« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 décembre 2011

Le droit au logement, sans logements

Il ne suffit pas de créer un acronyme pour garantir un droit. Le rapport du comité de suivi sur le "droit au logement opposable", le DALO, a été remis à l'Assemblée nationale le 30 novembre 2011. Il se montre particulièrement accablant sur la mise en oeuvre de ce droit nouveau, issu de la loi du 5 mars 2007. Ce texte avait été voté dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal St Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". 

Disons le franchement, affirmer qu'un droit est "opposable" relève du pléonasme. Un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Dès lors qu'un droit a un contenu suffisamment précis, et qu'il est consacré par une norme juridique contraignante, il est "opposable". Cette volonté d'affirmer l'opposabilité témoigne donc d'un échec, à la fois constitutionnel et législatif.

Le Conseil constitutionnel : le droit au logement comme "objectif à valeur constitutionnelle"

Le droit au logement ne figure directement pas dans notre corpus constitutionnel.  Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel affirme néanmoins que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". A l'appui, il cite le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. La formulation est donc claire : le Conseil ne consacre pas un droit. L'objectif constitutionnel qu'il énonce se borne à imposer aux pouvoirs publics la mise en oeuvre d'une politique d'aide au logement, sans imposer d'ailleurs une obligation de résultat. Cet "objectif de valeur constitutionnelle" ne crée donc pas un droit, encore moins un droit opposable. 

La loi du 31 mai 1990 : le "droit au logement" comme "devoir de solidarité"

La loi du 31 mai 1990 n'a pas eu davantage d'effet normatif sur la situation des mal-logés, alors même qu'elle proclamait solennellement que "garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la Nation".  Derrière cette formulation ambitieuse, se cachait en réalité un dispositif très classique d'aide sociale au logement. Un individu ne pouvait donc pas se prévaloir directement des dispositions de la loi pour obtenir un lieu où se loger. 

Le mécanisme DALO

La loi DALO de 2007 organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Tout cela est bel et bon, et les contentieux se sont multipliés. Du 1er octobre 2010 au 30 septembre 2011, 5775 jugements ont été prononcés, dont 80 % en faveur des requérants.

Walt Disney. Les trois petits cochons. 1933


Une catastrophe annoncée


Ces chiffres ne doivent pas cacher l'échec global du dispositif, dénoncé par le rapport du comité de suivi. Les délais de relogement imposés par la loi ne sont pas respectés. Les dépôts de recours devant la commission de médiation atteignent 6000 par mois, faisant craindre un véritable engorgement de la procédure. Sur une seule année, 27 500 décisions de relogement ne sont pas mises en oeuvre, dont 85 % en Ile de France. Par voie de conséquence, le total des astreintes prononcées au 31 juillet 2011 s'établit à près de 16, 5 millions d'euros. 

La situation risque d'ailleurs de devenir catastrophique à partir de janvier 2012. En effet, la loi prévoit que le recours devant le juge administratif en cas de non relogement sera alors ouvert à tous ceux qui ont fait une demande de logement et qui n'ont pas reçu de réponse à l'issue d'un délai "anormalement long". 

Le pessimisme du comité de suivi prend la forme d'une véritable interpellation du Président de la République en faveur de l'application effective de la loi DALO. On comprend évidemment sa préoccupation. Mais était-il vraiment possible de mettre en oeuvre cette législation ? Lorsqu'elle a été votée, chacun savait que l'insuffisance du nombre de logements sociaux, l'émiettement des gestionnaires entre secteur public et privé rendaient tout à fait illusoire la mise en oeuvre d'un droit "opposable". On a certes  donné satisfaction aux "Don Quichotte", mais l'étude d'impact de la loi, en principe obligatoire, a t elle réellement été effectuée ?

On peut se demander si les fonds publics dépensés par la croissance exponentielle des astreintes prononcées par les juridictions administratives ne seraient pas mieux utilisés à d'autres fins. Par exemple, pour construire des logements sociaux ? Car n'est-il pas finalement préférable d'avoir des logements sans droit opposable plutôt qu'un droit opposable, sans logements ? Le débat est ouvert. 


samedi 10 décembre 2011

Droit de vote des étrangers, nationalité et citoyenneté

Le Sénat a adopté, le 8 décembre 2011, la proposition de loi constitutionnelle relative au vote des étrangers non communautaires aux élections municipales. Concrètement, il s'agit d'introduire dans la Constitution un article 72-5 énonçant que "le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales est accordé aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne résidant en France. Ils ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d'adjoint, ni participer à la désignation des sénateurs".

Cette proposition socialiste provoque l'irritation à droite. Le Président de la République, qui en 2005 considérait une telle réforme comme un "facteur d'intégration", dénonce aujourd'hui "une proposition hasardeuse. Le Premier ministre, de son côté, "réprouve" un texte qui "risque de vider la nationalité et la citoyenneté françaises de leur substance. Ce discours, qui ne fait guère dans la nuance, nous présente ainsi le vote des étrangers non communautaires comme un facteur de désagrégation de l'Etat. 

