« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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jeudi 14 novembre 2013

Affaire Mosley : Google découvre le droit français de la vie privée

Le 6 novembre 2013, la 17è Chambre du TGI de Paris a rendu un jugement très remarqué, en donnant satisfaction à Max Mosley dans le litige qui l'oppose à Google, entreprise de droit californien, particulièrement réticente lorsqu'il s'agit de se soumettre aux droits européens et français de la protection des données. Nul n'ignore en effet qu'elle préfère imposer à ses utilisateurs une définition contractuelle de la vie privée, écartant l'ordre public des Etats dans lesquels elle exerce son activité.

En l'espèce, Max Mosley, ancien Président de la Fédération internationale du sport automobile, n'entend pas se soumettre à ce droit imposé par Google, et il  a saisi les juges de plusieurs pays, dont la France. Il invoque une atteinte à sa vie privée, car des photographies le montrant dans des activités sado-masochistes en compagnie de prostituées circulent toujours sur internet, et sont accessibles à partir de mots clés saisis sur Google. Ces clichés proviennent d'un article publié en 2008, par un tabloïd britannique News of the World. Devant la High Court of Justice de Londres, le requérant avait pourtant obtenu une injonction interdisant la diffusion de ces images et 60 000 £ pour indemniser l'atteinte portée à sa vie privée. Mais il n'avait pu empêcher leur dissémination sur internet.

Par une ordonnance de référé du 29 avril 2008, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé diverses mesures de retrait et d'interdiction de diffusion. La société Google n'a pas obtempéré, répondant au requérant, et au juge, avec une désinvolture qui n'appartient qu'à elle, qu'il ne lui appartenait pas de "faire la police sur internet". Devant cette situation, Max Mosley a assigné l'entreprise en justice pour exiger un retrait définitif de ces clichés, demandant effectivement à Google de contrôler les images qu'elle indexe et de faire disparaître les liens dirigés vers elles. La décision du 6 novembre 2013 lui donne satisfaction et exige le retrait pendant une durée de cinq années des images dont Mosley avait demandé l'interdiction. L'obligation est assortie d'une astreinte de 1000 € par manquement constaté, si les photos ne sont pas retirées dans un délai d'un mois après la décision.

Respect de la vie privée et droit commun

En exigeant de Google une telle intervention sur ses contenus indexés, le juge français fait prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. Ce principe est exactement celui consacré par notre système juridique depuis la loi du 29 juillet 1881 qui prévoit que la liberté d'expression trouve une limite dans le droit des tiers, et notamment dans le droit au respect de la vie privée. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce d'ailleurs, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui".

Sur ce point, le juge français refuse d'accorder à internet une spécificité lui permettant d'échapper aux contraintes qui sont celles de la presse et de l'audiovisuel. Au contraire, le web se trouve en quelque sorte replacé dans le droit commun, et le juge rappelle fort opportunément aux responsables de Google qu'ils doivent respecter l'ordre public français.

Cette jurisprudence est parfaitement cohérente avec les deux décisions rendues par la Cour d'appel de Paris le 14 décembre 2011.

Dans la première, le juge était saisi par une compagnie d'assurance, qui avait constaté que chaque fois que l'on tapait le début de son nom, "Lyonnaise de G", comme requête sur le moteur "Google Suggest", celui-ci sortait immédiatement le terme "escroc" au troisième rang des suggestions de recherches proposées. Elle estimait donc que l'association de ces deux termes était constitutive d'une injure publique. Le juge de cassation en a pourtant décidé autrement, faisant observer que cette qualification d'"escroc" n'était pas issue de la volonté de Google, mais résultait du système d'indexation. Autrement dit, le terme "escroc" sortait sur le moteur de recherche parce qu'il était utilisé par les internautes pour qualifier la compagnie d'assurance. Dans ce cas, le caractère automatique de l'indexation conduit à écarter la responsabilité de Google, dès lors que l'élément moral de l'infraction fait défaut. Tel n'est pas le cas dans la décision du 6 novembre 2013 : Google était parfaitement conscient que des images attentatoires à la vie privée de Max Mosley circulaient à partir de son moteur de recherche, dès lors que la firme avait déjà refusé, à plusieurs reprises, de les retirer.

