« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 24 juin 2024

Les contentieux de la dissolution


La dissolution de l'Assemblée nationale, décidée par le Président de la République à la suite des élections européennes suscite un double contentieux. Dans un premier temps, une dizaine de recours ont été déposés contre le décret du 9 juin 2024 portant convocation des électeurs pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale. Ces requêtes ont été rejetées par le Conseil constitutionnel dans une décision du 20 juin 2024. Ensuite, le décret de dissolution lui-même, daté du 9 juin 2024, a lui-même été déféré au Conseil qui, sur ce point, n'a pas encore statué, mais les chances de succès sont extrêmement modestes.

 

Les recours contre le décret de convocation des électeurs


Aux termes de l'article 59 de la constitution, "le Conseil constitutionnel statue, en cas de contestation, sur la régularité de l'élection des députés et des sénateurs". Le plus souvent, le contentieux se déroule a posteriori, lorsqu'un candidat malheureux conteste l'élection de son concurrent dans la circonscription. Mais le Conseil, dans une décision du 7 juin 2012, se déclare compétent pour juger d'un recours mettant en cause la régularité d’élections à venir. Encore est-il nécessaire que l'irrecevabilité éventuelle qui pourrait être opposée à ces requêtes risque de compromettre gravement l'efficacité de son contrôle, de vicier le déroulement des opérations électorales ou de porter atteinte au  fonctionnement normal des pouvoirs publics. Dans le cas présent, le Conseil affirme, sans beaucoup de précision, que "ces conditions sont remplies". On peut penser en effet, qu'une convocation irrégulière des électeurs pourrait vicier le déroulement des opérations électorales.

Au fond, les requérants se fondent sur les délais entre la dissolution et la convocation des électeurs. L'article 12 de la Constitution énonce : "Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution". En l'espèce, le Président de la République a choisi la voie la plus courte. Le décret du 9 juin fixe les élections au 30 juin, soit exactement 20 jours après la dissolution. Sur ce point, le Conseil fait observer que le décret de dissolution est entré en vigueur dès sa publication au Journal officiel et que les élections peuvent donc intervenir le 20e jour après la dissolution. Il calcule donc en jours calendaires et non en jours francs, ce qui d'ailleurs n'était pas nécessairement acquis. On imagine mal toutefois, le Conseil rendant impossible la tenue des élections, pour un motif quelque peu futile.

Le Conseil écarte ainsi le moyen reposant sur l'incompatibilité de ce délai avec l'article L 157 du code électoral, selon lequel "les déclarations de candidatures doivent être déposées, en double exemplaire, à la préfecture au plus tard à 18 heures le quatrième vendredi précédant le jour du scrutin". Il écarte en même temps le moyen fondé sur l'incompatibilité du décret avec les délais dans lesquels le tribunal administratif peut être appelé à se prononcer sur les candidatures, délais prévus aux articles L 159 et L 160 du code électoral. Dans tous les cas, il est évident que l'article 12 de la Constitution est supérieur aux dispositions législatives du code électoral. Le délai de 20 jours pour organiser les élections, délai autorisé par la Constitution, s'impose donc. Une application des délais du code électoral reviendrait, en effet, à vider de son contenu la norme constitutionnelle.

D'une manière générale, le Conseil écarte différents moyens fondés sur l'idée que la brièveté de la campagne porterait atteinte à la sincérité du scrutin. Ceux de La France Insoumise contestent ainsi le gel des listes électorales qui, selon eux, entraverait l'exercice du droit de suffrage. Le Conseil répond logiquement que ce gel est indispensable pour l'organisation concrète du scrutin, et que pourront voter les électeurs ayant atteint l'âge de dix-huit ans ou acquis la nationalité française plus de dix jours avant la consultation électorale. Les conséquences de ce gel sont donc très modestes.


Il suffit d'une dissolution. Les Goguettes. 22 juin 2024

Les recours contre le décret de dissolution


Le Conseil ne s'est pas encore prononcé sur ces requêtes dirigées directement contre le décret de dissolution du 9 juin, mais, avouons-le, elles n'ont que fort peu de chances de prospérer.

Le Conseil s'est déjà prononcé à deux reprises sur des décrets de dissolution, et, à chaque fois, il s'est déclaré incompétent. Dans sa décision du 4 juin 1988 Minvielle de Guilhem de la Taillade, comme dans celle du 10 juillet 1997 M. Abraham, il déclare  qu’"aucune disposition de la Constitution ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour statuer sur la requête susvisée".

On ne voit par pour quel motif le Conseil constitutionnel modifierait une jurisprudence qui, sans la nommer, reste totalement inspirée par la théorie des actes de gouvernement. Certes, les actes de gouvernement, donc insusceptibles de recours, ont vu leur champ d'application se réduire depuis le XIXe siècle, époque où le Conseil d'État s'estimait incompétent pour apprécier toute décision dont le gouvernement estimait qu'elle touchait une "question politique". Aujourd'hui ne subsistent de l'acte de gouvernement que les décisions non détachables des relations internationales et celles qui concernent "les rapports entre les pouvoirs publics".

Précisément, dans un arrêt Allain du 20 février 1989, le Conseil d'État affirme clairement qu'il ne lui appartient pas "de se prononcer sur la légalité des actes relatifs aux rapports entre le Président de la République et l'Assemblée Nationale". Il se déclare donc incompétent pour connaître d'un recours dirigé contre un décret de dissolution. Certes, le Conseil constitutionnel, statuant en matière électorale,  n'est pas le Conseil d'État. Il n'en demeure pas moins qu'il semble s'être approprié la théorie de l'acte de gouvernement.

L'irrecevabilité semble évident, mais elle pose néanmoins problème, car le décret de dissolution n'est finalement soumis à aucun contrôle. C'est fâcheux si l'on considère que l'article 12 de la Constitution affirme certes le pouvoir discrétionnaire du Président de la République pour prononcer la dissolution, mais encadre cette décision d'une procédure consultative obligatoire.

