« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 13 avril 2012

La Cour européenne, la liberté de presse... et Médiapart

La décision du 12 avril 2012, Martin et autres c. France vient accroître très opportunément le contrôle de la Cour européenne sur les atteintes à la liberté de presse. Les requérants, journalistes au Midi Libre, contestent une perquisition qui a eu lieu en juillet 2006 dans les locaux de ce quotidien régional. Un juge d'instruction instruisait alors une plainte pour violation du secret professionnel déposée par le Président de la région Languedoc Roussillon, désigné par les initiales J.B. Ce dernier se plaignait en effet de la publication dans Le Midi Libre de certains passages d'un rapport encore provisoire de la Chambre régionale des comptes, apparemment très sévère pour sa gestion. Ce document étant en principe confidentiel, le Président J.B. fondait donc sa plainte sur la violation et le recel de secret professionnel. 

Cette plainte n'a pas réellement prospéré. Le 22 mai 2007, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non lieu en faveur des journalistes. Puisque leur source n'a pu être identifiée, il était matériellement impossible de savoir si l'auteur de la divulgation était soumis au secret professionnel. Dès lors que la violation du secret n'était pas établie, le recel ne pouvait pas pas l'être. 

La perquisition est, en soi, une ingérence dans la liberté d'expression

Observons d'emblée que la Cour européenne a choisi de statuer. En dépit du non-lieu dans la procédure pénale, les requérants conservent un intérêt à contester la perquisition litigieuse. Celle-ci est à l'origine de leur mise en examen pour recel de violation du secret professionnel. Ils ont donc subi des mesures contraignantes et la perquisition a provoqué une ingérence dans leur liberté d'expression. Pour la Cour, cette ingérence peut être dissociée de l'action pénale, dès lors qu'elle produit ses propres effets indépendants de la condamnation pénale. 

La perquisition, qu'elle soit effectuée au domicile ou sur les lieux de travail des journalistes, est donc en soi considérée comme une ingérence dans la liberté d'expression, principe acquis depuis l'arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003. Peu importe que l'auteur de la divulgation du document confidentiel ait été identifié ou non, c'est l'intrusion qui caractérise l'ingérence. 

Jean Souverbie. Assiette de fruits au journal. 1955


La protection des sources

La perquisition a évidemment eu lieu dans le but d'identifier le ou les auteurs de la divulgation, ce qui pose évidemment la question de la protection des sources des journalistes. A l'époque des faits, la loi du 4 janvier 2010 sur la protection des sources n'existait pas encore. Observons cependant qu'elle n'autorise l'atteinte au secret des sources "que si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi" (art. 1 ). 

La Cour européenne avait déjà adopté une jurisprudence comparable. Sur le fondement de l'article 10 alinéa 2 de la Convention, elle s'assure que l'atteinte à la liberté d'expression est bien "nécessaire dans une société démocratique" et qu'elle répond à un "but légitime". Il appartient donc aux autorités de l'Etat de démontrer cette nécessité. 

En l'espèce, la Cour fait observer que la perquisition a eu lieu huit mois après la publication du rapport de la Chambre régionale des comptes. Le journal a pris soin de préciser qu'il s'agissait d'un texte provisoire susceptible d'être modifié à l'issue d'une procédure contradictoire, précaution qui témoigne de la bonne foi des journalistes. La publication de ce rapport répond enfin à un intérêt général puisqu'elle a pour objet d'offrir au public une information utile sur la gestion des fonds publics dans les collectivités territoriales. 

Les autorités françaises, de leur côté, n'ont pas indiqué à la Cour si elles s'étaient efforcées de découvrir l'auteur de la violation du secret professionnel par d'autres moyens que l'ingérence réalisée dans la libre expression de la presse. La chambre d'instruction de la Cour d'appel a d'ailleurs précisé que la décision de réaliser une perquisition relève du pouvoir souverain du juge d'instruction, et qu'il n'a pas à se justifier sur ce point. 

Un motif pertinent, mais pas suffisant

La Cour déduit que la nécessité de l'atteinte à la liberté d'expression et à la protection des sources n'a pas été démontrée par le gouvernement français. Aux yeux de la Cour, la recherche de la violation du secret professionnel est un motif pertinent pour justifier l'atteinte au secret des sources, mais ce n'est pas un motif suffisant pour fonder une procédure aussi attentatoire aux droits des journalistes que la perquisition dans les locaux du journal. La Cour reconnaît donc l'existence d'une violation de l'article 10 de la Convention. 

