« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 14 mars 2013

La répression pénale du mariage forcé, enfin.

Un projet de loi "portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice" a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 20 février 2013, et doit être bientôt défendu par le Garde des Sceaux. Ce type de texte passe bien souvent inaperçu, et certains juristes qualifient même de "lois poubelles" ces textes de bric et de broc destinés à réaliser une sorte de toilettage du droit positif par l'adjonction de dispositions plus ou moins disparates. En l'espèce, il s'agit de transposer dans notre droit des directives de l'Union européenne et un certain nombre de dispositions figurant dans des traités internationaux. Parmi ces derniers, la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, signée à Istanbul, le 11 mai 2011. 

La Convention d'Istanbul

Ce traité n'entrera en vigueur qu'à la dixième ratification, et, pour le moment seuls l'Albanie, le Portugal et la Turquie l'ont ratifié. Quant à la France, elle s'est, bien entendu, engagée à ratifier le traité, mais elle ne l'a pas encore fait. Rien n'interdit néanmoins d'engager la procédure d'adaptation du droit positif à ses dispositions, et c'est précisément l'objet du projet de loi. 

Parmi les dispositions de cette Convention, les plus importantes sont celles qui imposent aux Etats signataires de créer des infractions spécifiques pour réprimer les violences auxquelles les femmes sont plus particulièrement exposées. A dire vrai, le droit pénal français est déjà bien armé dans ce domaine, avec la répression du viol, des violences sexuelles, du harcèlement etc, mais la répression des mariages forcés demeure néanmoins très insuffisante. De nombreuses jeunes filles, souvent d'origine musulmane, sont cependant mariées contre leur gré, sous la pression de leur famille, le plus souvent dans un pays étranger. 

Insuffisances du droit positif

Pour le moment, le droit positif se montre très modeste dans ce domaine. La Cour européenne, dans une décision du 2 novembre 2010 Serife c. Turquie, précise que la législation turque qui impose un mariage civil et refuse de reconnaître une union purement religieuse ne viole pas le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention. En imposant l'intervention des autorités étatiques, la loi limite ainsi, sans toutefois l'exclure totalement, le risque de mariages reposant sur la pression familiale. 

La loi française du 4 avril 2006 porte, quant à elle, l'âge requis pour se marier à dix-huit ans, aussi bien pour l'homme que pour la femme. L'âge du mariage est désormais celui de la majorité, ce qui permet aux jeunes femmes de s'opposer un peu plus efficacement à la volonté de leur famille. Là encore cependant, le risque n'est pas nul, loin de là. 

La lutte contre les mariages forcés n'a pas dû mobiliser les mouvements féministes, sans doute trop centrés sur d'autres préoccupations, et très attachés au droit à la différence des populations étrangères. Dans l'indifférence générale,  le droit positif se ramène donc à ces deux règles, bien insuffisantes. D'une part, elles se bornent à offrir quelques échappatoires à des jeunes filles particulièrement courageuses, sans empêcher réellement les mariages forcés de celles qui n'auront pas le courage ou les moyens matériels de couper les liens avec leur famille. D'autre part, ces principes ne s'appliquent que sur le territoire national, alors que nul n'ignore que les mariages forcés ont généralement lieu à l'étranger.


 Chaos. Coline Serreau. 2001.
Rachida Brakni et Hajar Nouma

Pénalisation du mariage forcé

Le projet de loi, mettant en oeuvre la Convention d'Istanbul, introduit dans le code pénal un nouvel article 222-14-4 qui sanctionne d'une peine d'emprisonnement de trois années "le fait de tromper une personne aux fins de l'emmener à l'étranger pour la forcer à y contracter un mariage". Cette disposition est un instrument juridique fort utile, alors qu'il est pratiquement impossible de sanctionner l'union matrimoniale elle-même, considérée comme légale dans le pays où elle a été célébrée.

