« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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vendredi 17 juillet 2015

Les crèches de Noël : situation au 14 Juillet

Pendant un été particulièrement chaud, on se rafraichit en évoquant les plaisirs de l'hiver, les sapins enneigés, la dinde aux marrons, et la crèche de Noël. C'est sans doute ce qu'a pensé le tribunal administratif de Montpellier qui a rendu le 16 juillet 2015 un jugement sur la décision du maire de Béziers, Robert Ménard, d'installer une crèche de la nativité dans le hall de l'hôtel de ville, du 1er décembre 2014 au 6 janvier 2015. 

Dans un premier temps, la Ligue des droits de l'homme et M. G. avaient saisi le juge des référés de ce même tribunal qui avait refusé d'ordonner l'enlèvement de la crèche. En l'absence de trouble à l'ordre public, il considérait que la condition d'urgence n'était pas remplie. Le jugement du 16 juillet 2015 est donc la décision de fond, décision qui refuse de voir dans l'installation de cette crèche une atteinte aux principes de laïcité et de neutralité.

Valeur constitutionnelle du principe de laïcité


Rappelons que le principe de laïcité a valeur constitutionnelle. Il figure dans l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Le Conseil constitutionnel, quant à lui, a rappelé cette valeur constitutionnelle dans sa décision du 19 novembre 2004. Celle rendue sur QPC le 21 février 2013 précise ensuite que "le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu'il en résulte la neutralité de l'Etat".

Une "emblème religieux" ?


La loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905 constitue le socle sur lequel s'organise concrètement le principe de laïcité. Dans le cas de la crèche de Béziers, le texte essentiel est son article 28 qui interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Nul doute que le hall de l'hôtel de ville est un bâtiment public, qu'il n'est pas affecté au culte, qu'il ne saurait être considéré comme un monument funéraire. 
Dès lors, l'analyse repose sur la réponse à la question suivante : Une crèche la nativité est-elle un "emblème religieux" au sens de ces dispositions ? La réponse est négative. Le juge rappelle certes qu'une crèche " constitue l'exacte reproduction figurative de la scène de la naissance de Jésus de Nazareth, telle qu'elle est décrite dans l'évangile selon Luc". A ce titre, "elle a une signification religieuse parmi la pluralité qu'elle est susceptible de revêtir". L'interprétation de l'article 28 est cependant faite à la lumière des travaux préparatoires de la loi de 1905. Or, il est clair que, pour le législateur, un "emblème religieux" s'analyse comme un objet "symbolisant la revendication d'opinions religieuses".


En l'espèce, la crèche de Béziers ne comporte aucune "revendication d'opinions religieuses". S'il est vrai que certains habitants de la ville sont libres d'y voir un symbole de leur foi catholique, il est tout aussi vrai que la municipalité a seulement entendu mettre en place une animation dans le centre ville à l'occasion des fêtes de Noël. Elle est réalisée au profit de l'ensemble de la population, sans aucune considération religieuse. De tous ces éléments, le juge déduit que la crèche de Béziers peut être considérée comme une "exposition" au sens de l'article 28 de la loi de 1905. 

Des jugements contradictoires


Le raisonnement est parfaitement convaincant. En revanche, l'étude de l'ensemble de la jurisprudence relative aux crèches de Noël laisse une impression d'incohérence. A Melun, le tribunal administratif avait estimé en décembre 2014, à peu près sur les mêmes fondements, qu'une crèche de Noël pouvait parfaitement être installée dans les jardins de l'hôtel de Ville. 
A l'inverse, le tribunal administratif de Nantes a rendu le 14 novembre 2014 un jugement annulant pour illégalité le refus implicite opposé par le président du Conseil général, Bruno Retailleau, de retirer sa décision d'installer une crèche de Noël dans les locaux de l'hôtel du département. Pour le tribunal de Nantes, une crèche constitue, en soi, un emblème religieux, sans qu'il soit besoin de développer un argumentaire plus subtil. Il est vrai que le tribunal de Nantes reprenait exactement les termes d'un  jugement du 30 novembre 2011, rendu par le tribunal administratif d'Amiens, à propos de l'installation d'une crèche non pas dans un bâtiment public, mais sur la place d'un village. Aux yeux du juge, une telle installation méconnaît à la fois "la liberté de conscience assurée à tous les citoyens par la République et la neutralité du service public à l'égard des cultes".

D'un côté Melun et Montpellier qui acceptent la crèche, de l'autre Amiens et Nantes qui la refusent. On doit espérer que l'une ou l'autre de ces affaires finira au Conseil d'Etat pour qu'une solution définitive soit apportée à la question.

Pellino de Vannuccio (entourage). Nativité. Circa 1350


Un pronostic sur Melun-Montpellier


Si l'on doit faire un pronostic, il serait plutôt en faveur de Melun-Montpellier. On constate en effet que la jurisprudence a déjà consacré le principe selon lequel un emblème religieux symbolise une "revendication" religieuse. La Cour administrative d'appel (CAA) de Nantes s'est prononcée sur cette question, précisément à propos du logo du département de la Vendée. Représentant deux coeurs entrelacés surmontés d'une couronne portant une croix, il a été implanté sur certains bâtiments publics, et notamment les collèges du département. Personne ne conteste que ce logo, inspiré du blason vendéen, trouve son origine dans l'affirmation d'une double dévotion à la monarchie et au Sacré-Coeur. Dans sa décision du 11 mars 1999, la CAA considère cependant qu'"en admettant même que chacun de ses éléments puisse être dissocié et représenter un motif religieux", il n'a pas été réalisé "dans un but de manifestation religieuse, ni n'a eu pour objet de promouvoir une religion"

Le tribunal administratif de Rennes, dans sa décision du 30 avril 2015 rendue à propos de la statue de Jean-Paul II à Ploërmel ne fait rien d'autre qu'appliquer cette jurisprudence, lorsqu'il estime que le monument surmonté d'une croix de huit mètres de haut présente un caractère ostentatoire qui témoigne d'une volonté de promouvoir la religion catholique.

La jurisprudence Melun-Montpellier trouve un appui supplémentaire dans l'arrêt Lautsi c. Italie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 18 mars 2011. Des parents contestaient alors la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes. La Cour admet certes que le crucifix est un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes, et la Cour prend acte du fait que cette présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit donc que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte. Par analogie, on pourrait ainsi considérer que la crèche de Noël est un "symbole passif", dès lors que sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence religieuse sur les passants est certainement très réduite. 

On attend maintenant avec impatience que le Conseil d'Etat rende une décision sur cette question. Cela permettra d'éviter ce type de recours et d'offrir à la Ligue des droits de l'homme l'occasion de s'investir dans d'autres combats, peut-être plus sérieux. Pour le moment, ce type de recours conduit surtout à donner de la laïcité une image caricaturale que ses ennemis ne manquent pas d'exploiter. Le combat pour la laïcité ne devrait-il pas s'orienter davantage vers la lutte contre les fondamentalismes et les tentations communautaristes ? C'est tout de même plus important que les crèches de Noël. Et puis c'est un combat qui peut être mené toute l'année, pas seulement en juillet.

jeudi 15 octobre 2015

Le grand mystère des crèches de Noël

Deux cours administratives d'appel (CAA) ont rendu, à cinq jours d'intervalle, deux décisions contradictoires sur l'installation de crèches de Noël dans des lieux publics. Celle de Paris, le 8 octobre 2015, déclare illégale la crèche de Melun, installée dans la Cour de l'hôtel de ville. Celle de Nantes, le 13 octobre suivant, considère comme légale la crèche installée dans le hall de l'Hôtel du département de Vendée. 