La procédure : comment on ressuscite une proposition de loi abandonnée depuis 2000

Ce n'est pourtant pas une idée nouvelle. En témoigne d'abord la procédure employée, qui consiste à ressusciter une proposition de loi enterrée depuis plus de dix ans. Ce texte a en effet été voté en première lecture en mai 2000, par la majorité socialiste du gouvernement Jospin. Confronté à l'opposition du Sénat, et donc à l'impossibilité d'obtenir le vote en termes identiques indispensable à la poursuite de la procédure, ce dernier avait renoncé à cette réforme. La victoire de la gauche aux sénatoriales a permis de reprendre la procédure là où elle s'était interrompue. Ceci étant, le Sénat a quelque peu amendé le texte, ce qui imposera un retour devant l'Assemblée nationale, retour bien risqué dans l'état actuel des choses. 

A priori, rien dans la Constitution n'interdit de reprendre une procédure constitutionnelle abandonnée depuis longtemps. Lorsqu'il avait été question d'adopter le quinquennat pour le mandat présidentiel, on avait ainsi brièvement évoqué la reprise du projet de loi constitutionnelle déposé par la Président Pompidou en septembre 1973, soit plus de trente ans avant cette idée soit relancée. 

Le précédent de 1793

Sur le fond, l'idée même du vote des étrangers n'est pas davantage une innovation. L'idée figurait déjà dans l'article 4 de la Constitution montagnarde de 1793, en faveur de "Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard ; Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité". Quand il remplit l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'étranger "est admis à l'exercice des droits de citoyen français". Cette formule est parfois interprétée comme offrant à ces étrangers méritants la nationalité française. Il n'en est rien cependant et il s'agit  d'attribuer aux intéressés l'exercice de droits identiques à ceux attachés à la citoyenneté française, c'est à dire les droits de vote et d'éligibilité. Cette générosité est cependant demeurée lettre morte, comme d'ailleurs la Constitution montagnarde, dont l'application fut suspendue "jusqu'à la paix". 

Nationalité et citoyenneté

Quoi qu'il en soit, ce précédent historique, demeuré bien isolé, incite à s'interroger sur le lien entre nationalité et citoyenneté. La nationalité apparaît comme un statut juridique à deux dimensions, l'une verticale qui rattache l'individu à l'Etat, l'autre horizontale qui fait du national le membre d'une communauté dont sont exclus les étrangers. De son côté, la citoyenneté est formée d'une sorte de corpus juridique de droits et de devoirs communs à l'ensemble des membres de la communauté nationale, dont le contenu peut évoluer selon les époques. C'est ainsi que les droits du citoyen se sont historiquement accommodés d'un suffrage censitaire, réservant le droit de vote aux seuls nationaux payant l'impôt, voire d'un droit de suffrage interdit aux femmes jusqu'en 1944. La nationalité est donc atemporelle, alors que la citoyenneté est contingente. 

En droit français, la Nation est indivisible, et la source de toute souveraineté. C'est le principe même énoncé par l'article 3 de la Constitution selon lequel "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Au plan étatique, la nationalité embrasse la citoyenneté, et les droits liés à la représentation, qui impliquent la participation au pouvoir législatif, sont réservés aux nationaux. 

Pondichéry. Groupe de Brahmanes, électeurs français. Photographie de 1905

Les citoyennetés de superposition

Le caractère contingent de la citoyenneté n'exclut pas d'autres liens impliquant, en quelque sorte, des citoyennetés de superposition. Souvenons nous que l'ancien titre XII de la Constitution prévoyait une "citoyenneté de la Communauté" au profit des peuples d'outre-mer. La loi organique du 19 mars 1999 instaure quant à elle une "citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie" (art. 4). 

La plus importante de ces citoyennetés de superposition reste évidemment la "citoyenneté de l'Union européenne" créée par le traité de Maastricht, et définie à travers le lien de nationalité : "Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un Etat membre".  Sur ce fondement, l'article 88-3 de la Constitution confère, sous condition de réciprocité, aux étrangers communautaires les droits de vote et d'éligibilité aux élections européennes et municipales, à la condition toutefois que ce droit de suffrage n'interfère pas avec la participation à la souveraineté nationale. Cette exclusion a pour conséquence qu'ils ne peuvent être élus aux fonctions de maire et d'adjoint qui impliquent une participation, comme grand électeur, aux élections sénatoriales. 

La proposition de loi votée par le Sénat ne raisonne pas autrement et reprend la même formulation que l'article 88-3 de la Constitution, pour accorder le droit de vote aux élections municipales aux étrangers non communautaires. On peut cependant regretter l'absence de condition de réciprocité. Pourquoi les Français établis à l'étranger ne pourraient ils pas en effet bénéficier des mêmes droits ?