La nouvelle disposition ne sanctionne pas celui qui a célébré le mariage. Elle ne sanctionne pas davantage la contrainte elle-même, qu'il est généralement impossible de prouver, sauf si précisément la victime s'est enfuie. Mais, dans ce cas, le mariage forcé, par hypothèse, n'a pas eu lieu. Elle punit la tromperie, le mensonge d'un parent à l'égard de son enfant. La sanction touche ainsi la famille de la victime, qui est également l'auteur de son oppression. Conformément au droit français du mariage, ne considère pas le le père comme le "chef de famille", même s'il est, le plus souvent, à l'origine de l'union forcée. L'infraction permet évidemment le condamner, comme la mère ou le frère aîné qui, par leur silence, sont coupables de la même tromperie.

Le rejet du discours communautariste

Sur ce plan, le texte est fondamental, car il s'oppose de manière radicale à une vision communautariste de la famille, ce discours selon lequel notre vision du mariage est trop "européo-centrée", et que nous devons accepter les différences des autres sociétés. Et peu importe que les jeunes filles soient opprimées, traitées comme des objets que l'on peut vendre ou échanger... tous ces petits problèmes ne devraient ils pas disparaître dans quelques centaines d'années ?

De toute évidence, le projet de loi rompt avec ce discours, et affirme un volontarisme nouveau. Najat Valaut-Belkacem annonce d'ailleurs un second projet de loi sur les droits des femmes, qui devrait être déposé en mai 2013. Il devrait comporter "une disposition permettant aux femmes étrangères mais vivant sur le sol français (...) de bénéficier du droit français et non plus de leur droit d'origine pour ce qui est de leur droit personnel". Le droit français remplirait alors pleinement son rôle, qui est de promouvoir une politique d'assimilation dans le domaine des droits et garanties apportées aux femmes. Et, au premier chef, le droit de consentir à son propre mariage.





lundi 11 mars 2013

L'Open Data ou comment consacrer un droit d'accès aux données publiques

L'Open Data fait partie de ces concepts apparemment nouveaux qui ne font l'objet d'aucune traduction française, tant il convient de respecter la lumineuse pensée américaine, sans la dénaturer par une traduction qui ne pourrait que l'appauvrir. En réalité, l'Open Data désigne fort simplement l'ouverture des données publiques, y compris pour leur réutilisation. 

Cette notion a été récemment utilisée dans le programme dévoilé le 28 février par  Jean-Marc Ayrault. Il y annonce une volonté gouvernementale de "faire de l'ouverture des données publiques le levier de modernisation de l'action publique et de soutien au dynamisme économique". La charte déontologique signée par les ministres lors de leur entrée en fonctions se montre, quant à elle, plus modeste. Elle leur demande seulement d'oeuvrer à la mise à disposition gratuite et commode sur internet "d'un grand nombre" de données publiques. 

Les dangers du Soft Law

A l'exception des textes juridiques déjà accessibles depuis le  décret du 9 août 2002, l'accès aux données publiques relève donc, du moins pour le moment, du Soft Law, autre notion américaine qui désigne toute règle reposant sur la bonne volonté des intéressés et non pas sur la contrainte juridique. La plupart des éditeurs souhaitent évidemment l'adoption d'un "code de bonne conduite" qui leur permette de définir non seulement le cadre juridique, mais aussi le prix de la communication des données. De même, le Soft Law autorise une grande souplesse dans la définition des données concernées : toutes les informations détenues par les autorités publiques ou seulement "un grand nombre" d'entre elles ?

La consultation de la CNIL

La réflexion ne fait donc que commencer, et la CNIL annonce qu'elle va engager une consultation sur le sujet. Elle veut y associer à la fois l'administration et le secteur privé, dans le but de dégager un consensus, afin de contribuer à la "construction d'un Open Data durable". La Commission est surtout préoccupée par les conséquences d'une ouverture très large des données publiques qui pourrait paradoxalement porter atteinte à la protection des données personnelles. En effet, nombre d'informations relatives à la vie privée des individus ou à l'activité des entreprises sont confiées à l'administration. La réflexion de la CNIL vise ainsi à trouver où il convient de placer le curseur, entre l'accès à la totalité des données publiques d'un côté, et la protection trop tatillonne des secrets de l'autre.