La question de droit posée au Conseil


La contradiction est flagrante, et, sur ce point, on peut regretter que la juridiction parisienne, à laquelle était pourtant adressée une demande en ce sens, ait refusé de renvoyer la question pour avis au Conseil d'Etat sur le fondement de l'article L. 113-1 du code de justice administrative. Cette procédure a notamment pour objet d'éviter les contradictions dans la jurisprudence des juges du fond, et c'est bien le problème posé par ces deux décisions.

Ce refus était cependant prévisible, dès lors qu'une telle demande n'est recevable que si la question est nouvelle en droit, si elle présente une difficulté sérieuse et se pose dans de nombreux litiges.

En l'espèce, la question se pose précisément dans de nombreux litiges, des associations laïques ayant systématiquement entrepris de contester l'installation des crèches dans les bâtiments publics ou sur le domaine public. Après celles de Melun et Poitiers évoquées dans les deux arrêts rendus cette semaine, il est fort probable qu'une décision d'appel interviendra à la suite du jugement du tribunal administratif de Montpellier qui, le 16 juillet 2015, a admis la légalité de la crèche installée par le maire de Béziers, Robert Ménard, dans le hall de l'hôtel de ville. 

La CAA  considère-t-elle que la question n'est pas "nouvelle" ou qu'elle ne présente pas de "difficulté sérieuse" ? Elle reste muette sur les motifs de son refus d'accéder à la demande de saisine du Conseil d'Etat pour avis, se bornant à rendre sa décision "sans qu'il soit besoin" de se pencher sur cette question. Cette absence de motif pourrait trouver son origine dans une volonté, sans doute partagée ou initiée  par le Conseil d'Etat, de faire en sorte qu'il se prononce sur ce sujet par la voie contentieuse plutôt que par la voie consultative. Plus visible, l'arrêt du Conseil d'Etat s'impose sans doute avec davantage de force à des élus réticents.

La définition de "l'emblème religieux"


En attendant l'arrêt du Conseil d'Etat, on ne peut que prendre acte des divergences de jurisprudences. Elles sont liées aux différences d'interprétation de la notion d'"emblème religieux".

La loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905, dans son article 28, interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". A Poitiers comme à Melun, les crèches litigieuses sont installées dans l'enceinte d'un bâtiment public, soit le hall de l'hôtel de ville, soit la cour qui permet d'y accéder. Aucun de ces espaces n'est évidemment affecté au culte.
Dès lors, l'analyse repose sur la réponse à la question suivante : Une crèche de la nativité est-elle un "emblème religieux" au sens de ces dispositions ? C'est sur ce point que les Cours divergent. Pour la CAA de Paris, "une crèche de Noël, dont l'objet est de représenter la naissance de Jésus, installée au moment où les chrétiens célèbrent cette naissance, doit être regardée comme ayant le caractère d'un emblème religieux (...) et non comme une simple décoration traditionnelle". A l'inverse, la CAA de Nantes estime que "compte tenu de sa faible taille, de sa situation non ostentatoire et de l'absence de tout autre élément religieux", l'installation s'inscrit "dans le cadre d'une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël". Elle ne revêt donc pas la nature d'un "signe ou emblème religieux".


J.S. Bach. Oratorio de Noël BWV 248 "Jauchzet, frohlocket"
Monteverdi Choir. Englist Baroque Soloists. Direction : John Eliott Gardiner

 

L'absence du critère du prosélytisme


On observe qu'aucune des deux juridictions ne reprend le raisonnement développé par le tribunal administratif de Montpellier à propos de la crèche de Béziers. Dans son jugement du 15 juillet 2015, il a  considéré que ne présente pas le caractère d'un "emblème religieux" l'installation qui ne symbolise pas "la revendication d'opinions religieuses". Cette décision définit ainsi l'"emblème religieux" comme celui qui répond à une finalité de prosélytisme religieux.

Sur ce point, elle constitue la suite logique de la décision du 30 avril 2015 rendue par le tribunal administratif de Rennes à propos de la statue de Jean-Paul II à Ploërmel. Le tribunal se réfère en effet directement au prosélytisme, lorsqu'il estime que le monument surmonté d'une croix de huit mètres de haut présente un caractère ostentatoire qui témoigne d'une volonté de promouvoir la religion catholique. On observe à ce propos que la taille de l'installation constitue l'un des éléments pris en considération par les juges pour apprécier ce prosélytisme. La croix de Ploërmel mesure huit mètres de hauteur, alors que la crèche de Poitiers a "une faible taille".

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme


Il ne fait aucun doute que le Conseil d'Etat, lorsqu'il sera saisi de cette question, devra  s'interroger sur la disparition de ce critère du prosélytisme, écarté par les deux Cours administratives d'appel. Il est évidemment impossible de savoir dans quel sens il prendra sa décision. La thèse nantaise qui refuse de considérer la crèche comme un "emblème religieux" peut néanmoins directement s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Dans son arrêt du 18 mars 2011 Lautsi c. Italie, elle a été saisie de la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme du droit italien qui autorise la présence de crucifix dans les écoles publiques. La Cour admet certes que le crucifix est un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large marge d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes, et la Cour prend acte du fait que cette présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte. Par analogie, on pourrait ainsi considérer que la crèche de Noël est un "symbole passif", dès lors que sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence proprement religieuse sur les passants est certainement très limitée.
Derrière une terminologie un peu différente, cette distinction opérée par la Cour européenne des droits de l'homme repose sur cette même notion de prosélytisme, celle-là même que les deux Cours administratives d'appel françaises ont écarté.
On doit maintenant attendre que le Conseil d'Etat se prononce sur la question, mettant fin à un contentieux quelque peu ridicule. Car ce type de recours donne de la laïcité une image déformée et caricaturale que ses ennemis, et ils sont nombreux, ne manquent pas d'exploiter. Quant au combat en faveur de la laïcité, il devrait sans doute se consacrer à des urgences plus immédiates que les crèches de Noël.

Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.

vendredi 11 novembre 2016

Entre le boeuf et l'âne, le Conseil d'Etat refuse de choisir

L'intervention du Conseil d'Etat en matière de laïcité se caractérise presque toujours par un recours à l’ambiguïté. On se souvient que, dès 1989, dans un avis de ses formations administratives, il avait affirmé que le port de signes religieux par les élèves de l'enseignement public ne pouvait être interdit que s'il portait atteinte à l'ordre public ou témoignait d'une volonté de prosélytisme. La frontière entre le licite et l'illicite n'était donc pas clairement établie, en l'absence d'une définition de la notion de prosélytisme. Le législateur était donc finalement intervenu par la loi du 15 mars 2004 pour enfin poser une règle claire et interdire le port de signe religieux dans les établissements dans les écoles, les collèges et les lycées publics. 

