pénale, mais sans doute a t il un peu confondu ses désirs avec la réalité juridique. En effet, l'article L 3121-4 csp ne déclare nulle part imposer une dérogation à la loi pénale. C'est sans doute une faiblesse du dispositif législatif, car nul ne s'est préoccupé de l'articulation entre les deux textes, mais, pour le moment, la loi pénale n'est pas écartée et s'applique donc dans toute sa rigueur.

Le Conseil d'Etat met ainsi l'accent sur l'absence de cohérence d'un dispositif juridique hésitant en permanence entre la répression et la tolérance. La création des salles de shoot est au coeur du débat, et il serait fâcheux qu'une politique de libéralisation soit initiée en catimini, par des dispositions auxquelles les citoyens et leurs représentants ne seraient pas associés. Au demeurant, ceux là même qui souhaitent la mise en place des salles de shoot ne peuvent pas décemment se montrer hostile à l'idée qu'un débat démocratique se déroule au parlement. A moins qu'ils redoutent d'y être désavoués ? Ou que les partis politiques, à l'écoute de leurs électeurs, renoncent tout simplement à mettre ce débat à l'ordre du jour ?

jeudi 10 octobre 2013

Communication audiovisuelle et petites promotions entre amis

Dans une décision du 9 octobre 2013, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, met en demeure France Télévisions de cesser des pratiques que l'on peut qualifier de publicités clandestines. Le téléspectateur un peu attentif ne peut manquer d'observer ce type de promotion réalisée au nom des liens amicaux, voire familiaux, dès lors que, dans notre société, le talent du journaliste comme celui du comédien devient de plus en plus héréditaire... 

Le service public comme société de connivence

C'est ainsi que l'ouvrage sur "les 100 histoires de légende du Tour de France" a bénéficié d'une promotion particulièrement importante sur France 2, bien entendu sans aucun rapport avait le fait qu'il ait été écrit par Gérard Holtz, journaliste sportif sur cette même chaîne, et son fils Julien Holtz. Le 30 juin 2013, le livre a été évoqué lors du journal de 13 h, de manière très laudative, avec présentation de sa couverture et de son contenu. Le 14 juillet 2013, l'auteur a pu le présenter longuement lors de l'arrivée du l'étape du Tour de France, et l'ouvrage a été plusieurs fois montré à l'écran, avec indications du prix et de l'éditeur.

Laurent Ruquier, animateur sur France 2 de l'émission "On n'est pas couché" a, quant à lui, été également invité au journal télévisé de 20 h, présenté par Laurent Delahousse le 7 juillet 2013. Il a évoqué sa carrière et fait la promotion d'un ouvrage sans doute inoubliable : "On préfère en rire". 

Certains considèrent que ce type de promotions de complaisance, de congratulations réciproques, de "renvois d'ascenseur" entre gens du même monde, est inévitable dans un milieu dominé par des liens personnels et qui ne se préoccupe guère des attentes culturelles du téléspectateur. Lorsque ce dernier est las d'admirer cette société d'admiration mutuelle, n'a t il pas toujours la solution de saisir la zapette  d'une main vengeresse et de changer de chaîne ?

Cette société de connivence se heurte cependant à quelques obstacles juridiques, et le CSA insiste sur l'un d'entre eux : la réglementation de la publicité clandestine.



Définition et prohibition de la publicité clandestine

En matière de communication audiovisuelle, la publicité clandestine est définie par le décret du 27 mars 1992 comme "la présentation verbale ou visuelle de marchandises, de services, du nom, de la marque ou des activités d'un producteur de marchandises ou d'un prestataire de service dans des programmes, lorsque cette présentation est faite dans un but publicitaire". Elle est donc prohibée, comme en droit communautaire, depuis la directive 97/36 du 30 juin 1997. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a d'ailleurs considéré, dans une décision du 9 juin 2011 Alter Channel,  qu'une publicité clandestine n'est pas nécessairement payante, ce qui fait évidemment entrer dans cette catégorie les pratiques de connivence telles qu'elles ont été pratiquées sur France 2.

