« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 5 octobre 2012

La Kafala, pluralisme culturel ou intégration ?

La Kafala est institution propre aux pays musulmans, qui s'analyse comme une sorte de tutelle légale exercée sur un mineur, dans des sociétés dans lesquelles l'adoption n'existe pas. La décision Harroudji c. France rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 4 octobre 2012 concerne précisément la question de l'articulation entre la Kafala et l'adoption. La requérante, de nationalité française a obtenu une Kafala des tribunaux algériens, c'est à dire le droit de "recueil légal" d'une enfant née sous X et de père inconnu en 2003. Elle souhaite obtenir des tribunaux français un jugement d'adoption plénière de la fillette.  

Un tutorat renforcé

Cette procédure de  "Kafala", figure dans l'article 46 du code de la famille algérien, qui  précise que l'adoption "est interdite par la Charia et la loi"(art. 46). L'adulte qui en est le titulaire dispose de l'autorité parentale et de la possibilité de transmettre son nom de famille à l'enfant. En revanche, aucun lien de filiation n'est établi par la Kafala, et c'est précisément ce que voudrait obtenir Mme Harroudji, qui a déposé une requête en adoption plénière devant les tribunaux français. Ces derniers ont rejeté sa demande, en s'appuyant sur l'article 370-3 du code civil, qui énonce que "l'adoption d'un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France". Ce texte est issu de la loi du 6 février 2001 sur l'adoption internationale, et met fin à une jurisprudence libérale de la Cour de cassation, qui acceptait depuis une décision du 10 mai 1995 de transformer la Kafala en adoption, dès lors que la demande émanait du représentant du mineur.

Le "respect du pluralisme culturel"

La décision de la Cour européenne se borne donc à considérer que le droit français ne comporte aucune violation de la Convention. Pour la Cour, le droit au respect de la vie privée et familiale n'est pas en cause, dès lors que l'enfant a une vie normale, et que l'autorité parentale est exercée à son égard. La Cour fait d'ailleurs remarquer que la position des Etats membres du Conseil de l'Europe à l'égard de la Kafala est très diversifiée. Dans certains pays, la Kafala n'est pas un obstacle à l'adoption (Belgique, Danemark, Finlande, Grèce, Irlande, Pays Bas, Royaume-Uni, Suède et Suisse). En France,  comme en Albanie, en Allemagne, en Arménie, en Géorgie et dans une dizaine d'autres, le droit positif considère la Kafala comme une sorte de tutelle ou de curatelle qui empêche l'adoption. Faute de pouvoir reconnaître un consensus en ce domaine, la Cour européenne laisse donc chaque Etat libre d'apprécier la place qu'il entend donner à cette pratique. Elle observe d'ailleurs que la loi française présente l'avantage de "favoriser l'intégration d'enfants d'origine étrangère sans les couper immédiatement des règles de leur pays d'origine" et "respecte le pluralisme culturel".

Jeune Orientale. Ecole française. XXè siècle. Collection particulière

On comprend évidemment, et les autorités françaises ne s'en cachent pas que cette rigueur repose d'abord sur la volonté d'éviter les conflits de loi en matière d'adoption, dès lors que le statut d'adopté de l'enfant risque de ne pas être reconnu dans son pays d'origine. Il n'en demeure pas moins que ce "pluralisme culturel" suscite d'autres difficultés juridiques. 

La Cour estime en effet que l'intérêt supérieur de l'enfant n'est pas réellement violé par la loi française, dans la mesure où l'enfant n'est pas privé d'une vie familiale. C'est vrai, mais la loi du 6 février 2001, met néanmoins les familles dans des situations parfois très difficiles. Dans plusieurs avis, le Défenseur des enfants a lui-même insisté sur les difficultés administratives qu'elles rencontrent, par exemple en matière de droits sociaux ou d'obtention d'un visa. Plus grave encore, l'enfant ne bénéficie d'aucun droit sur la succession et sa situation, en cas de décès de ses parents titulaires de la Kafala, risque de se révéler extrêmement précaire.