Au secours de Médiapart ? 

Cette décision témoigne d'une attention particulière accordée par la Cour européenne au respect de la liberté d'expression dans la presse. Ce rappel est sans doute très utile alors que trois journalistes ou anciens journalistes de Médiapart et deux du Point sont aujourd'hui mis en examen dans l'affaire Bettencourt. Ils sont accusés d'avoir diffusé sur ce site des extraits des enregistrements effectués chez la milliardaire par l'un de ses employés. 

Il est vrai que l'accusation ne porte pas sur un recel de violation du secret professionnel et l'ingérence ne réside pas dans une perquisition. Elle réside dans une mise en examen pour recel de violation du secret de la vie privée. Il se trouve cependant que la Convention européenne soumet l'ingérence dans la vie privée aux mêmes conditions que l'ingérence dans la liberté d'expression. Autrement dit, l'ingérence doit, dans les deux cas, être une "nécessité dans une société démocratique" et répondre à un "but légitime". 

En l'espèce, on peut penser que la publication de ces enregistrements répond à un intérêt général, Souvenons nous que dans l'arrêt von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour avait considéré comme poursuivant un intérêt général la publication de photos du Prince Rainier de Monaco, prises à l'insu de l'intéressé. Pour le juge européen, l'intérêt général existait dès lors que les lecteurs avaient le droit d'être informés sur la situation d'un prince dont la santé suscitait des inquiétudes. L'atteinte à la vie privée est donc légitime pour informer les lecteurs de la presse people sur la santé des têtes couronnées. Nul doute que la Cour soit tentée de considérer qu'elle est tout aussi légitime, lorsqu'il s'agit d'informer les lecteurs de Médiapart et du Point sur les modes de financement de certaines campagnes électorales. 


mercredi 11 avril 2012

La vérité biologique, élément de la protection de la vie privée et familiale

La Cour européenne des droits de l'homme, dans sa décision KAB c. Espagne du 10 avril 2012, insiste sur la protection active que les Etats doivent accorder au lien biologique entre parents et enfants. 

Le requérant, M. K.A.B. est un ressortissant nigérian qui réside en Espagne depuis 2001 avec sa compagne également nigériane et leur fils né en 2000. En octobre 2001, la mère est expulsée avec interdiction de retour sur le territoire, car elle est en situation irrégulière. L'enfant, demeuré sur le territoire espagnol, est confié à un couple ami résidant à Murcie, alors que le père part travailler à Barcelone. Le 16 novembre 2001, l'enfant est déclaré en situation d'abandon et placé dans un centre d'accueil. En décembre 2001, M. K.A.B. se présente dans ce centre pour contester le placement de son enfant. Dès lors que les services sociaux ne disposent pas de l'état civil de ce dernier, le requérant demande qu'un test de paternité soit effectué. Faute de pouvoir en assumer la charge financière (1 202 €), il ne peut effectuer ce test et doit attendre novembre 2005 pour finalement obtenir la reconnaissance judiciaire de sa paternité. C'est seulement à cette date qu'il peut introduire une une action en opposition à l'adoption, son enfant ayant été placé en famille d'accueil dans cette perspective. Il est cependant débouté au motif qu'il n'a pas assuré ses devoirs de père entre 2002 et 2005, et son enfant est finalement adopté par sa famille d'accueil en 2007. 

Des services qui fonctionnent trop bien

Les faits de l'espèce ont quelque chose d'inquiétant, car il n'est pas reproché aux services espagnols de la protection de l'enfance de mal fonctionner, mais au contraire de fonctionner trop bien. Le requérant M. K.A.B. est confronté à une bureaucratie redoutable qui ne se préoccupe pas de la réalité biologique. Certainement désireuse d'agir conformément à l'intérieur supérieur de l'enfant, elle brise néanmoins le lien maternel par l'expulsion de la mère, puis le lien paternel par la constatation d'un abandon largement fictif. En effet, personne n'a jamais indiqué à M. K.A.B. qu'il pouvait bénéficier de l'aide judiciaire pour exercer une action en reconnaissance de paternité, alors même qu'il s'était présenté plusieurs fois auprès des autorités pour revendiquer cette paternité.

La Cour européenne s'appuie sur l'article 8 de la Convention, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.


