« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 21 mai 2012

Québec : La liberté de manifester et le "printemps érable"

On se souvient qu'en mars 2012, les genevois ont adopté par votation une loi autorisant de fortes restrictions à la liberté de manifester. Aujourd'hui, c'est au Québec que le même problème se pose, avec la loi "permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissement de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent", plus connue sous le nom de "loi 78"

Ces textes ont été votés par deux Etats de droit, deux Etats fédérés qui exercent les compétences de maintien de l'ordre face à un Etat fédéral exigeant dans ce domaine depuis le développement de la menace terroriste. La différence essentielle entre les deux textes réside cependant dans leurs conditions d'adoption. Alors que le texte genevois a été voté par la population dans une tranquillité suisse, la loi québécoise se présente comme un texte de circonstance, dont l'objet est de mettre fin au mouvement de protestation engagé depuis plus de trois mois contre la hausse de 82 % des droits d'inscription dans les universités.


Une loi de circonstance

Le gouvernement Charest a finalement fait voter la  loi 78 après avoir hésité à utiliser la législation anti terroriste contre les étudiants. Il assume parfaitement son caractère de circonstance. Le champ d'application de la loi est ainsi limité au domaine de l'enseignement supérieur. On y trouve des dispositions très dérogatoires au droit commun, telle que la réquisition des employés qui doivent "se présenter au travail conformément à leur horaire habituel" le 19 mai à 7 h (art. 10).  On y trouve aussi des dispositions très ponctuelles qui précisent notamment que la reprise des cours dans les collèges aura lieu, au plus tard, le 17 août 2012 à 7 h, sauf dans celui d'Ahuntsic qui ne reprendra que le 30 août à la même heure (section 2 art. 2). 

Une loi d'exception

Ces dispositions pourraient faire sourire si elles ne révélaient pas l'existence d'une législation qui n'est plus seulement de circonstance, mais aussi d'exception. En effet, les étudiants comme leurs professeurs font l'objet d'un traitement à part, au mépris du principe d'égalité de la loi. Cette rupture apparaît très clairement si l'on examine ses dispositions pénales (section 5). Une association d'étudiants qui appelle à la grève peut ainsi être condamnée à une peine de 25 000 à 125 000 $ d'amende, doublée en cas de récidive. Quant à ses dirigeants, ils seront poursuivis à titre personnel, et condamnés à des peines allant de 7 000 $ à 35 000 $, toujours doublés en cas de récidive. A ces dispositions pénales s'ajoute évidemment un principe de responsabilité civile pour tout dommage causé à l'occasion de l'un de ces mouvements (art. 22). 



Manifestation autorisée au Québec, en 1976.

La liberté de manifester, du régime répressif à l'autorisation préalable

La liberté de manifester est évidemment au coeur de ce régime d'exception. Observons d'emblée que le droit québécois, en matière de libertés publiques, est un droit nord-américain. Comme aux Etats Unis, la liberté de manifester relève de la liberté d'expression, du  "Symbolic Speech"qui protège l'expression non verbale. Elle est donc en principe organisée sur la base du régime répressif. Autrement dit, chacun peut manifester librement, sauf à rendre compte d'éventuelles infractions devant le juge pénal ou des dommages causés devant le juge civil. 

En droit français, la liberté de manifester relève davantage de la liberté de circulation, et peut facilement donner lieu à des restrictions pour des motifs d'ordre public. 

C'est précisément ce modèle qu'adopte la loi 78, puisqu'elle met en place un régime de déclaration préalable, très proche de celui que nous connaissons en droit français, toujours régi par un ancien décret-loi du 23 octobre 1935. Les organisateurs d'une manifestation de plus de cinquante personnes doivent ainsi déclarer aux forces de police, au moins huit heures avant son début, l'heure, l'itinéraire et les moyens de transport utilisés. Contrairement au droit français, rien ne les oblige cependant à déclarer les motifs de la manifestation, comme si le législateur québécois ne s'intéressait à rien d'autre qu'au conflit actuel. Quoi qu'il en soit, les forces de police peuvent rejeter la déclaration "en cas de risques graves pour la sécurité publique", exiger un changement de lieu ou d'itinéraire. Les étudiants se heurtent donc au pouvoir discrétionnaire de la police, ce qui revient à transformer le régime de déclaration en régime d'autorisation préalable. 