Le pouvoir de sanction du CSA

En droit français, la lutte contre la publicité clandestine est de la compétence du CSA. Sur le fondement de la loi du 30 septembre 1986, celui-ci a pour mission de rappeler aux opérateurs les règles auxquelles ils sont tenus. Ce rappel est d'autant plus efficace qu'il s'accompagne d'une menace de sanction. La mise en demeure infligée à France Télévisions n'est certes pas dramatique pour l'entreprise de communication. Il s'agit concrètement d'une sorte d'avertissement, sans conséquence immédiate autre que la publicité apportée à ce comportement illicite. En revanche, en cas de récidive, le CSA serait fondé à prendre une sanction administrative. Et l'entreprise n'ignore sans doute pas que l'autorité indépendante dispose d'un large éventail de sanctions, allant de la suspension d'un programme à la résiliation unilatérale de la convention qui permet à France Télévision d'exercer son activité. La plus probable dans ce type d'affaire demeure cependant la sanction pécuniaire qui peut être très élevée. 

Dès lors que le CSA prend une sanction administrative, c'est évidemment le juge administratif qui est chargé de son contrôle. Le Conseil d'Etat a précisément eu à connaître d'une sanction prononcée pour publicité clandestine. En l'espèce, la chaîne M6 avait présenté avec complaisance et à plusieurs reprises la couverture du magazine de presse "Capital" alors que son rédacteur en chef était l'invité de l'émission homonyme. De la même manière, une série de neuf émissions, intitulées "Turbo" ont été diffusées, durant lesquelles un journaliste utilisait systématiquement une automobile "Renault Espace" dont il faisait un éloge appuyé. Dans un arrêt M6 du 18 mai 1998, le Conseil d'Etat a admis la légalité de la sanction pécuniaire et considéré que celle-ci était proportionnée à la gravité des manquements constatés. En effet, le juge avait tout simplement choisi d'en calculer le montant à partir du coût de la publicité aux heures des émissions concernées, aboutissant ainsi à une sanction de 780 000 F.

Le droit positif a donc les moyens de lutter contre ces petits arrangements entre amis. On observe cependant que les sanctions sont rares et que la publicité clandestine est malheureusement très fréquente. Les animateurs n'hésitent pas à rendre ces petits services à leurs amis, aux amis de leurs amis, voire à leur famille. Et si ces pratiques sont illicites, la plupart de ceux qui les mettent en oeuvre en ont à peine conscience. Cette société de connivence a pénétré en profondeur dans le monde de la communication audiovisuelle, au point qu'elle apparaît désormais comme naturelle. Sur ce point, le pouvoir de sanction du CSA  présente l'avantage de jouer un rôle pédagogique en rappelant aux journalistes les règles élémentaires de la déontologie. Les téléspectateurs peuvent espérer, pour le repos de leurs yeux et de leurs oreilles, une plus grande attention de sa part.


mardi 8 octobre 2013

QPC sur la clause de conscience des maires : le combat de trop

Le Conseil constitutionnel rendra, le 18 octobre, une nouvelle décision relative au mariage pour tous. Il est saisi cette fois d'une QPC transmise par le Conseil d'Etat le 18 septembre 2013. A l'origine de la procédure, un recours déposé par un certain nombre d'élus contre la circulaire du ministre de l'intérieur du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". A dire vrai, la circulaire n'a aucun caractère réglementaire et se borne à donner l'interprétation officielle de la loi du 17 mai 2013 relative à l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Elle a donc bien peu de chances d'être annulée par le Conseil d'Etat. Ce recours devant la juridiction administrative, et c'était probablement son objet initial, offre cependant l'opportunité de déposer une QPC visant les dispositions législatives dont le Conseil constitutionnel n'a pas examiné la conformité à la Constitution dans sa décision du 17 mai 2013.

Une "question nouvelle", dépourvue de "caractère sérieux"

Sur ce point, le Conseil d'Etat a d'ailleurs interprété de manière très libérale les dispositions du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Il y est mentionné que les juges peuvent transmettre une QPC "à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux". Les deux premières conditions sont faciles à remplir. Les dispositions contestées sont bien applicables au litige puisque la circulaire contestée les commente. Elles n'ont pas déjà été déclarées constitutionnelles, tout simplement parce que la loi de 2013 ne les modifie pas de manière substantielle. En revanche, le troisième et dernier critère impose que la question posée soit "nouvelle" ou présente un "caractère sérieux". Le Conseil d'Etat décide que la question est "nouvelle", seule solution possible pour transmettre la QPC. On doit donc en déduire que la juridiction administrative suprême adopte une conception très stricte de l'alternative. En effet, le moins que l'on puisse affirmer est que cette question "nouvelle" ne présente aucun caractère "sérieux". 

La question est "nouvelle",  parce qu'il n'était encore venu à l'idée de personne, sauf des élus de Sotteville le Val, le Chesnay, Chanin la Poterie, Thorigné d'Anjou et autres lieux, de soulever l'inconstitutionnalité des dispositions qu'ils contestent. 