La nationalité, ou comment contourner la Kafala 

Pour pallier ces inconvénients, et contourner l'obstacle de la Kafala, on peut se demander si l'intégration n'est pas préférable au "pluralisme culturel". L'article 21-12 du code civil prévoit qu'un enfant qui, depuis au moins cinq années, est recueilli en France et élevé par une personne de nationalité française, peut réclamer la nationalité française jusqu'à sa majorité. Certes, ce délai est très long, alors que l'acquisition de la nationalité est immédiate pour l'enfant qui fait l'objet d'une adoption plénière. Mais cette acquisition de la nationalité aura au moins pour effet de rendre l'enfant adoptable. Une réponse ministérielle du Garde des Sceaux, en date du 21 août 2008, confirme cette interprétation. Madame Harroudji a donc tout intérêt à inverser les procédures. Au lieu d'obtenir l'adoption avant la nationalité, il est préférable d'obtenir la nationalité avant l'adoption. Reste que ce délai de cinq années avant l'obtention de la nationalité place l'enfant dans une situation juridiquement précaire. Le "respect du pluralisme culturel" revendiqué par la Cour européenne conduit ainsi à une situation discriminatoire.


mardi 2 octobre 2012

QPC : Le statut des gens du voyage devant le Conseil constitutionnel

La QPC sur laquelle le Conseil constitutionnel devrait se prononcer le 5 octobre 2012 constitue une justification exemplaire de la procédure de QPC. Les dispositions contestées sont les articles 2 à 11 de la loi du 3 janvier 1969 organisant le régime juridique applicable aux gens du voyage, texte qui est lui même l'héritage d'une loi du 16 juillet 1912 relative aux "nomades et aux vagabonds". En 1969, le Conseil ne s'était pas prononcé sur ce texte, puisque, à l'époque, il ne pouvait être saisi que par le Président de la République et les présidents des deux assemblées parlementaires. Or, après son entrée en vigueur, des doutes de plus en plus importants sont apparus sur sa constitutionnalité. A l'occasion d'un recours dirigé contre un décret d'application de la loi de 1969, le Conseil d'Etat, dans une décision du 17 juillet 2012, a donc fort logiquement transmis la QPC, permettant enfin le contrôle de la constitutionnalité de ce texte. 

Un statut dérogatoire

La loi de 1969 comporte deux éléments, qui constituent l'essentiel d'un statut dérogatoire imposé aux gens du voyage, alors même que l'écrasante majorité d'entre eux est de nationalité française. Le premier consiste à imposer une commune de rattachement à "toute personne n'ayant ni domicile ni résidence fixe de plus de six mois dans un Etat membre de l'Union européenne". Le second impose la détention d'un carnet de circulation qui mentionne cette commune de rattachement et doit être visé tous les trois mois par les autorités de police. En cas de manquement à cette obligation, une peine de trois mois à une année de prison peut être prononcée. 

Le choix d'une commune de rattachement

Pour les avocats des requérants, ce caractère dérogatoire suffit, en quelque sorte, à caractériser une atteinte à l'égalité devant la loi, garantie par les articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789. Encore faut-il cependant que l'atteinte au principe d'égalité s'applique à des personnes en situation identique, et qu'elle soit disproportionnée par rapport au but poursuivi. Ce n'est pas si simple dans le cas de la loi de 1969, car les personnes concernées sont évidemment dans une situation juridique particulière. En l'absence de domicile, elles ne peuvent exercer les droits et obligations qui imposent une condition de résidence. La commune de rattachement permet aux gens du voyage de payer leurs impôts certes, mais aussi de voter, de se marier, ou de bénéficier des droits sociaux. Imposer une commune de rattachement emporte effectivement une atteinte à l'égalité devant la loi, mais elle s'applique à des personnes dans des situations juridiques différentes, et rien ne dit que le Conseil l'estimera excessive, dès lors qu'elle a pour objet de lutter contre l'exclusion.

Le quota de 3 % 

En revanche, la disposition de la loi de 1969 selon laquelle la proportion de gens du voyage rattachés à une commune ne doit pas dépasser 3 % de la population municipale (art. 8) pose un problème de constitutionnalité beaucoup plus immédiat. Elle porte atteinte en effet à la liberté du choix du domicile, dont le Conseil rappelle qu'elle constitue l'une des composantes du droit au respect de la vie privée (par exemple, dans la décision du 13 janvier 2005). Dès lors que le quota de 3% est dépassé, l'intéressé ne peut pas s'installer dans la commune de son choix, même s'il est vrai que des dérogations sont possibles lorsqu'il y a déjà des attaches familiales.