Vue de la France, cette législation québécoise apparait étrange, en rupture totale avec l'image de cette démocratie vivante qui a longtemps été un centre d'innovation en matière de libertés. Sur ce point, la loi 78 nous montre ce que nous n'aimons pas voir, cette fragilité de l'Etat de droit qui concerne aussi les grandes démocraties. Le phénomène ne concerne pas que nos amis québécois qui ont au moins le mérite de protester. En France, la loi du 2 mars 2010 qui vise à sanctionner les "violences de groupe"est bien proche de la loi 78, et les protestations ne sont guère sorties du cercle des juristes vertueux. 





samedi 19 mai 2012

Facebook, l'entretien d'embauche et le droit du travail

Le jour de l'entrée en Bourse de Facebook est peut-être le meilleur moment pour s'interroger sur l'utilisation des réseaux sociaux par d'éventuels employeurs, utilisation qui relève à l'évidence d'une mauvaise action. Pour la première fois, un projet de loi a été déposé aux Etats Unis, le SNOPA (Social Networking on Line Protection Act, destiné à lutter contre une telle pratique.

Le choix entre la vie privée et Pôle Emploi

Lorsqu'un jeune cadre résolument tourné vers l'avenir passe un entretien d'embauche, il lui est souvent demandé s'il dispose d'un compte Facebook. Premier piège. S'il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l'âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d'être un individu asocial, incapable de développer des activités de cohésion et de s'intégrer dans une équipe. La seule réponse possible est donc "oui". Le problème est alors la seconde question, car certains employeurs n'hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs pages, les informations personnelles qu'ils partagent, voire les tweets qu'ils envoient à leurs amis. S'il refuse, le candidat protège sa vie privée, mais n'a aucune chance d'être recruté. Sachant qu'il y a encore trente concurrents dans le couloir, il cède à la pression, donne les codes, et accepte que ses données soient espionnées. 

La pratique peut évidemment être absolument identique à l'égard de l'employé de l'entreprise, auquel il est demandé de livrer ses identifiants, dans le but de vérifier que sa réputation et sa vie privée sont conformes à l'esprit de l'entreprise. Agissant ainsi, l'employeur fait tout simplement disparaître la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée. 

Il est difficile d'évaluer la fréquence d'une telle pratique, car les victimes ne s'en plaignent pas. Si elles ont obtenu l'emploi, elles se bornent désormais à faire attention aux propos qu'elles tiennent sur les réseaux sociaux. Si elles ne l'ont pas, elles s'efforcent d'oublier l'incident.



Un consentement donné sous la pression

L'illégalité d'une telle pratique ne fait guère de doute. L'identité numérique, c'est à dire concrètement les codes que nous utilisons pour accéder à nos pages personnelles ou aux réseaux sociaux, sont considérés comme des données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Elles ne peuvent donc être communiquées à des tiers qu'avec le consentement de l'intéressé. Dans le cas de notre candidat à l'embauche ou de notre salarié, il y a précisément vice de consentement, ce qui signifie qu'il n'a pas donné librement un consentement éclairé, mais qu'il a été contraint de céder à une pression extérieure. 