Lucas Cranach l'Ancien. Jugement de Salomon. Vers 1537.

La vie privée

Pour le juge, le droit au regroupement de la famille biologique est un élément de la vie privée qui doit être protégé. Dans l'arrêt Odièvre du 13 février 2003, la Cour énonce ainsi que le droit d'accéder à ses origines biologiques est un élément de la vie privée. Il doit donc être protégé, même si la Cour admet que les Etats disposent en ce domaine d'une large marge d'appréciation, qui autorise, par exemple, la procédure de l'accouchement sous X. 

La vie familiale

La garantie du respect de la vie familiale est également en cause. Il est vrai que les liens familiaux sont, en l'espèce, pour le moins distendus. La mère est au Nigéria, le père à Barcelone, et l'enfant confié aux services sociaux. Aux yeux de la Cour cependant, la vie familiale englobe non seulement celle qui existe, mais aussi celle qui aurait dû se développer dans des conditions normales. Dans son arrêt Nylund c. Finlande de 1995, la Cour rattache ainsi à la vie familiale la relation qui aurait pu se développer entre  un père et son enfant né hors mariage. Il n'est donc pas indispensable que la famille soit effectivement réunie pour qu'il y ait atteinte à la vie famille. Il suffit que le père, et c'est le cas dans l'affaire K.A.B., ait affirmé avec constance vouloir renouer les liens familiaux. 

C'est donc l'inertie et la lenteur des autorités espagnoles qui sont finalement sanctionnées par la Cour, mais aussi une incroyable succession d'erreurs : expulsion de la mère alors que celle-ci avait informé les autorités de l'existence d'un jeune enfant, absence d'information du père sur la possibilité de prise en charge de son action en reconnaissance de paternité, décision d'autoriser l'adoption sans se préoccuper de la position des parents biologiques. 

Un jugement de Salomon

Dès lors, la Cour consacre un véritable droit au regroupement de la famille biologique, que le droit des Etats doit privilégier avant tout recours à l'adoption. Il est vrai qu'elle laisse aux autorités espagnoles le soin de choisir la solution la plus conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, dès lors que malheureusement ce dernier ne connaît guère son père, et qu'il vit maintenant depuis de nombreuses années au sein de sa famille d'accueil devenue sa famille d'adoption. Autant dire que l'Espagne se trouve confrontée à une nouvelle forme de jugement de Salomon, pour le plus grand malheur d'un enfant écartelé entre deux familles. 




lundi 9 avril 2012

QPC : enregistrement vidéo des interrogatoires

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 6 avril 2012 s'inscrit dans une jurisprudence visant à mettre en cause le traitement particulier défini par les lois récentes à l'égard des personnes soupçonnées d'avoir des activités liées à la grande criminalité ou au terrorisme. Cette fois, l'affaire Kiril Z. conduit le Conseil à déclarer inconstitutionnels les articles 116-1 et 64-1 cpp. Ces dispositions dérogent au principe de l'enregistrement vidéo des interrogatoires en matière criminelle, tant en garde à vue que durant l'instruction, pour les personnes mises en cause pour des crimes mentionnés à l'article 706-73 cpp. 

Le traitement particulier des crimes liés à la grande criminalité

Issu de la loi du 9 mars 2004 "Perben II" portant adaptation de la justice aux évolution de la criminalité, l'article 706-73 cpp renvoie, d'une façon générale à tous les crimes commis en bande organisée, ceux liés au terrorisme, à la trahison, à l'intégrité du territoire ou encore aux intérêts fondamentaux de la nation et à la défense nationale. Ces infractions particulièrement graves font l'objet d'une procédure particulière qui repose sur l'allongement de la garde à vue à 96 heures, le droit de faire des perquisitions de nuit, de pratiquer des écoutes téléphoniques avec la seule autorisation du procureur etc. En soi, ce traitement particulier n'a pas été jugé inconstitutionnel. Dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil précise que le législateur peut "prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, pourvu que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense". 

La loi du 5 mars 2007 est intervenue ensuite pour exclure tout enregistrement audiovisuel des interrogatoires lorsque la garde à vue ou la mise en examen vise un des crimes énumérés par l'article 706-73 cpp. 