La réflexion est un préalable indispensable à la décision. Encore faut-il cependant qu'il y ait bien décision, à l'issue de ce processus. La pire solution serait de maintenir une démarche de Soft Law, car l'ouverture des données publiques ne peut être effective que si elle est imposée par une norme juridique contraignante. 

Pouvoir réglementaire

Il est évidemment possible de considérer que l'accès aux données publiques relève du pouvoir réglementaire, et le décret du 9 août 2002 a déjà mis en place un "service public de la diffusion du droit par internet", qui s'est concrètement traduit par la mise en place du site Légifrance. Le recours à la notion de service public dans ce domaine présente bien des avantages, et plus particulièrement celui de pouvoir imposer la gratuité. Ce n'est pas négligeable, et une conférence récente organisée par la DILA a montré que certaines associations se plaignent amèrement d'être obligées de payer la réutilisation de certaines données publiques. 

Une loi sur l'accès aux données publiques

Un autre choix serait de considérer la communication des données publiques comme un élément des droits de la personne. Une loi pourrait alors intervenir pour définir les conditions de mise en oeuvre de l'Open Data. Ce choix pourrait s'appuyer sur un deux arguments essentiels.

Le premier est l'exemple américain, tellement apprécié dans ces domaines. Contrairement à ce que beaucoup de professionnels affirment avec assurance, le droit américain ne privilégie pas nécessairement le Soft Law, mais préfère souvent la loi. Dans un premier temps les lois fédérales se sont multipliées pour organiser l'accès aux informations des services fédéraux, avec le Freedom of Information Act de 1966 et le Governement in the Sunshine Act de 1976. Aujourd'hui, la communication des données publiques se développe au niveau des Etats fédérés, voire des collectivités territoriales. La ville de New York a ainsi adopté en 2012 la loi n° 11 mettant à la disposition du public tous les documents détenus par les services de la cité. Un portail unique a été créé, accessible à chaque internaute, sans aucune condition d'inscription et sans paiement d'une redevance.


Adam Zyglis. The Buffalo News. 2006

Le second argument est purement français, et chacun se souvient que ce qu'il est convenu d'appeler "la transparence administrative" a été imposé à des services réticents dès la fin des années soixante-dix, il y a maintenant plus de trente ans. La loi du 6 janvier 1978, le premier texte dans ce domaine, a donné à la personne fichée le droit d'accéder aux données qui la concernent. La loi du 17 juillet 1978 a consacré le droit d'accès aux documents administratifs, nominatifs ou non. Enfin la loi du 11 juillet 1979 a contraint l'administration a énoncer les motifs de ses décisions. L'expérience montre que cette petite révolution a été bien difficile à mettre en oeuvre, et que la loi a été nécessaire pour imposer la réforme. 

C'est dans cette direction que semble s'orienter le gouvernement, avec cependant quelques incertitudes sur la méthode employée.  Car si la CNIL engage une réflexion, si le gouvernement présente une feuille de route, le Sénat, quant à lui, devrait être saisi très prochainement d'un projet de loi de décentralisation qui, dans son article 111, impose aux collectivités locales la mise à disposition de leurs données publiques, à titre gratuit. N'est-il pas quelque peu étrange d'engager le travail législatif avant que la réflexion soit achevée ? Une telle initiative rend plus difficile le choix d'une loi spécifique destinée à accorder à toute personne intéressée un droit d'accès aux données publiques, qu'elles proviennent de l'Etat ou des collectivités locales. 


dimanche 10 mars 2013

Les hooligans et la garde à vue préventive

Dans son arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, la Cour européenne est saisie de la conformité à l'article 5 § 1 qui garantit le principe de sûreté, d'une procédure de garde à vue utilisée à des fins purement préventives. 