Les dispositions contestées 

L'article 34-1 du code civil énonce que les actes d'état civil sont établis par les officiers d'état civil, et que ces derniers exercent leurs fonctions sous le contrôle du procureur de la république. Ce principe est très solidement ancré dans notre droit. Il figure dans l'instruction générale relative à l'état civil du 11 mai 1999, elle même inspirée d'un texte précédent du 21 septembre 1955. Le tribunal des conflits, dans une décision du 17 juin 1991, a rappelé que le "fonctionnement des services de l'état civil est placé sous le contrôle de l'autorité judiciaire" et que le juge judiciaire est donc compétent en cette matière. Le fait que le mariage soit désormais ouvert aux couples de même sexe ne change rien à cette compétence de l'ordre judiciaire. 

L'article 74 du code civil, qui est également contesté par les auteurs de la QPC, porte, quant à lui, sur le lieu du mariage, qui doit être célébré dans la commune où l'un des époux, ou l'un des parents des époux a son lieu de résidence. Il est vrai que la loi du 17 mai 2013 élargit précisément la liste des communes où il est possible de se marier à celles habitées par les parents des futurs époux. Mais, là encore, cette disposition n'a rien de spécifique au mariage des couples de même sexe. L'article 165 du code civil reprend ce principe en ajoutant que le mariage est célébré lors d'une "cérémonie républicaine" par l'officier d'état-civil. On se souvient que cette "cérémonie républicaine", formule issue d'un amendement déposé par Alain Tourret, député du Calvados, avait suscité de violentes réactions de ceux qui refusent de voir dans le mariage autre chose qu'un sacrement religieux. Il n'empêche qu'aujourd'hui la cérémonie est tout aussi républicaine pour les couples hétérosexuels que pour les homosexuels.

Enfin, l'article L 2122-18 du code général des collectivités territoriales (CGCT) autorise le maire à déléguer une partie de ses fonctions à un adjoint, ou si celui-ci est empêché, à un membre du conseil municipal. Là encore, il s'agit d'une disposition d'ordre général, que la loi de 2013 n'a en rien modifiée, et qui ne s'applique pas uniquement à la célébration des mariages mais à l'ensemble des activités municipales. 

Joseph Nicolas Jouy. Portrait de Lodi-Martin Dufour Dubergier, maire de Bordeaux. 1842


Un recours sur le silence de la loi

Les dispositions contestées ne portent donc pas réellement sur le mariage pour tous.  Et c'est bien là le problème, car le recours ne porte pas sur le contenu de ces dispositions mais sur ce que le législateur aurait dû ajouter pour imposer une clause de conscience des maires dans l'ensemble du dispositif. Autrement dit, le recours ne porte pas sur la loi, mais sur le silence de la loi. Le Conseil constitutionnel est donc sollicité pour apprécier si l'absence de clause de conscience a pour effet de rendre inconstitutionnel l'ensemble de ces dispositions. Encore faudrait-il trouver quelques arguments juridiques à l'appui de cette revendication. 

Les propos du Président de la République, ou l'absence de contrainte juridique

Ecartons d'emblée les propos du Président la République, d'ailleurs allègrement déformés par la plupart des commentateurs, qui ne sauraient servir de fondement juridique à un recours devant le Conseil constitutionnel. Qu'a t il dit précisément ? Lors du congrès des maires de France, le 20 novembre 2012, il s'est exprimé en ces termes : "Les maires sont des représentants de l'Etat. Ils auront, si la loi est votée, à la faire appliquer. Mais je le dis aussi en vous entendant : des possibilités de délégation existent. Elles peuvent être élargies. Et il y a toujours la liberté de conscience. Ma conception de la République vaut pour tous les domaines. Et d'une certaine façon, c'est la laïcité, c'est l'égalité. C'est à dire la loi s'applique pour tous, dans le respect néanmoins de la liberté de conscience." Nulle part n'est mentionnée une quelconque "clause de conscience". Aux yeux du Président, la liberté de conscience des élus est garantie par leur possibilité de déléguer le mariage à leurs adjoints. Sur ce point, le Président n'interdit pas un élargissement des possibilités de délégation, choix que le législateur n'a finalement pas fait. 

Quoi qu'il en soit, l'article 5 de la Constitution affirme certes que le Président veille au respect de la Constitution. Mais ces dispositions ne lui donnent pas compétence pour dicter le contenu de la loi au parlement. Ce serait une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Quand bien même ses propos auraient été plus précis, ils n'auraient pu être analysés comme imposant une contrainte juridique.