Dans la seconde décision du 14 décembre 2011, intervenue cette fois en matière de diffamation, la Cour d'appel est saisie par une personne qui a fait l'objet d'une condamnation pénale et qui se plaint de voir son nom associé à des mots tels que " viol", "violeur", "condamné", "prison", voire "sataniste". Le juge ne nie pas que l'association de ces termes est diffamatoire, mais, en l'espèce, il choisit de se placer sur le plan des causes exonératoires. L'auteur d'une diffamation peut s'exonérer s'il démontre au juge sa bonne foi, et le juge estime que Google est de bonne foi, dans la mesure où elle n'est pas à l'origine du caractère excessif des termes employés et n'a témoigné aucune animosité à l'égard du requérant. Dans la décision du 6 novembre 2013, la situation est évidemment différente, puisque l'atteinte à la vie privée ne saurait donner lieu à une exonération pour des motifs titrés de la bonne foi de son auteur. Dans le cas d'espèce, Google apparaît plutôt comme parfaitement de mauvaise foi, refusant de retirer des images dont elle savait qu'elles portaient une atteinte grave à la vie privée de Max Mosley.


Le droit à l'oubli

Derrière cette protection de la vie privée apparaît en filigrane le droit à l'oubli, ou plus exactement le droit d'être oublié. Max Mosley ne demande rien d'autre que le droit de faire disparaître ces données personnelles d'internet. et la Cour lui accorde ce droit, estimant que la durée de cinq ans imposée à Google est suffisante pour obtenir un oubli définitif. Rappelons sur ce point que le droit à l'oubli numérique constitue l'un des axes essentiels de la proposition de règlement européen sur la protection des données diffusé en janvier 2012. A cet égard, le droit à l'oubli apparaît comme le socle d'un droit européen de la protection des données, alors que le droit américain ne s'intéresse pas à cette question.


Belle de jour. Luis Bunuel. 1967. Catherine Deneuve

Un test pour Google

Certes, la firme a d'ores et déjà annoncé sa décision de faire appel, et l'affaire est sans doute loin d'être finie. Google utilise d'ailleurs déjà tous les instruments en son pouvoir pour faire évoluer le droit français, y compris un lobbying très actif auprès des spécialistes du droit de l'internet. Il est en outre fort probable que la mise en oeuvre concrète de cette décision ne sera pas facile. En effet, si Max Mosley a dirigé son recours à la fois contre Google Incorporated (Inc.), la firme multinationale, et la société Google France, le juge a condamné la seule Google Inc., considérant sans doute que l'entreprise de droit français n'a aucune autonomie réelle. C'est sans doute vrai, mais les voies d'exécution n'en sont pas simplifiées.

On peut cependant penser que la CNIL sera très attentive à la manière dont Google exécutera la décision. Le retrait des ébats sadomasochistes de Max Mosley permettra d'apprécier si Google accepte enfin de se soumettre au droit français, droit du territoire sur lequel elle exerce une partie de ces activités. L'affaire Mosley apparaît alors comme un test pour une entreprise qui fait actuellement l'objet d'une enquête diligentée par la CNIL française, au nom des agences européennes chargées de la protection des données, enquête qui porte précisément sur ses réticences à appliquer le droit européen de la protection de la vie privée.




jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information.


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

dimanche 13 avril 2025

Les Invités de LLC : George Orwell : Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone ...


L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose la préface de George Orwell à La Ferme des Animaux, qui ne fut pas publiée lors de la première édition de l'ouvrage, en 1945 et qui ne figura pas dans l'édition anglaise des Essais. C'est seulement en 1995, que cette préface fut publiée, pour le 50è anniversaire de l'oeuvre.

"Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone", l'analyse mérite réflexion même si le disque a changé depuis 1945.