Quoi qu'il en soit, l'argument essentiel des opposants à la réforme se trouve balayé par le droit positif lui même. Une assimilation pure et simple entre nationalité et citoyenneté est un contresens. La citoyenneté a un contenu évolutif au niveau national, et peut être articulée avec d'autres liens de citoyenneté. 

Les contresens juridiques formulés dans les médias ces derniers jours illustrent surtout le malaise de ceux qui s'expriment. En se plaçant sur le terrain juridique, ils évitent l'affrontement purement politique. Car derrière cette proposition de loi, dont l'avenir est somme toute très incertain, se cache une réalité plus dramatique, et l'absence totale d'une politique d'intégration qui aurait dû être engagée depuis de nombreuses années. Et l'intégration est précisément le véritable objet du débat. 


jeudi 8 décembre 2011

"Directive retour" et peine d'emprisonnement

L'arrêt Achughbabian rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 décembre 2011 était très attendu par tous ceux qui s'intéressent aux droits des étrangers. En l'espèce, l'affaire est parfaitement banale. L'intéressé est interpellé en juin 2011 sur la voie publique, lors d'un contrôle d'identité. Il est placé en garde à vue et fait ensuite l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Il est alors placé en rétention pour une durée de quinze jours, le temps d'organiser concrètement son voyage. 

Le requérant conteste cette procédure en invoquant la non conformité à la "directive retour"* de l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Celui-ci punit d'une amende de 3750 € et d'une peine d'emprisonnement d'une année le ressortissant étranger non communautaire qui est entré et/ou a séjourné irrégulièrement sur le territoire. C'est parce qu'il est soupçonné d'avoir commis cette infraction que M. Achughbabian a été placé en garde à vue. 

Les grandes espérances de l'arrêt El Dridi

Comme son nom l'indique, la "directive retour" a pour objet de développer une politique "efficace" d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, c'est à dire une politique qui les dissuade de revenir sur le territoire. L'idée est donc d'organiser  une reconduite aussi rapide que possible,"dans des conditions les moins coercitives possibles". L'article 15 de ce texte précise que les autorités "peuvent uniquement placer en rétention", "pour une durée aussi brève que possible" (art. 15), le ressortissant étranger, le temps de préciser sa situation juridique et d'organiser son départ. La question est donc posée de la conformité de l'article L 621-1 CESEDA à la directive, celle ci semblant exclure toute peine d'emprisonnement de nature à retarder la mesure d'éloignement. 

L'argument de l'incompatibilité s'appuie sur la jurisprudence Hassen El Dridi de la CJUE, intervenue le 28 avril 2011, soit moins de deux mois avant l'interpellation de monsieur Achughbabian. Dans une situation à peu près identique, mais intervenue en Italie, la Cour de Luxembourg a considéré que la directive européenne doit être interprétée comme interdisant à un Etat membre de prévoir, dans son système juridique, une peine d'emprisonnement pour le seul motif que le ressortissant demeure sur le territoire en violation d'une mesure lui ordonnant de le quitter. 

Depuis la jurisprudence El Dridi, beaucoup de spécialistes français du droit des étrangers attendaient l'application de cette interprétation au droit français. La décision Achughbabian cristallisait donc leur désir de voir sanctionner directement le principe même de la pénalisation du maintien irrégulier sur le territoire. 

Ces espoirs sont aujourd'hui déçus, car l'arrêt Achughbabian réduit le champ de la jurisprudence El Dridi, comme si la Cour avait le sentiment d'avoir été trop loin. 

Jean Joseph Taillasson. 1745-1809
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers

Les ambiguïtés de l'arrêt Achughbabian 

La Cour précise en effet que cette interdiction de prévoir une peine d'emprisonnement pour l'irrégularité du séjour ne s'applique que lorsque l'étranger n'a pas fait l'objet d'une procédure d'éloignement. La Cour prévoit ainsi une gradation dans ce domaine : l'Etat doit commencer par organiser le retour de l'étranger. C'est seulement si ce dernier parvient à se maintenir sur le territoire malgré la mesure d'éloignement, ou à y revenir irrégulièrement, qu'une peine d'emprisonnement peut être envisageable. Autrement dit, l'emprisonnement pour séjour irrégulier peut succéder à une mesure d'éloignement, mais jamais la précéder ou s'y substituer.

Par ailleurs, la Cour affirme que la directive de 2008 n'interdit pas le placement en garde à vue, lorsqu'il est nécessaire de s'informer sur la situation de la personne. Cette phase de clarification est en effet indispensable à l'efficacité de la politique de retour, qui est l'objet même de la directive. Cette analyse est réalisée au prix d'une grande ambiguité sur le rôle de la garde à vue. En principe, celle-ci n'est décidée que lorsqu'il y a lieu de croire qu'une personne a commis un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Or cette infraction n'est encore qu'hypothétique à ce stade, puisque la procédure d'éloignement ne fait que commencer. Et nul n'ignore que, dans la plupart des cas, la garde à vue est surtout utilisée pour organiser la mesure d'éloignement et non pas pour enquêter sur une éventuelle infraction. 