On pourrait envisager de considérer une telle pratique comme un harcèlement moral, mais la définition de cette infraction ne le permet pas vraiment, du moins pas totalement. En effet, le harcèlement moral relève du code de travail (art. L 1152-1 c. trav.) et n'est donc applicable qu'aux salariés, et non pas aux candidats à l'embauche, puisque ces derniers, par hypothèse, n'ont pas de contrat de travail. En tout état de cause, le harcèlement ne pourrait donc être invoqué que pour sanctionner les pressions réalisées pour obtenir les identifiants des salariés de l'entreprise. Ce fondement est par ailleurs bien fragile puisque, après la déclaration par le Conseil constitutionnel, le 12 mai 2012, de l'inconstitutionnalité de l'infraction de harcèlement sexuel, celle de harcèlement moral devrait bientôt être l'objet d'une QPC.

Le droit français est donc bien démuni face au développement de telles pratiques. Pour une fois cependant, un peu d'espoir vient des Etats Unis, où les demandes de codes confidentiels par les employeurs sont devenues de plus en fréquentes, au point que le droit américain commence sérieusement à s'intéresser à cette pratique. 

L'exemple du Maryland

Les premiers à intervenir ont été des Etats fédérés. Le New Jersey, l'Illinois et la Californie ont déposé des projets de loi interdisant la demande d'identifiants de réseaux sociaux par les employeurs. Mais la première loi sur le sujet a finalement été votée par le Maryland le 9 avril 2012. On observe cependant que ce texte s'est heurté à une opposition résolue des milieux d'affaires, voire de certains services publics, qui voulaient que figurent dans la loi des exceptions permettant de s'assurer que certains candidats à des postes de travailleurs sociaux, notamment au profit des minorités visibles, ne tenaient pas sur les réseaux sociaux des "discours de haine". La loi apparaît cependant très équilibrée, dans la mesure où elle interdit également à l'employé de télécharger sans autorisation les informations commerciales ou financières de l'entreprise. 

Vers une loi fédérale : le SNOPA

Le 9 mai 2012, un projet de loi fédérale a été déposé devant la Chambre des Représentants. Le SNOPA reprend globalement le texte du Maryland, mais se montre encore plus ambitieux. En effet, l'interdiction de demander les identifiants des réseaux sociaux n'est plus imposée aux seuls employeurs des entreprises privées, mais s'étend aussi aux collèges et aux universités.

Bien entendu, nul ne sait encore comment le texte va évoluer, s'il sera modifié, et même s'il sera voté. Il présente cependant l'intérêt de poser la première pierre d'une nouvelle approche de la protection des données dans l'entreprise. Jusqu'à aujourd'hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l'entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis. Aujourd'hui, l'effort législatif américain devrait susciter une prise de conscience de la nécessité de définir clairement l'espace de la vie privée à l'ère numérique. 


jeudi 17 mai 2012

QPC : L'accès aux origines, une fin de non-recevoir

Dans sa décision du 16 mai 2012, le Conseil constitutionnel a mis un  point d'arrêt à toute revendication constitutionnelle en faveur de la reconnaissance d'un droit d'accès aux origines.  Cette solution était attendue, car aucune norme de valeur constitutionnelle ne permet de justifier une telle reconnaissance. Le Conseil aurait pu se borner à prendre acte de ce défaut de fondement constitutionnel. Il ne s'est cependant pas arrêté à ce raisonnement purement négatif, mais a pris nettement position en considérant que ce droit d'accès aux origines porterait atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue le droit à la santé. 

Approche négative : l'absence de fondement textuel

Aucune norme constitutionnelle ne permet au Conseil constitutionnel de fonder la reconnaissance du droit d'accès aux origines. Certes, le Conseil considère que le droit au respect de la vie privée a valeur constitutionnelle, en le rattachant à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et au principe de liberté individuelle qu'il garantit. Souvenons nous qu'il a réaffirmé ce droit très récemment dans sa décision rendue sur QPC du 16 décembre 2010, à propos du fichier des empreintes génétiques. En l'espèce, le Conseil énonce cependant que l'accouchement sous X ne porte pas atteinte à la vie privée de l'enfant, et pas davantage à son droit de mener une vie familiale normale, mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946. Aux yeux du Conseil, l'enfant bénéficie d'une filiation adoptive et a donc une vie privée absolument normale. L'affirmation d'une atteinte spécifique à la vie privée d'un enfant adopté, du fait de son abandon à la naissance, reviendrait en effet à nier les principes fondamentaux du droit de l'adoption. 