Des jurisprudences contradictoires


Cette culture de l’ambiguïté n'a pas disparu et les deux arrêts rendus le 9 novembre 2016 en témoignent. Il s'agit cette fois d'apprécier la légalité de crèches de Noël installées par des élus locaux, la première dans l'enceinte de l'Hôtel de ville de Melun, la seconde dans celle de l'Hôtel du département de la Vendée. Dans les deux cas, des associations de libres-penseurs ont saisi le tribunal administratif contre une installation qui leur apparaissait comme une violation du principe de laïcité. Mais les deux recours ont connu des sorts différents. La Cour administrative d'appel (CAA) de Paris a finalement jugé illégale la crèche de Melun le 8 octobre 2015, alors que celle de Poitiers était jugée légale par la Cour administrative d'appel de Nantes le 13 octobre 2015. Ces deux décisions parfaitement contradictoires, à moins d'une semaine d'intervalle, justifiaient l'intervention rapide du Conseil d'Etat. C'est désormais chose faite et les élus locaux vont devoir comprendre rapidement cette jurisprudence avant de décider, ou non, d'installer une crèche pour le prochain Noël. 

Le principe de laïcité


Ils percevront sans doute aisément la première partie de chacune des décisions qui rappelle l'importance du principe de laïcité. Sa valeur constitutionnelle est incontestable, dès lors qu'il figure dans l'article 2 de la Constitution qui affirme que "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". Sur le plan législatif, il s'incarne dans la loi du 9 décembre 1905 qui impose à l'Etat d'assurer la liberté de conscience, de garantir le libre exercice des cultes, et de veiller au respect du principe de neutralité dans les services publics, ce qui impose en particulier le fait de ne reconnaître ni subventionner aucun culte. Jusque là, tout va bien, et les élus locaux se trouvent sur un terrain connu.

La notion d'emblème religieux


La question devient plus complexe lorsque le Conseil d'Etat se penche sur le cas des crèches. Il s'agit alors d'interpréter l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Il ne fait guère de doute que le hall d'une mairie ou d'un hôtel de département constitue un "emplacement public" dès lors qu'il s'agit de bâtiments publics dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer.

La solution dépend donc de la qualification juridique qu'il convient de donner à la crèche de Noël. Peut-elle s'analyser comme un emblème religieux ? Pour les associations requérantes, il ne fait aucun doute qu'elle se rattache à la religion catholique et donc être considérée comme un tel emblème. Mais l'analyse est un peu courte, et le Conseil d'Etat précise justement qu'une "crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations" . S'il est vrai qu'elle fait partie de l'iconographie chrétienne, elle est aussi, et de plus en plus, un élément des décorations qui "accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année". La crèche est donc à la fois religieuse et profane.

Cette dualité de significations conduit le Conseil d'Etat à refuser une solution tranchée. Impossible, à ses yeux, de l'interdire complètement parce qu'elle n'est pas entièrement religieuse, ou de l'autoriser complètement parce qu'elle n'est pas entièrement profane. Il va donc imaginer des critères croisés particulièrement subtils.

Stille Nacht. St Thomas Boys Choir

L'installation


L'installation elle-même doit présenter un" caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse". De manière très imprécise, le juge ajoute ensuite que pour porter cette appréciation, il convient de tenir compte d'un certain nombre d'éléments. 

Le premier d'entre eux est le "contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme".  Sur ce point, on aurait souhaité que le Conseil donne la définition du prosélytisme, comme l'avait fait  le jugement du tribunal administratif de Montpellier qui avait admis la légalité de la crèche de Béziers, en s'appuyant sur les travaux préparatoires de la loi de 1905. A l'époque, le législateur avait défini l'emblème religieux comme celui qui "symbolise la revendication d'opinions religieuses". On imagine ainsi que serait illicite une crèche mentionnant un lieu de prière ou les horaires des messes.

Le second critère réside dans les "conditions particulières de cette installation". La formule est encore plus énigmatique. A quelles "conditions particulières" fait-on référence ? Les élus devront certainement attendre que la jurisprudence donne quelques éléments de réponse avant de comprendre cette exigence. Pour le moment, on ne peut que leur conseiller de tenir à distance le curé de paroisse et les enfants des écoles religieuses. 

Le troisième critère est celui de "l’absence d’usages locaux", ce qui semble signifier qu'une crèche sera légale si et seulement si elle relève d'une tradition solidement établie. Un élu local ne pourrait donc pas inaugurer une nouvelle pratique en mettant une crèche devant la mairie. Mais en quoi cette restriction est-elle réellement justifiée, dès lors que son installation est dépourvue de tout élément de prosélytisme et qu'aucune mystérieuse "condition particulière" ne semble s'y opposer ? 

Bâtiment public ou emplacement public


Le quatrième et dernier critère est celui du lieu de l'installation, et c'est incontestablement le plus obscur. Le Conseil d'Etat opère en effet une distinction si subtile entre le bâtiment public et l'emplacement public qu'il éprouve le besoin d'en donner le mode d'emploi. 

Il définit ainsi le bâtiment public comme celui qui est le siège d'une d’une collectivité publique ou d’un service public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche porte en principe atteinte au principe de neutralité. Mais cette présomption d'illégalité peut être renversée si "des circonstances particulières" permettent de reconnaître à cette crèche "un caractère culturel, artistique ou festif". Il ne suffira donc pas d'affirmer que la crèche présente l'une de ces caractéristiques, il sera nécessaire de le démontrer en faisant état de circonstances particulières. 

C'est ainsi que pour installer une crèche dans la cour intérieure du Palais Royal, il pourrait être judicieux de demander à Daniel Buren de lui ajouter quelques colonnes, ce qui démontrerait son caractère "artistique". On pourrait aussi poser un recueil Lebon aux pieds de l'enfant Jésus, afin de démontrer le caractère hautement culturel des cadeaux des rois mages, et par ricochet, de la crèche. A moins que l'on installe dans la cour la grande roue initialement installée Place de la Concorde, solution qui permettrait, sans aucun doute, de démontrer le caractère "festif" de la crèche...

Les "autres emplacements publics" ne sont pas définis par le Conseil, mais on peut s'imaginer qu'il s'agit, d'une manière générale, du domaine public. Dans ce cas, l'installation d'une crèche est, en principe, autorisée. Les fêtes de fin d'année suffisent en effet à faire présumer le caractère festif de l'installation. Encore faut-il que la crèche ne révèle aucun élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. A l'issue du raisonnement, nous voilà dans la situation du serpent qui se mord la queue, car nous retournons au premier critère, celui de l'absence de prosélytisme religieux.

La jurisprudence Lautsi


Le Conseil d'Etat aurait pu choisir de se référer à ce critère unique, à la fois simple et essentiel. Il y était incité par la jurisprudence Lautsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans cette décision du 18 mars 2011, la Cour se prononce sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des dispositions du droit italien qui autorise la présence de crucifix dans les écoles publiques. La Cour admet qu'il s'agit d'un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large marge d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes. La Cour constate que sa présence dans les salles de classe ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte.

Par analogie, le Conseil d'Etat aurait pu considérer la crèche de Noël est un "symbole passif", dans la mesure où sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence proprement religieuse sur les passants est certainement très limitée. Bien entendu, dans le cas contraire, c'est-à-dire lorsqu'elle révèle une volonté de prosélytisme, elle pourrait être considérée comme un emblème religieux.

Pourquoi le Conseil d'Etat n'a-t-il pas fait le choix de la simplicité ? Personne ne peut le dire avec précision. On peut tout de même se demander si l'affaire du burkini n'a pas influencé, en creux, la présente décision. Certes, on objectera que la décision sur le burkini est une ordonnance de référé, insusceptible de faire jurisprudence. Mais cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas eu une influence plus souterraine.