Hergé. Les bijoux de la Castafiore. 1963

Discrimination dans l'exercice du droit de vote

L'exercice des droits de la citoyenneté est également sérieusement entravé par la dispositif mis en place par la loi de 1969. En effet, une fois choisie sa commune de rattachement, la personne doit attendre trois  années pour pouvoir s'inscrire sur les listes électorales (art. 10). Cette disposition est cette fois directement discriminatoire. Tout citoyen français qui s'installe sur le territoire d'une commune peut en effet s'inscrire sans délai sur les listes électorales, et les gens du voyage se voient ainsi exclus du droit de vote durant trois années, sans aucune justification. La situation est particulièrement grave pour les jeunes gens. En effet, ils doivent choisir leur commune de rattachement à l'âge de seize ans, ce qui signifie que, compte tenu du délai de trois années qui leur est imposé avant leur inscription sur les listes, ils ne pourront exercer leur droit de vote qu'à l'âge de dix neuf ans. Or, l'article 3 de la Constitution précise que le droit de vote est exercé par "tous les nationaux français majeurs (...)". L'âge de dix-huit est donc constitutionnalisé, ce qui rend  la loi de 1969 directement inconstitutionnelle. 

Le carnet de circulation

Le carnet de circulation que les gens du voyage doivent détenir dès l'âge de seize ans, constitue l'instrument de mise en oeuvre de cette politique. A son égard, le Conseil constitutionnel pourrait exercer son contrôle de proportionnalité. Car s'il admet la nécessité d'une commune de rattachement, on ne voit pas pourquoi ce choix se traduirait par des contraintes de nature policière. La situation des gens du voyage ressemble étrangement, sur ce point, à celle des personnes placées en résidence surveillée. Or, ce carnet de circulation, visé trimestriellement par la police, est un document purement civil et non pas pénal. La fréquence des contrôles ne saurait donc reposer sur des motifs d'ordre public, et elle apparaît disproportionnée par rapport à l'objectif de ce carnet de circulation qui est, tout simplement, de permettre l'exercice des droits du citoyen par les gens du voyage. Ce carnet de circulation ne devrait-il pas être tout simplement supprimé, dès lors que l'intéressé est dûment inscrit sur les différents fichiers qui le concernent, qu'il s'agisse du rôle fiscal ou des listes électorales ?

Le Conseil constitutionnel devrait donc, du moins on peut l'espérer, imposer une réforme de la loi de 1969. Peut-être prononcera-t-il son abrogation globale ? C'est une hypothèse possible, si l'on considère qu'une proposition de loi avait été déposée le 15 décembre 2010 devant l'assemblée nationale demandait précisément cette abrogation. Elle avait alors été initiée par le député Jean-Marc Ayrault, et la majorité de l'époque ne lui avait donné aucune suite. 


dimanche 30 septembre 2012

La Cour européenne confirme l'accouchement sous X "à la française"

Dans un arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, la Cour européenne sanctionne la loi italienne qui interdit toute procédure d'accès aux origines au profit des enfants nés d'une femme "qui ne consentait pas à être nommée". Certains voient dans cette décision un premier pas vers la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines,  et une certaine forme de remise en cause de la jurisprudence Odièvre qui, en 2003, avait déclaré conforme à la Convention européen le dispositif français d'accouchement "sous X".  Il est vrai que l'on croit aisément ce que l'on désire. En réalité, la décision Godelli, en condamnant la loi italienne, ne fait que renforcer la loi française.

Comment résoudre un conflit de normes ? 

La Cour européenne reconnaît que les origines biologiques font partie de l'histoire personnelle de chacun. A ce titre, elles relèvent de la vie privée et familiale, garantie par l'article 8 de la Convention européenne. Comme elle l'avait déjà affirmé dans les arrêts Mikulic c. Croatie de 2002 et Odièvre de 2003, la Cour reconnaît que l'article 8 "protège un droit à l'identité et à l'épanouissement personnel", droit à l'identité dont fait évidemment partie la connaissance de celle des parents biologiques.