Sur ce plan, le Conseil a sans doute trouvé une inspiration dans l'arrêt Odièvre rendu par la Cour européenne 13 février 2003. En effet, la Cour admet la conformité de la législation française à l'article 8 de la Convention. La vie privée de l'enfant né sous X n'est pas réellement affectée par les conditions de sa naissance, dès lors qu'il a pu bénéficier d'une filiation adoptive

Quant à la Convention de New York sur les droits de l'enfant, elle n'a évidemment pas valeur constitutionnelle, et ne peut pas davantage offrir un argument utile en faveur d'un droit aux origines. Son article 7 reconnait seulement à l'enfant le droit de connaître ses parents, "dans la mesure du possible". Cette réserve tient évidemment compte du fait qu'aucune disposition juridique n'interdit à une femme d'avoir un enfant sans que sa filiation paternelle soit déclarée, et sans même que l'enfant connaisse l'identité de son père. Mais cette réserve peut aussi être interprétée comme octroyant aux Etats une certaine latitude pour adopter des législations dérogeant au droit de connaître ses parents, notamment l'accouchement sous X. 

Le Conseil aurait pu interrompre son raisonnement à ce stade, et conclure qu'aucune norme constitutionnelle n'autorise la consécration du droit de connaître ses origines. Il a pourtant dépassé cette approche négative pour consacrer, de manière positive, la constitutionnalité de l'accouchement sous X. 

Buffon. Cigogne.

Approche positive : la constitutionnalité de l'accouchement sous X.  

Le 11è alinéa du Préambule de 1946 énonce que la Nation "garantit à tous, notamment à l'enfant et à la mère (...) la protection de la santé". Le Conseil s'appuie précisément sur cette disposition pour affirmer qu'en autorisant l'accouchement sous X , "le législateur a entendu éviter le déroulement de grossesses et d'accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé tant de la mère que de l'enfant et prévenir les infanticides ou des abandons d'enfants ; qu'il a ainsi poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé". 

Par ce raisonnement, le législateur revient aux finalités même qui ont prévalu à la mise en oeuvre de l'accouchement sous X. De manière implicite, il affirme que le droit d'accès aux origines doit céder devant le droit fondamental à la santé. Si on peut comprendre la quête d'identité qui anime ceux qui revendiquent le droit aux origines, on doit aussi prendre en considération la protection de la vie humaine, celle de la mère et de l'enfant.

En fondant la constitutionnalité de l'accouchement sous X sur le droit à la santé, le Conseil constitutionnel oppose une fin de non-recevoir aux requérants.

La responsabilité du législateur

La revendication en faveur du droit aux origines est-elle pour autant sans issue ? Sans doute pas, car le Conseil prend soin de noter que la loi du 22 janvier 2002 organise déjà la connaissance par l'enfant de ses origines personnelles, dès lors que sa mère biologique a accepté de laisser son nom, sous pli scellé, lors de la naissance, et que contactée ensuite par le Conseil national de l'accès aux origines personnelles, elle consent à la rupture de son anonymat. Pour le moment donc, l'accès aux origines existe, mais s'exerce par consentement mutuel.

Il n'est pas impossible d'aller plus loin, et d'envisager d'imposer cet accès aux origines à la mère biologique. Dans ce cas, le Conseil précise qu'il ne lui appartient pas "de substituer son appréciation à celle du législateur sur l'équilibre défini entre les intérêts de la mère de naissance et ceux de l'enfant". Au législateur de prendre ses responsabilités.



mardi 15 mai 2012

Le secret de la défense nationale bientôt devant la Cour européenne ?