On se souvient que le juge avait suspendu un arrêté d'interdiction du burkini, considérant que le port de ce vêtement était conforme au principe de laïcité, à la condition toutefois qu'il n'ait suscité aucun trouble à l'ordre public. De toute évidence, le Conseil d'Etat ne pouvait interdire totalement les crèches sans être accusé par certains de mieux traiter les musulmans que les catholiques. A l'inverse, il n'a pas voulu les autoriser totalement, peut-être pour ne pas apparaître comme le protecteur de la culture catholique au détriment des autres... Il a donc choisi une solution qui lui permet de ne pas prendre parti et, in fine, de régler le problème lui même, au cas par cas, au fil des contentieux. Quant aux malheureux élus locaux qui vont devoir mettre en oeuvre cette jurisprudence, ils n'ont plus qu'à mettre un cierge à Saint Jude, le patron des causes perdues et des cas désespérés.




Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.







vendredi 3 janvier 2014

Querelle de clocher à Boissettes

Il y a encore quelques années, le principe de laïcité était considéré comme le ciment du consensus républicain. A cette époque que l'on pourrait qualifier de bénie, les contentieux se limitaient aux recours comme d'abus en Alsace-Moselle, au partage des compétences entre monsieur le curé et monsieur le maire pour l'entretien de l'église paroissiale, et aux sonneries de cloches. La décision rendue par la Cour administrative d'appel de Paris du 5 novembre 2013, publiée à la fin décembre, renoue en quelque sorte avec ce passé.

Dans le joli village de Boissettes (Seine et Marne), Mme C. et M. B. ont acquis en 2004 une maison située face à l'église. Hélas, les nouveaux propriétaires ont eu leur sommeil troublé par les cloches qui sonnaient  à chaque heure deux fois de suite et toutes les demi-heures, de jour comme de nuit. Par une lettre de mai 2006, ils ont demandé au maire de prendre un arrêté supprimant toute sonnerie civile, ce qu'il a refusé dans une décision expresse de juillet 2006 qui a été déférée au tribunal administratif de Melun. 

Par la suite, Mme C. et M. B., dans une volonté d'apaisement, ont fait savoir qu'ils se contenteraient d'une interruption nocturne des sonneries. Après avoir refusé, le maire  s'est ravisé et a pris un arrêté le 9 juin 2010 limitant les sonneries à la période entre six et vingt-trois heures. Cette preuve de bonne volonté était cependant bien tardive, car quelques jours plus tard, le 1er juillet 2010, le tribunal administratif de Melun a purement et simplement annulé son refus de supprimer les sonneries civiles, de jour comme de nuit. C'est cette décision que la Cour administrative d'appel (CAA) vient de confirmer.

Les sonneries civiles

Observons que les sonneries litigieuses sont des sonneries civiles, et non pas religieuses. Car la loi du 9 décembre 1905 établit en ce domaine une distinction très nette. D'un côté, les sonneries religieuses, par exemple pour appeler les fidèles à l'office, annoncer un mariage ou un enterrement. De l'autre, les sonneries civiles décidées par le maire, "dans les cas d'un péril imminent qui exigent un prompt secours", formule employée dans l'article 51 du décret du 16 mars 1906. Ce même texte étend néanmoins le champ de ces "sonneries civiles" lorsque l'édifice cultuel appartient à la collectivité publique ou est attribué à l'association cultuelle. Elles peuvent alors intervenir lorsque leur emploi est "autorisé par des usages locaux". L'article 52 du même décret affirme enfin que le maire détient une clé du clocher, mais qu'il ne peut en faire usage que "pour les sonneries civiles et l'entretien de l'horloge publique". 

Dans la commune de Boissettes, les sonneries intempestives sont donc de nature civile. Sur ce point, la décision de la CAA n'a donc rien d'anti-religieux, et les appels aux offices ou cérémonies  ne sont nullement menacés. 

Pierre Dumont 1884-1936. L'église de Vétheuil
Collection particulière


Les usages locaux

Le maire de Boissettes ne peut évidemment pas s'appuyer sur l'existence d'un péril imminent pour justifier les sonneries intervenant toutes les demi-heures. Il ne lui reste donc que la référence aux "usages locaux", formule qui semble offrir une certaine marge d'interprétation.

Ce n'est pourtant qu'une apparence, car un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 8 juillet 1910 précise que ces "usages locaux" sont ceux qui recouvrent "la pratique suivie à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905" dans la commune concernée. Depuis cette date, le juge recherche à chaque fois si les sonneries civiles litigieuses trouvent leur origine dans une pratique antérieure à la loi de Séparation. Si c'est le cas, elles sont licites. Si ce n'est pas le cas, elles sont illicites, car elles ne reposent pas sur des "usages locaux".

D'abord nombreux dans les années qui ont suivi la loi de 1905, les contentieux sont devenus fort rares. Mais la jurisprudence n'a pas varié. Dans une décision du 25 mars 2010, la CAA de Lyon sanctionne ainsi l'arrêté du maire de Saint-Apollinaire qui avait réactivé la sonnerie des heures en 2003, après l'électrification du dispositif. Le juge fait observer que "l'usage local a toujours été, à Saint-Apollinaire, de ne sonner quotidiennement que les angélus, qui sont des sonneries religieuses". Les sonneries des heures n'ont été effectuées qu'"épisodiquement et postérieurement à la loi de 1905". Elles n'entrent donc pas dans les "usages locaux". 

Il en est manifestement de même à Boissettes. En fait d'usages locaux, la commune se borne à faire valoir que le clocher sonnait déjà les heures "avant la seconde guerre mondiale", et à mentionner le témoignage d'un ancien instituteur indiquant qu'il entendait déjà les cloches sonner, en 1967. Rien ne permet donc de démontrer un usage local antérieur à 1905, et la décision de la CAA est donc parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure

A l'inverse, le juge peut quelquefois autoriser la reprise de sonneries de cloches alors qu'elles avaient été abandonnées, à la condition toutefois que "cette pratique corresponde à un usage local auquel les habitants sont attachés". Dans une décision Commune de Férin du 26 mai 2005, la CAA de Douai estime que c'est le cas lorsque l'horloge longtemps en panne, a finalement été réparée, à la grande satisfaction des habitants. Certes,  le maire de Férin n'apporte pas la preuve que ces sonneries existaient avant 1905. Mais, contrairement à l'élu de Boissettes, il avait pris un arrêté autorisant les sonneries entre huit et vingt heures, l'intensité du bruit étant inférieure à la limite autorisée en termes de nuisances sonores. 

Le maire de Boissettes est, en quelque sorte, victime de son intransigeance, et de son incapacité à négocier avec ses administrés. On ne doute pas que ce débat sera au centre d'une campagne électorale animée avant les prochaines élections municipales à Boissettes. Et l'on saura alors pour qui sonne le glas.

jeudi 24 mai 2012

Le tribunal correctionnel des mineurs va disparaître

Certains feignent de s'étonner de l'annonce par le Garde des sceaux de la suppression du tribunal correctionnel des mineurs (TCM) créé par la loi du 10 août 1011, entrée en vigueur début 2012. BFM annonce que "Taubira crée la polémique" et Rachida Dati critique une réforme "irresponsable". A dire vrai, c'est plutôt cette surprise qui est surprenante. Tout le monde comprend que l'UMP considère madame Taubira comme "le maillon faible". Quoi qu'elle dise, c'est vers elle qu'il faut donc diriger les attaques. Feindre l'étonnement à l'égard de la suppression des TCM relève du jeu de rôle électoral, auquel personne ne croit, pas même les acteurs.