Contrairement à ce qui était attendu, l'arrêt Achughbabian ne déclare pas contraires à la Convention les dispositions prévoyant une peine d'emprisonnement pour séjour illicite, dès lors qu'elle intervient à l'issue d'une procédure d'éloignement qui a échoué. Il n'interdit pas davantage la garde à vue des personnes en situation irrégulière ou soupçonnées de l'être. Il se borne à imposer une réécriture des dispositions en vigueur, pour tenir compte des précisions qu'il apporte. 

Il est vrai que ceux qui espéraient une censure de l'article L 621-1 du CESEDA ont encore quelque espoir, puisqu'une QPC a été soumise au Conseil constitutionnel pour faire reconnaitre son inconstitutionnalité au regard du principe de nécessité des peines pénales posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ce n'est pas gagné.  



mardi 6 décembre 2011

Laïcité et neutralité, les suites de "Baby Loup"

Une proposition de loi déposée en octobre par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical) devrait être discutée devant la Chambre haute dans les jours prochains. Son objet "d'étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité".

Laïcité et neutralité, définitions.

Cette formulation présente l'avantage de préciser clairement l'articulation entre la laïcité et la neutralité, deux notions que la plupart des commentateurs emploient indifféremment. 

La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat, qui implique la séparation entre la société civile et la société religieuse. Elle suppose à la fois l'indépendance de la société civile à l'égard des institutions religieuses et la neutralité de l'Etat en matière spirituelle. Elle a pour conséquence la liberté entière de l'individu, dont les convictions religieuses, comme d'ailleurs l'absence de convictions, ne relèvent que de lui-même et n'intéressent pas l'Etat. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. 

La neutralité est une règle d'organisation du service public qui découle du principe d'égalité. Elle ne concerne pas exclusivement les convictions religieuses et a donc un champ d'application plus large que le principe de laïcité. Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres "Lois de Rolland" qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

La conclusion définitive de l'affaire "Baby Loup"

La proposition de loi de madame Laborde n'apporte rien au droit positif, rappelé par des décisions jurisprudentielles récentes. Elle présente cependant l'intérêt de conclure l'affaire connue sous le nom de "Baby Loup". On se souvient qu'en 2008 une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait été licenciée car elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'appliquait aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement. 

Certains commentateurs ont critiqué cette jurisprudence en invoquant des arguments juridiques quelque peu surprenants. A leurs yeux, une employée de droit privée travaillant pour une crèche associative, donc gérée par une personne privée, ne saurait être soumise aux lois qui gouvernent le fonctionnement des services publics, et plus spécialement au principe de neutralité.

Hélas, le droit administratif ignore cette belle simplicité. Tout est malheureusement plus complexe. 

Neutralité et mission de service public

Dans l'affaire Baby Loup, la Cour d'appel de Versailles précise très clairement que l'association qui gère la crèche assure une mission de service public qui consiste notamment à " développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé" et qu'elle "s'efforce de répondre à l'ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (...) sans distinction d'opinion politique ou confessionnelle". C'est donc l'existence d'une mission de service public qui impose le respect du principe de neutralité, d'autant que cette mission s'exerce auprès d'enfants particulièrement vulnérables.

Peu importe la manière dont cette mission est assurée, selon un mode administratif ou un mode qui rapproche le service d'une entreprise commerciale. Dans le premier cas, il s'agit d'un service public administratif, dans le second d'un service public industriel et commercial, mais les deux modes de gestion sont également soumis au principe de neutralité. 

Peu importe aussi la personne qui gère le service, personne publique ou privée. La gestion d'un service public administratif par une personne privée est consacrée depuis l'arrêt Caisse Primaire Aide et Protection rendu par le Conseil d'Etat 1938. Celle d'un service public industriel et commercial est acquise depuis la décision du Tribunal des conflits de 1968 Epoux Barbier contre Air France. Rien ne s'oppose donc à ce qu'une association, personne de droit privé, assume une mission de service public, par exemple la gestion d'une crèche. La Cour de cassation (1ère Chambre civile), dans une décision du 21 juin 2005, considère d'ailleurs que le règlement intérieur d'un établissement d'enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l'enceinte du collège. 