Maître Olivier Morice, l'avocat des familles des victimes de l'attentat de Karachi, a annoncé, le 11 mai 2012, la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, dans le but d'obtenir la condamnation de la France pour la non conformité à la Convention européenne de la législation actuelle sur le secret de la défense nationale. 

Secret défense et séparation des pouvoirs, une question non résolue

On se souvient que la QPC transmise au Conseil constitutionnel sur la conformité à la Constitution des articles 413-9 à 413-12 du code pénal, et L 2311-1 à L 2312-8 du code pénal, relatives au secret de la défense nationale, avait suscité, le 10 novembre 2011, une décision qui laissait un sentiment d'inachevé. Le Conseil déclarait alors inconstitutionnel le texte autorisant le classement secret défense de certains lieux devenus pratiquement inaccessibles au pouvoir judiciaire, dès lors qu'une perquisition ne pouvait plus s'y dérouler sans que ceux là qui y étaient soumis aient été préalablement avertis. A ses yeux, une telle mesure opérait une "conciliation déséquilibrée" entre les exigences du procès équitable et le respect de la séparation des pouvoirs. 

Le Conseil constitutionnel s'était en revanche refusé à apprécier l'ensemble de la procédure liée au secret défense, notamment le classement des documents et leur éventuelle déclassification. Or, le principe de séparation des pouvoirs est tout aussi malmené lorsqu'il s'agit d'interdire l'accès à des documents que lorsqu'il s'agit d'empêcher de perquisitionner dans certains immeubles. Dans les deux cas, la décision de classement relève de l'Exécutif. Elle est opposable au pouvoir judiciaire. De même, la déclassification est soumise pour avis à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui rend un simple avis consultatif que le ministre compétent est libre de ne pas suivre. Et de nouveau, l'Exécutif peut s'opposer aux investigations du juge. 



La Cour européenne et la séparation des pouvoirs

Le recours devant la Cour européenne ne peut s'appuyer directement sur la séparation des pouvoirs, car ce principe ne figure pas, en tant que tel, dans la Convention européenne. Il relève en effet de l'organisation constitutionnelle de chaque Etat. 

Le principe de séparation des pouvoirs n'est certes pas nommé, mais il constitue néanmoins le fondement théorique d'un certain nombre de dispositions de la Convention. Il sous-tend les règles du procès équitable de l'article 6, qui imposent qu'une cause soit jugée par un tribunal indépendant. Cette indépendance se définit en effet par l'absence de pressions de l'Exécutif sur les juges (art. 6 § 1). De même, le principe de sûreté impose que personne ne puisse être privé de sa liberté par une décision administrative, sans l'intervention d'un juge (art. 5 § 3). 

Dès une décision du 9 juin 1998, McGinley et Egan c. Royaume Uni, la Cour avait estimé qu'un système juridique qui empêche des requérants d'accéder aux pièces dont ils ont besoin pour faire valoir leurs droits devant un juge peut constituer une violation des règles du procès équitable. En l'espèce cependant, les demandeurs, qui prétendaient avoir été exposés à des rayonnements dangereux lors d'essais nucléaires, avaient omis d'utiliser la procédure de déclassification mise en place par le droit britannique. La Cour européenne a donc considéré qu'aucune violation des règles du procès équitable n'avait été commise par le Royaume Uni. 

Dans une décision du 26 février 2000 Rowe et Davis c. Royaume-Uni, la Cour européenne reconnaît la nécessité du secret de la défense nationale, mais énonce très clairement que le refus de communiquer certains éléments de preuve doit être soumis à l'appréciation d'un juge. La Cour impose donc l'intervention d'un juge,  et non pas d'une autorité administrative comme la CCSDN. 

Les promesses du candidat François Hollande

Les familles des victimes de l'attentat de Karachi ne sont donc pas sans arguments devant la Cour européenne, même s'il y a finalement peu de chances que leur recours parvienne à son terme.  