Ce rattachement de l'accès aux origines à l'espace de la vie privée est parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour européenne. Il n'est pas sans conséquence, puisqu'il permet au juge européen d'admettre la recevabilité de la requête. En revanche, dès lors que l'accès aux origines est un élément de la vie privée, il ne constitue pas un droit autonome et doit être concilié avec les autres facettes du droit à la vie privée. Sur ce point, la décision Godelli pose le délicat problème des conflits de normes. Entre la vie privée de la mère et celle de l'enfant, laquelle doit l'emporter ? La réponse à une telle question peut être confiée à des comités d'éthique, ou au juge. C'est précisément ce type d'arbitrage que doit rendre la Cour européenne dans l'affaire Godelli c. Italie.



France Gall. Si Maman si. 1977



Le caractère irréversible de l'anonymat

La Cour européenne sanctionne la loi italienne parce que l'équilibre entre les différents droits en présence n'est pas respecté. En effet, l'anonymat de la mère qui "ne consentait pas à être nommée" est irrréversible en droit italien. Aucune procédure n'est organisée pour qu'ultérieurement, et notamment lorsque l'enfant aura atteint l'âge adulte, cet anonymat soit levé. Aucune instance ne peut être saisie afin de prendre contact avec la mère biologique et lui demander si elle consentirait à une levée du secret des origines. Ce n'est donc pas l'anonymat qui est sanctionné, mais son caractère irréversible.

A contrario, le système français de l'"accouchement sous X" se trouve validé par la Cour européenne. Il est vrai que la décision Odièvre avait déjà affirmé que la loi française n'emportait aucune violation de l'article 8 de la Convention. Mais l'arrêt Gardelli permet de préciser que l'accouchement sous X ne peut exister que si le droit positif met en place une procédure permettant la levée de l'anonymat, en quelque sorte par consentement. C'est effectivement la mission du Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP), créé par la loi du 22 janvier 2002. Cette autorité indépendante reçoit les demandes d'accès aux origines formulées par les enfants nés sous X. Elle prend alors contact avec la mère biologique, et lui demande si elle souhaite que son identité soit communiquée à l'enfant. Celle-ci peut refuser, ce qui montre que l'accès aux origines est une faculté, mais pas un droit.

Après l'arrêt Odièvre, après aussi la décision du Conseil constitutionnel rendue sur QPC le 16 mai 2012 qui consacrait la constitutionnalité de la loi française, la décision Gardelli renforce la procédure d'accouchement sous X. Alors même que celle-ci semblait devoir céder sous les pressions des partisans de la consécration d'un droit d'accès aux origines, elle est aujourd'hui considérée comme l'instrument d'un équilibre entre deux histoires également douloureuses, celle d'une mère,  souvent très jeune ou dans une situation précaire, qui n'a pas pu assumer sa grossesse, et celle d'un enfant à la recherche de son identité.




jeudi 27 septembre 2012

OGM, pouvoir de police et principe de précaution

Les résultats pour le moins inquiétants d'une étude menée par l'équipe du Professeur Séralini relancent le débat scientifique sur les OGM, et contribuent ainsi à occulter le débat juridique.  Un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 24 septembre 2012 vient pourtant le relancer.

Dans l'affaire soumise au Conseil d'Etat, le maire de Valence, se fondant sur le principe de précaution, a pris un arrêté, durant l'été 2008, interdisant pour une durée de trois ans la culture des OGM sur le territoire de la commune. Le Tribunal administratif de Grenoble, puis la Cour administrative de Lyon, saisis par le préfet du département en déféré, ont considéré cet arrêté illégal, solution confirmée par le Conseil d'Etat. En se fondant sur le principe de précaution, le maire est sorti du cadre de son pouvoir de police générale, et sa décision est donc entachée d'incompétence.

Une police spéciale

La loi du 13 juillet 1992 organise un régime d'autorisation préalable à la culture des OGM, notamment lorsqu'elle a lieu en plein air et emporte un risque de dissémination d'organismes génétiquement modifiés. Dans ce cas, les risques sont appréciés par le Haut conseil des biotechnologies, et l'autorisation est, éventuellement, accordée par le ministre de l'agriculture, après avis du ministre de l'environnement. Pour le Conseil d'Etat, ce régime juridique est donc celui d'une police spéciale, mise en oeuvre par l'Etat. Les élus locaux sont seulement invités à organiser des réunions d'information, dans l'hypothèse où l'on envisage d'accorder l'autorisation de cultiver des OGM sur leur commune. Ils ne sont donc pas compétents pour interdire purement et simplement cette culture.