Ainsi est-il précisé que le décret de dissolution ne peut intervenir qu'"après consultation du Premier ministre et des Présidents des Assemblées". Or, dans l'état actuel du droit, aucun contrôle ne peut être exercé sur le respect de cette procédure consultative. Il ne s'agit évidemment que d'inscrétions de journalistes, mais on a appris que l'ancienne présidente de l'Assemblée nationale a dû demander au Président que cette consultation se déroule à huis-clos. De même a-t-il été mentionné que Gabriel Attal, Premier ministre, n'avait guère été consulté, à moins qu'il l'ait été tardivement. Il semble en effet que le journaliste de CNews Pascal Praud ait été informé de la dissolution, avant le Premier ministre.

Ragots, indiscrétions ? Peut-être, mais le problème ne disparaît pour autant. La procédure ne fait l'objet d'aucun contrôle contentieux. Bien entendu, dans une dissolution, le contrôle appartient d'abord au corps électoral. Et s'il n'est pas très intéressé par le respect des procédures, il se prononcera au moins sur le respect des promesses électorales.




mercredi 19 juin 2024

Localisme et "postes à moustache" : l'Université devant les juges


Plusieurs arrêts récents de la Cour de cassation et du Conseil d'État viennent fort à propos rappeler à l'Université que le recrutement des enseignants chercheurs relève du droit des concours et que le principe d'égalité entre les candidats doit être scrupuleusement respecté. Certaines pratiques sont sanctionnées, qui constituent autant de détournements des procédures légales, dans l'unique but de favoriser un candidat ayant étudié ou enseigné dans l'établissement ou plus simplement proche, personnellement ou idéologiquement, de certains enseignants. 

 

Le localisme

 

On pourrait définir le localisme comme une forme d'esprit de clocher à l'échelle universitaire. Il consiste à recruter une personne que l'on connaît déjà, parce qu'on l'a formée ou qu'elle a fait ses premières armes d'enseignant dans l'Université. Elle fait partie de la maison, et cette considération l'emporte, quand bien même le dossier académique et scientifique des autres candidats serait meilleur. Bien entendu, beaucoup d'établissements d'enseignement supérieur ne pratiquent pas ce localisme, mais il est néanmoins suffisamment répandu pour que chaque universitaire puisse citer quelques exemples. 

La sanction de cette pratique est loin d'être simple, tout simplement parce que la preuve du localisme est extrêmement difficile à apporter. Le jury souverain se borne alors à affirmer que le candidat Tartemolle, qui comme par hasard a soutenu sa thèse dans l'établissement, a un dossier bien meilleur et qu'il a fait une bien meilleure prestation que le candidat Tartemuche qui a eu la mauvaise idée de soutenir sa thèse dans une autre Université. 

Au plan contentieux, le localisme peut être sanctionné par le juge administratif sur le fondement du détournement de pouvoir. Mais la preuve est, là encore, difficile à apporter. Tout au plus peut-on citer l'arrêt S-O du 4 novembre 2002. A l'époque, le conseil d'administration de l'Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle avait rejeté, à deux reprises, le classement opéré par la commission de spécialistes intervenant dans le recrutement d'un professeur de linguistique. Et pour donner encore plus de poids à sa volonté de recruter un "local", il avait tout simplement modifié le profil du poste, lui ajoutant une référence à l'"acquisition du langage". Pas dupe, le Conseil d'État estimait que l'ensemble de ces éléments « avaient pour motif le refus de proposer la nomination, quel que fût l'avis de la commission de spécialistes, de tout autre candidat que celui qui était déjà en fonction ». La maladresse des instances universitaires avait alors permis de prouver le détournement de pouvoir.

Tout récemment, un autre type de détournement de pouvoir a été sanctionné, par un arrêt du 6 février 2024. L'Université de Bordeaux a été très fâchée que le candidat local classé premier par le comité de sélection sur un poste de professeur de droit "voie longue" se soit ensuite heurté à un avis défavorable du Conseil National des Universités (CNU). Elle a donc tout simplement décidé de supprimer le poste pour empêcher la venue du candidat classé second qui, lui, avait bénéficié d'un avis favorable du CNU. Le Conseil d'État annule la délibération de l'Université au motif que cette décision n'avait pas de finalité budgétaire comme l'affirmait l'établissement, mais visait uniquement à écarter le malheureux classé second.

Une telle maladresse est rare. Dans l'incapacité de prouver le détournement de pouvoir le juge administratif se fonde généralement sur l'erreur de droit. Il vérifie alors que l'évaluation des mérites des candidats a été réalisée sur le fondement de critères objectifs. Dans une décision du 13 janvier 1999, il admet ainsi que le CNU écarte une candidature à la qualification aux fonctions de maître de conférences en se fondant sur l'insuffisance des travaux de recherche de l'intéressé, ainsi que sur l'absence de sa part, de tout projet de recherche. Certes, mais, là encore, une telle situation n'est pas fréquente. Dans la plupart des cas, les candidats à un emploi d'enseignant-chercheur ont quelques travaux à faire valoir.

Le juge administratif éprouve ainsi de grandes difficultés à contrôler la procédure de recrutement des enseignants-chercheurs. En soi, ce n'est pas une mauvaise chose, car il serait tout de même fâcheux qu'il puisse substituer son appréciation des travaux du candidat à celle effectuée par les instances universitaires. Mais il n'en demeure pas moins que le localisme n'est pas vraiment sanctionné, sauf, parfois indirectement, en relevant une opportune erreur de procédure.

 


 Calvin & Hobbes. Bill Waterson

 

L'approche pénale

 

La Cour de cassation vient, dans une décision du 5 juin 2024, renforcer ce contrôle, en envisageant le localisme à travers une approche pénale. 