La suppression de ces TCM, il y en a un dans le ressort de chaque cour d'appel, est l'une des promesses de campagne de François Hollande. Les juges des enfants l'attendaient même avec impatience. A leurs yeux, cette mesure est le premier volet, le signe avant-coureur de la reconstruction de la justice des mineurs (voir, dans ce sens, l'excellent article de J. P. Rozenczveig, sur son blog, ainsi que celui de Christine Bartolomei, publié en mai 2012).

Rappelons que les TCM sont composés de trois juges, un juge des enfants qui en assure la présidence et deux magistrats assesseurs. Ils ont pour mission de juger les mineurs de plus de seize ans qui risquent une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement, et qui sont dans une situation de récidive légale. Autant dire qu'ils ne concernent qu'une infime partie de la justice des mineurs, environ 300 cas par ans sur 150 000 dossiers. Sur ce plan, leur suppression passera donc inaperçu. 

Alors pourquoi tant de bruit ? Parce que ces TCM constituent l'élément le plus visible d'une réforme de la justice des enfants, engagée durant le précédent quinquennat et qui a suscité une opposition sans précédent. Pour le Président Sarkozy, un mineur délinquant est d'abord un délinquant, et il doit être jugé dans les mêmes conditions qu'un majeur. 

Leçon de calcul à de jeunes détenus. Maison Centrale de Melun. 1930
Photo d'Henri Manuel


Obstacles à la suppression de la justice des mineurs

Le problème est que ce n'est pas possible. La Convention de New York sur les droits des enfants de 1989, évidemment ratifiée par la France, énonce dans son article 40 que "les Etats parties s'efforcent de promouvoir l'adoption de lois, de procédures, la mise en place d'autorités et d'institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d'infraction à la loi pénale ". Certes, il ne s'agit pas d'une obligation absolue, puisque les Etats se bornent à "s'efforcer" de mettre en place une justice pénale spécifique pour les mineurs. 

En revanche, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 août 2002, empêche, cette fois très clairement, la suppression de la justice des mineurs. Il consacre comme principes fondamentaux reconnus par les lois de la République d'une part "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l'âge" et d'autre part "la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées". Autant dire qu'il constitutionnalise la justice des enfants.

Le processus d'asphyxie

Pour contourner ces difficultés, il a été décidé de réduire l'espace de la justice des mineurs, dans un lent processus d'asphyxie. Il s'est engagé avec la loi Perben du 9 septembre 2002 qui abaisse l'âge minimum de la garde à vue (de 13 à 10 ans) et de la détention provisoire (de 16 à 13 ans). La loi du 10 août 2007 réduit les sanctions éducatives, systématise la comparution immédiate, supprime l'excuse de minorité et généralise les peines planchers aux mineurs de 16 à 18 ans récidivistes. La loi du 10 août 2011, et la création des TCM n'est donc que la dernière étape d'un processus dont l'objet final est l'alignement de la justice des mineurs sur celle des majeurs, et la disparition de sa spécificité. 


Pour les juges des enfants, un mineur délinquant est d'abord un enfant, et il doit être jugé en tenant compte de sa situation globale, de son encadrement familial, de son parcours scolaire. La punition n'est pas dissociable de l'éducation. Cette démarche globale est sans rapport avec l'éventuelle fermeté de la peine finalement prononcée. 

L'annonce du Garde des Sceaux était donc très attendue, comme une sorte de réhabilitation de la justice des mineurs. Il demeure cependant difficile de revenir tout simplement au statu quo ante. En effet, dans une décision rendue sur QPC le 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel a considéré comme inconstitutionnel l'article L 251-1 du code de l'organisation judiciaire, qui prévoit que le juge des enfants qui procède à l'instruction est également le président de la formation de jugement. Une réflexion globale sur la justice des mineurs s'impose donc, avec cette fois pour fondement essentiel l'intérêt supérieur de l'enfant.

vendredi 30 novembre 2018

La crèche de Wauquiez sauvée par les santons

Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 22 novembre 2018, a déclaré légale la crèche de Noël installée, à la fin de l'année 2017, dans l'hôtel de la région Auvergne - Rhône - Alpes, à Lyon. On pourrait ne voir dans cette décision qu'une victoire de Laurent Wauquiez qui avait subi un échec dans un jugement précédent du 6 octobre 2017, rendu à propos de la crèche de l'année précédente, à la fin 2016. On pourrait aussi considérer que ce jugement de novembre 2018 n'est que le plus récent d'une longue série de jugements intervenus sur cette question. Dans un tableau extrêmement instructif, Pierrick Gardien, avocat au barreau de Lyon, recense ainsi une quinzaine de décisions sur les crèches entre novembre 2014 et novembre 2018.

Les arrêts du 9 novembre 2016


La question posée, toujours la même, est de savoir si la crèche est un symbole religieux, au sens où l'entend l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit en effet "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". 

Le Conseil d'Etat a répondu à la question dans deux arrêts du 9 novembre 2016, l'un sur l'installation d'une crèche dans l'hôtel de ville de Melun, l'autre dans l'hôtel du département de Vendée. Mais il faut reconnaître que sa réponse n'est pas vraiment simple. Elle repose sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Dans la crèche les santons. Chorale de Legé

Les santons salvateurs


Laurent Wauquiez a mis un peu de temps à comprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, situation surprenante si l'on considère qu'il en est membre. Son échec antérieur d'octobre  2017 s'explique largement par la motivation qu'il avait employée en 2016, au moment de l'installation de la crèche. Il la considérait alors comme un "symbole de nos racines chrétiennes", formule qui, à l'évidence, la rattachait l'iconographie chrétienne, et révélait une démarche bien proche du prosélytisme. L'installation ne s'accompagnait d'ailleurs d'aucun élément culturel, festif ou artistique. Pour la crèche de 2017, Laurent Wauquiez a su tirer les leçons de l'échec précédent. Il s'est inspiré de la pratique du maire de Sorgues qui avait, le premier, appelé à l'aide des santons de Provence dès Noël, et qui avait obtenu que sa crèche soit déclarée légale par le TA de Nîmes, le 16 mars 2018. Reprenant l'idée, Laurent Wauquier a donc pris une décision formelle de création d'une crèche entourée de santons protecteurs, décision accompagnée d'un communiqué sur le site officiel de la région, mentionnant "une exposition vitrine du savoir-faire régional des métiers d'art et de traditions populaires".

Le TA de Lyon statuant le 22 novembre 2018, appliquant toujours la jurisprudence du Conseil d'État, a pu cette fois donner une solution radicalement opposée.  Il a commencé par rappeler qu'une telle installation peut "revêtir une pluralité de significations". Certes, une crèche de Noël fait partie de l'iconographie chrétienne et présente toujours un caractère religieux. Mais elle fait aussi partie des "décorations et illustrations" qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d'année. Le TA examine alors le contexte dans lequel s'inscrit l'installation. Il évoque " deux grands décors de crèche présentant les métiers d'art et les traditions santonnières régionales dans des scènes pittoresques de la vie quotidienne, réalisés par un ornemaniste et un maître-santonnier drômois". Il en déduit que la crèche a pour finalité de mettre en lumière le talent des artisans de la région, et qu'elle présente donc un caractère culturel, ajoutant d'ailleurs qu'elle s'inscrit dans un usage constant, l'exposition des crèches de Noël étant une tradition ancienne en Auvergne-Rhône-Alpes.