La position du Conseil d'Etat peut sembler parfaitement logique, et on comprend qu'il s'agit d'empêcher la prolifération d'initiatives locales, qui entraveraient l'exercice de la police spéciale prévue par la loi. Il n'empêche que, sur le plan strictement juridique, la police générale du maire n'est pas incompatible avec un régime de police spéciale. L'exemple le plus connu est celui de la police du cinéma. L'octroi d'un visa d'exploitation au plan national n'empêche par le maire de prendre une décision de police générale interdisant un film sur le territoire de sa commune, lorsque cette diffusion risque de susciter des troubles à l'ordre public ou lorsque des "circonstances locales" le justifient. Dans ce cas cependant, c'est la notion d'ordre public qui est mise en avant, et non pas le principe de précaution. 

Vincent Van Gogh. Champ de blé derrière l'hospice. 1889


La méfiance des juges à l'égard du principe de précaution

Pour mettre sa commune à l'abri des OGM, le maire de Valence aurait sans doute dû se placer résolument sur le fondement de l'ordre public, et invoquer, par exemple, un risque de troubles causés par des militants écologistes "faucheurs" d'OGM. Pour le juge administratif, en invoquant le principe de précaution, le maire du Valence sort du cadre de son pouvoir de police générale. Sur ce point, la décision du Conseil d'Etat illustre la méfiance des juridictions à l'égard de ce principe de précaution, qui ne constitue pas un élément de l'ordre public susceptible de fonder une mesure de police. 

Sur ce point, l'arrêt du 24 septembre 2012 ressemble étrangement à celui du 26 octobre 2011, rendu à propos des antennes-relais de téléphonie mobile, dont certains élus refusaient l'installation sur le territoire de leur commune, en invoquant le principe de précaution. Après plusieurs décisions de combat des juges du fond, le Conseil d'Etat a brutalement mis fin à ces initiatives municipales, en estimant que l'implantation des antennes relais relèvent des autorités de l'Etat et non pas des collectivités territoriales.

En dépit de sa valeur constitutionnelle, le principe de précaution ne parvient pas à pénétrer durablement dans la jurisprudence, comme si le juge refusait de se l'approprier. Les raisons de cette réticences doivent sans doute être recherchés dans l'imprécision d'une notion intégrée dans la Constitution en février 2005 par le vecteur de la Charte de l'environnement. Depuis cette date, on n'en finit pas de se demander quel est le contenu du principe de précaution, et quel est son champ d'application. Dès lors que personne ne sait répondre à ces questions, le juge préfère sans doute oublier le principe de précaution et s'appuyer sur des fondements juridiques plus stables. 



mardi 25 septembre 2012

Accès au dossier durant la garde à vue : les avocats en route vers la Cour européenne

Dans une décision du 19 septembre 2012,, la Chambre criminelle de la Cour de cassation persiste dans son refus : la communication à l'avocat de l'ensemble du dossier pénal de la personne placée en garde à vue n'est pas un élément du droit au procès équitable, tel qu'il est consacré par l'article 6 § 3 de la Convention européenne. En l'espèce, la juridiction suprême casse une décision de la Cour d'appel d'Agen intervenue le 24 octobre 2011, jurisprudence de combat qui considérait que l'assistance de l'avocat durant toute la durée la garde à vue ne pouvait être effective que si ce dernier avait accès à l'ensemble du dossier.

Bien entendu, la décision de la Cour de cassation fait déjà l'objet de vives critiques. Les avocats y voient une atteinte aux droits de la défense durant la garde à vue, droits finalement consacrés dans la loi du 14 avril 2011. Mis dans l'impossibilité d'accéder au dossier pénal de leur client avant les auditions et les confrontations, il considèrent que le principe d'égalité des armes n'est pas respecté durant la garde à vue.

L'équilibre entre les nécessités de l'enquête et les droits de la défense

Ces arguments ne doivent pas être négligés, loin de là, mais il convient aussi d'entendre ceux du juge.   Ils reposent sur la recherche d'un équilibre entre les nécessités de l'enquête et celles du respect des droits de la défense. Dans notre procédure pénale, la garde à vue a pour finalité la recherche de l'auteur d'une infraction, dans le délai extrêmement bref de vingt-quatre heures, renouvelable une fois. Le débat contradictoire sur les éléments de preuve recueillis durant l'enquête ne se développe pas durant la garde à vue, mais intervient plupart devant le juge d'instruction, puis devant les juridictions de jugement. L'article 63-4-1 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011, autorise donc l'avocat à consulter seulement le procès verbal de notification du placement en garde à vue, le certificat médical ainsi que les procès verbaux d'audition, une fois qu'elle a eu lieu. Pour la Cour de cassation, la communication de ces trois types de pièces suffit à garantir le respect des droits de la défense durant la garde à vue.