Le candidat François Hollande avait promis à ces familles, s'il était élu, de réaliser la déclassification des documents demandés. On doit donc s'attendre à ce que le Président Hollande tienne la promesse du candidat, ce qui rendrait inutile le recours devant la Cour européenne. 

La CCSDN, de son côté, dans quatre avis du 19 avril très opportunément publiés au JO le vendredi 4 mai, soit l'avant-veille du second tour des présidentielles, avait d'ailleurs donné un avis favorable à la déclassification de soixante-cinq documents relatifs à l'affaire de Karachi. Aurait-elle à redouter les suites d'un recours devant la Cour européenne ? Son existence pourrait elle être remise en cause au profit d'un véritable recours juridictionnel ? Il est possible que la Cour ne sera pas saisie, et que nous n'aurons pas la réponse à ces questions. D'une certaine manière, on peut le regretter. 




samedi 12 mai 2012

Le Président Sarkozy au Conseil constitutionnel. Obstacles juridiques.

Le Figaro du 10 mai 2012 annonce : "Sarkozy bientôt au Conseil constitutionnel". Le journal précise que l'ancien Président de la République a l'intention de rejoindre le Conseil dont il est membre de droit. Il y exercera évidemment "une position dominante", puisque "trois de ses membres lui doivent leur nomination". Selon certains échos, il pourrait même en "devenir le patron". 

Ce discours illustre une nouvelle fois la manière dont l'ancien Président et ses amis envisagent la fonction juridictionnelle, simple instrument de puissance au service des ambitions personnelles. L'analyse juridique demeure très approximative. On observe notamment que le Président Sarkozy, durant son mandat, n'a nommé qu'un seul membre du Conseil constitutionnel, monsieur Michel Charasse, et non pas trois. Quand bien même il y en aurait trois, cette situation ne changerait d'ailleurs rien au fait qu'un membre du Conseil, une fois nommé, n'a plus rien à attendre de l'autorité qui l'a nommé. Il ne peut effectuer qu'un seul mandat, et on ne voit pas très bien quel intérêt il aurait à se placer volontairement sous l'autorité d'un ancien Président battu. 

Quoi qu'il en soit, le plus surprenant n'est pas là. Dans ce même article, il est précisé que le Président Sarkozy entend siéger sans renoncer à son cabinet d'avocat, et sans se sentir lié par l'obligation de réserve qui pèse sur les membres du Conseil. Autrement dit, l'objet est de profiter des avantages accordés aux membres du Conseil, sans accepter une seule des contraintes qui pèsent sur eux. Un Conseil constitutionnel "à la carte" en quelque sorte. 

Membre du Conseil constitutionnel et avocat

L'ancien Président considère qu'il peut parfaitement siéger au Conseil en conservant ses responsabilités dans son cabinet d'avocats. Tout au plus accepte t il de limiter ses activités de conseil aux dossiers internationaux, pour éviter les conflits d'intérêt. Ce propos est une simple déclaration d'intention et aucun instrument de contrôle ne permet de vérifier concrètement sur quels dossiers travaille un avocat. Le secret professionnel s'y opposerait de toute façon. 

Le régime des incompatibilités prescrit par l'article 57 de la Constitution interdit le cumul de la fonction de membre du Conseil constitutionnel avec celle de ministre ou de membre du palement. L'ordonnance du 7 novembre 1958 étend cette incompatibilité aux membres du Conseil économique, social et environnemental. Enfin, la loi organique du 19 janvier 1995 précise que les incompatibilités applicables aux parlementaires le sont également aux membres du Conseil. De fait, les membres du Conseil ne peuvent plus acquérir un mandat électoral ou "exercer une fonction de conseil qui n'était pas la leur avant le début de leur mandat". 