L'art du camouflage



Le jugement du 22 novembre 2018 applique ainsi la jurisprudence du Conseil d'État mais, révèle aussi, au moins dans une certaine mesure, son échec. Les élus disposent désormais d'un mode d'emploi qui leur permet d'installer une crèche de Noël à peu près librement. Laurent Wauquiez a ainsi invité les santons pour la transformer en manifestation culturelle. D'autres inviteront quelques musiciens pour la rendre artistique, d'autres enfin feront venir un marchand de barbe à papa pour assurer le caractère festif. En tout état de cause, l'art le plus pratiqué sera l'art du camouflage, et il le juge n'aura plus pour mission que de sanctionner les élus qui n'ont pas su se montrer suffisamment hypocrites

Hypocrisie du juge ou hypocrisie de la juridiction administrative ? N'était-ce pas finalement le but à atteindre ? En 2016, le Conseil d'État aurait pu prendre une position claire, soit déclarer que la crèche était un symbole religieux au sens de la loi de 1905, soit considérer qu'il s'agissait d'un symbole passif dépourvu de tout prosélytisme, au sens de l'arrêt Lautsi c. Italie rendu en 2011 par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un cas, il l'interdisait, dans l'autre il l'autorisait. Mais en tout cas, il définissait une règle simple. Il n'en a rien fait et a préféré adopter une jurisprudence complexe et difficilement lisible, comme il le fait souvent en matière de laïcité. Mais finalement cette jurisprudence présente l'avantage, ou l'inconvénient, de laisser les élus faire ce qu'ils veulent.

Sur les crèches de Noël : Chapitre 10 section 1 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


jeudi 13 novembre 2014

Le Président peut-il fermer l'Université ?

Le 12 novembre 2014, l'Université de Rennes est restée fermée toute la journée sur décision de son Président. Les motifs invoqués à l'appui de cette fermeture reposent sur des "raisons de sécurité". Il s'agissait d'empêcher le déroulement d'une "assemblée générale" consacrée à la mort de Rémi Fraisse, jeune militant écologiste décédé lors des récents affrontements sur le site du barrage de Sivens. Le groupement à l'origine du rassemblement "Solidaires Etudiant-e-s", qui se présente comme un "syndicat de luttes autogestionnaires, antifasciste, antisexistes et écologiste" sur sa page Facebook, évoque une "attaque en règle contre la démocratie". Au-delà du discours militant qui semble mélanger un peu la démocratie et l'Etat de droit, la question posée est celle de la légalité de la décision de fermeture prononcée par le Président de l'Université.

La franchise universitaire


Dans ce domaine, il est d'usage d'invoquer une "franchise universitaire" conférant aux Universités un statut très particulier interdisant aux forces de l'ordre d'intervenir dans son enceinte et ses locaux sans l'accord de son Président. Il est vrai qu'au XIIè siècle, l'Eglise accorda à l'Université le privilège d'exercer sa propre police, la mettant ainsi à l'abri du pouvoir temporel exercé par les archers royaux. A la suite d'une grève estudiantine de 1229, (il y en avait déjà), la bulle Parens scientarum octroyée par le pape Grégoire IX en 1231 a ensuite donné un fondement juridique à ce privilège. Encore s'agissait-il d'un fondement de droit canon, lié aux origines religieuses de l'Université parisienne, et plus précisément de la Sorbonne.

La sécularisation de cette franchise universitaire intervient avec le décret du 15 novembre 1811 portant régime de l'Université impériale. Son article 157 énonce que "hors les cas de flagrant délit, d'incendie ou de secours réclamés de l'intérieur, (...) aucun officiel de police ne pourra s'y introduire s'il n'en a l'autorisation spéciale de nos procureurs". Le principe demeure que la police ne peut pénétrer, mais il peut y avoir des exceptions d'ailleurs très peu utilisées, la franchise universitaire étant solidement ancrée dans les traditions. 

Le pouvoir de police


Aujourd'hui, le système repose sur des dispositions très précises qui n'ont plus grand chose à voir avec la tradition canonique. La loi Pécresse du 10 août 2007 ne modifie pas le droit positif. Elle affirme que le Président "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat" (art. L 712-2 c. éduc.). Elle donne ainsi un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel qui précise que "le Président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge"

Responsable de l'ordre et de la sécurité, le Président est doté d'un pouvoir de police qui appartient à lui seul. Il ne peut donc, sans méconnaître sa compétence, s'estimer lié par une demande de retrait d'une mesure de police émanant du ministre de l'enseignement supérieur (TA Paris 18 janvier 1967, Union nationale pour l'avenir de la médecine). De la même manière, la Cour administrative d'appel de Nantes, dans une décision du 30 mai 2003, affirme que la délibération du Conseil d'administration d'une université prenant acte de la décision du Président d'interdire à un enseignant l'accès à certains locaux n'est pas un acte administratif susceptible de recours. En d'autres termes, la décision appartient au Président et non pas aux conseils élus.

Occupation de la Sorbonne. 22 mai 1968. Photo d'Elie Kagan

Une police spéciale


Le Président de l'Université exerce ainsi un pouvoir qui présente toutes les caractéristiques d'une police spéciale, dès lors que la loi lui attribue la compétence de maintenir l'ordre sur un espace spécifique, espace composé exclusivement des enceintes et locaux universitaires. Toute la difficulté de l'exercice réside cependant dans le fait que le Président, autorité de police spéciale, doit assurer l'ordre public et la sécurité, c'est à dire des missions qui relèvent classiquement de la police générale exercée par le maire ou le préfet.  

Les moyens dont il dispose ne sont pas très précisément énoncés par le décret de 1985 qui se borne à énoncer qu'il prend "toute mesure utile". Il peut solliciter les autorités publiques pour obtenir certains le concours des forces de police, s'il estime leur intervention indispensable. Il peut aussi se limiter à prendre certaines décisions, en particulier préventives. C'est exactement ce qu'a fait le Président de l'Université de Rennes II en interdisant l'accès aux locaux pour éviter une réunion qu'il estimait dangereuse pour l'ordre public et la sécurité des étudiants.

Cette interdiction pourrait sembler surprenante, précisément dans son aspect préventif. Ne s'agit-il pas d'empêcher une réunion prévue le lendemain ? En l'espèce, plusieurs libertés sont en cause. Le droit à l'enseignement tout d'abord puisque l'Université est fermée et que personne ne peut venir y travailler. Il est vrai que l'atteinte est relativement modeste puisque l'Université est fermée une seule journée. La liberté de réunion ensuite, même si elle peut s'exercer dans d'autres lieux. Dans le cas de la police générale, la liberté de réunion est organisée selon le régime répressif, qui signifie que la liberté s'exerce librement, sauf à rendre compte d'éventuels abus devant le juge pénal. En revanche, dans le cas particulier de la police spéciale du Président d'Université, l'interdiction préventive n'est pas illicite dès lors qu'elle a une durée limitée et que c'est parfois le seul moyen d'assurer l'ordre public. 

Un contrôle maximum


Comme en matière de police générale, la décision fait néanmoins l'objet d'un contrôle maximum du juge administratif qui apprécie la proportionnalité de la mesure à la menace pour l'ordre public et la sécurité des étudiants.