M. X., professeur des Universités, s'est porté candidat à plusieurs reprises à des concours de recrutement ouverts par une Université, afin de pourvoir un poste de professeur de géographie. Sa candidature n'a jamais été retenue, alors que son profil correspondait aux postes proposés.  Il estime que les candidats locaux ont été privilégiés, et il a eu l'idée de porter plainte pour fraude aux examens et concours publics, délit figurant dans les articles 1 et 2 de la loi du 23 décembre 1901

Dans son arrêt du 5 juin 2024, la Chambre criminelle affirme que ce délit ne concerne pas seulement les fraudes commises par les étudiants. Il est susceptible de s'appliquer à tous les concours, y compris aux recrutements universitaires. La Cour précise que ce délit doit être apprécié au regard des manoeuvres destinées à favoriser un candidat, sans empiéter sur les compétences que détient le juge administratif pour apprécier le déroulement du concours. Certes, le partage des compétences n'est pas simple, mais il n'en demeure pas moins qu'une manoeuvre visant à favoriser un candidat local est clairement susceptible de poursuites pénales.

 

Les "postes à moustache"

 

Parmi ces manoeuvres, figure la pratique du "poste à moustache". Ce terme imagé, et connu de tous les universitaires, désigne un poste dont le profil a été établi de manière si précise que les critères qu'il mentionne ne sont pleinement remplis que par un seul candidat ou une seule candidate. Les autres sont ainsi dissuadés de se présenter, et s'ils osent faire acte de candidature, ils se verront reprocher de ne pas correspondre au profil demandé. 

Le "poste à moustaches" est une pratique qui n'est pas dépourvue de risque. Il arrive assez fréquemment qu'un comité de sélection, composé paritairement de membres extérieurs à l'établissement, fasse preuve de quelque agacement et classe en tête de sa sélection un candidat non moustachu. 

Aujourd'hui, le risque devient clairement contentieux avec l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 17 juin 2024. En l'espèce, M. B. A., maître de conférences en lettres modernes au centre universitaire de formation et de recherche de Mayotte, a présenté sa candidature à une poste de " littératures françaises et francophones " de professeur des universités, créé par transformation d'un emploi auparavant pourvu au sein de ce même centre par un maître de conférences. Le comité de sélection a sèchement rejeté sa candidature, sans même l'auditionner, et a placé en tête M. C., également maître de conférence dans l'établissement.

M. B. A. a donc fait un recours contre la délibération du comité de sélection et contre le décret nommant M. C. professeur des Universités. Le Conseil d'État lui donne satisfaction, précisément en constatant l'existence d'un poste à moustaches. Il observe que "la fiche de poste (...) correspond de manière particulièrement étroite, du fait de la combinaison très précise et ciblée des compétences et thèmes d'enseignement attendus, aux matières enseignées par M. C... et aux domaines de recherche dont il est spécialiste". Il dénonce "le caractère excessivement ciblé du profil décrit dans la fiche de poste", qui d'ailleurs avait été contesté par une professeure aixoise présente dans le comité de sélection. Cette volonté d'avantager un candidat est donc constitutive d'une rupture d'égalité devant le concours.

Cet ensemble jurisprudentiel témoigne d'une volonté des juges de contrôler une activité qui l'était fort peu. Au nom de l'autonomie des Université et de la souveraineté des jurys de concours, le contrôle contentieux était en effet traditionnellement très modeste. Il est évident que de telles pratiques de localisme doivent être sanctionnées, et il est sans doute positif que les juges se penchent sur ces questions, au nom de l'égalité des candidats à un concours. Mais on doit surtout regretter que de telles pratiques existent, et que des universitaires, même peu nombreux, se livrent à des agissements bien éloignés des principes qu'ils doivent enseigner.




dimanche 16 juin 2024

Investitures : la nuit des seconds couteaux


Certains candidats de La France Insoumise (LFI) ont eu la douloureuse surprise de s'apercevoir que la nuit du 14 au 15 juin ne leur avait pas été favorable. Ils ont appris, parfois par la presse, que les instances dirigeantes du parti, ou plutôt Jean-Luc Mélenchon seul maître à bord, avaient décidé de ne pas leur accorder l'investiture en vue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet. La décision ne visait pas des backbenchers de LFI inconnus du grand public, mais au contraire des personnalités qui ont figuré parmi ses cadres dirigeants, dont Alexis Corbière, Raquel Garrido et Danièle Simonnet. Quel est leur crime ? Avoir osé critiquer le Lider Maximo

L'évènement suscite beaucoup de commentaires politiques, mais on doit aussi s'interroger sur le cadre juridique de l'investiture. On peut la définir simplement comme l'acte par lequel un parti politique désigne officiellement un candidat à une fonction élective. Ses effets juridiques sont loin d'être négligeables puisque, une fois investi, le candidat bénéficie du financement de son parti, de son aide pour l'organisation de sa campagne, et participe au partage du temps de parole accordé à sa formation dans les médias.

 

L'investiture, une affaire de parti

 

La jurisprudence se montre cependant extrêmement prudente et ne se penche pas volontiers sur les querelles d'investiture. Le juge de l'élection s'interdit, de manière générale, de vérifier la sincérité ou la régularité de l'investiture des candidats au regard des règles de fonctionnement et des statuts des partis politiques. Dans une décision du 20 octobre 2004, le Conseil d'État, statuant dans un contentieux lié aux élections régionales, considère ainsi "qu'il n'appartient pas au juge administratif de vérifier la régularité de l'investiture des candidats au regard des statuts et des règles de fonctionnement des partis politiques". 