Au moment de l'affaire "Baby Loup", la HALDE, saisie de la question, n'avait manifestement pas compris l'articulation de ces différents modes de gestion du service public. Dans une délibération du 1er mars 2010, elle avait estimé que le règlement intérieur de la crèche était discriminatoire, considérant que les salariés d'une crèche gérée par une association ne participaient pas à une mission de service public. Elle s'était ensuite ravisée, peut être après avoir étudié la jurisprudence, dans une autre délibération du 28 mars suivant, demandant cette fois l'adoption de nouvelles règles juridiques précisant "les conditions d'application du principe de neutralité aux établissements chargés d'une ou plusieurs missions de service public". Il est vrai qu'entre-temps la présidence de cette autorité indépendante avait changé, et que c'est finalement la HALDE elle même qui a disparu, peut être victime de cet amateurisme juridique. 

Quoi qu'il en soit, en mentionnant qu'une structure privée chargée de la petite enfance doit respecter le principe de neutralité, la proposition de loi portée par madame Laborde se borne donc à reprendre la jurisprudence existante. 

Photo de classe 1905

Neutralité et statut de l'agent

Certes, le principe de neutralité s'impose aux fonctionnaires et leur impose de ne pas manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses lors de leur service. En 1938, dans un arrêt Demoiselle Weiss, le Conseil estime qu'une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, peut organiser des conférences religieuses hors de l'Ecole normale où elle poursuit ses études, à la seule condition de n'en faire aucune mention dans son activité professionnelle. A l'inverse, les convictions anti-religieuses doivent faire l'objet de la même réserve, et un instituteur peut être sanctionné pour avoir tenu des propos très anti-cléricaux à ses élèves (tribunal des conflits 2 juin 1908 Morizot). 

Dès lors qu'il s'agit de respecter l'égalité devant le service et les convictions de chacun, le principe de neutralité s'applique aussi aux agents  contractuels de droit public ou de droit privé. C'est ainsi que, dans un arrêt du 3 mai 2000, le Conseil d'Etat estime qu'une surveillante intérimaire doit le respecter dans les mêmes conditions et ne peut donc être autorisée à porter un signe distinctif de son appartenance à une religion, quelle qu'elle soit. 

De même, une personne qui se borne à encadrer bénévolement une sortie scolaire est soumise à l'obligation de neutralité. On sait que le tribunal administratif de Montreuil, dans une décision du 23 novembre 2011, a validé le règlement intérieur d'une école élémentaire imposant aux parents volontaires pour accompagner ces sorties " de respecter dans leur tenue et leurs propos la neutralité du service public". Cette apparente rigueur est tout à fait conforme au droit positif, dès lors que ces parents sont considérés, pendant qu'ils exercent cette mission bénévole, comme des collaborateurs occasionnels du service public. Ils bénéficient donc de la garantie de l'Etat en cas de dommage, mais sont également soumis aux contraintes qui sont celles du service public. 

Enfin, le droit positif considère même qu'une entreprise purement privée peut imposer certaines restrictions aux droits des personnes de manifester leur appartenance à une religion, dès lors que ces restrictions sont "justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 16 mars 2001, fait directement référence au principe de neutralité pour reconnaître la légalité du réglement intérieur impose de telles obligations aux salariés en contact avec la clientèle. 

Dans l'affaire "Baby Loup", la Cour d'appel de Versailles n'a donc fait qu'appliquer une jurisprudence déjà ancienne, en considérant qu'une salarié titulaire d'un contrat de droit privé, employée par une association pouvait se voir imposer le strict respect du principe de neutralité. La seule mission de service public assurée par cette association suffit en effet à justifier une telle contrainte.

La proposition de loi déposée par madame Françoise Laborde ne bouleverse certainement pas le droit existant. Mais elle présente l'avantage de mettre noir sur blanc des principes issus d'une jurisprudence qui semble parfois mal comprise, ou mal interprétée. Le fait que la mission d'accueil des enfants soit expressément soumise au principe de neutralité, quelles que soient les conditions de sa mise en oeuvre, mettra fin à des débats stériles et garantira l'égalité devant le service public. 

Souvenons nous que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, présentait l'obligation de neutralité comme un moyen de garantir le respect de la liberté de conscience : "Parlez à un enfant avec la plus grande réserve dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge... Vous ne toucherez jamais sans trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant".

La laïcité est un combat que l'on croyait gagné, mais rien n'est jamais acquis. 

dimanche 4 décembre 2011

Les secrets d'Etat en Afrique du Sud, et en France

L'assemblée sud-africaine vient de voter le Protection of State Information Bill qui a connu un grand retentissement dans la presse anglo-saxonne. Adopté par une large majorité de 229 voix pour et 107 contre, ce texte doit encore obtenir un vote positif de la chambre haute, mais celle-ci, comme la chambre basse, est dominée par l'ANC, parti du Président Zuma. Il appartiendra ensuite à ce dernier de ratifier le texte avant son entrée en vigueur. 