Le requérant est supporter de l'équipe de football de Brême. Il est connu des services de police, et a été condamné à huit reprises par la justice allemande, de 1996 à 2003, pour des violences commises à l'occasion de matchs de football. Le 10 avril 2004, la police de Francfort, ville dans laquelle un match contre Brême doit avoir lieu, décide d'encadrer, dès son arrivée à la gare, le groupe d'une trentaine de supporters de Brême auquel appartient M. Ostendorf. Elle confisque un certain nombre d'objets susceptibles d'être utilisés comme des armes, encadre le groupe, l'escorte dans ses déplacements, et le suit jusque dans un pub. A la sortie de l'établissement, la police constate cependant l'absence de M. Ostendorf qui est rapidement retrouvé, caché dans les toilettes des dames. La police décide alors son arrestation et son placement en garde à vue pendant quatre heures, la libération de l'intéressé n'intervenant qu'une heure après la fin du match. 

La garde à vue préventive

La garde à vue de M. Ostendorf a donc été décidée, non pas parce que des indices laissaient penser qu'il avait commis une infraction, mais pour empêcher qu'il commette une infraction particulièrement attentatoire à l'ordre public. Les recours du requérant devant les juges du Land de Hesse, puis devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe. Les magistrats de Hesse s'appuient sur la loi sur la sécurité du Land qui autorise la détention d'une personne lorsqu'il apparaît probable qu'une infraction grave et attentatoire à l'ordre public est sur le point d'être commise. Tel est le cas lorsqu'un hooligan se soustrait à la surveillance de la police, car on peut penser qu'il se prépare à participer à des violences. La Cour constitutionnelle, saisie ensuite, déclare le recours irrecevable, au motif que le requérant était fiché comme hooligan dans la base de données de la police de Brême, et qu'il était donc possible de lui interdire l'accès au stade ou de restreindre sa liberté de circulation. 

L'article 5 § 1 de la Convention énonce une liste limitative des motifs pour lesquels les autorités d'un Etat membre peuvent porter atteinte au principe de sûreté, et la Cour précise, dans une jurisprudence constante, que ces exceptions doivent faire l'objet d'une interprétation étroite (par exemple : CEDH, 21 juin 2011, Shimovolos c. Russie). La Cour va donc rechercher soigneusement quel fondement est utilisable en l'espèce.

La Belle Verte. Coline Serreau. 1996

Le respect d'une obligation légale

Elle commence par écarter celui énoncé par l'article 5 § 1 c), principalement invoqué par les autorités allemandes. Il énonce en effet qu'un individu peut être "arrêté ou détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des (...) des motifs raisonnables de croire à la nécessite de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci". La Cour précise que ces dispositions n'autorisent pas les autorités publiques à prendre des mesures générales à l'égard de telle catégorie de personnes ou de tel individu considéré comme dangereux pour la sécurité publique. La privation de liberté ne peut avoir pour objet que la saisine du juge pénal, qui doit entendre l'intéressé. Autrement dit, l'article 5 § 1 c) ne peut être utilisée que dans le cadre d'une procédure criminelle, principe rappelé par l'arrêt Ciulla c. Italie du 22 février 1989 . Tel n'est pas le cas en l'espèce, dès lors que les autorités allemandes reconnaissent que M. Ostendorf n'a été retenu qu'à titre préventif, sans qu'aucune infraction ait été commise. 

L'article 5 § 1 b) affirme qu'une personne peut être détenue "si elle a fait l'objet d'une arrestation ou d'une détention régulière, pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à une loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi". C'est sur ce fondement juridique que la Cour va finalement s'appuyer. Il ne fait pas de doute, en effet, que M. Ostendorf était parfaitement informé qu'il avait l'obligation de s'abstenir de toute violence, et la police lui avait formellement donné l'ordre de ne pas quitter le groupe de supporters qu'elle gardait sous son contrôle. En essayant de se soustraire à la surveillance policière, le requérant a révélé sa volonté de se soustraire à une "obligation prescrite par la loi". Dans une décision Iliya Stefanov c. Bulgarie du 22 mai 2008, elle admet, de la même manière, une garde à vue justifiée par la nécessité de recueillir la déposition d'un témoin dans une procédure pénale. Dans les deux cas, la garde à vue a pour objet de contraindre une personne à respecter une obligation légale.