George Orwell

Le véritable ennemi,

c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone

Préface à La Ferme des Animaux, 1945 




Quiconque a vécu quelque temps dans un pays étranger a pu constater comment certaines informations, qui normalement auraient dû faire les gros titres, étaient ignorées par la presse anglaise, non à la suite d'une intervention du gouvernement, mais parce qu'il y avait eu un accord tacite pour considérer qu'il « ne fallait pas » publier de tels faits. En ce qui concerne la presse quotidienne, cela n'a rien d'étonnant. La presse anglaise est très centralisée et appartient dans sa quasi-totalité à quelques hommes très fortunés qui ont toutes les raisons de se montrer malhonnêtes sur certains sujets importants. Mais le même genre de censure voilée est également à l' oeuvre quand il s'agit de livres et de périodiques, ou encore de pièces de théâtre, de films ou d'émissions de radio. Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d' idées que les bien-pensants sont supposes partager et ne jamais remettre en questIon. Dire telle ou telle chose n'est pas strictement interdit, mais cela « ne se fait pas », exactement comme à l'époque victorienne cela « ne se faisait pas » de prononcer le mot « pantalon » en présence d'une dame. Quiconque défie l'orthodoxie en place se voit réduit au silence avec une surprenante efficacité. Une opinion qui va à l'encontre de la mode du moment aura le plus grand mal à se faire entendre, que ce soit dans la presse populaire ou dans les périodiques destinés aux intellectuels.

 

(...)

 

Le problème que cela soulève est des plus simple: toute opinion, aussi impopulaire et même aussi insensée soit-elle, est-elle en droit de se faire entendre ? Si vous posez ainsi la question, il n'est guère d'intellectuel anglais qui ne se sente tenu de répondre: « Oui. » Mais si vous la posez de façon plus concrète et demandez: « Qu'en est-il d'une attaque contre Staline ? Est-elle également en droit de se faire entendre ? », la réponse sera le plus souvent: « Non. » Car dans ce cas l'orthodoxie en vigueur se trouve mise en cause, et le principe de la liberté d'expression n'a plus cours.

Evidemment, réclamer la liberté d'expression n'est pas réclamer une liberté absolue. Il faudra toujours, ou du moins il y aura toujours, tant qu'existeront des sociétés organisées, une certaine forme de censure. Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c'est « la liberté pour celui qui pense différemment ». Voltaire exprimait le même principe avec sa fameuse formule: « Je déteste ce que vous dites; je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire. » Si la liberté de pensée, qui est sans aucun doute l'un des traits distinctifs de la civilisation occidentale, a la moindre signification, elle implique que chacun ale droit de dire et d'imprimer ce qu'il pense être la vérité, à la seule condition que cela ne nuise pas au reste de la communauté de quelque façon évidente. Aussi bien la démocratie capitaliste que les variantes occidentales du socialisme ont jusqu'à récemment considéré ce principe comme hors de discussion. Notre gouvernement, comme je l'ai déjà signalé, affecte encore dans une certaine mesure de le respecter. Les gens ordinaires -en partie, sans doute, parce qu'ils n'accordent pas assez d'importance aux idées pour se montrer intolérants à leur sujet -soutiennent encore plus ou moins que « chacun est libre d'avoir ses idées ». C'est seulement, ou du moins c'est principalement, dans l'intelligentsia littéraire et scientifique, c'est-à-dire parmi les gens mêmes qui devraient être les gardiens de la liberté, que l'on commence à mépriser ce principe, en théorie aussi bien qu'en pratique.

L'un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des libéraux. Au-delà et en dehors de l'affirmation marxiste bien connue selon laquelle la « liberté bourgeoise » est une illusion, il existe un penchant très répandu à prétendre que la démocratie ne peut être défendue que par des moyens totalitaires. Si on aime la démocratie, ainsi raisonne-t-on, on doit être prêt à écraser ses ennemis par n'importe quel moyen. Mais qui sont ses ennemis ? On s'aperçoit régulièrement que ce ne sont pas seulement ceux qui l'attaquent ouvertement et consciemment, mais aussi ceux qui la mettent «objectivement » en danger en diffusant des théories erronées.