Cette législation a évidemment pour objet de museler la presse sud-africaine, l'une des rares sur ce continent à disposer d'un véritable journalisme d'investigation. Ses journalistes n'hésitent pas à dénoncer certains scandales de corruption qui touchent le Président Zuma et ses proches. La nouvelle loi suscite donc une grande hostilité dans la presse sud-africaine, largement relayée dans les médias internationaux, qui dénoncent, à juste titre, une législation de circonstance et particulièrement attentatoire à la liberté d'expression la plus élémentaire. 

L'Afrique du Sud, c'est loin

L'Afrique du Sud c'est bien loin, et nul n'ignore que Jacob Zuma a eu bon nombre de démêlés avec la justice de son pays. Le Protection of State Information Bill est généralement présenté comme l'instrument d'une classe politique corrompue, surtout préoccupée de cacher ses turpitudes au corps électoral. Rien de tel, évidemment, ne pourrait arriver dans nos démocraties occidentales, attachées aux libertés publiques, respectueuses des droits des citoyens, à commencer par la liberté de presse. 

L'Afrique du Sud, c'est loin, sans doute. Mais le renforcement de la sphère de secret qui entoure l'activité des autorités publiques est un mouvement général que l'on retrouve dans les démocraties occidentales. La vigueur des attaques américaines contre Wikileaks, tant sur le plan judiciaire que financier, montre le souci de protéger la confidentialité des activités militaires et diplomatiques. En France, une décision du Conseil constitutionnel  du 10 novembre 2011, a sanctionné sur QPC les dispositions législatives prévoyant que des sites et des bâtiments entiers pouvaient être protégés par le secret de la défense nationale. Là encore, la législation sanctionnée révélait une volonté très affirmée des autorités de l'Etat de renforcer le secret, quitte à malmener fortement le principe de séparation des pouvoirs.  

Cette censure du Conseil constitutionnel a évidemment quelque chose de rassurant, même si on ne comprend pas très bien pourquoi il n'est pas allé au bout de son raisonnement en déclarant inconstitutionnelle l'opposabilité aux juges du secret défense. La loi sud-africaine a peu de chances d'être sanctionnée de la même manière, le Président Jacob Zuma venant de nommer à la présidence de la Cour constitutionnelle l'un de ses proches, le pasteur évangélique Mogoeng Mogoeng. 

Quoi qu'il en soit, la comparaison entre le texte sud africain et le droit français fait certes apparaître des différences, mais également des points communs qui peuvent sembler inquiétants. 


Bouclier Zoulou

La définition du secret

La première différence qui saute aux yeux réside dans les termes employés pour désigner les secrets que la loi se propose de protéger. Contrairement à ce qui a été évoqué dans les médias français, la loi sud-africaine ne se réfère pas au "secret de la défense nationale" mais plus largement à la 'l'"information d'Etat (State information)". Cette notion semble plus englobante, plus proche de l'obscure "raison d'Etat", alors que le "secret de la défense nationale" à la française semble plus orienté vers la seule protection des intérêts stratégiques. 

En réalité, la différence entre les deux notions est loin d'être aussi nette, dès lors qu'elles sont également définies de manière tautologique. Pour le législateur sud-africain (Chap. 2 art. 5), "l'information d'Etat" est précisément celle qui "peut être protégée comme toute divulgation, altération, destruction ou perte". Cette formulation est bien proche de celle du droit français qui considère comme "secret de la défense nationale", l'information, quel que soit son support, "qui a fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre sa diffusion" (art. 413-9 c. pén.). En clair, une information est classifiée parce que l'Exécutif a décidé de la classifier. 

Les peines encourues

Les deux systèmes, sud-africain comme français, prévoient trois niveaux de classification, confidentiel, secret et très secret.  De la même manière, ils organisent une procédure d'accès reposant à la fois sur une habilitation accordée par les autorités publiques et sur l'intérêt à en connaître, c'est à dire le besoin qui justifie la communication du document classifié. Une autorité "indépendante" est chargée de répondre aux demandes des tiers, et notamment des juges, visant à obtenir la déclassification de pièces couvertes par le secret (Classification Review Panel en Afrique du Sud, Commission consultative du secret défense en France).

Lorsqu'une information classifiée est divulguée à une personne qui n'a pas "intérêt à en connaître", cette divulgation est une infraction, tant pour celui qui communique l'information que pour celui qui en a communication. Les journaux occidentaux insistent beaucoup sur le fait que la divulgation d'une "information d'Etat" en Afrique du Sud fait désormais encourir à son auteur une peine pouvant aller jusqu'à vingt-cinq années d'emprisonnement. 