Souplesse dans la garde à vue 

Avec l'arrêt Ostendorf, la Cour reconnaît la nécessité de disposer d'instruments juridiques dérogatoires au droit commun, lorsque les Etats sont confrontés à des menaces particulières. Il en est ainsi, lorsqu'ils doivent lutter contre le hooliganisme, mais aussi en matière de terrorisme ou de grande criminalité. C'est d'ailleurs le choix qui a été fait en France avec la loi du 5 juillet 2006, qui vise à "prévenir les violences lors des manifestations sportives". Cet objectif de prévention ne figure cependant que dans le titre, car le texte se borne à organiser la dissolution des associations de supporters qui ont recours à la violence. 

La Cour développe surtout une conception souple de la garde à vue qui peut, à titre exceptionnel, être utilisée à des fins préventives. Cette souplesse contraste avec les analyses développées en France sur la jurisprudence de la Cour en matière de garde à vue. N'est-elle pas perçue comme celle qui a fait plier un droit français qui refusait l'exercice des droits de la défense dès le début de la garde à vue ? Certains n'hésitent pas aujourd'hui à s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne pour considérer que la garde à vue constitue la première phase de l'instruction, et que la défense doit déjà disposer de l'ensemble du dossier pour en contester le contenu. Aujourd'hui, la Cour européenne affirme que la garde à vue peut être utilisée à des fins de police. Le rappel n'est sans doute pas inutile.



jeudi 7 mars 2013

La Charte des droits fondamentaux, le droit de l'Union, et le sac de Mary Poppins

Une décision rendue, sur question préjudicielle, le 26 février 2013 par la Cour de justice de l'Union européenne élargit le champ d'application de la Charte européenne des droits fondamentaux et impose ce texte comme un élément du standard européen des libertés publiques. Dans l'affaire Aklagaren c. Hans Akerberg Fransson, le demandeur est le ministère public suédois qui demande à la Cour de se prononcer sur l'application de la règle Non bis in idem en matière fiscale. Un citoyen de ce pays, accusé de fraude à la TVA, se plaint d'avoir fait l'objet de deux procédures successives, l'une fiscale et l'autre pénale. Il estime donc que le principe Non bis in Idem n'a pas été respecté, puisqu'il a été poursuivi et condamné deux fois pour les mêmes faits. 

La règle Non bis in idem est consacrée à la fois par l'article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l'homme et par l'article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Si les deux textes garantissent le même principe, ils n'ont pas nécessairement la même place dans l'ordre juridique de l'Union. En conséquence, la Cour écarte l'applicabilité de la Convention européenne mais retient celle de la Charte des droits fondamentaux.

La Convention européenne

Le Traité sur l'Union européenne mentionne que "l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne des droits de l'homme"(art. 6). Tant que l'UE n'a pas formellement adhéré à cette Convention, les principes qu'elle consacre font partie du droit de l'Union. En revanche, le droit de l'Union ne régit pas les rapport entre la Convention européenne et le droit des Etats membres et ne détermine pas davantage les conséquences que doivent tirer les juges nationaux en cas de conflit entre les droits garantis par la Convention et une règle de droit interne (CJUE, 24 avril 2012, Kamberaj). En l'espèce, la Cour ne peut donc pas invoquer la Convention européenne pour considérer que le droit de l'Etat n'est pas conforme au droit de l'Union.

La Charte des droits fondamentaux

La Charte des droits fondamentaux, quant à elle, n'est entrée que récemment dans le droit de l'Union européenne. Adoptée au sommet de Nice en décembre 2000 par le Conseil, la Commission et le parlement européen, elle n'a eu qu'une valeur déclaratoire jusqu'au traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, qui l'a intégrée au traité de l'Union européenne. Elle a donc une valeur conventionnelle.

Elle a, en revanche, un champ d'application relativement réduit, puisque son article 51 énonce quel les Etats membres ne sont liés par les dispositions de ce texte que "lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union". En l'espèce, il faut donc préalablement admettre que la fraude à la TVA relève du droit de l'Union, avant, le cas échéant, de s'appuyer sur l'article 50 de la Charte pour sanctionner la procédure pour non respect de la règle Non bis in idem.