Le Conseil constitutionnel, juge de l'élection législative, dans sa décision du 28 juin 2007 sur une élection législative dans une circonscription du Bas-Rhin, affirme, de son côté, qu'il ne lui appartient pas "de contrôler, au regard de leurs statuts, la régularité de l'investiture des candidats par les partis politiques, ni de s'immiscer dans leur fonctionnement interne". Il estime globalement que la procédure d'investiture relève de l'autonomie des partis politiques, de la liberté d'action qui leur est garantie par l'article 4 de la Constitution. Il affirme en effet qu'"ils se forment et exercent leur activité librement".

Cela ne signifie pas que le juge de l'élection se désintéresse totalement de l'investiture. Il vérifie en effet si une manoeuvre est susceptible de tromper les électeurs sur la réalité de l'investiture dont le candidat se prévaut ou qui a été attribuée à son adversaire . Autrement dit, c'est seulement si l'investiture, ou le défaut d'investiture, est de nature à tromper l'électeur que le Conseil prononce une sanction. Et ce n'est pas la procédure d'investiture qui est sanctionnée, mais la manoeuvre à laquelle elle a donné lieu. De fait, la question de l'investiture ne pourra être soulevée qu'a posteriori, lors d'un recours dirigé contre le résultat de l'élection. Dans une décision du 30 janvier 2003, le Conseil constitutionnel annule ainsi une élection législative au motif qu'un candidat se prétendait « candidat de la droite républicaine investi par l'UDF » alors même que ce parti lui avait retiré son investiture. Mais, comme toujours dans le contentieux électoral, cette sanction n'intervient qu'au regard du faible écart de voix existant entre les candidats. En l'espèce, il manquait deux voix au requérant pour atteindre le seul de 12, 5 % lui permettant de participer au second tour.

 


 On dirait la Nupes

Les Goguettes, en trio mais à quatre. juillet 2023


Les voies offertes aux victimes de la purge


Les victimes de la purge mélenchonienne ne peuvent guère envisager de contester, dès aujourd'hui, le refus d'investiture qui leur été opposé par leur parti. Dans un arrêt du 13 septembre 2012, la Cour de cassation affirme ainsi qu'un candidat ne peut engager la responsabilité délictuelle d'un parti, au motif qu'il lui aurait brutalement retiré son investiture. En tout état de cause, les victimes de la purge n'ont pas fait l'objet d'un retrait d'investiture, mais plutôt d'un refus d'investiture matérialisé par l'octroi de l'investiture à des "seconds couteaux" de LFI.

Bien entendu, les candidats évincés pourront saisir le juge de l'élection a posteriori, et contester la régularité de la procédure d'investiture. Mais là encore, la jurisprudence ne leur est pas vraiment favorable. Dans une décision du 25 novembre 1993, le Conseil constitutionnel juge le cas d'un militant de l'Union pour la démocratie française (UDF) dans la circonscription de Sartrouville. Longtemps considéré comme le candidat naturel de cette formation, il n'a pas reçu de notification de l'investiture, avant que celle-ci soit finalement attribuée à un tiers. Aux yeux du Conseil, il ne s'agit pas d'une manoeuvre destinée à tromper les électeurs, mais des aléas de la vie interne d'un parti politique. Les militants de LFI victimes de la purge sont sensiblement dans la même situation.

Que faire dans de telles conditions ? On leur conseille de relire simplement le code électoral, notamment ses articles L154 et L155. Enumérant la liste des pièces à fournir pour être candidat aux élections législatives, ils ne mentionnent pas la nécessité d'une investiture, et ne se réfèrent même pas à l'existence d'un parti. Ils peuvent donc être candidats sans être présentés par LFI. Dans une décision du 8 décembre 2017, le Conseil constitutionnel déclare même qu'il est possible de se présenter comme "membre fondateur" d'un parti, alors même qu'un autre candidat est investi par cette formation. Aux yeux du Conseil, une telle mention ne crée pas de confusion susceptible de tromper les électeurs.

 Les candidats LFI victimes de la purge sont, en quelque sorte, incités par la jurisprudence à se présenter, d'abord pour pouvoir contester a postériori la mesure dont ils ont été victimes, et aussi, évidemment, pour gagner. Car le Lider d'un parti, aussi "maximo" soit-il, n'est pas propriétaire des voix des électeurs. C'est le principe même de la démocratie.



mardi 11 juin 2024

Les Invités de LLC. Julien Boudon : Dissolution, le saut dans le vide


Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à rencontrer ceux qui réfléchissent sur les libertés et les crises qu'elles traversent.

Aujourd'hui, nous invitons Julien Boudon, Professeur de droit public à l' Université Paris-Saclay, pour évoquer le droit de dissolution, que le Président de la République vient d'utiliser sur le fondement de l'article 12 de la Constitution.

L'article que nous propose le Professeur Julien Boudon présente la particularité d'avoir été écrit à la demande du Club des Juristes. Mais ce texte a ensuite été écarté, au motif qu'il ne répondait pas à l'exigence de "neutralité politique" imposée par le Club. 

Liberté Libertés Chéries n'aime pas la censure, d'où qu'elle vienne. C'est donc un plaisir de publier ce texte, et de laisser le lecteur être le seul juge de son contenu et, s'il le souhaite, de le commenter. N'est-ce pas le principe même de la liberté d'expression ?



 

Dissolution, le saut dans le vide


Julien Boudon

 

Professeur de droit public à l'Université Paris-Saclay

 

 

dessin de Vouch

 

 

La dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par le Président de la République dimanche soir 9 juin est une demi-surprise. Il en avait déjà été question à l’automne dernier et, en réalité, depuis les élections de juin 2022 qui n’avaient accordé qu’une majorité dite « relative » au Chef de l’État.