La lecture de la loi sud-africaine conduit cependant à nuancer le propos, car elle a pour ambition de sanctionner toutes les activités illicites en matière de circulation de l'information officielle. De fait, l'auteur d'activités d'espionnage encourt vingt-cinq années d'emprisonnement, celui qui divulgue des informations à des mouvements terroristes quinze années, et celui enfin qui communique des "informations d'Etat" cinq années (chapitre 11 de la loi). Certes, les critères de distinction entre ces différentes activités sont peu précis, et cette marge d'interprétation laisse ouverte la possibilité de nombreux abus en ce domaine. Il n'empêche que les peines encourues sont à peu près identiques à celles prévues par le droit positif français. Aux termes des articles 413-10 et 11 du code pénal, la peine encourue est de sept années d'emprisonnement pour l'auteur de la divulgation, et de cinq années pour le destinataire. Lorsque ces informations sont livrées à une puissance étrangère, la peine peut s'élever jusqu'à quinze années de prison  (art. 411-6 c. pén.). Les peines sont donc sensiblement identiques, même si les incriminations sont définies avec davantage de précision dans le droit français. 

Secret et lutte contre la corruption

Bien sur, le droit français du secret n'a pas pour objet immédiat de museler la presse, heureusement. Il n'empêche que le secret de la défense nationale est opposable aux journalistes. On se souvient qu'à la fin de l'année 2007, le journaliste Guillaume Dasquié a été mis en examen pour avoir divulgué sur un site internet une "note de synthèse" de la DGSE modestement classifiée "confidentiel-défense".  En revanche, les cibles de la loi française sont les juges, et plus particulièrement les juges d'instruction. La législation française considère ainsi que laisser un juge accéder à des pièces classifiées le rend automatiquement coupable d'une compromission du secret défense. Cette analyse repose sur une conception objective du secret défense, en l'absence de tout élément moral de l'infraction. Dans les deux cas, ce sont les acteurs de la lutte contre la corruption qui sont visés, d'un côté la presse, de l'autre la magistrature

D'une façon générale, la nécessité de protéger les informations les plus sensibles de l'Etat, notamment celles relatives à la défense ou à la politique étrangère n'est guère contestable. Mais l'analyse comparée, en dépit des limites qui lui sont attachées et tenant aux différences des systèmes juridiques, voire des mentalités, montre que ces législations ne visent pas seulement à protéger l'Etat mais ont aussi pour objet de garantir la confidentialité des activités de ceux qui exercent le pouvoir exécutif. Le danger n'est donc pas la législation en elle même, mais bien davantage son détournement à des fins partisanes. 

vendredi 2 décembre 2011

La rétention de sûreté, chronique d'une mort annoncée ?

La rétention de sûreté est présentée comme l'une des réformes marquant le quinquennat. Il s'agit de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. Elle se distingue donc de la "période de sûreté" qui peut être associée à l'emprisonnement à perpétuité et qui empêche le condamné d'obtenir un aménagement de peine pendant une durée fixée par le jury d'assises. 

Créée par la loi du 25 février 2008, la rétention de sûreté s'applique aux personnes condamnées à un emprisonnement d'une durée égale ou supérieure à quinze ans,  pour des crimes particulièrement odieux, ceux qui sont commis sur une victime mineure, mais aussi l'assassinat ou le meurtre, les actes de torture ou de barbarie, l'enlèvement ou la séquestration. 

Dans un contexte marqué par un certain nombre de faits divers dans lesquels de dangereux récidivistes avaient commis des crimes particulièrement atroces, la réforme a été accueillie de manière positive par l'opinion publique. N'est-elle pas un moyen de lutter efficacement contre le risque de récidive ? Le Conseil constitutionnel lui-même n'a-t-il pas validé ses dispositions, se bornant à sanctionner le caractère rétroactif du dispositif ? 

L'impossible critique

Quelques voix discordantes se sont cependant élevées, dont celle de Robert Badinter dénonçant "une justice de sûreté basée sur la dangerosité diagnostiquée de l'auteur potentiel d'un crime virtuel" ou encore la Commission nationale consultative des droits de l'homme, que le gouvernement s'était bien gardé de saisir sur le projet, qui a publié une note rappelant "que le système judiciaire français se base sur un fait prouvé et non pas sur la prédiction aléatoire d'un comportement futur".  Ces critiques sont évidemment demeurées confidentielles et isolées, leurs auteurs risquant d'être considérés comme les complices des pédophiles. Les problèmes juridiques posés par la rétention de sûreté ont été écartés et oubliés, comme la poussière sous un tapis. 

Intervention de la Cour européenne des droits de l'homme

Aujourd'hui ces questions prennent une acuité nouvelle avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. Un citoyen allemand a été poursuivi pour deux tentatives de meurtre devant le tribunal régional de Münich en 1987. Les experts ont alors estimé qu'il souffrait de différents troubles de la personnalité, mais qu'ils ne pouvaient être considérés comme pathologiques au point d'atténuer sa responsabilité. Il a donc été condamné à neuf ans d'emprisonnement et a purgé l'intégralité de sa peine. A son issue, en 1996, il a été placé en rétention de sûreté dans un hôpital psychiatrique, par une décision du tribunal. Comme il refusait de se soumettre au traitement médical, il a été décidé, en 1999, qu'il effectuerait désormais sa rétention de sûreté dans un établissement pénitentiaire. En 2006, le juge a ensuite ordonné le maintien de l'intéressé en détention, au motif que les risques de récidive étaient importants s'il était libéré. 