Il peut arriver que le juge décide que l'interdiction d'accès aux locaux est disproportionnée, dans la mesure où il était possible de maintenir l'ordre par d'autres moyens. C'est ainsi que, dans une ordonnance de référé du 14 janvier 2005, le Conseil d'Etat suspend l'interdiction d'accès prononcée à l'égard d'un seul professeur poursuivi par le Conseil de discipline pour avoir tenu des propos négationnistes. Aux yeux du juge, il n'est pas démontré que la présence de ce professeur sur le campus créait "une menace de désordre d'une gravité telle que l'université n'aurait pas été en mesure d'y faire face par d'autres moyens que celui qui a consisté à lui interdire l'accès à l'université". En revanche, le Conseil d'Etat a admis la légalité d'une décision du Président de l'Université d'Aix Marseille soumettant à autorisation spéciale l'accès à certains bâtiments (CE, 27 juin 1980, M. Charles D.). 

Le Conseil d'Etat admettrait-il la légsalité de la fermeture décidée par le Président de l'Université de Rennes II ? Sans doute, et on sait que le juge des référés du tribunal administratif de Melun, dans un jugement du 23 mars 2006, a rejeté la requête d'un étudiant demandant en urgence la réouverture de l'Université de Marne La Vallée, fermée depuis plusieurs jours à la suite de certains mouvement estudiantins. Alors même que le juge reconnaît qu'il y a effectivement atteinte au droit à la formation, il estime que cette atteinte n'est pas excessive au regard de la menace existant pour l'ordre public.

Dans le cas de Rennes II, l'Université est fermée pour une seule journée, et on doit observer que l"assemblée générale" en cause n'avait donné lieu à aucune demande d'autorisation formulée par des étudiants de l'Université (même si les syndicats étudiants sont ensuite venus au secours des organisateurs). De même, de nombreux désordres s'étaient produits les jours précédents, en particulier dans les lycées de la ville dont l'activité avait été paralysée pendant une journée. Dans de telles conditions, il est bien peu probable que la fermeture prononcée par le Président de l'Université soit considérée comme illégale.


samedi 24 octobre 2015

Une cloche sonne, sonne... au Conseil d'Etat

Dans un arrêt de cassation rendu le 14 octobre 2015, le Conseil d'Etat relance une terrible affaire de sonnerie de cloches à laquelle la doctrine donnera sans doute un large écho.

Mme C. et M. B. ont acheté, en 2004, une maison située face à l'église, dans le joli village de Boissettes (Seine et Marne). Hélas, ils se sont vite aperçus que les cloches sonnaient à chaque heure deux fois de suite et toutes les demi-heures, de jour comme de nuit. Après avoir essayé boules Quies et somnifères, ils ont demandé au maire de prendre un arrêté supprimant les sonneries civiles. 

Son refus a été déféré au tribunal administratif de Melun qui l'a annulé en juillet 2006, décision confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris le 5 novembre 2013. Les heureux propriétaires ont pu penser qu'ils allaient dormir tranquilles, jusqu'à la décision retentissante du Conseil d'Etat, qui prononce, à la demande de la commune de Boissettes, la cassation de la décision de la Cour administrative d'appel pour erreur de droit. Cela ne signifie pas que l'affaire soit terminée, car elle est renvoyée à la Cour administrative d'appel qui devra, cette fois, se prononcer en tenant des précisions données par le Conseil d'Etat. 

Les sonneries civiles


La loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l'Etat opère une distinction entre les sonneries religieuses et les sonneries civiles. Les premières appellent les fidèles à l'office, annoncent un mariage ou un enterrement. Les secondes sont régies par le décret du 16 mars 1906. Son article 51 énonce que les sonneries civiles peuvent être décidées par le maire "dans le cas d'un péril imminent qui exige un prompt secours". En dehors de cette situation d'urgence, elles peuvent être étendues lors que l'église appartient à la collectivité publique ou est attribuée à une association cultuelle. Dans ce cas, les sonneries civiles peuvent intervenir, lorsque leur emploi est "autorisé par des usages locaux". L'article 52 ajoute ensuite que le maire peut détenir une clé du clocher, mais qu'il ne peut en faire usage que "pour les sonneries civiles et l'entretien de l'horloge publique". La sonnerie de l'heure a donc un caractère civil, alors que l'angelus constitue une sonnerie religieuse. 

D'une manière générale, les sonneries civiles sont aujourd'hui organisées par arrêté municipal et elles relèvent de la police administrative. Les contentieux sont bien rares, et l'usage des cloches résulte, le plus souvent, d'un consensus. En témoigne, par exemple, la décision de commémorer, le 1er août 2014, le centenaire de la mobilisation générale du 1er août 1914. Toutes les cloches des églises ont alors sonné en même temps le tocsin sur le fondement d'une décision administrative.

Les trois cloches. Edith Piaf et Les Compagnons de la Chansons. 1956.

Les usages locaux


Hélas, l'harmonie ne règne pas à Boissettes et le Conseil d'Etat doit s'interroger sur les "usages locaux" de cette charmante commune. Et précisément, il sanctionne la Cour administrative d'appel pour erreur de droit, car elle a estimé que l'usage local n'était établi que si la sonnerie de l'heure n'avait jamais été interrompue depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905. En l'espèce, la commune faisait valoir que le clocher sonnait déjà les heures "avant la seconde guerre mondiale" et produisait le témoignage de l'ancien instituteur qui se souvenait qu'il entendait les cloches sonner, en 1967. La commune était donc, concrètement, dans l'impossibilité de prouver le caractère ininterrompu de cette tradition depuis 1905 et la Cour administrative d'appel avait estimé qu'en l'absence d'usage local établi, il était possible d'obtenir la suppression de sonneries qui ne constituaient plus que des nuisances sonores. 

La Cour administrative d'appel s'appuyait sur une jurisprudence ancienne. Dans un arrêt du 8 juillet 1910, le Conseil d'Etat avait en effet précisé que ces "usages locaux" sont ceux qui recouvrent "la pratique suivie à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905" dans la commune concernée. Cette jurisprudence a été maintenue, et dans une décision du 25 mars 2010, la Cour administrative d'appel de Lyon a sanctionné l'arrêté du maire de Saint-Apollinaire qui avait réactivé en 2003 la sonnerie des heures, après l'électrification du dispositif. Les juges ont donc considéré que l'usage local n'était pas établi, puisque les sonneries avaient été interrompues durant de longues années, depuis 1905. 

Il n'empêche que les cloches de Boissettes montrent que cette jurisprudence devenait impossible à mettre en oeuvre. Lorsque le Conseil d'Etat statuait en 1910, il avait à considérer cinq années d'usages locaux, depuis 1905. Il pouvait donc établir ces usages par tous moyens, y compris le témoignage des habitants de la commune. Aujourd'hui, il faut reconnaître qu'il est pratiquement impossible de savoir comment les cloches sonnaient en 1905... 

Un retour à la lettre de la loi de 1905


Cette exigence d'une tradition ininterrompue depuis 1905 ne trouve d'ailleurs son origine que dans la jurisprudence. Elle ne figure pas dans les textes de la loi de 1905 ou du décret de 1906 qui se bornent à faire référence aux usages locaux, sans mentionner la date de leur apparition. Dans son arrêt du 14 octobre 2015 offre donc aux juges du fond une nouvelle définition, plus compréhensive, de l'usage local : "il s'entend de la pratique régulière et suffisamment durable de telles sonneries civiles dans la commune, à la condition que cette pratique n'ait pas été interrompue dans des conditions telles qu'il y ait lieu de la regarder comme abandonnée". Au caractère objectif de la date de 1905 est donc substituée une appréciation plus subjective. Ce sera à la Cour administrative d'appel de Paris, à laquelle l'affaire est renvoyée, de voir si on a pu croire, à un moment ou à un autre, que ces sonneries étaient abandonnées.

