« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 8 décembre 2011

"Directive retour" et peine d'emprisonnement

L'arrêt Achughbabian rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 décembre 2011 était très attendu par tous ceux qui s'intéressent aux droits des étrangers. En l'espèce, l'affaire est parfaitement banale. L'intéressé est interpellé en juin 2011 sur la voie publique, lors d'un contrôle d'identité. Il est placé en garde à vue et fait ensuite l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Il est alors placé en rétention pour une durée de quinze jours, le temps d'organiser concrètement son voyage. 

Le requérant conteste cette procédure en invoquant la non conformité à la "directive retour"* de l'article L 621-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Celui-ci punit d'une amende de 3750 € et d'une peine d'emprisonnement d'une année le ressortissant étranger non communautaire qui est entré et/ou a séjourné irrégulièrement sur le territoire. C'est parce qu'il est soupçonné d'avoir commis cette infraction que M. Achughbabian a été placé en garde à vue. 

Les grandes espérances de l'arrêt El Dridi

Comme son nom l'indique, la "directive retour" a pour objet de développer une politique "efficace" d'éloignement des étrangers en situation irrégulière, c'est à dire une politique qui les dissuade de revenir sur le territoire. L'idée est donc d'organiser  une reconduite aussi rapide que possible,"dans des conditions les moins coercitives possibles". L'article 15 de ce texte précise que les autorités "peuvent uniquement placer en rétention", "pour une durée aussi brève que possible" (art. 15), le ressortissant étranger, le temps de préciser sa situation juridique et d'organiser son départ. La question est donc posée de la conformité de l'article L 621-1 CESEDA à la directive, celle ci semblant exclure toute peine d'emprisonnement de nature à retarder la mesure d'éloignement. 

L'argument de l'incompatibilité s'appuie sur la jurisprudence Hassen El Dridi de la CJUE, intervenue le 28 avril 2011, soit moins de deux mois avant l'interpellation de monsieur Achughbabian. Dans une situation à peu près identique, mais intervenue en Italie, la Cour de Luxembourg a considéré que la directive européenne doit être interprétée comme interdisant à un Etat membre de prévoir, dans son système juridique, une peine d'emprisonnement pour le seul motif que le ressortissant demeure sur le territoire en violation d'une mesure lui ordonnant de le quitter. 

Depuis la jurisprudence El Dridi, beaucoup de spécialistes français du droit des étrangers attendaient l'application de cette interprétation au droit français. La décision Achughbabian cristallisait donc leur désir de voir sanctionner directement le principe même de la pénalisation du maintien irrégulier sur le territoire. 

Ces espoirs sont aujourd'hui déçus, car l'arrêt Achughbabian réduit le champ de la jurisprudence El Dridi, comme si la Cour avait le sentiment d'avoir été trop loin. 

Jean Joseph Taillasson. 1745-1809
Timoléon, à qui les Syracusiens amènent des étrangers

Les ambiguïtés de l'arrêt Achughbabian 

La Cour précise en effet que cette interdiction de prévoir une peine d'emprisonnement pour l'irrégularité du séjour ne s'applique que lorsque l'étranger n'a pas fait l'objet d'une procédure d'éloignement. La Cour prévoit ainsi une gradation dans ce domaine : l'Etat doit commencer par organiser le retour de l'étranger. C'est seulement si ce dernier parvient à se maintenir sur le territoire malgré la mesure d'éloignement, ou à y revenir irrégulièrement, qu'une peine d'emprisonnement peut être envisageable. Autrement dit, l'emprisonnement pour séjour irrégulier peut succéder à une mesure d'éloignement, mais jamais la précéder ou s'y substituer.

Par ailleurs, la Cour affirme que la directive de 2008 n'interdit pas le placement en garde à vue, lorsqu'il est nécessaire de s'informer sur la situation de la personne. Cette phase de clarification est en effet indispensable à l'efficacité de la politique de retour, qui est l'objet même de la directive. Cette analyse est réalisée au prix d'une grande ambiguité sur le rôle de la garde à vue. En principe, celle-ci n'est décidée que lorsqu'il y a lieu de croire qu'une personne a commis un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Or cette infraction n'est encore qu'hypothétique à ce stade, puisque la procédure d'éloignement ne fait que commencer. Et nul n'ignore que, dans la plupart des cas, la garde à vue est surtout utilisée pour organiser la mesure d'éloignement et non pas pour enquêter sur une éventuelle infraction. 

Contrairement à ce qui était attendu, l'arrêt Achughbabian ne déclare pas contraires à la Convention les dispositions prévoyant une peine d'emprisonnement pour séjour illicite, dès lors qu'elle intervient à l'issue d'une procédure d'éloignement qui a échoué. Il n'interdit pas davantage la garde à vue des personnes en situation irrégulière ou soupçonnées de l'être. Il se borne à imposer une réécriture des dispositions en vigueur, pour tenir compte des précisions qu'il apporte. 

Il est vrai que ceux qui espéraient une censure de l'article L 621-1 du CESEDA ont encore quelque espoir, puisqu'une QPC a été soumise au Conseil constitutionnel pour faire reconnaitre son inconstitutionnalité au regard du principe de nécessité des peines pénales posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ce n'est pas gagné.  



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