On peut considérer que "avant le début de son mandat", Nicolas Sarkozy était Président de la République et non pas avocat, ce qui conduirait à considérer qu'il y a incompatibilité. Mais on peut aussi considérer que Nicolas Sarkozy était effectivement avocat "avant le début de son mandat", puisqu'il a exercé de telles fonctions lors de sa "traversée du désert", entre 2000 et 2001. Le droit ne se montre guère éclairant sur la question. 

La pratique, quant à elle, va plutôt dans le sens du non cumul. Robert Badinter et Roland Dumas se sont tenus éloignés de leur cabinet d'avocat. Monique Pelletier avait choisi de cumuler les deux fonctions, mais elle y a renoncé. Il est vrai qu'elle n'a pas été Présidente de la République, et que les risques de conflit d'intérêt sont évidemment beaucoup plus réduits. Rappelons en effet que l'article 7 de l'ordonnance de 1958 interdit aux membres du Conseil de "consulter sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". 

Portrait d'un membre de droit (Affiche de la campagne électorale de 1981)

Obligation de réserve

D'après le Figaro, Nicolas Sarkozy considère "que le fait de siéger parmi les Sages ne lui interdit pas de prendre parfois position dans la vie politique française". Il pense sans doute à M. Giscard d'Estaing qui lui a apporté son soutien lors de la campagne électorale. On songe aussi à Madame Simone Veil appelant à voter "oui" au referendum sur la Constitution européenne, en 2005, alors qu'elle était membre du Conseil. 

Ces choix, on doit le reconnaître, vont à l'encontre des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance de 1958 qui interdit aux membres du Conseil de prendre une position publique "sur des questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions du Conseil constitutionnel". Mais comment serait il possible de savoir que tel ou tel sujet, évoqué par exemple dans un débat télévisé, ne donnera pas lieu ensuite à une QPC ? L'élargissement constant du contentieux constitutionnel rend très contraignantes cette obligation de réserve, même si Nicolas Sarkozy n'est pas le premier à envisager sa violation. 

Face à cette sorte de régime dérogatoire revendiqué par Nicolas Sarkozy, il appartient désormais au Conseil, et à lui seul, de se prononcer. L'article 10 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit que le Conseil peut décider, par un vote à bulletin secret, de la compatibilité entre la qualité de membres et les activités en cause. S'il les estime incompatibles, il peut prononcer la démission d'office de l'intéressé. 

Quelle que soit la réponse apportée aux revendications du Président Sarkozy, cette situation met une nouvelle fois en évidence les incertitudes qui pèsent sur le statut des membres du Conseil, et plus particulièrement sur celui des membres de droit. A dire vrai, il n'est pas anormal qu'un ancien Président de la République désire intervenir dans la débat politique. Ce qui est anormal, c'est qu'il siège au Conseil constitutionnel. 


jeudi 10 mai 2012

Laïcité, neutralité, et subventions

Le Conseil d'Etat a rendu, le 4 mai 2012, un arrêt Fédération de la libre pensée et d'action sociale du Rhône qui montre, une nouvelle fois, la souplesse du principe de laïcité, et sa capacité d'évoluer avec la société. La fédération requérante contestait la délibération du conseil municipal de Lyon attribuant à l'association Communauté Sant'Egidio France une subvention pour l'aider dans l'organisation des 19è Rencontres pour la paix. Elle considère que cette aide financière va à l'encontre de l'article 2 de la célèbre loi de séparation des églises et de l'Etat qui énonce que "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le tribunal administratif avait repris ces arguments et annulé la délibération. La Cour administrative d'appel a, au contraire, considéré que cette délibération ne viole pas le principe de séparation des églises et de l'Etat. C'est précisément cette analyse que le Conseil d'Etat confirme dans son arrêt du 4 mai. 

La neutralité

On le sait, le principe de laïcité figure dans l'article 1er de la Constitution, selon lequel "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Il implique d'abord la liberté de conscience. Aux termes de l'article 1er de la loi de 1905, la République garantit donc à chacun le libre exercice du culte de son choix. A ce principe de liberté de conscience s'ajoute celui de la neutralité de l'Etat, qui exclut toute religion officielle et impose à aux autorités étatiques une véritable obligation d'indifférence à l'égard de la religion. Le système français de laïcité repose ainsi sur l'idée que les convictions de chacun doivent être respectées et que la religion relève exclusivement de la sphère privée. 