 

            L’article 12de la Constitution dispose que le Président de la République « peut » dissoudre l’Assemblée nationale. Contrairement à d’autres pays, la dissolution ne frappe pas les deux chambres du Parlement, mais uniquement la Chambre basse parce qu’elle est en mesure de renverser le Gouvernement. Cette compétence du Président appartient aux « pouvoirs propres », ceux qu’il exerce sans contreseing ministériel (et, pour ce qui concerne l’article 12, sans proposition). Les seules formalités prévues à l’article 12 tiennent à la consultation du Premier ministre et des Présidents des deux Chambres ; c’est pour cela qu’E. Macron a précisé dès le début de son allocution que ces conditions avaient été satisfaites. Le Chef de l’État est donc juridiquement assez libre de dissoudre l’Assemblée nationale à discrétion – les contraintes sont politiques plus que juridiques, comme en témoigne le décret de dissolution, publié au Journal officiel le lundi 10 juin, jour où il ne paraît pas en principe. Exceptionnellement, le JO contient deux textes seulement : le décret de dissolution et le décret de convocation des électeurs (celui-ci est contresigné). Un débat s’est engagé à propos du délai : le code électoral prévoit des délais qui n’auraient pas permis un premier tour le 30 juin. Mais il est évident que les délais resserrés prévus par la Constitution l’emportent (voir en ce sens les décisions du Conseil constitutionnel de 1981 et de 1988) : le premier tour a lieu au plus tôt vingt jours après la dissolution, pour laisser la place à une campagne électorale, fût-elle ultra-brève. Le décret de dissolution étant daté du 9 juin (et publié le 10), le premier dimanche éligible est sans hasard le 30 juin.

 

            Ce sera donc la sixième fois depuis 1958 qu’un Président de la République aura prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale. Elle ne ressemble à aucune autre : le Gouvernement n’a pas été renversé par une motion de censure (1962), il ne fait pas face à une crise politique et sociale inextricable (1968), la dissolution n’intervient pas dans la foulée d’une élection présidentielle (1981, 1988) et pour cause : le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2000 et 2001 avaient précisément pour objectif d’éviter une discordance des majorités. Le parallèle avec 1997 n’est pas plus convaincant : la majorité de droite était à l’époque pléthorique. Nous sommes en 2024 dans une configuration inédite : depuis deux ans, le Gouvernement ne dispose pas d’une majorité absolue mais, pour autant, son programme législatif est à peu près adopté (la réforme des retraites, la loi Immigration), tandis que le Gouvernement n’a pas été renversé. Le Président de la République dissout après des élections européennes, et pas nationales, qui confirment le succès électoral du RN (et de Reconquête). E. Macron considère qu’un score de 32 %, à comparer aux faibles 14 % de la liste Renaissance, manifeste un désaveu politique. Au passage, on peut se demander si ce n’est pas une démission plutôt qu’une dissolution qui aurait permis d’en avoir le cœur net : le Président de la République a indiqué dimanche qu’il redonnait aux électeurs « le choix de notre avenir parlementaire ». En vérité, ce n’est pas le jeu parlementaire qui est incertain, plutôt le cap politique donné au pays depuis 2017 : au prix d’un concours de circonstances rocambolesque, E. Macron a été élu et réélu sans qu’un véritable choix fût proposé aux électeurs modérés (qui ne sont pas tous macronistes). De ce point de vue, l’élection présidentielle réduite à un duel au second tour suscite la frustration car elle empêche toutes les sensibilités de s’exprimer.

 

            Les élections législatives anticipées auront lieu les 30 juin et 7 juillet. Le scrutin majoritaire à deux tours a toujours été utilisé sous la Ve République, sauf en 1986. Il est impossible de prédire quels seront les résultats de ces élections parce qu’elles dépendent de 577 batailles locales et parce que l’organisation d’un second tour (devenu systématique tant il est difficile d’être élu au premier tour) brouille les cartes. J’avais annoncé en 2017 que LREM n’aurait pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale : je m’étais trompé de cinq ans… Cette année, je réitère mon pronostic : dans une configuration où le RN gagnera sans doute des sièges et où le camp présidentiel devrait en perdre, il semble qu’aucun parti ne détiendra la majorité absolue. Est-ce là le calcul du Président de la République ? Démontrer la nécessité de constituer un « front républicain », dans les urnes comme à la Chambre, pour continuer à isoler le RN ? Ou bien se satisferait-il d’un résultat avantageux au RN afin de nommer un Gouvernement issu de ses rangs pour prouver, d’ici 2027, son incompétence ou son échec et ainsi marginaliser Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle (c’était cette intention qui était prêtée à E. Macron à l’automne dernier) ?

 

            Quelles sont les conséquences de la dissolution ? La première : l’Assemblée ne pourra pas être à nouveau dissoute dans l’année qui vient – l’article 12 interdit les dissolutions à répétition. Il y en a une seconde : le mandat des députés de la XVIIe législature courra en principe jusqu’en 2029, c’est-à-dire au-delà de la prochaine élection présidentielle (ce qui semble improbable). Mais la conséquence la plus cruciale est d’ordre politique et dépendra des résultats le 7 juillet au soir : soit le Président de la République disposera d’une majorité bancale, y compris avec le soutien implicite d’une gauche résignée ; soit il fera l’expérience d’une cohabitation avec le RN ou, de façon moins plausible, avec la gauche. Dans tous les cas de figure, s’il est permis de violer la neutralité axiologique que s’imposent les universitaires, E. Macron aura fait la preuve qu’il n’a pas la carrure d’un chef de l’État : on ne joue pas avec les institutions et avec l’avenir d’un pays comme s’il s’agissait d’une aimable partie de dés ou de poker, pour reprendre une métaphore qui a fait florès.

 

 

 

 

dimanche 9 juin 2024

Quand les recours abusifs abusent absolument


La notion de recours abusif relève du pouvoir discrétionnaire des juges. En témoigne la rédaction de l'article R 741-12 du code de justice administrative, qui énonce que le juge "peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 10 000 €". On peut ainsi déceler un triple pouvoir discrétionnaire. D'une part, le juge définit lui même ce qu'il "estime" abusif. D'autre part, même en cas de recours abusif, il demeure libre de condamner, ou non, le requérant à une amende. Enfin, il s'agit d'une prérogative exclusive du juge, car la demande en recours abusif est irrecevable.