Les autres moyens soulevés par les requérants ne sont pas plus sérieux. C'est ainsi que l'avocat des requérants a plaidé la supériorité du droit naturel, à la fois antérieur et supérieur au droit positif. Autrement dit, on revient purement et simplement au discours qui a rythmé les manifestations : le mariage est l'union d'un homme et d'une femme. Un point, c'est tout. C'est si évident que l'on ne va tout de même pas le discuter juridiquement. 

L'impossible assimilation aux autres clauses de conscience

De manière un peu plus concrète, les requérants s'efforcent aussi de dresser un parallèle entre la situation des maires et celle des professions qui disposent déjà d'une clause de conscience : les chirurgiens qui refusent l'IVG, les chercheurs qui ne veulent pas participer aux recherches sur l'embryon, voire les propriétaires fonciers qui ne veulent pas de chasseurs sur leurs terres, ou encore, avant la réforme du service national, l'appelé du contingent qui refusait de tenir un fusil... L'analogie se heurte pourtant à une simple constatation. Contrairement à toutes les autres personnes dotées d'une clause de conscience, l'officier d'état civil a pour unique mission d'appliquer la loi. Il n'a pas le choix de ne pas l'appliquer car la soumission à la loi n'est pas optionnelle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il est passible de poursuites pénales s'il ne l'applique pas et se refuse à célébrer le mariage d'un couple de même sexe. 

Raisonnons a contrario et supposons, rien qu'un instant, que le Conseil constitutionnel donne satisfaction aux requérants et déclare les dispositions contestées inconstitutionnelles parce que, ne comportant pas de clause de conscience, elles violent la liberté de conscience. Dans ce cas, cela signifierait qu'un officier d'état civil s'arroge le droit d'appliquer ou de ne pas appliquer la loi. Cela supposerait aussi que le droit positif accepte une rupture d'égalité devant la loi entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels. Les seconds seraient soumis à une procédure différente, en fonction de la conviction de l'officier d'état civil qui a pour fonction de les marier. Quant au fondement de la discrimination ainsi créé, il reposerait uniquement sur la conviction religieuse des uns ou des autres, car c'est bien de cela dont il s'agit. Pourquoi, dans ce cas, accepter une clause de conscience au profit des seuls élus qui refusent le mariage des couples homosexuels ? Un tel choix susciterait évidemment d'autres revendications, d'autres refus. Pourquoi pas un refus de marier les personnes de couleur, celles de religions différentes, ou encore de remarier les divorcés ? La conscience n'a pas de limite..

On le voit, la QPC actuellement en délibéré devant le Conseil constitutionnel, présente toutes les caractéristiques d'un combat perdu d'avance. Le combat de trop, en quelque sorte.

dimanche 6 octobre 2013

Le droit à l'intégrité physique des enfants : excision et circoncision

La résolution 1952 (2013) adoptée le 2 octobre 2013 par l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe traite du droit des enfants à l'intégrité physique, sujet en principe largement consensuel. La résolution a d'ailleurs été adoptée à une large majorité de 78 voix contre 13, et 15 abstentions. 

La résolution s'efforce d'envisager aussi largement que possible les atteintes à l'intégrité physique dont les enfants peuvent être victimes, "notamment les mutilations génitales féminines, la circoncision de jeunes garçons pour des motifs religieux, les interventions médicales à un âge précoce sur les enfants intersexués, et les piercings, les tatouages ou les opérations de chirurgie plastique". 

On s'en doute, c'est surtout le fait de placer la circoncision parmi ces atteintes à l'intégrité physique qui a suscité les réactions les plus vives. La pression religieuse est si forte que le simple fait de débattre de ces pratiques sous l'angle juridique est considéré comme une atteinte à la liberté religieuse. Le porte parole du ministère des affaires étrangères israélien a ainsi appelé le Conseil de l'Europe "à revenir immédiatement sur cette résolution". De son côté, Abdellah Zekri, membre du Conseil français du culte musulman (CFCM), déclare : "Je m'indigne contre cette résolution et m'étonne du silence des dirigeants musulmans qui n'ont pas réagi". On le constate, la résolution a au moins le mérite de dégager un consensus inattendu.