En d'autres termes, la défense de la démocratie passe par la destruction de toute liberté de pensée. Cet argument a par exemple servi à justifier les purges russes. Aussi fanatique fût-il, aucun russophile ne croyait vraiment que toutes les victimes étaient réellement coupables de tout ce dont on les accusait ; mais en défendant des idées hérétiques, elles avaient « objectivement » nui au régime, et il était donc parfaitement légitime non seulement de les mettre à mort, mais aussi de les discréditer par des accusations mensongères. Le même argument a servi, pendant la guerre d'Espagne, à justifier les mensonges consciemment débités par la presse de gauche sur les trotskistes et d'autres groupes minoritaires du camp républicain. Et il a encore servi de prétexte à glapir contre l' habeas corpus quand Mosley fut relâché en 1943.

 

(...)

 

Le remplacement d'une orthodoxie par une autre n'est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai que l'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.

Je connais par coeur les divers arguments contre la liberté de pensée et d'expression -ceux selon lesquels elle ne peut exister, et ceux selon lesquels elle ne doit pas exister. Je me contenterai de dire que je ne les trouve pas convaincants, et que c'est une conception tout opposée qui a inspiré notre civilisation pendant une période de quatre siècles. Depuis une bonne dizaine d'années, je suis convaincu que le régime instauré en Russie est une chose essentiellement funeste, et je revendique le droit de le dire alors même que nous sommes alliés à l'U.R.S.S. dans une guerre que je souhaite victorieuse. S'il me fallait me justifier à l'aide d'une citation, je choisirais ce vers de Milton: « By the known rules of ancient liberty ».

 

(...)

Parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre. Les gens ordinaires partagent encore vaguement cette idée, et agissent en conséquence. Dans notre pays -il n'en va pas de même partout: ce n'était pas le cas dans la France républicaine, et ce n'est pas le cas aujourd'hui aux Etats-Unis -, ce sont les libéraux qui ont peur de la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre la pensée. C'est pour attirer l'attention sur ce fait que j'ai écrit cette préface.






dimanche 18 mai 2014

La Cour de Justice de l'UE impose à Google le respect du droit à l'oubli



La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) joue désormais un rôle essentiel dans la promotion du droit européen de la protection des données qui doit s'imposer aux firmes américaines les plus actives sur internet. Une nouvelle avancée dans ce sens été réalisé avec la décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), Mario Costeja Gonzalez.

L'origine de l'affaire est lointaine. Elle se situe en 1998, lorsque le journal La Vanguardia publie dans son édition papier des annonces concernent la vente sur saisie immobilière de biens appartenant à Mario Costeja Gonzalez, à l'époque lourdement endetté. Depuis cette date, l'intéressé a assaini sa situation financière, mais hélas une version électronique du journal a été mise en ligne. Toute recherche sur Google mentionnant son nom conduit donc, et c'est toujours le cas en 2012, à la mention de son endettement et de cette malheureuse vente de 1998. 

La pertinence des données


Le requérant demande la suppression de l'indexation de ces données, en se fondant sur le principe de pertinence des informations collectées et stockées, principe qui figure dans l'article 6 d) de la directive européenne du 24 octobre 1995. Il énonce que les données personnelles doivent être "exactes et, si nécessaire, mises à jour ; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données inexactes ou incomplètes, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement, soient effacées ou rectifiées." L'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978 est d'ailleurs à l'origine de ce principe, et mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. Observons cependant que la desindexation n'est pas l'effacement, car elle n'a pour finalité que la suppression des liens qui renvoient vers l'information et non pas celle de l'information elle-même.

Dans l'affaire Gonzalez, l'AEPD a prononcé une injonction à l'encontre de Google, lui demandant de désindexer deux articles de La Vanguardia. L'entreprise américaine n'a évidemment pas entendu se soumettre si facilement au droit européen, d'autant qu'elle préfère imposer à ses utilisateurs un ordre juridique d'origine contractuelle, écartant l'ordre public des Etats dans lesquels elle exerce son activité. Elle a donc contesté l'interprétation par le droit espagnol de la directive de 1995, et la présente décision de la CJUE est en fait la réponse à une question préjudicielle.