D'une manière générale, un recours un considéré comme abusif quand il est "dépourvu de sérieux" ou dilatoire, ou encore qu'il repose clairement sur une intention de nuire, et non pas sur une volonté d'obtenir justice. Mais les juges sont naturellement réticents à prononcer une amende pour recours abusif. Cette procédure se heurte en effet directement au droit d'accès au juge, au droit d'obtenir justice. Sans doute les juges estiment-ils qu'il est toujours préférable qu'ils soient saisis pour rien et sans espoir de succès que pas saisis du tout.

La sanction pour recours abusif est donc rare et bien souvent réservée à des cas que l'on pourrait presque qualifier de pathologiques. Un exemple récent a été donné, avec le recours loufoque demandant la restitution de la Joconde aux héritiers de Leonardo. Dans son arrêt du 14 mai 2023, le Conseil d'État condamne l'association requérante à une amende de 3000 € pour recours abusif. On peut en déduire qu'il faut, si l'on ose dire, pousser le bouchon très loin pour être condamné.

Cette pratique des juges doit être saluée pour son libéralisme, mais elle n'est pas sans effets pervers. Aujourd'hui, les requérants ont tendance profiter de cette quasi-absence de sanction pour déposer des recours qui certes ne peuvent être directement qualifiés d'abusifs puisque seul le juge peut opérer cette qualification. Il n'empêchent qu'ils ont comme un goût de recours abusif.

 

 

Le juge. Lucky Luke. Morris et René Goscinny.1959

 

 

Les recours dilatoires

 

La première pratique consiste à exploiter au maximum les garanties offertes au justiciable pour protéger ses droits et libertés. L'article 230-32 du code de procédure pénale définit ainsi des conditions strictes à la géolocalisation d'un véhicule sans le consentement de son propriétaire ou de son possesseur. Cette géolocalisation peut donc intervenir soit lors d'une enquête ou d'une instruction portant sur un crime ou un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, soit lors d'une recherche sur les causes de la mort ou de la disparition d'une personne, soit enfin pour rechercher une personne en fuite. Dans tous les autres cas, la géolocalisation d'un véhicule emporte une atteinte à la vie privée de la personne, le véhicule étant considéré, au même titre que le domicile, comme l'abri de la vie privée. Il devient alors possible de demander l'annulation des pièces de la procédure, provoquant ainsi l'effondrement des poursuites.

En soi, la procédure n'a rien de choquant, et il est normal que le droit recherche un équilibre entre le droit au respect de la vie privée et les nécessités de l'enquête et de l'instruction pénales. 

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 28 mai 2024 utilise pourtant ces dispositions à des fins qui semblent "dépourvues de sérieux", et qui pourraient donc parfaitement justifier une sanction pour recours abusif.

En l'espèce, une information est ouverte contre le requérant des chefs de vols en bande organisée avec arme et complicité, arrestation ou séquestration et complicité, blanchiment, aggravés, recel et association de malfaiteurs. Il demande l'annulation des pièces de la procédure liées à la pose d'une puce sur la Renault Clio qu'il utilisait. Mais le véhicule est une voiture volée... et il est tout de même délicat de considérer comme abri de la vie privée un véhicule volé.

La décision n'est pas isolée et la Cour en avait déjà jugé ainsi dans deux arrêts du 15 octobre 2014 et du 7 juin 2016, à propos de véhicules volés et faussement immatriculés. Le requérant de 2024 n'avait donc pratiquement aucune chance d'obtenir l'annulation des pièces demandées, et on en déduit que sa requête n'avait pas d'autre objet que dilatoire.


Le détournement du référé à des fins médiatiques


Le développement considérable du référé-liberté devant le juge administratif aboutit à des effets pervers assez comparables. L'objet de la requête n'est pas de demander le respect du droit mais bien davantage d'alerter les médias et de mobiliser des militants en vue de la défense d'une cause, quelle qu'elle soit.

Un exemple particulièrement parlant de cette pratique peut être trouvé dans l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse le 7 juin 2024. Les requérants, en l'espèce différentes associations de militants hostiles à l'autoroute A 69, ont saisi le juge et demandé en référé la suspension des arrêtés des préfets du Tarn et de Haute-Garonne interdisant tout rassemblement ayant cet objet le 8 juin 2024. Les groupements requérants invoquaient donc, logiquement, l'atteinte à la liberté de manifestation.

Certes, mais nul n'ignore, du moins parmi les organisateurs de manifestation, que cette liberté est organisé sur la base d'un régime déclaratoire. L'article 211-2 du code de la sécurité intérieure conditionne l'exercice de la liberté de manifester à l'existence d'une déclaration auprès de la mairie ou du préfet de police,  mentionnant l'identité des organisateurs, l'objet du rassemblement, et le parcours de la manifestation. Or, en l'espèce, cette procédure n'avait pas été respectée, et l'autorité ignorait officiellement le nom des organisateurs.

Comme dans le cas précédent, les requérants ne pouvaient ignorer qu'ils allaient à l'échec. Mais là encore, l'objet n'était pas de demander le respect d'un droit qu'ils avaient eux-même allègrement bafoué. L'objet était de cristalliser une opposition militante en instrumentalisant le juge des référés.

Ces pratiques reposent ainsi sur deux préoccupations. L'une, illustrée par la décision de la Chambre criminelle, est purement individuelle. Mise en oeuvre par d'excellents avocats pénalistes, elle vise à retarder autant que possible une enquête ou une instruction visant leur client. La pratique n'a rien de nouveau, bien entendu, mais la problème réside dans le fait qu'il devient possible d'échelonner dans le temps toute une série de requêtes. On pourrait ainsi se demander si une réforme n'est pas envisageable, par exemple pour réunir l'ensemble de recours concernant une enquête préliminaire à la fin de celle-ci. L'impact sur la durée de l'enquête serait loin d'être négligeable. 