On peut parfaitement concevoir que la lutte contre la criminalité organisée ou le terrorisme justifie un traitement particulier, et c'est d'ailleurs le cas dans la plupart des pays. Encore faut-il qu'il soit parfaitement justifié au regard des objectifs poursuivis. C'est ainsi par exemple qu'une perquisition de nuit chez des personnes soupçonnées de terrorisme peut avoir pour objet de trouver les preuves de la préparation d'un attentat imminent, avant qu'elles aient disparu. En revanche, le danger du recours à de telles procédures réside dans le risque d'un rattachement d'une infraction à l'un des crimes de l'article 706-73 cpp, dans le seul but de pouvoir utiliser ces procédures dérogatoires. On ne peut s'empêcher de songer au crime de "proxénétisme en bande organisée" invoqué à l'encontre de M. Dominique Strauss-Kahn, et qui semble impliquer son appartenance à la criminalité organisée...

Knock on any Door. Nicholas Ray. 1949. John Derek. 

Vers un retour dans le droit commun ? 

Le développement des QPC a permis au Conseil constitutionnel de se pencher sur la constitutionnalité de ces procédures dérogatoires. Tout récemment, dans une décision du 17 février 2012, le Conseil a ainsi déclaré non conforme à la Constitution une disposition qui imposait à une personne gardée à vue pour une affaire de terrorisme de choisir son avocat dans une liste établie par le Conseil national des barreaux. Le Conseil était invité à sanctionné cette disposition pour atteinte au libre choix de l'avocat ou pour rupture d'égalité entre les personnes gardées à vue. Il a préféré s'appuyer sur l'incompétence négative du législateur, estimant que ce dernier n'avait pas suffisamment précisé les motivation de la procédure nouvelle ainsi que ses modalités de mise en oeuvre. 

Aujourd'hui, le Conseil s'appuie directement sur le principe d'égalité devant la loi, et plus particulièrement sur l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui dispose que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Cela ne signifie pas que toute différence de traitement soit impossible, mais que ces différences de traitement doivent être justifiées à la fois par la différence de situation et par l'intérêt général. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, le Conseil considère la disposition comme discriminatoire. 

Pour prendre l'exemple de la durée de la garde à vue, le Conseil a considéré que son allongement en matière de terrorisme et de criminalité organisée était parfaitement justifié. A ses yeux, la nature même des infractions considérées rend plus délicate la phase d'enquête, dans la mesure où cette criminalité s'appuie très souvent sur des réseaux internationaux. L'allongement à 96 heures n'avait donc pas pour objet d'établir une discrimination entre les gardés à vue, mais plutôt d'accroître l'efficacité de l'enquête. 

En l'espèce, l'enregistrement vidéo des interrogatoires intervenant en matière criminelle répond un motif d'intérêt général. Il s'agit en effet essentiellement d'éviter les contentieux portant sur le contenu des procès verbaux d'audition, susceptibles d'intervenir soit lors de l'instruction, soit pendant le jugement. 

Pour déroger au principe de l'enregistrement vidéo, on invoquait généralement des justifications matérielles liées notamment au grand nombre d'auditions simultanées dans le cas des coups de filet anti- terroristes. Aux yeux du Conseil, cette motivation n'est pas pertinente car la loi autorise déjà à déroger à cette règle "en raison d'une impossibilité technique", dès lors que le magistrat compétent constate cette impossibilité. Le second argument reposait sur le risque de violation de l'instruction, argument encore plus intenable, dès lors que la vidéo est un élément du dossier de l'instruction et que sa consultation ne peut intervenir qu'au stade de l'instruction ou du jugement. La loi prévoit d'ailleurs qu'une telle divulgation est passible d'une peine d'une année d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. 

Dès lors qu'aucune motivation d'intérêt général ne peut être invoquée à l'appui de la dérogation ainsi mise en oeuvre au principe d'enregistrement vidéo des interrogatoires, le juge constitutionnel déduit logiquement l'existence d'une discrimination. Il abroge donc les articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale, et fait ainsi rentrer dans le droit commun les interrogatoires des personnes mises en cause dans ce type de crime.

Cette évolution jurisprudentielle laisse peut être espérer, à moyen terme, un essoufflement de l'effet d'aubaine du terrorisme, qui a permis de justifier toute une série de procédures dérogatoires largement moins protectrices des droits de la défense que le droit commun. 




samedi 7 avril 2012

Petit manuel juridique à l'usage des membres des cabinets qui cherchent à se recaser

A deux semaines des présidentielles, il est temps de donner quelques conseils juridiques aux membres des cabinets qui veulent se recaser. Beaucoup sont déjà partis, qui dans une entreprise présidée par un membre éminent du Premier Cercle, qui à la Cour des comptes, qui dans une inspection générale, profitant des bienfaits du tour extérieur pour trouver un emploi bien rémunéré, récompense bien méritée d'années de dévouement.