A dire vrai, Google n'était pas dépourvue d'arguments, car le fondement juridique du droit à l'oubli demeure relativement instable. Les données conservées sur le requérant sont "exactes", dans la mesure où la vente sur saisie immobilière a effectivement eu lieu. Le débat se développe donc à partir de la notion de "pertinence" qui manque pour le moins de précision. Pour Google, les données sont pertinentes parce qu'elles sont exactes. Pour le requérant, elles ne sont pas pertinentes précisément parce qu'elles portent atteinte au droit à l'oubli. Dans l'état actuel du droit, le droit à l'oubli se présente donc comme un sous-produit du droit au respect de la vie privée. On attend dès lors avec impatience l'adoption définitive du règlement relatif à la protection ds personnes physiques à l'égard du traitement de données à caractère personnel. Son article 17 consacre en effet le droit à l'oubli et offre ainsi aux demandeurs un fondement juridique autonome que les grandes firmes du secteur auront des difficultés à contester.

La décision de la CJUE est donc, en quelque sorte, une décision d'attente, qui permet d'appliquer le droit à l'oubli alors qu'il n'est pas encore tout à fait détaché des droits connexes.


Léo Ferré. Avec le temps. 1972.

Fin de l'irresponsabilité des exploitants de moteurs de recherche


La décision de la CJUE lève tout doute, s'il y en avait encore, sur l'applicabilité du droit à l'oubli aux moteurs de recherche. Leurs exploitants sont donc responsables du traitement informatisé qu'ils mettent en oeuvre, au sens de la directive de 1995. Est donc écarté l'argument essentiel tiré de l'irresponsabilité des gestionnaires des moteurs de recherches. Ils estimaient que leur rôle se bornaient à indexer des données dont ils ne maîtrisaient pas le contenu et à les mettre à disposition des internautes. 

Sur ce point, la CJUE se situe dans la droite ligne du droit français. Récemment, le 6 novembre 2013,  la 17è Chambre du TGI de Paris a ainsi rendu un jugement très remarqué, en donnant satisfaction à Max Mosley dans le litige qui l'opposait à Google. Certes, il n'invoquait pas, à proprement parler, le droit à l'oubli, mais se situait sur le terrain plus large du droit à la vie privée, reprochant au moteur de recherches de laisser subsister, parmi les données accessibles, des photos le montrant dans des pratiques sado-masochistes, en compagnie de prostituées. Le juge des référés lui a donné satisfaction et exigé le retrait des images litigieuses.

Pour assurer l'effectivité d'une décision adressée à une firme de droit américain, la CJUE, comme l'avaient fait les juges français avant elle, met en oeuvre une conception large de la notion d'établissement. Autrement dit, elle fait peser la contrainte juridique de désindexation sur la filiale espagnole de Google. Certes, cette dernière a essentiellement pour mission de vendre de l'espace publicitaire, mais le juge européen fait observer que son activité a pour unique objet de rentabiliser le service offert par la société-mère et qu'elle est donc "indissociablement liée" à celle-ci. A ce titre, elle est soumise aux mêmes contraintes juridiques.

Un droit non absolu


Imposant le droit à l'oubli, la décision de la CJUE en pose aussi les limites. Car le droit à l'oubli est au coeur d'un double conflit de normes. Il s'agit d'abord de trouver un équilibre entre le droit à la protection des données personnelles et l'intérêt économique du moteur de recherches. En l'espèce, la décision ne suscite guère de difficultés car les demandes de désindexation ne portent pas une réelle atteinte aux ressources de Google, d'origine essentiellement publicitaires. Il s'agit ensuite, et la difficulté est plus grande, de trouver un second équilibre entre le droit à l'oubli et l'intérêt pour le public à connaître telle ou telle information. 

D'une manière générale, la Cour considère que les droits rattachés à la vie privée des personnes doivent être interprétés à la lumière des droits fondamentaux désormais inscrits dans la Charte.(décision Connolly c. Commission du 6 mars 2001).  Il en est de même du droit à l'oubli qui doit également être interprété à la lumière des droits fondamentaux. 