Pierre Dumont (1884-1936). L'église de Vétheuil. Collection particulière

L'interdiction de financement public des cultes

Dès lors que la religion est un élément de la vie privée, il n'existe aucun financement public des cultes et le clergé n'est pas rémunéré par l'Etat, sauf dans la zone concordataire d'Alsace Lorraine. La loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat autorise néanmoins la création d'associations cultuelles auxquelles ont été dévolus les biens des établissements du culte. Ces groupements, fondés très simplement sur le fondement de la loi sur les associations de 1901, doivent avoir "exclusivement pour objet l'exercice d'un culte".

La jurisprudence traditionnelle se montre très rigoureuse et considère comme illégale toute subvention directe versée à une association cultuelle. Dès lors que ces groupements ont un objet exclusivement religieux, le juge considère que soit l'objet de la subvention est religieux et donc illégal, soit il n'est pas religieux et, dans ce cas, il se situe en dehors de l'objet social de l'association, autre cas d'illégalité (par exemple, dans l'arrêt du 9 octobre 1992, Commune de St Louis c. Assoc. Siva Soupramanien de St Louis).

Les éléments de souplesse

La sévérité de cette jurisprudence n'empêche tout de même pas l'établissement de certains liens financiers entre les collectivités publiques et les groupements religieux. 

Dans l'article 2 de la loi de 1905, figure ainsi l'autorisation de subventionner sur le budget de l'Etat les services d'aumônerie destinés à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics. D'autre part, l'interdiction de subvention n'interdit pas la rémunération de prestations spécifiques. Par exemple, l'administration pénitentiaire peut passer un accord financier avec une congrégation pour assurer la prise en charge des détenus, principe acquis par un arrêt du 27 juillet 2001, Synd. national pénitentiaire FO. La collectivité passe alors un contrat en échange d'une prestation déterminée. Elle ne subventionne pas un culte.

Enfin, rien n'interdit de renoncer purement et simplement à la contrainte imposée par l'association cultuelle, et son principe de spécialité auquel il est bien difficile de déroger. L'Etat ou les collectivités locales peuvent ainsi subventionner des activités d'intérêt général qui s'exercent dans un cadre confessionnel comme des hôpitaux ou des crèches. 

La qualification d'association cultuelle

Dans le cas de l'arrêt du 4 mai 2012, le Conseil d'Etat fait un pas de plus dans le raisonnement. Il se déclare en effet compétent pour qualifier la nature du groupement que la ville de Lyon a subventionné. Il fait ainsi observe que "les seules circonstances qu'une association se réclame d'une confession particulière ou que certains de ses membres se réunissent, entre eux, en marge d'activités organisées par elles, pour prier, ne suffisent pas à établir que cette association a des activités cultuelles". Une association de fidèles, dès lors qu'elle n'a pas pour mission d'organiser le culte, n'est donc pas une association cultuelle. En l'espèce, ce groupement se bornait à organiser un colloque réunissant des participants de différentes confessions. Quand bien même quelques "personnalités religieuses" figuraient parmi les participants, quand bien même les travaux étaient quelquefois interrompus pour permettre à chacun de remplir ses devoirs religieux, le groupement n'était pas une association cultuelle. La ville de Lyon pouvait donc parfaitement subventionner le colloque, sans violer la loi de 1905. 

Certains pourront penser que cet arrêt confère au juge la possibilité d'admettre ou non la légalité d'une subvention à partir de la qualification d'association cultuelle qu'il délivre lui-même. D'autres estimeront qu'une telle jurisprudence exprime une laïcité apaisée, une relation sereine entre les autorités publiques et religieuses.