Les couloirs se vident peu à peu, et ne restent sur le marché de l'emploi que les plus imprévoyants, ceux qui  se sont refusés à envisager une éventuelle défaite électorale, ceux qui n'ont pas pris le temps de réfléchir à leur avenir. Ceux là sont aujourd'hui dans une situation difficile. Beaucoup de places sont déjà prises, et la concurrence est rude. Ces pauvres victimes ne peuvent guère compter sur Pôle Emploi qui ne leur offrira jamais des fonctions dignes de leurs immenses compétences et de leurs gros besoins financiers. La précarité les menace. 

Heureusement,  l'Exécutif sait récompenser ces honnêtes travailleurs. Un certain nombre de textes ont été très opportunément adoptés pour élargir l'offre d'emploi. Tous ont en commun de reposer sur une conception très moderne de la validation des acquis professionnels. Le passage par un cabinet ministériel, ou mieux par l'Elysée, est le signe d'un talent précoce qu'il convient de récompenser d'un poste habituellement confié à des fonctionnaires ayant trente ans d'expérience. Vous êtes précisément l'un de ces "hauts potentiels" couvés dans les cabinets ministériels ? Différentes carrières s'offrent à vous.

Hergé. L'oreille cassée. 1943

Vous aimez les voyages et les Ferrero Roche d'Or ? Devenez ambassadeur. 

Si vous souhaitez devenir ambassadeur en n'ayant jamais été fonctionnaire, vous avez de la chance. Ces fonctions prestigieuses sont accessibles par la simple grâce du Prince. Vous ne serez pas, du moins pas tout de suite, "ambassadeur de France". Il s'agit là d'une dignité conférée à des diplomates anciens dans la Carrière. Mais vous pourrez tout de même devenir ambassadeur, c'est à dire chef de mission diplomatique. Vous avez d'illustres prédécesseurs dans ce domaine, par exemple M. Ruffin,  nommé au Sénégal, M. Karoutchi à l'OCDE, M. Rondeau à Malte, M. Dominati au Honduras puis au Conseil de l'Europe etc. 

Si vous êtes déjà dans la Carrière, votre passage en Cabinet vous permet de sauter quelques étapes pour atteindre les fonctions enviées de chef de mission diplomatique. A l'origine, le décret du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires réservait ces emplois aux seuls ambassadeurs de France et ministres plénipotentiaires, autrement dit aux agents déjà titulaires d'une très solide expérience dans des postes de responsabilité. Il a été modifié par un décret du 29 décembre 1999 pour élargir l'accès à ces emplois, "à titre exceptionnel", aux conseillers des affaires étrangères hors classe. Mais ce n'était pas encore suffisant, et le décret du 25 mai 2009 permet désormais de faire appel "à des conseillers des affaires étrangères qui justifient d'au moins dix années dans un corps de catégorie A, dont au moins trois à l'étranger, et ayant démontré, notamment par l'exercice de responsabilités d'encadrement, leur aptitude à occuper ces emplois". Deux mois après sa publication, ce texte bienfaisant permettait de désigner M. Boillon, conseiller diplomatique du Président de la République et, à ce titre, organisateur de la visite de M. Khadafi en France,  comme ambassadeur en Irak.

Il est vrai que différentes nominations prises sur le fondement de ce décret sont actuellement contestées par la CFDT, qui n'hésite pas, l'insolente, à saisir le juge administratif. Le Président Sarkozy vient ainsi de nommer un de ses proches collaborateurs au poste d'ambassadeur en Indonésie. La CFDT fait un recours contre cette décision au motif que le nouvel ambassadeur n'a jamais exercé la moindre fonction d'encadrement. Tout le contentieux réside donc dans l'interprétation de l'adverbe "notamment". Le texte affirme en effet que l'aptitude à occuper l'emploi doit être démontrée, "notamment" par l'exercice de responsabilités d'encadrement. Aux yeux de la CFDT, l'adverbe indique que l'impétrant doit avoir une expérience d'encadrement. Aux yeux de l'Exécutif, il est possible d'être chef de mission de diplomatique sans avoir jamais été chef de quelque chose, et on peut démontrer l'aptitude du candidat par tout autre moyen. Le seul fait d'avoir été le conseiller du Prince est donc suffisant pour pour révéler une aptitude exceptionnelle aux fonctions de chef de mission diplomatique. 