L'autre préoccupation, illustrée par l'ordonnance de référé du tribunal administratif de Toulouse, semble reposer sur la pratique du Lawfare, que l'on peut définir comme l'utilisation stratégique du droit. Il s'agit en fait de gagner une bataille médiatique, militante, mais certainement pas juridique. On ne revendique pas l'accès au juge, mais bien davantage l'accès aux médias. On instrumentalise le juge à d'autres fins que celle de rendre la justice. Bien entendu, cela ne remet pas en cause la procédure de référé qui, en tant que telle, est un instrument puissant et utile pour la protection des libertés, au point que le recours pour excès de pouvoir passe désormais au second plan. Mais il serait sans doute nécessaire d'engager une réflexion sur les moyens à donner au juge pour qu'il puisse se défendre contre cette instrumentalisation.


Le référé-liberté : Chapitre 3 , Section 3 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




mercredi 5 juin 2024

Les animaux malades de la philanthropie


Le 31 mai 2024, le Conseil d'État a rendu un arrêt confirmant le refus d'acceptation d'un legs opposé par le préfet à une association dénommée "Ligue française contre la vivisection et l'expérimentation sur l'homme et l'animal et pour leur remplacement par des méthodes substitutives". Pour le juge, cette association ne saurait avoir un caractère philanthropique, "alors qu'elle a pour seul objet la protection animale". On en déduit que la protection animale ne saurait être considérée comme un but philanthropique.

 

La "petite reconnaissance"

 

L'association, créée et déclarée en 1956, n'est pas reconnue d'utilité publique, mais elle revendique ce qui est généralement qualifié de "petite reconnaissance". Cette procédure, initiée dans une loi du 14 janvier 1933, permettait alors à des associations déclarées de recevoir des libéralités entre vifs ou testamentaires, lorsqu'elles avaient pour but exclusif l'assistance et la bienfaisance. A ensuite été ajoutée la recherche scientifique et médicale avec la loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat.

Avec cette législation, le champ des associations susceptibles de recevoir des libéralités demeurait très restreint. Par ailleurs, le risque que les préfectures interprètent de manière différente ces dispositions n'était pas négligeable. La loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire a donc finalement choisi de se livrer à une énumération, qui figure aujourd'hui à l'article 200-1-b du code général des impôts. Relatif à la réduction d'impôt sur le revenu de 66 % pour les dons des particuliers à des associations, il vise celles "ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à l'égalité entre les femmes et les hommes, à la mise en valeur du patrimoine artistique, (...), à la défense de l'environnement naturel ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises". L'association requérante estime avoir un caractère philanthropique, et c'est exactement ce que lui refuse le Conseil d'État, cassant sur ce fondement la décision de la Cour administrative d'appel (CAA).

 


 

 

La philanthropie, version étriquée

 

Le Conseil d'État se borne ainsi à sanctionner la CAA pour avoir jugé "que l'association avait un objet à caractère philanthropique alors qu'elle a pour seul objet la protection animale". 

L'argument essentiel du Conseil d'État est donc étymologique. En effet le mot "philanthropie" vient du grec "anthropos" qui signifie humain. Les animaux sont aujourd'hui qualifiés par l'article 515-14 du code civil d'"êtres vivants dotés de sensibilité". Ils imposent des devoirs aux êtres humains, mais ils ne sont pas des êtres humains. A l'appui de cette analyse, le ministre invoque un arrêt du 18 juin 1937, Ligue française pour la protection du cheval contre les mauvais traitements. Le Conseil d'État jugeait alors que l'acceptation d'un legs ne pouvait être autorisée dans le cas d'une association ayant pour unique objet la protection des animaux.

La philanthropie ainsi définie apparaît pour le moins étroite, pour ne pas dire étriquée. L'action de l'association ne concerne que les animaux. L'erreur de droit est ainsi démontrée et la décision de la CAA est cassée. Le Conseil d'État aurait-il craint une baisse des recettes fiscales ? Cela semble peu probable car l'écrasante majorité des dons et legs s'oriente vers les associations reconnues d'utilité publique.

Observons tout de même que cet arrêt a été rendu sur conclusions contraires du rapporteur public, Laurent Domingo. S'attachant à l'examen de ce que fait réellement l'association, il réfute l'opposition simpliste entre l'humain et l'animal. Il propose de valider la décision de la CAA, en faisant prévaloir une conception plus souple de la notion de philanthropie. Elle n'est pas seulement l'aide et le secours apportés aux êtres humains, mais peut être étendue "à tout ce qui peut améliorer la condition humaine". Or peut-on un instant douter que la protection apportée aux animaux améliore la condition humaine ? Le lait de l'humaine tendresse passe par l'attention portée aux animaux. Un élément d'humanité qui a échappé au Conseil d'État, et c'est bien triste.


Le régime juridique des associations : Chapitre 12 , Section 2 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




dimanche 2 juin 2024

Happy end pour un mariage


"Le mariage oui, la chienlit non". Cette formule, inspirée des propos du Général de Gaulle tenus en mai 1968, pourrait servir de titre à l'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 1er juin 2024. Il annule en effet la décision du juge des référés de Dijon qui avait suspendu un arrêté municipal repoussant la date d'un mariage dans la commune d'Autun. Si l'on en croit l'ordonnance du juge des référés du Conseil d'État, le mariage n'aurait donc pas dû être célébré le 1er juin, comme prévu. Mais, comme souvent en matière de mariage, il y a eu Happy End. 

A l'audience, qui s'est tenue le matin même de la date prévue, le maire a affirmé que le mariage "pouvait se tenir dès que possible, y compris dans les heures qui viennent", dès lors qu'un terrain d'accord serait trouvé sur le maintien de l'ordre. C'est exactement ce qui s'est produit. La cérémonie a eu lieu, et elle s'est déroulée dans le calme. Fin de l'histoire ?