Après épuisement des recours internes, M. O.H. a donc saisi la Cour européenne, en invoquant l'irrégularité de sa détention au regard des articles 7 § 1 et 5  § 1 de la Convention. Dans les deux cas, les solutions apportées par la Cour sanctionnent le droit allemand, et font peser une grave menace sur la loi française de 2008. 

La rétention de sûreté est une peine

La Cour européenne estime que la prorogation de la rétention de M. O.H., intervenue en 2006, emporte violation de l'article 7 § 1 qui garantit le principe de non rétroactivité en matière pénale. La décision du Tribunal de Münich a en effet été prise pour des faits antérieurs à la modification de la loi intervenue en 1998. C'est à partir de cette date, en effet, que le droit allemand a autorisé cet internement pour une durée dépassant dix années. M. O.H. aurait donc dû être libéré en 2006, à l'issue de ces dix années de rétention. 

Pour parvenir à cette conclusion, en soi guère surprenante, la Cour est obligée de s'interroger sur la nature juridique de la décision du Tribunal. Elle observe à ce propos qu'en dépit de quelques différences dans le régime de détention,  la rétention de sûreté emporte privation de la liberté et ne présente pas de différence substantielle par rapport à un emprisonnement, d'autant qu'elle est, en l'espèce, effectuée dans un établissement pénitentiaire. La Cour estime donc qu'il s'agit d'une "peine" au sens pénal du terme, et que le principe de non rétroactivité est applicable. 

Cette analyse s'oppose à celle du droit français, qui s'efforce de marquer une différence de substance entre l'emprisonnement et la rétention de sûreté. Très récemment, dans un arrêt du 21 octobre 2011, le Conseil d'Etat, saisi par la section française de l'observatoire international des prisons, a ainsi annulé pour incompétence le règlement intérieur du "centre socio-médico-judiciaire" de Fresnes qui alignait le régime des personnes retenues sur celui des prisonniers, en particulier au regard du contrôle des correspondances et des limitations du droit de visite. Pour le juge administratif, ce règlement intérieur est entaché d'incompétence, car il impose aux droits des intéressés des contraintes qui ne figurent pas dans la loi du 27 février 2008.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman. 1976
Jack Nicholson, Dany de Vito, Brad Dourif

Liens de causalité

Pour apprécier la conformité de la rétention de M. O.H. à l'article 5 de la Convention, la Cour examine deux liens de causalité successifs. 

L'article 5 § 1 (e) de la Convention européenne autorise la détention d'un "aliéné"pour que des soins lui soient dispensés. La Cour européenne se penche donc sur le lien de causalité entre les troubles de la personnalité attestés par les experts psychiatres lors du procès pénal et la décision d'internement. Constatant qu'un délai de plus de dix ans s'est écoulé entre le jugement et la décision de prorogation de la rétention, la Cour estime que le lien de causalité n'est plus établi. Sur ce point, elle ne fait qu'appliquer sa jurisprudence M. c. Allemagne du 17 décembre 2009. 

Dès lors que la loi précise que cette rétention ne peut reposer que sur un motif psychiatrique, la Cour déduit que celle-ci ne peut avoir lieu que dans un service hospitalier. Le fait que le requérant ait refusé les soins qui lui étaient prodigués lorsqu'un traitement lui avait effectivement été proposé dans un établissement spécialisé n'a pas pour effet de lever la contrainte qui pèse sur les autorités. Pour la Cour, une prison n'est pas un milieu thérapeutique qui permette le traitement d'une personne atteinte de troubles psychiatriques si graves qu'il est impossible de le réintégrer dans la société, une fois sa peine purgée. Sur ce plan, la décision des juges allemands viole l'article 5 (e) de la Convention qui autorise la détention d'un "aliéné", à la condition évidemment qu'il fasse l'objet d'un traitement médical. 

Un second lien de causalité est également étudié par la Cour, celui qui fait reposer la décision de rétention sur un second motif : le risque de récidive. Sur ce point, elle souligne que la Convention européenne n'autorise par les Etats à protéger les victimes potentielles d'infractions graves par des mesures qui, en elles-mêmes, violent les droits de leur auteur putatif. Autrement dit, une décision privant complètement une personne de sa liberté ne peut reposer sur des motifs hypothétiques pour écarter un risque tout aussi hypothétique. C'est évidemment ce dernier point qui condamne, à terme, la loi française, dès lors que cette dernière se veut, avant tout, un instrument de lutter contre la récidive.  

La décision O.H. c. Allemagne se présente donc comme une sorte de bombe à retardement pour le droit français. Il n'y a plus qu'à attendre qu'une personne détenue en rétention de sûreté ait épuisé les voies de recours internes.