Le droit interne des Etats doit donc prévoir un mécanisme de pondération effectué par l'autorité de régulation ou par le juge. Il s'agit alors d'apprécier la situation concrète de la personne qui demande la suppression des données et la Cour invite à fonder cette appréciation sur "la nature de l'information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique". 

La formulation renvoie à une distinction bien connue du droit français de la vie privée. Pour la personne anonyme et qui entend le rester, l'effacement des données personnelles au nom du droit à l'oubli doit être parfaitement garanti. Pour la personne qui participe à la vie publique, l'information, même ancienne, peut être un élément éclairant sa conduite récente et constitue un élément d'un "débat d'intérêt général", au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Par exemple, on imagine qu'il ne serait pas inutile de savoir qu'une personne impliquée dans une affaire de corruption a déjà été poursuivie et condamnée sur un fondement identique quelques années auparavant. Cette première condamnation n'apparait plus comme une donnée relative à la vie privée, mais comme un élément à verser à un débat très actuel.

De manière très concrète, les internautes vont donc pouvoir demander la suppression des données les concernant et leur demande donnera lieu à une évaluation, sous le contrôle des autorités telles que la CNIL et des juges. Nul doute que les requêtes seront nombreuses et le Telegraph fait état de plus d'un millier de demandes déjà déposées par les seuls internautes britanniques.

Reste que Google montre une certaine mauvaise humeur en affirmant qu'il lui faudra plusieurs semaines pour mettre en place un système informatisé de dépôt de requêtes qui ne devrait pourtant pas être très complexe. Elle est rejointe dans sa critique par les partisans d'un internet entièrement libre, généralement proches de la doctrine libérale américaine. Ils voient dans la décision de la Cour de justice une "menace pour la liberté d'informer", voire une "atteinte à la démocratie". Les formules sont fortes, si fortes que l'on peut se demander si ces propos ne relèvent pas davantage d'une action de lobbying que de l'analyse juridique.

lundi 15 juin 2015

Droit à l'oubli : Google mis en demeure par la CNIL

Le 21 mai 2015, Isabelle Falque-Perrotin, Présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a pris une décision mettant en demeure la société Google de satisfaire, sous quinzaine, les demandes d'exercice du droit à l'oubli sur toutes les extensions de son moteur de recherches. Le texte de décision n'est connu qu'aujourd'hui, car le bureau de la CNIL n'a décidé de rendre publique cette décision que le 8 juin 2015, par une délibération qui intervient à l'issue de ce délai de quinze jours. Ces délais répondent sans doute à une volonté de placer cette procédure à l'abri de la pression médiatique. C'est d'ailleurs réussi car, pour le moment, on ignore tout des réponses apportées par Google à cette mise en demeure.

Droit à l'oubli ou droit au déréférencement


Au regard des moteurs de recherches, le droit à l'oubli s'analyse comme un droit au déréférencement. Toute personne peut ainsi demander que les données portant atteinte à sa vie privée ou à sa réputation ne soient plus accessibles aux utilisateurs du moteur de recherches. Ces données ne disparaissent donc pas au sens traditionnel du terme. Elles sont seulement inaccessibles.

Le droit français l'applique déjà en se fondant sur la combinaison de deux textes. D'une part, l'article 6 al. 4 de la loi du 6 janvier 1978 met à la charge des gestionnaires de fichiers une obligation d'effacer ou de rectifier, à la seule demande de l'intéressée, les données personnelles inexactes ou qui ne sont plus pertinentes. D'autre part, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique énonce, dans son article premier que "la communication au public par voie électronique est libre", mais qu'elle cède néanmoins devant "la liberté et la propriété d'autrui". Les juges font donc prévaloir le droit au respect de la vie privée sur la libre circulation de l'information. C'est ainsi que, dans sa décision Mosley du 6 novembre 2013, le TGI de Paris a ordonné à Google le retrait de photos compromettantes portant gravement atteinte à la vie privée du demandeur.