 

Inquiétudes à Autun

 

Pas tout-à-fait, car l'ordonnance de référé donne l'occasion d'un avertissement sans frais aux candidats au mariage et à ceux qui organisent la fête. Dans le cas présent, la préparation au mariage, ou plutôt la préparation du mariage, s'était mal passée. Le maire redoutait des débordements, et avait déjà été confronté, dans un passé proche, à une union pour le moins tapageuse, avec notamment un grand nombre de voitures de sport multipliant les infractions routières et semant une assez belle pagaille dans le centre ville. Pour éviter une nouvelle expérience de ce type, il avait cette fois organisé avec les futurs mariés une réunion préparatoire le 18 mai, en présence des services de la commune et de la gendarmerie. Mais les échanges avaient été tendus, et, pour finir, les futurs époux avaient quitté la réunion en claquant la porte et en proférant quelques menaces. Mystérieusement, et sans que l'on puisse en retrouver les auteurs, la nuit suivante avait été marquée par quelques incendies de véhicules, dont celui du maire. Finalement, l'élu avait pris deux arrêtés, l'un suspendant le mariage, l'autre interdisant à cette occasion la circulation des voitures de sport dans le centre ville.

Les deux arrêtés ne sont donc pas suspendus, et il s'agit, pour le juge des référés, de rappeler aux futurs époux, et pas seulement ceux d'Autun, que si le mariage est une liberté fondamentale, elle s'exerce, comme toutes les libertés, dans les limites de l'ordre public.

 


Manifestation du 12 novembre 2023

Collection particulière

 

Une liberté fondamentale

 

Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel affirme que « le principe de la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle », à ce titre ouvert tant aux nationaux qu'aux étrangers, y compris ceux en situation irrégulière. Il précise, le 20 novembre 2003, qu’elle se rattache à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 Cette formulation est reprise à l’identique dans la décision du 17 mai 2013 déclarant conforme à la Constitution la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. 

 

De son côté, le Conseil d’État, dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, M. A., évoque « la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale », formulation un peu différente de celle adoptée par le Conseil constitutionnel, mais qui témoigne de la consécration du mariage comme une liberté. Celle-ci n'est pas sans conséquences sur le droit positif. Jusqu'à aujourd'hui, ces conséquences ont été de deux ordres. D'une part, le législateur s'est efforcé de garantir le principe d'égalité devant le mariage en l'ouvrant aux couples homosexuels avec la loi du 17 mai 2013. D'autre part, il a admis que des considérations d'ordre public pouvaient justifier l'encadrement du droit au mariage.

 

 

 

Mariage et ordre public


 

Il appartient alors à l'État de préciser les éléments d’ordre public qui constituent le socle du mariage. C’est ainsi que l’interdiction de la polygamie est un principe général du droit français, et la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 novembre 2020 confirme le refus d’acquisition de la nationalité française par déclaration, opposé à une épouse dont le mari était bigame. La Cour précise que « la vie commune requise pour devenir français par le mariage est, par principe, exclue en cas de bigamie ». De même, la loi du 26 novembre 2003 autorise le maire à saisir le procureur, dans le but de surseoir à la célébration d'une union, lorsqu'il craint un mariage blanc. Le principe est identique pour les mariages forcés et dans une QPC du 22 juin 2012, M. Thierry B., le Conseil constitutionnel admet l'intervention du procureur pour empêcher une union, s'il considère que le consentement de l’un des époux n’est pas « libre ».


Aujourd'hui, dans sa décision du 1er juin 2024, le juge des référés se borne finalement à rappeler que la célébration d'un mariage ne saurait entrainer de troubles tels que le maire ne soit pas en mesure de garantir le maintien de l'ordre public. On se trouve ici dans une jurisprudence classique, à quelques petites nuances près. 

 

On observe d'abord que l'élu suspend la célébration en se fondant sur des troubles à l'ordre public susceptibles d'intervenir, car de tels évènements s'étaient produits lors d'un récent mariage, dans la famille même du futur époux. C'est donc la probabilité des troubles plutôt que les troubles eux-mêmes qui justifient la mesure. C'est aussi, implicitement, le fait que les futurs époux aient finalement refusé de participer à la réunion de préparation destinée à définir les mesures à prendre pour protéger l'ordre public. Quoi qu'il en soit, même si le risque est élevé, il demeure hypothétique.

 

L'interdiction générale de la circulation des voitures de sport dans le centre ville pose un autre problème, car cela revient à interdire l'accès au centre ville à tous les propriétaires de ce type de véhicule, même s'ils ne sont pas invités au mariage. Une analyse au fond pourrait parfaitement conduire à considérer la mesure comme disproportionnée par rapport au but à atteindre. Conformément à la jurisprudence Benjamin, le juge pourrait considérer qu'il existe d'autres moyens que l'interdiction pour organiser la circulation et contraindre les invités à utiliser leur véhicule dans le respect du code de la route. 


Mais précisément, la décision est une ordonnance de référé et elle n'a aucun impact réel, puisque, à la fin de l'audience, tout le monde savait que le mariage litigieux serait célébré quelques heures plus tard. Il est impossible, évidemment, de savoir dans quelle mesure ces mots d'apaisement du maire ont, ou non, influencé la décision. Mais l'occasion était idéale pour rappeler, sans aucune conséquence, que les organisateurs du mariage sont responsables de son bon déroulement et qu'ils doivent coopérer avec les autorités municipales et celles chargées du maintien de l'ordre. Et l'histoire s'achève sur ces mots maintes fois répétés : Ils se marièrent, furent très heureux, et eurent beaucoup d'enfants.



La liberté du mariage et l'ordre public : Chapitre 8 , Section 2 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.