Le droit à l'intégrité physique

Le droit à l'intégrité physique repose sur l'idée que l'être humain est dès sa naissance, en quelque sorte, entouré d'une bulle protectrice, destinée à la préserver d'éventuelles atteintes. En matière physique, il s'agit de préserver l'individu de toute violence, sous quelque force que ce soit. Ce droit est garanti par l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit la torture ainsi que les traitements inhumains et dégradants. Dans une décision du 25 avril 1978 Tyrer c. Royaume Uni, la Cour européenne des droits de l'homme a précisé que les châtiments judiciaires corporels à l'égard des enfants en usage sur l'île de Man portaient atteinte à "l'un des buts principaux de l'article 3 : la dignité et l'intégrité de la personne". Ce principe a ensuite été confirmé par un arrêt A. c. Royaume Unie de 1998, à propos des violences physiques infligées aux enfants, quand bien le droit de l'Etat n'interdit pas formellement les châtiments corporels. 

De son côté, la Convention internationale relative aux droits de l'enfant de 1989 exige que toutes les décisions concernant les enfants soient prises au regard de leur "intérêt supérieur" (art. 3). Les Etats parties doivent donc prendre toutes mesures de nature à "protéger l'enfant contre toute forme de violence, d'atteinte ou de brutalités physiques ou mentales (...), y compris pendant qu'il est sous la garde de ses parents (...) " (art. 19).

Les juges français appliquent ces dispositions, et la juridiction administrative considère ainsi que l'excision d'une fillette constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Une telle décision n'est pas sans conséquence, car le renvoi d'une famille dans son pays d'origine peut être annulé, si elle parvient à démontrer que les enfants risquent d'être victimes d'excision après leur retour (CAA Nancy, M. Amara  A.).

Giovanni Bellini. La circoncision de Jésus. Circa 1500


Absence d'échelle des violences

Dans sa résolution, l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe fait preuve d'une grande prudence dans sa formulation, et prend soin de distinguer différentes "catégories de violations de l'intégrité physique des enfants", les "pratiques les plus préjudiciables" étant constituées par les mutilations génitales féminines. On doit donc en déduire que d'autres pratiques sont "moins préjudiciables", et c'est sans doute le cas de la circoncision. De fait, la résolution invite les Etats à interdire l'excision et seulement à contrôler les pratiques de circoncision.

Les critères de cette classification ne sont pas clairement exprimés, mais on peut penser que l'assemblée parlementaire envisage les conséquences de ces actes sur l'enfant. Alors que la petite fille qui subit une excision sera définitivement privée d'une vie normale lorsqu'elle sera devenue une femme, le petit garçon circoncis ne subira plus de souffrances physiques liées à l'intervention. 

Cette distinction, sans doute destinée à limiter les réactions hostiles, est cependant dépourvue de contenu juridique. Car le régime juridique du droit à l'intégrité de la personne ne permet pas d'apprécier l'atteinte subie à travers l'intensité de ses effets. C'est l'existence même de la violence qui est prohibée et il n'existe donc pas de violences juridiquement acceptables.

Intégrité et inviolabilité

En termes juridiques, l'intégrité de la personne humaine est d'abord une inviolabilité, d'ailleurs garantie par l'article 16-1 al. 2 du code civil : "Le corps humain est inviolable" . Cela signifie que le corps humain doit être à l'abri de toute agression infligée par des tiers, y compris les parents d'un enfant. En revanche, les atteintes commises par une personne sur son propre corps ne sont pas poursuivies. C'est ainsi que la tentative de suicide ne donne lieu à aucune poursuite pénale en droit français (Crim. 23 avril 1971). et que la loi du 4 mars 2002 autorise les patients à refuser les soins médicaux. 

Dans les deux cas, c'est le libre arbitre qui fait la différence. Une atteinte à l'intégrité physique de la personne peut exister si cette dernière y a librement consenti et a clairement fait connaître son choix. Tel n'est pas le cas évidemment d'un enfant très jeune, qui ne saurait consentir à des pratiques d'excision ou de circoncision, d'autant qu'il n'est pas en âge de donner un consentement éclairé. A cet égard, qu'il s'agisse de circoncision, d'excision ou d'un piercing, la qualification juridique est la même. Dès lors que l'intéressé n'y a pas consenti, l'atteinte est constituée. Quant aux traditions religieuses millénaires, elles sont peut être solidement ancrées dans les mentalités, mais elles n'ont pas davantage pour effet de rendre licite des pratiques qui restent et demeurent des atteintes à l'intégrité de la personne.


vendredi 4 octobre 2013

Audiovisuel public : le retour du CSA

Après l'Assemblée nationale, le Sénat a voté, le 2 octobre 2013, le projet de loi organique et le projet de loi ordinaire relatifs à l'indépendance de l'audiovisuel public. Dès lors que le gouvernement avait engagé la procédure accélérée sur ces textes, ce qui signifie qu'il n'y a qu'une seule lecture, ils seront bientôt définitivement adoptés, après la réunion de la Commission mixte paritaire chargée de mettre en point leur rédaction définitive. Cette dernière étape de la procédure législative ne devrait cependant conduire à aucune modification substantielle du texte.