Mary Poppins. Walt Disney. 1964

Le "droit de l'union", ou le sac de Mary Poppins

Avant toute appréciation au fond, la Cour doit se prononcer sur sa propre compétence. Elle doit donc apprécier si la procédure pénale engagée après une fraude à la TVA relève du droit de l'Union, condition indispensable à l'application de la Charte des droits fondamentaux. Non sans tirer quelques cheveux, la Cour estime que la TVA fait l'objet de dispositions communautaires, dès lors qu'elle est l'une des ressources propres de l'Union européenne. Alors même que la procédure pénale est laissée à la libre organisation des Etats membres et qu'elle ne constitue en rien la transposition d'une directive, la Cour considère qu'elle relève, en quelque sorte par ricochet, du droit de l'Union, puisque sa finalité est de lutter contre les déclarations inexactes, et donc de garantir les intérêts financiers de l'Union.

A partir de ce raisonnement, la Cour déduit que les dispositions de la Charte sont applicables au litige. En revanche, elle considère qu'un même fait peut entraîner à la fois une sanction administrative et une sanction pénale, principe d'ailleurs également reconnu par le droit français. La règle Non bis in idem n'est donc pas violée.

La solution d'espèce ne présente guère d'intérêt. Il n'en est pas de même du raisonnement par lequel la Cour y parvient. Tout est dans tout, et la notion de "droit de l'Union" devient le sac de Mary Poppins, dans lequel on peut faire entrer toutes sortes d'objets improbables, dès lors qu'ils ont un rapport, même indirect avec le droit de l'Union. Certes, la Cour prend garde d'ajouter que les Etats demeurent libres d'organiser comme ils l'entendent leur droit national, sous la seule réserve qu'il soit conforme aux principes posés par la Charte. Il n'empêche que des normes juridiques relevant du droit des Etats membres, et plus particulièrement de leur procédure pénale, peuvent désormais être soumises au contrôle de la Cour.

Ajoutons qu'à l'avenir, dès que l'Union aura adhéré à la Convention européenne, elle fournira une base juridique supplémentaire aux recours présentés devant la Cour de Justice. La jurisprudence actuelle a donc toutes chances d'être provisoire.

lundi 4 mars 2013

FREE se heurte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs

L'ordonnance de la Chambre des requêtes du TGI de Paris rendue le 1er mars 2013 illustre une tendance des entreprises privées à considérer que la recherche universitaire doit être à leur service, ou ne pas être.

Xavier Niel, le médiatique patron de Free, a vu rouge à la lecture d'un article paru dans Les Echos et rédigé par  Bruno Deffains, professeur de sciences économiques à l'Université Panthéon-Assas. Il y affirme que l'arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile et sa politique de prix va créer un véritable séisme dans ce secteur économique. La baisse globale du chiffre d'affaires du secteur risque donc d'engendrer entre 60 000 et 70 000 suppressions d'emplois. Aux yeux du Président de Free, cet article constitue l'élément d'une entreprise de dénigrement et de concurrence déloyale initiée par d'autres opérateurs mobiles. En d'autres termes, Bruno Deffains serait le sous-marin des autres opérateurs et son article serait une prestation rémunérée. Xavier Niel a donc décidé de saisir le TGI de Paris

Encore faut-il démontrer le bien-fondé d'une telle accusation, et Xavier Niel a donc sollicité du Président du TGI une ordonnance autorisant la désignation d'un huissier, pour se rendre au domicile du défendeur, faire des investigations sur le disque dur de son ordinateur et se saisir de tous les documents et sources liés à l'article contesté. Il appuie cette demande sur l'article 145 du code de procédure civil qui mentionne : "S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé". Bruno Deffains a donc vu l'huissier arriver chez lui, aux petites heures de la matinée du 17 décembre 2012, et saisir une partie de son disque dur. Il demande donc au juge des référés de rétracter son ordonnance et d'ordonner la destruction immédiate des fichiers saisis. La décision rendue le 1er mars lui donne satisfaction sur les deux demandes.