Le droit de l'Union européenne est, sur ce point, directement inspiré du droit français. Certes, la proposition de règlement relatif à la protection des données personnelles, qui prévoit l'exercice du droit à l'oubli, n'est pas encore en vigueur. La Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a cependant déjà rendu, le 13 mai 2014, une décision Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Espanola de Proteccion de Datos (AEPD), Mario Costeja Gonzalez exigeant de Google le déréférencement d'articles de presse remontant à 1998 et mentionnant la vente sur saisie des biens appartenant au requérant, à l'époque lourdement endetté. En l'espèce, la CJUE fonde le droit à l'oubli sur l'article 6 d) de la directive européenne du 24 octobre 1995. Il énonce que les données personnelles doivent être "exactes et, si nécessaire, mises à jour ; toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour que les données inexactes ou incomplètes, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées ou pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement, soient effacées ou rectifiées." Aux yeux de la Cour, les données mettant en cause la situation financière du requérant ne sont plus pertinentes quinze ans plus tard et portent atteinte à sa vie privée et à sa réputation. 

Léo Ferré. Avec le temps. 

Les résistances de Google


Donnant l'apparence de se plier à la jurisprudence de la CJUE, Google a mis en place, en mai 2014, un formulaire permettant aux internautes de demander le déréférencement de certaines données. Certains experts évaluent ainsi à 250 000 le nombre de demandes adressées à Google par des internautes de l'UE. Les résultats de ces démarches ont été variables, sans qu'il soit possible de déceler une position claire de l'entreprise américaine. Certains obtenaient satisfaction, d'autres pas. Parmi ces derniers, il en est un certain nombre qui ont fait un recours devant la CNIL. Cette dernière a identifié vingt-et-une requêtes qui lui semblent parfaitement fondées et l'objet de la mise en demeure est précisément de contraindre Google à respecter le droit à l'oubli.

Le problème est que Google s'efforce de réduire autant que possible l'étendue de son obligation, en donnant une définition étroite de sa portée territoriale. C'est ainsi que Google n'applique le droit à l'oubli demandé par des ressortissants de l'UE qu'aux extensions européennes de son moteur de recherche. Autrement dit, les requérants ne peuvent obtenir le déréférencement que sur les sites en .fr, .de, .es, .it etc.. Il suffit donc de se connecter sur Google.com, c'est-à-dire sur le site américain, pour retrouver toutes les données non accessibles sur les pages européennes et ainsi contourner le droit de l'UE.

C'est ce que veut éviter la mise en demeure prononcée par la CNIL, qui enjoint à Google de procéder au déréférencement sur l'ensemble des données de son moteur de recherches, quelle que soit la porte par laquelle on y pénètre.

La menace de sanction


Google va-t-il se plier à la mise en demeure de la CNIL ? Peut-être, s'il prend en considération que la CNIL a été chargée de gérer le contentieux Google par le G29. Ce groupe informel, créé par l'article 29 de la directive du 24 octobre 1995 (d'où son nom) regroupe les 28 autorités indépendantes chargées de la protection des données dans les 28 pays de l'UE. En refusant d'obtempérer à la mise en demeure de la CNIL, Google entre donc dans une opposition ouverte avec l'ensemble de l'UE. 

Cette situation est-elle de nature à faire plier l'entreprise ? Observons d'emblée que la CNIL est substituée au G29, précisément parce que l'autorité indépendante française dispose d'un pouvoir de sanction dont ne dispose pas le G29. Dans sa décision de mise en demeure, la  Présidente de la CNIL prend soin de préciser que l'entreprise américaine risque une amende pouvant atteindre 1 500 000 €. La menace peut-elle réellement faire trembler Google ? On peut en douter, si on compare ce montant avec celui de l'amende de 9 milliards de dollars infligée par les juges américaines à BNP-Paribas, pour avoir réalisé des opérations financières avec des Etats sous embargo américain. Il est donc au moins un point sur lequel le droit de l'UE pourrait s'inspirer du droit américain, c'est celui du montant des sanctions.