Précisons d'emblée que cette dualité de textes est imposée par la règle du parallélisme des procédures. La loi organique a pour unique objet d'abroger la loi organique n° 2009-257 du 5 mars 2009 qui n'est plus constitutionnellement nécessaire. Quant à la loi ordinaire, elle modifie la loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative au "nouveau service public de la télévision". C'est ce second texte, la loi ordinaire, qui contient les éléments essentiels du nouveau régime juridique de l'audiovisuel public.

Désignation des Présidents

L'objet du texte est d'abord de revenir à une procédure de désignation des présidents de chaînes publiques conformes aux exigences d'un Etat de droit. La loi organique du 5 mars 2009 attribuait en effet au Président de la République la compétence de nomination des présidents des sociétés France Télévisions, Radio France, ainsi que celui de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France. 

Certes, le décret présidentiel devait être précédé d'un avis de la Commission culturelle de chaque assemblée parlementaire, chacune d'entre elles pouvant s'opposer à cette nomination à la majorité des 3/5è. Ce veto n'avait cependant qu'une fonction cosmétique, car cette majorité ne peut être acquise sans les voix des parlementaires issus de la majorité présidentielle. Autant dire que, sauf hypothèse peu probable de cohabitation, la nomination des responsables des chaînes publiques était devenue une prérogative personnelle du Président de la République.

L'actuel projet de loi revient au système antérieur et rend au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) les pouvoirs de nomination et de révocation des présidents de chaînes, dans des conditions comparables à celles qui existaient entre la loi du 30 septembre 1986 et la loi du 5 mars 2009. On doit d'ailleurs noter que ces nominations ne peuvent pas faire l'objet d'une validation par les assemblées parlementaires. Une décision du Conseil constitutionnel du 13 décembre 2012 énonce en effet que "le principe de séparation des pouvoirs fait obstacle à ce que, en l'absence de disposition constitutionnelle le permettant, le pouvoir de nomination par une autorité administrative ou juridictionnelle soit subordonné à l'audition par les assemblées parlementaires des personnes dont la  nomination est envisagée". Une révision constitutionnelle étant impossible, faute de majorité au Congrès pour la voter, le législateur a dû renoncer à cette procédure de validation formelle des nominations par le parlement.

Arman. Colère de télévision. 1976


Le rôle du parlement dans les nominations

Si le parlement n'a plus un réel de codécision dans la procédure de nomination des présidents de chaînes, son rôle est cependant loin d'être négligeable. D'une part, sa participation à la nomination des membres du CSA est renforcé. Ces derniers ne sont plus que sept, au lieu de neuf antérieurement. Le Chef de l'Etat qui nommait trois membres, n'en désigne plus qu'un seul, le Président. Sur les six autres, renouvelés par tiers tous les deux ans, trois sont nommés par le Président de l'Assemblée nationale, et trois par le Président du Sénat. D'autre part, la commission des affaires culturelles de chaque assemblée doit désormais donner un avis positif sur les nominations, avis acquis à la majorité des 3/5è. 

La proximité avec l'ancienne procédure n'est qu'une apparence, et les différences sont en réalité substantielles. D'un côté, la commission ne donne qu'un avis consultatif, la décision demeurant de la compétence exclusive du CSA. De l'autre, la majorité des 3/5è n'est plus l'instrument d'un impossible véto, mais celui de la construction d'un consensus en faveur d'une nomination. Dans des assemblées largement bipolarisées, la recherche d'une majorité des 3/5è impose en effet de rallier les suffrages d'une partie de l'opposition.

Le CSA au coeur de l'audiovisuel public

D'une manière générale, le projet de loi rend au CSA son rôle moteur dans l'organisation et le contrôle de l'audiovisuel public. Il élargit ses compétences en lui offrant la possibilité de modifier les autorisations données aux chaînes, par exemple en autorisant une chaîne payante à devenir gratuite. L'autorité devenue "autorité publique indépendante dotée de la personnalité morale" se voit attribuer un rapporteur public nommé par le vice-président du Conseil d'Etat après avis du CSA, Il aura pour mission de garantir un strict respect du contradictoire dans la procédure de sanction.Nécessairement membre des juridictions administratives, c'est à dire concrètement du Conseil d'Etat, ce rapporteur assurera aussi une présence accrue de la haute juridiction administrative dans le CSA. Ainsi se confirme la place centrale qu'occupe le Conseil d'Etat dans toutes les autorités publiques, et celle des conseillers d'Etat, qui ne cesse de s'étendre.