La femme à abattre. Raoul Walsh. 1951. Humphrey Bogard


Dans un arrêt du 11 juillet 2012, la Cour de cassation avait déjà considéré que ces dispositions étaient conformes à l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans la mesure évidemment où l'avocat du gardé à vue avait effectivement pu consulter les pièces énumérées à l'article 63-4-1 du code pénal. Sur ce point, la jurisprudence de la Chambre criminelle s'appuie sur celle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 18 novembre 2011 rendue sur QPC, ce dernier a en effet considéré que la conciliation entre la recherche des auteurs d'infraction et les droits de la défense constitutionnellement garantis était convenablement assurée dans la loi du 14 avril 2011.

Qu'il s'agisse du contrôle de conventionnalité par la Cour de cassation, ou de constitutionnalité par le Conseil constitutionnalité, la jurisprudence est identique. Les droits de la défense n'imposent pas une règle absolue de communication de l'ensemble des pièces du dossier, du moins durant la garde à vue.

Vers la saisine de la Cour européenne

Bien entendu, les avocats ne sont pas décidés à abandonner le combat. La décision de la Cour de cassation a pour intérêt, et c'est bien le seul de leur point de vue, de marquer l'épuisement des recours internes. La voie de la Cour européenne est donc ouverte, et il faut reconnaître qu'il n'est pas sans espoir. Dans l'arrêt Sapan c. Turquie du 20 septembre 2011, la Cour déclare en effet le droit turc non conforme à l'article 6 § 3, dans la mesure précisément où l'avocat du requérant n'est pas autorisé à avoir accès aux pièces du dossier. Dans le domaine de la garde à vue, depuis l'arrêt Salduz du 27 novembre 2008, il est vrai que les condamnations de la Turquie précèdent de peu les condamnations de la France.

Certes, mais à supposer qu'intervienne une condamnation du système français par la Cour européeenne, le problème serait-il résolu pour autant ? La hiérarchie des normes incite, en effet, à considérer que la législation française dans ce domaine peut être considérée comme verrouillée par la décision du Conseil constitutionnel. Une validation constitutionnelle n'a t elle pas une valeur supérieure à une invalidation conventionnelle ? 

vendredi 21 septembre 2012

QPC : Les taureaux victimes d'une loi identitaire

La décision rendue sur QPC le 21 septembre 2012 est certainement très décevante pour ceux qui considèrent la corrida comme un spectacle barbare, mais pas inattendue. Les auteurs de la QPC, en l'espèce le Comité radicalement anti-corrida (CRAC), contestaient l'article 521-1 du code pénal. Issu d'une loi du 19 novembre 1963, celui-ci punit les actes de cruauté envers les animaux, cruauté désormais passible d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux courses de taureaux (et aux combats de coqs), lorsqu'une "tradition locale ininterrompue peut être invoquée". Autrement dit, la loi ne nie pas que la corrida entraine effectivement des actes de cruauté envers les animaux, mais leurs auteurs ne sont pas poursuivis lorsque cette cruauté s'exerce à l'égard des taureaux, entre Nîmes et Arles. Pour satisfaire une "tradition locale", le législateur n'a donc pas hésité à établir une dérogation à la loi pénale, dans le seul but de répondre à une revendication identitaire. 

L'avocat des requérants, parmi une série d'arguments reposant sur les sondages défavorables à la corrida ou le fait qu'Afflelou avait renoncé à sponsoriser ces manifestations, a soulevé deux moyens juridiques à l'appui de l'abrogation de cette disposition.

Egalité devant la loi

Le premier, et le plus sérieux, est le non respect du principe d'égalité devant la loi, consacré par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il est vrai que l'approche identitaire, pour ne pas dire communautaire, de la disposition contestée témoigne d'une volonté de traiter les régions qui pratiquent la corrida d'une manière différente par rapport au reste du territoire. On apprend ainsi qu'un comportement puni pour cruauté dans une région ne l'est pas dans une autre.