A l'appui de son recours, Bruno Deffains invoque toute une série d'arguments, parmi lesquels l'atteinte à sa vie privée et au secret des correspondances (des courriels ont également été saisis) ainsi qu'au secret des affaires, puisqu'il est également consultant au profit de certaines entreprises. Les deux points essentiels résident cependant dans l'interprétation qui doit être donnée de l'article 145 du code de procédure civile, et dans l'atteinte à la liberté d'expression et à l'indépendance des professeurs des universités.

David avec la tête de Goliath. Le Caravage. 1606


Champ d'application de l'article 145 cpc

Xavier Niel considère que sa demande de saisie est indispensable, pour pouvoir apporter la preuve du dénigrement et de la concurrence déloyale. Il sait que l'universitaire consulte pour certaines entreprises, dont l'une qui a ses concurrents pour clients, en particulier SFR, Orange et Bouygues Telecom. En saisissant le disque dur de Bruno Deffains, il voudrait prouver que le rapport rédigé par ce dernier, et qui a service de base à l'article des Echos, était en réalité une activité rémunérée par ses concurrents.

Il est vrai, et le juge le rappelle, que les mesures d'urgence énoncées par l'article 145 cpc  ne sont pas limitées à la conservation des preuves, dans le but d'empêcher leur destruction. Elles peuvent aussi être utilisées pour établir ces preuves, avant d'engager une action contentieuse. Ces investigations ne peuvent cependant être ordonnées que si, et seulement si, il existe des indices sérieux de nature à laisser penser que ces preuves existent. Tel n'est pas le cas en l'espèce, et le juge fait remarquer que rien ne laisse penser que l'article de Bruno Deffains constitue l'élément d'une campagne de presse diligentée par les concurrents de Free. Le fait que l'auteur ait consulté pour une entreprises dont ces derniers sont clients n'est pas suffisant pour laisser présager l'existence d'un lien direct entre l'auteur de l'article et ces sociétés.

Ce refus opposé par le juge est une bonne nouvelle pour notre système judiciaire. Il empêche en effet les saisies de l'ensemble des archives d'une personne privée, avec l'espoir de trouver quelque preuve, en quelque sorte par hasard. Cette pêche miraculeuse risquerait d'ailleurs de susciter des atteintes au secret des affaires, au moment précis où le législateur se préoccupe de le renforcer et d'en développer la sanction.

L'indépendance des professeurs

L'analyse du juge repose sur le respect de la liberté d'expression garantie à la fois par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'atteinte à la liberté d'expression suffisait, en soi, à fonder la décision. Mais le juge appuie également son refus d'autoriser une intrusion dans l'ordinateur de l'auteur du rapport sur "les principes d'indépendance qui protègent les travaux qu'il effectue en qualité de Professeur et de chercheur". Cette formulation renvoie directement à la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 20 janvier 1984 qui fait de l'indépendance des Professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, de valeur constitutionnelle. Le Conseil d'Etat avait déjà fait application de cette jurisprudence, dans sa décision Association amicale des professeurs titulaires du muséum d'histoire naturelle de 1992. C'est aujourd'hui le tour du juge civil, et cette référence ne peut que renforcer l'ancrage dans le droit positif du principe de l'indépendance des Professeurs.

Ce rappel est particulièrement nécessaire à une époque où les entreprises n'hésitent plus à user de procédés confinant à l'intimidation pure et simple. Ne s'agit-il pas de disqualifier une étude universitaire en prétendant qu'elle a été rémunérée par un concurrent ? Rien n'interdisait à Free de publier un autre étude montrant que Bruno Deffains se trompait, ou qu'il avait une vision trop pessimiste de l'avenir du secteur de la téléphonie mobile. Le débat pouvait fort bien s'ouvrir sur le terrain scientifique, dans le respect de la loyauté, de la liberté d'expression et de l'indépendance des professeurs. Sur ce point, la décision du juge civil a le mérite de poser des règles claires, et de garantir aux professeurs que leurs travaux scientifiques sont à l'abri de ce type de manipulation.


vendredi 1 mars 2013

Hadopi : Le rapport sur les moyens de lutte contre le streaming et le téléchargement illicite

Le 25 février 2013, Mireille Imbert-Quaretta, membre de la Commission de protection des droits de la Hadopi, a remis son rapport sur les moyens de lutte contre le streaming et le téléchargement direct de contenus illicites. Il lui avait été commandé par la Présidente de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI). Observons d'emblée que ce document n'a guère suscité l'intérêt des médias, même spécialisés. Sans doute sont ils davantage attentifs aux bruits annonçant la disparition pure et simple d'Hadopi, d'ailleurs relayés par Madame Imbert-Quaretta elle-même. 

