« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 2 juillet 2023

Le délai de viduité a la vie dure, en Turquie


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Nurcan Bayraktar c. Turquie du 27 juin 2023, sanctionne comme discriminatoire et attentatoire à la vie privée des femmes les dispositions du droit turc qui maintenaient dans l'ordre juridique le délai de viduité. Aujourd'hui considéré comme la survivance d'une période révolue, le délai de viduité peut être défini comme un délai imposé aux femmes veuves ou divorcées avant de pouvoir contracter un nouveau mariage. Elles peuvent parfois y déroger, comme en Turquie, à la condition de se soumettre à un examen médical démontrant l'absence de grossesse.

Le délai de viduité a existé en France. L'ancien article 228 du code civil fixait ainsi à trois cents jours la durée minimum avant un remariage. De telles dispositions avaient pour finalité d'éviter les conflits de filiation paternelle relatifs aux enfants conçus avant la mort ou le divorce. Elles ont évidemment disparu avec le développement des instruments scientifiques permettant la contestation de paternité, et le délai de viduité a ainsi disparu du droit français au 1er janvier 2005.

Mais il est demeuré en Turquie, et c'est précisément l'objet du présent recours. La requérante, divorcée en janvier 2014, a demandé, en juillet 2014, au tribunal des affaires familiales d'Istanbul de lever à son égard le délai de trois cents jours prévu par le code civil turc, sans qu'elle soit tenue de se soumettre à un examen médical pour démontrer qu'elle n'est pas enceinte. Tout l'argumentaire de la requérante reposait sur l'atteinte aux droits de femmes que cette exigence suscitait. Finalement, 2020, la Cour constitutionnelle turque repoussait sa requête, estimant que ses griefs relatifs au respect de la vie privée et au principe d'égalité étaient manifestement mal fondés. Pour les juges turcs, le délai de viduité n'emportait aucune ingérence dans les droits et libertés des femmes. 

La CEDH affirme résolument le contraire. Elle considère que le délai de viduité emporte une ingérence dans la vie privée garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle se fonde également sur une double violation de l'article 14 qui impose la non-discrimination et de l'article 12 qui affirme le droit au mariage. 

 

La qualité de victime

 

Les autorités turques considèrent la requête irrecevable, au motif que Nurcan Bayraktar n'aurait pas la qualité de victime devant la CEDH. Il est exact que le projet de mariage dont elle avait fait état en 2014 ne s'est pas concrétisé, mais, pour la Cour, le sujet n'est pas là. Sa jurisprudence considère qu'un requérant peut être considéré comme victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour a déclaré irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus.

Dans l'affaire Nurcan Bayraktar, la Cour se montre plus libérale. Elle écarte l'argument des autorités turques selon lequel la requérante ne serait pas une "victime" puisque finalement elle n'avait pas contracté une nouvelle union. La Cour s'appuie au contraire sur la jurisprudence Frasik c. Pologne du 5 janvier 2010. Elle rattache le mariage au droit à la vie privée, en fait une décision personnelle susceptible de changer, sans que l'État soit fondé à juger ces évolutions. Surtout, elle note que le délai de viduité imposait à la requérante une procédure spécifique, en particulier la sollicitation d'un certificat médical, qui suffit à faire d'elle une "victime".

 


 Voutch, novembre 2020


L'ingérence dans la vie privée

 

La CEDH donne une définition large de la notion de vie privée. Elle n'englobe pas seulement les éléments les plus intimes de la vie des individus, mais aussi ce qui concerne son droit à l'épanouissement personnel, son autonomie, son identité sociale, et donc le droit de nouer des relations avec ses semblables. Cette définition large est notamment rappelée dans l'arrêt Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. En l'espèce, elle estime donc que le simple fait que la requérante ait dû introduire une procédure pour obtenir la levée du délai de viduité suffit à caractériser l'atteinte à sa vie privée. Surtout, et l'opinion concordante du juge Krenc le démontre, le fait que la requérante soit contrainte de produire un certificat médical attestant qu'elle n'est pas enceinte suffit à démontrer l'existence d'un préjudice important lié à l'intimité de sa vie privée.


Non-discrimination et droit au mariage


L'intérêt de la décision réside sans doute largement dans l'articulation entre l'article 14 qui consacre le principe de non-discrimination et l'article 12 qui garantit le droit au mariage. Ce rapprochement permet en effet à la Cour de fonder l'arrêt sur le principe de non-discrimmination envers les femmes.

La jurisprudence sur la différence de traitement repose sur des principes simples. La marge d'appréciation des États est étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque, comme la race ou le sexe, principe affirmé dans les arrêts D. H. et autres c. République tchèque du 13 novembre 2007 et J. D. et A. c. Royaume-Uni du 24 octobre 2019. Cette marge d'appréciation s'élargit en revanche, lorsque la situation considérée est le résultat d'un choix individuel ou d'une situation juridique qui place la personne dans une situation moins favorable, par exemple au regard du droit des étrangers dans l'arrêt Bah c. Royaume-Uni du 27 septembre 2011.