Le problème, pour le Conseil constitutionnel, est que le principe d'égalité ne s'oppose pas "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité, y compris en matière pénale. Il ne s'en prive pas, et on sait que l'égalité devant la loi pénale s'accommode de sanctions différentes, selon l'âge du coupable ou sa qualité de récidiviste, la vulnérabilité de la victime etc.

Cette modulation de l'égalité devant la loi doit cependant répondre à deux conditions, pour être considérée par le Conseil comme conforme à l'article 6 de la Déclaration de 1789.  Elle doit être à la fois conforme à l'intérêt général et à la loi qui l'établit.

Pablo Picasso. Taureau agonisant. 1934

Dérogations 

Sur l'intérêt général d'une telle tolérance envers les zones géographiques qui pratiquent la mise à mort des taureaux, le Conseil affirme seulement que cette restriction ne concerne que quelques régions et ne porte pas atteinte à un droit constitutionnellement garanti. Les animaux ne sont pas titulaires de droit, et le devoir de ne pas se montrer cruel à leur égard n'a qu'une valeur législative. Le Conseil estime en conséquence que l'intérêt général d'une telle dérogation au principe d'égalité devant la loi repose sur l'appréciation du législateur, quand bien même elle serait le résultat d'une action de lobbying des villes et régions pratiquant la tauromachie.

Sur la conformité de cette dérogation à la loi qui l'établit, le Conseil fait observer que les dispositions contestées ne s'appliquent que dans les parties du territoire national où une tradition interrompue de corrida est établie, et pour les seuls actes qui relèvent de cette tradition. Il en déduit donc que cette dérogation est conforme à la loi qui l'établit, puisque celle-ci organise précisément le régime juridique des actes de cruauté envers les animaux. Le Conseil aurait cependant pu en juger différemment, car admettre la mise à mort d'animaux dans une loi dont la finalité est précisément la protection de ces derniers aurait pu lui  sembler incompatible avec cette finalité. Là encore, il a refusé d'intervenir dans ce qui lui apparaît comme relevant du législateur.

La "tradition locale ininterrompue"

Le second moyen soulevé par les requérants réside dans la clarté et la lisibilité de la loi. Il est juste de constater que la notion de "tradition locale ininterrompue" a été interprétée de manière particulièrement laxiste par la jurisprudence. Dans une décision du 7 février 2006, la Cour de cassation saisie d'un contentieux portant sur une demande de dissolution d'une association taurine en Haute Garonne, estime ainsi qu'il appartient aux juges du fond d'apprécier souverainement l'existence de cette "tradition locale ininterrompue". En l'espèce, celle ci est déduite de l'intérêt porté à la corrida par "un nombre suffisant de personnes", quand bien même aucune corrida n'a eu lieu à Toulouse depuis 1976. Le 16 septembre 1997, cette même Cour de cassation avait validé un jugement du tribunal correctionnel de Floirac refusant de poursuivre pour cruauté les organisateurs d'une corrida, qui s'était déroulée dans cette ville en 1993, après la reconstruction d'arènes détruites en 1961. Aux yeux du juge, la tradition locale n'est pas interrompue après trente-deux ans d'interruption. La jurisprudence évolue ainsi vers une analyse purement psychologique de cette "tradition locale". Il suffit qu'une poignée d'amateurs veuille maintenir, voire créer, des spectacles avec mise à mort, pour qu'elle soit considérée comme acquise.

Le Conseil constitutionnel n'est cependant pas compétent pour sanctionner le manque de clarté de la jurisprudence, mais seulement celui de la loi. La décision renvoie ainsi le législateur à sa compétence. C'est à lui qu'il appartient de déclarer que la mise à mort des taureaux est un spectacle barbare. Souvenons nous qu'en juillet 2010, le parlement régional de Catalogne a eu le courage de voter une loi interdisant ce type de spectacle. En France, une proposition de loi déposée par Geneviève Gaillard (PS)  devant l'Assemblée Nationale en juillet 2011, n'a toujours pas été débattue.

Derrière la question de la corrida, et du traitement cruel infligé à des animaux, se pose un problème grave. Car la loi est utilisée pour donner satisfaction à une revendication identitaire, pour ne pas dire communautaire. La loi n'est plus l'expression de la volonté générale, mais celle des différentes communautés et des lobbies qui les représentent.