« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 5 juin 2022

Les Invités de LLC : David Hume. Discours sur la liberté de presse 1752

 

Les grands week-ends sont propices à la lecture. Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 DAVID HUME


Discours sur la liberté de presse 1752

 

 

David Hume. Portrait par Allan Ramsay. 1754

 

Rien ne cause plus d'étonnement à un étranger qui aborde dans cette île, que cette grande liberté dont nous jouissons de communiquer tout ce que bon nous semble au public par la voie de l'impression, jusqu'à censurer ouverte­ment toutes les mesures que le roi et les ministres jugent à propos de prendre. Si le ministère se décide pour la guerre, aussitôt nous l'accusons ou de négli­ger les intérêts de la nation, ou de les méconnaître : l'état présent des affaires, disons-nous, exigeait manifestement la continuation de la paix. Si au contraire le gouvernement incline pour la paix, nos politiques ne respirent que carnage et désolation : alors les sentiments pacifiques, selon eux, ne procèdent que d'une bassesse et d'une lâcheté impardonnable. Cette liberté de tout dire, qui règne parmi nous, n'étant admise sous aucun autre gouvernement, soit monar­chique, soit républicain, et n'étant pas plus tolérée en Hollande et à Venise qu'en France et en Espagne, elle fait naturellement naître ces deux questions. 1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège? 2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

1. D'où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilège?

 

(...) 

 

Personne ne doute que le pouvoir despotique ne se glissât insensiblement parmi nous, si nous n'étions continuellement sur nos gardes, et attentifs à tous les progrès. Dans cette supposition, il nous faut un moyen commode de sonner le tocsin, et de communiquer l'alarme aux deux bouts du royaume. L'esprit du peuple doit être excité, de temps à autre, contre les vues ambitieuses de la cour, et l'ambition de la cour doit être réfrénée par la crainte d'aigrir la nation. Rien ne répond mieux à cette fin que la voie de l'impression: c'est elle qui nous met en état d'employer tout notre savoir, tout notre esprit, tout notre génie pour la défense de la liberté, et d'inspirer le même zèle à tous nos compatriotes. Nous ne saurions donc veiller trop scrupuleu­sement à la conservation d'un privilège d'où dépend la durée de notre république : et lorsque les Anglais se relâcheront sur ce point, soyons sûrs que leur état républicain va expirer, et qu'il est prêt à être englouti par le pouvoir monarchique. Si la liberté de la presse est essentielle à notre constitution, on ne peut plus demander si elle est utile ou pernicieuse, et notre seconde question est décidée en même temps que la première; car que peut-il y avoir de plus important pour un État libre que le maintien de son ancienne forme? Mais je vais plus loin; outre que cette liberté paraît un privilège commun que tout le genre humain est en droit de réclamer, les inconvénients qu'elle entraîne sont en si petit nombre et si peu considérables, qu'il me semble qu'il n'y a point de gouvernement qui ne dût la tolérer. 

 

2. L'usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ? 

 

  En lisant un livre ou une brochure qui roule sur les affaires du temps, nous sommes seuls, et rien ne trouble le calme de notre esprit : les passions que cette lecture peut faire naître ne sauraient devenir contagieuses : personne n'est là pour les enflammer, ou à qui nous puissions les communiquer : il n'y a point là de ton ni de geste, point d'appareil oratoire, propre à nous séduire : et supposé que notre esprit soit naturellement porté à la sédition, il n'en peut pourtant arriver aucun mal, dès que nous n'avons point d'objet devant nous contre lequel nous pouvons éclater dans les premiers moments. Ainsi, quelque abus que l'on puisse faire de la liberté de la presse, je doute fort qu'elle puisse jamais occasionner des tumultes ou des rebellions.  


Un bruit sourd qu'on se répète à l'oreille, fait souvent autant de chemin, et devient aussi dangereux que si on le confiait au papier. Que dis-je? Le danger sera d'autant plus grand, que la liberté de penser sera plus gênée, qu'on sera moins en état de poser le pour et le contre, et de distinguer le vrai du faux.

 

(...)

 

N'est-ce pas une pensée consolante, pour tous ceux qui aiment la liberté, que le privilège de la presse ne saurait guère nous être enlevé, sans qu'on nous enlève en même temps notre État républicain et notre indépendance. Il est rare que la liberté, de quelque espèce qu'elle soit, ait été détruite d'un seul coup. Des hommes nés libres ont de l'horreur pour le seul nom d'esclavage : il ne peut s'insinuer que par degrés, et il faut qu'il essaie mille formes différentes, avant d'en trouver une qui se fasse recevoir. Mais si la liberté devait périr parmi nous, elle devrait périr tout à la fois : sa chute, pour ainsi dire, devrait être instantanée, et voici pourquoi : nos lois générales contre les séditions et contre les libelles sont à un point à ne pouvoir être renforcées. Il ne reste donc que deux moyens de nous borner davantage à ces égards. Le premier, ce serait de soumettre tout ce qui s'imprime à la censure : le second, de confier à la cour le pouvoir arbitraire de châtier les auteurs de tous les écrits qui lui déplaisent. Or l'un et l'autre de ces moyens serait une infraction si criante de tous nos privilèges, que probablement ce ne pourront être là que les deniers abus d'un gouvernement despotique; de sorte que lorsque nous verrons réussir de pareilles entreprises, nous pourrons hardiment conclure que c'en est fait pour toujours de la liberté de la Grande Bretagne.

 


1 commentaire:

  1. Dans un monde aussi complexe et désorienté qu'et celui dans lequel nous évoluons, le besoin de recourir à des boussoles relève de l'évidence. Il nous revient de trouver quelques clés de compréhension pour ne pas nous transformer en somnambules. Faute de pouvoir compter sur les "réseaux sociaux", rien ne vaut de lire, relire - comme vous nous y incitez - les grands auteurs classiques.

    Force est de constater que leurs écrits n'ont pas pris la moindre ride tant ils perçoivent parfaitement les ressorts de l'âme humaine et de la vie en société. Par ailleurs, ils renseignent, à leur manière, sur la déraison contemporaine, en particulier sur le dévoiement des grands principes dans notre patrie des Lumières. Contrairement à ce que déclare Emmanuel Macron à Saint-Etienne le 25 octobre 2021, la nostalgie n'est pas mauvaise conseillère par nature surtout si elle s'appuie sur les réflexions de penseurs ayant fait leur preuve comme David Hume.

    Rien ne serait plus salutaire que d'en faire une synthèse accessible à tous nos compatriotes pour participer à leur éducation citoyenne. Ceci serait plus utile que la création d'un "Conseil national de la refondation", énième comité théodule destiné à brasser de l'air et non à traiter les maux dont souffre notre société autrement que par des mots galvaudés, des éléments de langage !

    Il faut parfois se tourner vers le passé pour comprendre le présent et, qui sait peut-être, anticiper l'avenir pour mieux s'y préparer. Nous n'en sommes malheureusement pas là.

    Encore un immense merci pour cette initiative de LLC....

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