Le juge n'a encore rendu aucun jugement au fond. Le 26 mars 2012, le Conseil d'Etat a rejeté la requête en référé suspension contre la nomination du nouvel ambassadeur à Djakarta. Mais il ne s'est prononcé que sur l'absence d'urgence justifiant la suspension du décret de nomination. La décision au fond n'est pas encore rendue. Quoi qu'il en soit, ne soyez pas inquiet. Le Prince ne s'intéresse pas à ces recours initiés par un syndicat politisé. Il se prépare déjà à nommer un autre de ses amis à Brasilia. La Carrière vous est donc ouverte, et il est sans doute encore temps de solliciter une ambassade. 

Vous préférez rester à Paris ? Devenez avocat. 

Si vous redoutez les moustiques et préférez prendre tous les matins votre petit crème dans les bistrots du 7è arrondissement, devenez avocat. Inutile pour cela de connaître quoi que ce soit à la science juridique. Là encore, l'Exécutif s'est chargé de votre avenir. Un décret du 3 avril 2012 organise des "conditions particulières d'accès à la profession d'avocat". Désormais toute personne qui justifie de huit années au moins d'exercice de responsabilités publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi est dispensée de la formation théorique et pratique du certificat d'aptitude à la profession d'avocat. Il ne s'agit pas seulement d'offrir une retraite honorable aux anciens parlementaires battus aux législatives, car cette possibilité de s'inscrire au Barreau est également offerte aux "collaborateurs de député ou assistants de sénateur justifiant avoir exercé une activité juridique".  

A priori, le décret bénéficie surtout à vos camarades assistants parlementaires. Mais, en cherchant bien, vous avez certainement rédigé quelque projet de loi qui vous permettrait d'affirmer sans rire que vous avez "participé à l'élaboration de la loi". Et peut être avez vous commencé votre carrière comme assistant parlementaire du ministre dont vous êtes aujourd'hui le fidèle conseiller ? 

Il vous restera tout de même à suivre une formation de vingt heures en déontologie. Mais vos fonctions au gouvernement ou à l'Elysée ont nécessairement fait de vous des spécialistes de la déontologie. 

Rien n'est perdu. Il vous reste quinze jours pour trouver l'emploi idéal. Celui qui vous permettra de bénéficier d'une rétribution confortable en attendant patiemment le jour béni de l'alternance, et de votre retour sous les ors de la République. 


mercredi 4 avril 2012

A travail égal, salaire égal : La Chambre Sociale résiste à la RGPP

Le 16 février 2012, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu une décision relative aux différences de rémunération entre les agents de droit public et ceux de droit privé. Des employés d'une entreprise d'intérimaires exerçaient les fonctions de bagagistes à l'aéroport de Perpignan-Rivesaltes, avec des contrats de travail temporaire. Ils ont saisi la juridiction prud'homale pour obtenir de la Chambre de commerce et d'industrie gestionnaire de l'aéroport une majoration des salaires et une prime de vacances. L'argument essentiel de leur recours reposait sur la rupture d'égalité, car d'autres bagagistes étaient employés sur la base de contrats de droit public à durée indéterminée. Ils bénéficiaient donc d'un traitement plus élevé et d'une prime de vacances. 

La jurisprudence traditionnelle, bénédiction de la RGPP

La jurisprudence traditionnelle considère que l'égalité de traitement ne s'applique qu'aux salariés placés dans une situation juridique identique. La Chambre sociale, dans une décision du 11 octobre 2005, considérait ainsi que les agents de droit privé bénéficient de négociations salariales annuelles dans le cadre d'une convention collective. Leur situation est donc différente de celle des fonctionnaires qui sont placés dans une situation statutaire. La Cour de cassation avait alors admis que les postiers fonctionnaires bénéficient d'un complément de salaire auquel les postiers titulaires d'un contrat de droit privé ne pouvaient prétendre. 