En l'espèce, la législation turque touche au plus intime de la vie privée de Mme Nurcan Bayraktar. La marge d'appréciation de l'État est donc étroite. L'ingérence dans sa vie privée n'est pas contestable, et la CEDH doit donc se demander si elle peut être justifiée, c'est-à-dire si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique".

Nul ne conteste que le délai de viduité figure dans le code civil turc et qu'il a donc valeur législative. La Cour, peu convaincue, consent à admettre comme "hypothèse" qu'en imposant le délai de viduité, le gouvernement poursuit des buts légitimes, la protection des droits d'autrui et la défense de l'ordre. Cette apparente souplesse n'a toutefois pas d'autre objet que de permettre à la CEDH de s'interroger sur la nécessité de cette ingérence au regard du but poursuivi.

 

La "confusion des sangs"

 

Elle constate alors que le délai de viduité ne répond, en aucun cas, à un "besoin social impérieux". Les autorités turques estiment que le délai de viduité a pour finalités de préserver les intérêts de l'enfant à naître en assurant sa filiation et d'éviter la "confusion des sangs". La Cour observe évidemment qu'une telle formule n'a pas beaucoup de sens. Elle repose en effet sur une confusion entre la paternité biologique et la présomption légale de paternité. Certes, en Turquie comme dans d'autres systèmes juridiques, un enfant né dans le mariage est présumé avoir pour père le mari. Néanmoins, le père biologique d'un enfant, que celui-ci soit dans le cadre d'un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l'enfant ou revendiquer sa paternité au moyen d'un test ADN. De même, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant le délai de viduité, la situation ne crée qu'une présomption de paternité de l'ex-mari, présomption qui peut être renversée par une action du père biologique ou de la mère. La CEDH parvient à la conclusion que la volonté d'éviter la "confusion des sangs", autrement dit d'assurer la détermination biologique de la paternité, "semble irréaliste dans la société moderne".

La Cour aurait fort bien pu interrompre là son raisonnement, mais elle va plus loin en affirmant que la requérante a subi une discrimination fondée sur le sexe. En effet, son droit au mariage, ou plutôt au remariage, subit une restriction importante du fait du délai de viduité. Or ce délai n'est évidemment imposé qu'aux femmes. La CEDH doit de nouveau se demander si cette discrimination fondée sur le sexe peut être justifiée de manière objective et raisonnable. Même si la Cour est prête à reconnaître que l'institution du mariage et la filiation biologique de l'enfant sont des éléments essentiels dans la société turque, il n'en demeure pas moins que cette filiation peut aujourd'hui être établie par l'ADN. 

De fait, le maintien du délai de viduité dans l'ordre juridique peut être considéré comme un stéréotype sexiste reposant sur l'idée que les femmes auraient un devoir envers la société en raison de leur rôle potentiel de mère et sur leur capacité à donner naissance à des enfants. La Cour en déduit donc que le délai de viduité "constitue un obstacle sérieux à la réalisation d'une véritable égalité matérielle envers les sexes qui est l'un des objectifs majeurs des États membres du Conseil de l'Europe."

La CEDH se situe donc résolument sur le principe d'égalité des sexes et sanctionne une discrimination dans ce domaine. On ne peut que s'en féliciter, d'autant que la survivance d'un délai de viduité dans le code pénal turc apparaît comme un anachronisme juridique. Bien entendu, de mauvais esprits pourraient dire qu'il est plus facile de condamner la Turquie pour son délai de viduité que la Pologne pour son interdiction de l'IVG thérapeutique. Mais les droits des femmes ont toujours avancé à petits pas.

1 commentaire:

  1. On ne peut que saluer la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, dans cette affaire mettant en cause la Turquie, pour toutes les raisons que vous exposez. Ceci étant dit, la juridiction européenne n'est pas exempte de contradictions, de critiques contrairement à ce que voudrez nous faire croire ses thuriféraires.

    - Sur le strict plan du droit, elle se montre plus dure avec la Turquie qu'avec la Pologne même si comparaison n'est pas raison. Pourquoi ? Mystère. Tout ceci n'est ni logique, ni cohérent. Nous sommes plus dans la sphère du tordu que du droit.
    - Sur le plan des problématiques traitées. A suivre régulièrement vos différents posts, on voit bien que la Cour compense ses "audaces" sur le plan sociétal par une forme de "couardise" sur les sujets régaliens : sanctions des fonctionnaires, secret-défense, services de renseignement ... sur lesquels elle abdique devant les juridictions nationales. Tel est le cas du Conseil d'Etat pour la France dont le juge français est issu de cette institution. La Cour laisse en fait, si ce n'est en droit, une entière marge d'appréciation pour faire ce que bon leur semble aux Etats. Et cela alors même que c'est dans ces domaines que la "déraison d'Etat" devrait être étroitement contrôlée pour prévenir des atteintes graves aux libertés individuelles. Cela s'appelle un Etat de droit si les mots ont encore un sens. La Cour le veut-elle ? Rien n'est moins sûr. Nous assistons à une sorte de marchandage : je te condamne sur des sujets secondaires pour mieux te protéger sur des questions fondamentales.

    "Là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin" (Guillaume d'Orange). À Strasbourg, nous en sommes encore loin.

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