Le téléchargement direct et le streaming ont en commun de permettre aux internautes d'accéder à des oeuvres protégées par les droits de la propriété intellectuelle, sans l'autorisation des titulaires de ces droits. Concrètement, ces oeuvres sont stockées sur des sites, et il est possible d'y accéder, soit de manière durable par téléchargement direct, soit par un simple visionnage des contenus (streaming). Ces technologies succèdent peu à peu aux anciens systèmes "de pair à pair" , dans lesquels les ordinateurs des internautes se connectaient à un serveur central permettant de rechercher des fichiers stockés sur les disques durs des utilisateurs. 

Les limites de la répression pénale

La sanction pénale est, depuis longtemps, au coeur du dispositif de lutte contre ces pratiques. Celle-ci a d'ailleurs été renforcée par la loi du 1er août 2006, qui crée un nouvel article L 335-2-1 du code de la propriété intellectuelle, sanctionnant les personnes fournissant des logiciels destinés à permettre la contrefaçon et celles qui incitent à leur usage. En même temps, s'est développée une approche pénale spécifique, permettant de sanctionner avec davantage de rigueur la contrefaçon, lorsqu'elle est liée à la criminalité organisée. 

Le rapport met en lumière les limites de cette répression pénale, qui ne donne lieu qu'à très peu de poursuites judiciaires et à des condamnations relativement modestes. C'est ainsi que les créateurs du site Radioblog, qui enregistrait jusqu'à 800 000 visites par jour, ont été condamnés à neuf mois d'emprisonnement avec sursis et 10 000 € d'amende, sanction confirmée par la Cour de cassation le 25 septembre 2012. Le rapport des sénateurs Béteille et Yung, publié en février 2011, remarque à ce propos que les victimes de contrefaçon s'adressent à 75 % à la juridiction civile, sans doute précisément parce que les sanctions pénales sont trop légères. Enfin, les procédures de notification et les demandes de retrait de contenu adressées aux hébergeurs de ces sites sont assez largement dépourvues d'efficacité.


Ce constat ne prête pas vraiment à contestation, mais les conséquences qu'en tire le rapport Imbert-Quaretta témoignent d'une réelle incertitude sur la voie qui doit être suivie.




Un éco-système

Le rapport Imbert-Quaretta envisage l'ensemble des technologies de streaming et de téléchargement illégal comme un "éco-système", de plus en plus dominé par des opérateurs professionnels qui créent des sites permettant une contrefaçon à grande échelle. Interviennent aussi des moteurs de recherche qui orientent l'internaute vers les sites, des fournisseurs d'instruments de paiement et des fournisseurs de contenu publicitaire. Cette vision englobante conduit le rapport à préconiser une certaine forme d'autorégulation par les professionnels du secteur. On connait bien cette démarche qui privilégie les codes de conduite et les normes déontologiques, parfois au détriment de la sanction juridique. 

Entre la sanction pénale et les codes de conduite, le rapport ne choisit pas. Il préfère affirmer qu'"il n'y a pas de solution unique", mais une multitude de choix possibles, allant de l'accroissement de la répression, à la mise en oeuvre de politiques publiques favorisant notamment "l'implication des intermédiaires dans la prévention" des infractions. On imagine assez mal l'impact d'une telle politique de sensibilisation à l'égard d'entreprises bien souvent liées à la criminalité organisée et domiciliées en Russie. A cet égard, le rapport ne témoigne guère d'une politique volontariste. Il est plutôt le révélateur d'un certain sentiment d'impuissance des pouvoirs publics