Une telle jurisprudence était une bénédiction pour les pouvoirs publics, car elle autorisait des coupes sombres dans les budgets des services publics. Le principe même de la RGPP ne conduit-il pas à supprimer des postes de fonctionnaires, voire d'agents publics, pour les remplacer des agents de droit privé, souvent intérimaires ou employés par des entreprises sous-traitantes ? L'idée globale est donc d'organiser la précarité, d'une part parce que ces salariés coûtent moins cher, d'autre part parce que la précarité de leur situation décourage toute revendication salariale. 
Marc Chagall. Le conciliabule des fonctionnaires. Eau-forte. 1923

Evolution vers un principe d'égalité 

Hélas, la Chambre Sociale fait de la résistance, et la décision du 16 février 2012 marque l'aboutissement d'un processus engagé dès une décision du 15 mai 2007. La Chambre sociale avait alors affirmé qu'"une différence de statut juridique entre des salariés effectuant un travail de même valeur au service du même employeur ne suffit pas à caractériser une différence de situation au regard de l'égalité de traitement en matière de rémunération". Sur cette base, la Cour de cassation était revenue sur sa jurisprudence relative au complément de salaire des postiers, dans une décision d'assemblée plénière du 27 février 2009. Elle avait alors considéré que le complément de traitement, dont les critères sont appréciés par rapport au poste occupé, devait respecter le principe d'égalité entre ses bénéficiaires, quelle que soit la nature de leur contrat.

Aujourd'hui, la décision de février 2012 va encore plus loin. Elle fait peser sur l'employeur l'obligation de démontrer que les employés de droit privé sont dans une situation juridique qui exclut la mise en oeuvre du principe d'égalité de traitement. Autrement dit, la seule invocation d'une différence de statut ne suffit pas à justifier la différence de régime juridique, et donc de rémunération. En l'espèce, la Chambre sociale confirme donc une décision de la Cour d'appel qui sanctionne pour violation de l'égalité de traitement la situation qui était faite aux bagagistes de l'aéroport de Perpignan. L'employeur n'avait pas été en mesure, en effet, de démontrer que cette rupture d'égalité trouvait son origine juridique dans une norme de droit public et non pas dans le seul contrat de travail. 

La différence de rémunération peut être la conséquence d'une différence statutaire, mais elle ne peut plus désormais en être la cause. Le  recrutement d'agents de droit privé n'est plus l'instrument privilégié des collectivités publiques qui désirent substituer des emplois précaires à des postes de fonctionnaires ou d'agents de droit public. Elles vont devoir démontrer que ces différences salariales reposent sur autre chose qu'une volonté de détruire lentement la fonction publique. Autant dire que la jurisprudence de la Chambre sociale constitue une menace directe pour la politique actuelle. 



lundi 2 avril 2012

"ObamaCare" devant la Cour Suprême : démocratie ou grands prêtres ?

L'affaire de l'"Obamacare" n'est guère commentée de ce côté-ci de l'Atlantique. Nous sommes bien davantage préoccupés par la campagne électorale qui se déroule chez nous que par celle des Etats-Unis. Et le système constitutionnel américain est si différent du nôtre qu'il semble résister à toute approche comparatiste. 

L'ObamaCare : les principes

La réforme de santé adoptée à l'initiative du Président Obama semble en effet découvrir des droits sociaux adoptés en France avec le Préambule de 1946. Ne s'agit-il pas d'établir une certaine forme de droit à la protection sociale ? A la différence du système français, cette protection sociale n'est pas un droit-créance organisé par l'Etat aux moyens de services publics. La réforme américaine repose sur l'assurance et sa disposition principale consiste à contraindre chaque Américain à se doter, avant 2014, d'une assurance santé. Jusqu'à présent, une telle assurance n'était pas une obligation et environ trente deux millions d'Américains n'en disposaient pas, généralement par manque de moyens. En obligeant chacun à souscrire une assurance, la loi votée par le Congrès garantit une meilleure répartition des charges liées à la santé. Avec le programme MedicAid, elle permet d'offrir une couverture santé aux plus pauvres des Américains.

Liberté ou droit créance

Cette obligation suscite cependant l'opposition, pour ne pas dire l'irritation, de vingt-six Etats fédérés qui contestent ce qu'ils considèrent comme une intrusion de la loi fédérale dans leurs compétences. C'est aussi le cas d'associations qui voient dans la réforme une atteinte à la vie privée, dès lors qu'elle impose la souscription d'une assurance-santé.

Derrière ce débat, on discerne les traces d'une opposition ancienne entre ceux qui  définissent la liberté comme le droit de chacun de développer ses activités en dehors de toute intervention de l'Etat, et ceux qui estiment que les plus pauvres doivent pouvoir bénéficier de certaines prestations garanties par les pouvoirs publics. D'un côté, les partisans d'une organisation fondée sur des relations individuelles, de l'autre ceux qui s'appuient sur la solidarité au sein d'une même communauté.

Jusque là, nous reconnaissons des débats qui ont également agité la France, par exemple lors de l'adoption du Préambule de 1946, lorsque l'Etat s'est vu attribuer une mission de prestataire de service. Ils perdurent aujourd'hui avec les discussions sur les différents moyens de lutter contre le déficit de la sécurité sociale ou d'assurer une prise en charge de la dépendance des personnes âgée.  

Gilbert Stuart. Portrait de John Jay, premier Président de la Cour Suprême. 1794

La compétence de la Cour

Aux Etats-Unis, le débat actuel doit être arbitrer par la Cour suprême. Il est vrai que celle-ci va d'abord devoir statuer sur sa compétence. Une loi du XIXè siècle interdit en effet de contester devant le juge le principe d'une taxe, tant que celle-ci n'a pas été versée. La Cour va donc devoir se prononcer sur la nature de la pénalité prévue par la loi à l'encontre des Américains qui n'auraient pas encore souscrit d'assurance santé en 2014. S'il s'agit d'une taxe, la Cour peut se déclarer incompétente, et renvoyer le contentieux à 2014, c'est à dire largement après les présidentielles. Si la pénalité n'est pas considérée comme une taxe, la Cour pourra statuer immédiatement.

Le juge Kennedy comme arbitre

Sur le fond, la Cour est profondément divisée. Le camp conservateur penche évidemment du côté des plaignants. Le juge  Antonin Scalia a ainsi déclaré : "Si vous pouvez forcer les gens à acheter une assurance, alors vous pouvez forcer les gens à acheter des brocolis". La juge Sonia Sotomayor, plus proche des Démocrates, défend la réforme : "Quel pourcentage d'Américains qui conduisent leur fils ou leur fille aux urgences sont renvoyés parce qu'ils n'ont pas d'assurance ?". Celui qui pourrait arbitrer en ces deux tendances est le juge Anthony M. Kennedy, considéré comme un "Swing Vote" au sein de la Cour. Nommé par Ronald Reagan en 1987, il penche tantôt du côté conservateur, tantôt du côté progressiste. Ses choix reposent sur une approche toute personnelle de la notion même de liberté, qu'il définit largement à travers les principes de responsabilité individuelle ou de libre arbitre.

Chacun s'efforce donc de séduire le juge Kennedy. Les uns affirment que la liberté individuelle impose de n'être pas soumis à une contrainte étatique imposant l'obligation de prendre une assurance. Les autres, et c'est la position développée par l'avocat du gouvernement Donald B. Verrilli, que la maladie est un frein à l'exercice de la liberté individuelle. Pour être libre, il faut donc pouvoir se soigner.

Le sort du système de santé de 330 millions d'Américains repose ainsi sur l'appréciation d'un homme seul, sur la manière dont il appréhende la liberté. Ce n'est pas le gouvernement des juges si souvent dénoncé aux Etats-Unis, c'est le gouvernement d'un seul juge. Cela va même au-delà, cela tend à substituer à la décision démocratique celle d'un conseil de grands prêtres, dont le Sanhédrin ou un collège d'ayatollahs ne sont que des variantes. N'incarnent-ils pas la conscience éternelle et transcendante de valeurs suprêmes, soustraites à tout examen collectif et s'imposant péremptoirement aux pouvoirs publics ? La vérité constitutionnelle américaine n'est-elle pas l'émanation de la seule Cour Suprême, collège de Grands Juges ? Le soubassement religieux des institutions américaines, voire une théocratie judiciaire latente, sont ainsi mis au grand jour.

Cette situation doit être méditée, à un moment où le système français se caractérise par un développement considérable de la justice constitutionnelle, désormais davantage sollicitée avec les questions prioritaires de constitutionnalité. Il est peut être utile de rappeler que le pouvoir normatif appartient au parlement démocratiquement élu, seul en mesure de représenter la volonté générale, et non pas à un juge. Ce dernier a pour mission de garantir l'Etat de droit, précisément dans le respect des lois votées par le parlement.