Le projet de loi revient ainsi à l'esprit de la loi de 1986 qui faisait reposer le régime juridique de l'audiovisuel public sur le CSA. On doit évidemment se réjouir que le Président de la République ne soit plus associé à la procédure de désignation des présidents de chaîne, principe bien éloigné des valeurs républicaines. En revanche, on constate que le mouvement de regroupement des autorités indépendantes préconisé par le rapport Vanneste Dosière a fait long feu. Nombreux étaient ceux qui, à la suite du rapport Lescure rendu en mai 2013,  pensaient que la lutte contre le piratage serait attribuée au CSA, le bilan du système Hadopi étant généralement considéré comme décevant. Les réformes structurelles viendront peut être plus tard ?






mardi 1 octobre 2013

Le bricolage juridique du dimanche

Les bricoleurs du dimanche sont au coeur d'un conflit de normes, conflit entre la liberté du commerce et le droit au repos dominical. Le tribunal de commerce de Bobigny a en effet, dans une décision du 26 septembre 2013, interdit à une quinzaine de magasins Castorama et Leroy Merlin situés en Ile de France d'ouvrir le dimanche, interdiction assortie d'une astreinte de 120 000 € par magasin et par dimanche d'ouverture. La situation n'est guère surprenante si l'on considère que depuis longtemps, les grandes surfaces désirent ouvrir le dimanche, alors que les syndicats de salariés refusent cette ouverture en invoquant le droit au repos dominical. Tout cela est juste, mais l'affaire met en lumière toute l'ambiguïté de la situation. 

On observe que le requérant n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, un syndicat de salariés désireux de protéger le droit au repos dominical. Le requérant est plus prosaïquement une entreprise concurrente, Bricorama, qui n'a pas eu l'autorisation d'ouvrir le dimanche et qui s'estime victime d'une atteinte à l'égalité devant la loi et donc d'une distorsion de concurrence. Les syndicats, quant à eux, sont certes présents sur le plan médiatique, mais leur parole est entravée par le fait que les employés des entreprises concernées avaient accepté de travailler le dimanche. Sur le fond, le juge constate donc une "violation flagrante des dispositions du code du travail" sur le repos dominical, qui entraîne une rupture d'égalité au détriment des entreprises qui ne peuvent pas ouvrir le dimanche. Les droits des salariés sont donc invoqués, mais seulement comme origine de la rupture d'égalité.

Dans ses ambiguités mêmes, la décision reflète parfaitement l'état du droit en la matière, caractérisé par l'opacité et l'absence de principe directeur.

Valeur législative de la liberté du commerce et de l'industrie

La liberté du commerce et de l'industrie n'est pas absolue, loin de là. Elle ne figure pas dans la Déclaration des droits et du citoyen de 1789, mais dans le célèbre décret d'Allarde des 2-17 mars 1791 qui énonce qu'"(...) il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon, mais elle sera tenue auparavant de se munir d'une patente". Ce texte de circonstance, complété par la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 qui supprime les groupements professionnels de l'Ancien Régime, eut une fortune singulière, puisqu'il figure toujours dans notre ordre juridique.

Par la suite, si quelques constitutions se réfèrent à la liberté du commerce et de l'industrie (an III et 1848), celle-ci ne figure plus dans les textes constitutionnels contemporains, ni dans la Constitution de 1946, ni dans celle de 1958. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a constitutionnalisé, dans sa décision du 16 janvier 1982, la liberté d'entreprendre qu'il rattache à l'article 4 de la Déclaration de 1789 qui permet à chacun de faire "tout ce qui ne nuit pas à autrui". En revanche, la liberté du commerce et de l'industrie demeure d'origine législative. Dans sa décision du 29 juillet 1994, le Conseil prend ainsi bien soin d'affirmer la position des requérants qui invoquent cette liberté, "selon eux constitutionnelle". Mais il ne reprend pas à son compte cette affirmation, se bornant à mentionner que la liberté du commerce est l'une de ces libertés qui "s'exercent dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi". Il est donc de valeur législative.

Jamais le dimanche. Jules Dassin. 1960
Repot hebdomadaire et repos dominical


La liberté du commerce n'a pas une valeur supérieure à celle du droit au repos hebdomadaire, dont l'article L 3132-2 du code travail précise qu'il doit avoir une durée minimale de vingt-quatre heures consécutives. L'article L 3132-3 énonce ensuite que ce repos hebdomadaire doit être donné le dimanche, "dans l'intérêt des salariés". Ces principes sont solidement ancrés dans l'histoire du mouvement ouvrier, et chacun sait que la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire a été votée à la suite de la catastrophe des mines de Courrières. 
L'évolution historique marque ainsi une évolution du principe du repos hebdomadaire vers celui du repos dominical, sous la double pression des mouvements syndicaux et de l'Eglise.
Exceptions et dérogations au repos dominical

Ce principe du repos dominical fait cependant l'objet de dérogations de plus en plus étendues.

Au titre des dérogations permanentes, (art. L 3132-12 du code du travail), les entreprises fabriquant des produits alimentaires destinés à la consommation immédiate, les hôtels, restaurants et débits de boisson, les fleuristes, les marchands de journaux, les spectacles, les musées, les hôpitaux, pharmacies, entreprises de transport etc.. Les salariés travaillant dans ces secteurs se voient tout simplement fixer un autre jour de repos. A cela s'ajoutent des dérogations conventionnelles pour les entreprises qui travaillent en continu, mais, dans ce cas, le salaire du dimanche doit être augmenté de 50 %. Quant aux dérogations qui s'appliquent dans les communes touristiques, pendant la saison, elles sont certainement les moins favorables pour les salariés, car le législateur se borne à demander aux employeurs de prévoir des "contreparties" pour les salariés, formule bien imprécise. Il n'empêche que la loi du 10 août 2009 a considérablement élargi cette possibilité de dérogation en l'étendant à tous les commerces de détail situés en zone touristique et non plus seulement à ceux spécifiquement destinés aux touristes.

D'autres dérogations sont possibles sur autorisation des préfets ou des maires. Elles peuvent être accordées lorsque le repos dominical apparaît "préjudiciable au public" ou est de nature à compromettre "le fonctionnement normal de l'établissement", ou encore dans des "zones touristiques d'affluence exceptionnelle ou d'animation culturelle permanente". Dans un arrêt du 11 mars 2009, le Conseil d'Etat a ainsi annulé l'autorisation dérogatoire accordée par le préfet d'ouvrir le magasin Vuitton aux Champs Elysées, au motif que les biens vendus ne sont pas destinés à "faciliter l'accueil du public ou la détente de celui-ci" et ne sauraient être assimilés, en dépit de la queue que font les touristes devant la porte, à des "loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel", au sens du code du travail. Le flou des termes employés a suscité des pratiques très diverses, comme en témoigne l'affaire de Bobigny, les grandes surfaces de bricolage ayant obtenu des autorisations dérogatoires au motif que le fermeture était "préjudiciable au public", au public bricoleur évidemment.

La loi du 10 août 2009, créatrice d'anarchie

A cette interprétation quelque peu incertaine des conditions de dérogation s'ajoutent les innovations de la loi du 10 août 2009, qui crée un objet juridique nouveau, le "périmètre d'usage de consommation exceptionnel" ou PUCE... Créés par les préfets de région, ces PUCE sont des zones urbaines de plus d'un million d'habitants, marquées par des habitudes de consommation dominicale déjà installées ou dont les activités commerciales risquent d'être concurrencées par celles d'un pays voisin, c'est à dire dans les zones frontalières. Dans les PUCE, les salariés sont mieux protégés que dans les zones touristiques, avec un salaire supérieur de 50 % et un repos compensateur.
La loi de 2009 apparaît ainsi comme un texte qui refuse de remettre frontalement en cause le repos dominical, mais qui met en place une grande quantité de dérogations. Le résultat a été une pratique très anarchique, diversifiée selon les régions, les équilibres politiques et probablement beaucoup d'autres facteurs. Dans ces conditions, les ruptures d'égalité ne sont plus le fait du travail dominical mais de la loi elle même. En effet, la protection des employés est extrêmement différente selon le statut juridique de la dérogation.
Le tribunal de Bobigny a sans doute le mérite d'avoir montré qu'il est urgent d'engager une réflexion sur le repos hebdomadaire. Il ne fait guère de doute que la société évolue et que le travail du dimanche est déjà une réalité pour plus de huit millions de salariés qui n'en sont pas nécessairement mécontents. Mais cette évolution ne doit pas empêcher le maintien du repos hebdomadaire et la compensation financière que les salariés sont en droit d'attendre. En bonne logique juridique, il appartiendrait au législateur de se prononcer, mais...