D'une certaine manière, cette interprétation est plus conforme à la loi de 1905, non seulement à sa lettre, mais aussi à son esprit. Le texte repose en effet sur un certain pragmatisme qui apparaît nettement dans le traitement de ces fameuses sonneries de cloches. Il appartient à la commune elle-même de définir la règle du jeu, et l'arrêté municipal organisant les sonneries est  le fruit d'un consensus. C'est seulement en cas de rupture de ce consensus, en cas de querelle de clocher, que le juge est saisi, comme à Boissettes. Et si les habitants de Boissettes essayaient eux-mêmes de trouver une solution, entre les travaux d'isolation phonique d'un côté, et la diminution des sonneries nocturnes de l'autre côté ?

Sur la police des cultes : chapitre 10, section 2, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 10 février 2025

Affaire Doualemn : quand l'Exécutif confond vitesse et précipitation


L'affaire Doualemn agite beaucoup les politiques et les médias. Les juges administratifs sont violemment accusés d'empêcher l'éloignement de cet influenceur qui avait appelé à "tuer" et à "faire souffrir" les opposants au régime algérien. Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau,  dans un entretien au JDD, déclare que "la règle de droit ne protège plus la société française, mais désarme l'État régalien", Son collègue de la Justice, Gérald Darmanin, n'hésite pas, quant à lui, à affirmer que "si le droit ne permet pas d'expulser des influenceurs qui appellent au meurtre, qui appellent au viol, qui appellent à la haine de la France, oui il faut changer le droit". Ces graves accusations sont relayées par nombre de journaux et par une multitude de messages sur les réseaux sociaux, particulièrement violents à l'égard de la juridiction administrative.

Laquelle ? De quel juge administratif parle-t-on ? Car tout le monde semble ignorer que l'objet de cette vindicte ne réside pas dans une décision contentieuse mais dans deux jugements bien distincts, rendus par deux tribunaux différents. On observe que les juges, sans doute un peu fatigués par les anathèmes jetés contre leurs décisions, ont pris l'excellente décision de les publier sur le site de chacune des juridictions. C'est une excellente initiative, même si la plupart des politiques et des médias n'ont pas pris la peine de les lire.


1er jugement : l'urgence absolue et la jurisprudence constante


Le premier jugement est une ordonnance du 29 janvier 2025 rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Il se prononce sur deux actes intervenus le 7 janvier 2025 et signés du ministre de l'Intérieur. On se souvient que, avant toute intervention du juge, les autorités françaises avaient mis l'influenceur dans un avion à destination d'Alger dès le 9 janvier, mais que les autorités algériennes avaient refusé le retour de leur ressortissant, le renvoyant immédiatement à Paris. La procédure contentieuse avait donc suivi son cours, pendant que l'intéressé était placé dans un centre de rétention administrative.

Est d'abord envisagé le retrait du titre de séjour de Doualemn, titre de séjour de dix ans qui avait été renouvelé le 26 décembre 2024. Le juge des référés refuse de suspendre cet acte, validant ainsi le principe de l'éloignement de l'intéressé. En revanche, il suspend la seconde décision du même jour, l'arrêté d'expulsion en urgence absolue, au motif que précisément aucune situation d'urgence ne justifiait de priver l'intéressé des droits de la défense qui s'exercent lors de la procédure d'expulsion ordinaire devant une commission composée de magistrats. Si on résume, le juge des référés valide le retrait du titre de séjour et confirme que l'intéressé peut être expulsé, par la procédure d'expulsion ordinaire.

Sur ce point, le juge des référés applique une jurisprudence constante. Le contrôle des motifs est particulièrement approfondi en matière d'expulsion en urgence absolue, dans le but d'éviter qu'elle soit utilisée pour échapper aux droits de la défense qui caractérisent la procédure de droit commun. De fait, pour motiver le choix de la procédure en urgence absolue, l'expulsion doit reposer sur la « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », ou sur un « comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État ». 

En l'espèce, le juge énonce clairement que les propos tenus par M. Doualemn dans trois vidéos diffusées sur Tik-Tok au profit de ses 138 000 abonnés s'analysent comme une incitation à des violences volontaires sur un opposant politique en Algérie. L'expulsion est donc justifiée aux yeux du juge. En revanche, il estime que les motifs invoqués pour justifier la procédure d'urgence absolue ne sont pas convaincants. Les liens avec d'autres influenceurs radicalisés sont "non établis en l'état de l'instruction", les condamnations pénales de l'intéressé existent certainement, mais la plus récente remonte à 23 ans.  En d'autres termes, le danger que représente l'influenceur est une réalité mais ce danger n'est pas "imminent pour l'ordre public". 

La situation est évidemment bien différente de l'expulsion en urgence absolue de l'imam de Pessac qui avait fait l'apologie du terrorisme en déclarant sur Facebook son soutien aux attaques commises le 7 octobre 2023 à Gaza. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2024, avait alors justifié l'expulsion, en affirmant que les propos de l'imam "portaient atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État".

 


 L'hiver en Algérie. Édouard Herzig. 1910

 

Le second jugement : une erreur de droit

 

Le second jugement, cette fois au fond, a été prononcé le 6 février 2025 par le tribunal administratif de Melun. Cette fois, le texte contesté est une obligation de quitter le territoire français (OQTF) prise par un arrêté du préfet de l'Hérault le 30 janvier 2025, et fondée sur le retrait du titre de séjour issu de la décision du 7 janvier 2025. On comprend que le ministre de l'Intérieur, irrité par la décision du 29 janvier 2025, a voulu, dès le lendemain, engager une autre procédure. Cette fois, il ne s'agit plus d'expulsion, mais d'OQTF. Certes, mais précisément, le droit prévoit deux procédures d'éloignement bien distinctes qu'il est impossible de mélanger selon les besoins.

L'étranger résidant régulièrement sur le territoire peut être éloigné selon deux procédures bien distinctes. La première est l'arrêté d'expulsion pris sur le fondement de l'article L 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). L'article R 432- 3 de ce même code prévoit, dans ce cas, le retrait automatique du titre de séjour.  La seconde procédure réside dans le retrait du titre de séjour, prévu par l'article R 432-4, mais alors la conséquence est une OQTF et pas une expulsion, procédure prévue par l'article L 611-1. En l'espèce, le ministre fonde une OQTF sur un retrait automatique de titre de séjour intervenu comme conséquence d'un arrêté d'expulsion qui a été suspendu. Et, dans le cas de l'OQTF, le retrait du titre de séjour est un préalable, pris après examen de la situation personnelle de l'intéressé. 

L'erreur de droit est évidente. Par voie de conséquence, la rétention administrative n'a plus de fondement juridique et le préfet se voit contraint de délivrer à Daoulemn une autorisation provisoire de séjour. Cette situation ne lui interdit cependant pas de recommencer une nouvelle procédure d'éloignement, sur un seul fondement cette fois.

Les juges administratifs n'ont donc fait qu'appliquer le droit en vigueur. Certes, il n'est pas interdit au ministre de s'agiter médiatiquement pour demander à le changer et l'on sait que ce type de discours, appuyé sur un dénigrement des juges, trouve généralement un large écho médiatique. Mais au lieu de changer le droit, peut être serait-il préférable de l'appliquer convenablement ? Car finalement, aucune des deux décisions n'est défavorable à l'éloignement de l'influenceur algérien, mais quel journal, quel ministre a mentionné ce fait ?

 

 

L'expulsion des étrangers : Chapitre 5, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet