« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 9 janvier 2024

Procédure disciplinaire : communication des témoignages.

Le 22 décembre 2023, le Conseil d'État a rendu une décision par laquelle il donne des précisions très utiles sur les droits de la défense en matière disciplinaire et, plus précisément, sur l'accès aux témoignages. 

Dans le cadre de son contrôle de cassation, le Conseil d'État refuse de sanctionner la décision de la Cour administrative d'appel de Paris datée du 17 janvier 2022. Celle-ci annulait l'ensemble d'une procédure disciplinaire engagée en 2018 à l'encontre d'un professeur certifié de philosophie du lycée Montaigne, M. C. Poursuivi pour "comportements et attitudes déplacés à l'encontre de ses élèves de sexe féminin, pour des propos humiliants, certains à connotation sexuelle, des insultes (...)". Par un arrêté du 31 juillet 2018, il s'est vu infligé la sanction de mise à la retraite d'office, mais, le 7 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de cette décision et enjoint au ministre de l'Éducation nationale de le réintégrer jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête au fond. Réintégré le 8 novembre, M. C. a fait l'objet d'une nouvelle sanction d'exclusion temporaire d'une durée de dix-huit mois le 10 décembre, elle aussi suspendue par le juge des référés le 24 décembre 2018. Statuant au fond le 13 juin 2019, le tribunal administratif a finalement annulé la sanction de mise à la retraite d'office mais confirmé la légalité de l'exclusion temporaire.  C'est précisément cette dernière sanction qui a été annulée par la Cour administrative d'appel, suscitant le pourvoi en cassation du ministre de l'Éducation nationale. 

 

La communication du dossier

 

La question de la non-communication des témoignages à l'intéressé suffit à justifier le rejet du pourvoi. On sait que tout fonctionnaire a droit à la communication de son dossier professionnel préalablement à toute procédure disciplinaire ou à tout refus d'avancement, principe acquis dès l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, votée à l'issue de la célèbre Affaire des Fiches. Par la suite, cette communication est devenue une obligation statutaire figurant dans l'article 18 de la loi du 13 juillet 1983.

Si le principe de la communication est acquis, la question du contenu du dossier communiqué est beaucoup moins nette, et l'administration s'efforce souvent de restreindre le champ de cette communication. Selon une jurisprudence constante, tous les éléments qui fondent la sanction doivent figurer dans le dossier, et l'administration doit permettre à l'intéressé d'en prendre copie. Cette règle, pourtant élémentaire et indispensable à l'exercice des droits de la défense, a pourtant été mise en cause, avec le développement des "évaluations à 360°" et autres enquêtes qui ont considérablement développé les témoignages anonymes. 

 

Your Witness. My cousin Vinny. 1992
 

 

Anonymisation du témoignage

 

Le Conseil d'État s'est d'abord montré étrangement favorable à cette pratique. Dans un arrêt du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à un fonctionnaire sur la base d'une "évaluation à 360°". Celle-ci reposait sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis par les responsables des services et les collaborateurs de l'agent. Les réponses faisaient ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse était alors le seul élément communiqué à l'intéressé. Malgré ses demandes, il n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, à l'origine de la sanction. On constate doc qu'il sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. A l'époque, le Conseil d'État n'a vu aucune atteinte aux droits de la défense dans une telle pratique.

Par la suite, et heureusement, la jurisprudence a évolué. Dans un arrêt du 5 février 2020 M. A. B., le Conseil d'État affirme que les procès-verbaux des auditions des personnes entendues lors de l'enquête font partie des pièces dont l'agent doit recevoir communication. Une exception demeure toutefois possible lorsque "la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné". Réaffirmée dans un arrêt du 28 janvier 2021, M. D. C., cette jurisprudence insiste donc sur la gravité du préjudice éventuel qui résulterait de la communication du témoignage. Si cette jurisprudence se montre plus libérale, elle n'en demeurait pas moins d'une interprétation délicate. L'appréciation de la gravité du préjudice pouvait résulter de la seule parole du témoin, craignant d'éventuelles représailles de la part de la personne objet de l'enquête. Elle suffisait donc à bloquer l'exercice des droits de la défense.

La décision du 22 décembre 2023 s'efforce de surmonter cet obstacle. Elle précise qu'en cas de "risque avéré de préjudice pour son auteur", l'autorité administrative doit permettre la communication du témoignage selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. D'une part, la notion de "risque avéré" substituée au "préjudice grave" impose désormais une appréciation faite par l'administration, le cas échéant sous le contrôle du juge. D'autre part, la communication n'est plus alors exclue, mais anonymisée. Certes, il ne sera sans doute pas toujours facile de procéder à cette anonymisation dans des affaires où les protagonistes travaillent dans le même service, se connaissent, et où un détail suffit souvent à identifier l'auteur. Mais c'est tout de même un progrès, et une synthèse trop imprécise et éloignée du témoignage original pourrait être sanctionnée par le juge pour manquement aux droits de la défense. On note tout de même que cette jurisprudence doit être lue à la lumière de l'arrêt du 21 octobre 2022 qui affirme qu'un fonctionnaire sanctionné ne peut avoir accès aux témoignages que s'il les a effectivement demandés.


Droit d'accès et utilité du témoignage 


En l'espèce, M. C. a demandé, mais il n'a eu accès qu'à une vague synthèse d'un unique témoignage d'une élève, antérieur aux poursuites diligentées à son encontre. S'il est fait état, dans son dossier, d'un "rapport" et de "lettres", il n'en a jamais eu communication. Au demeurant l'accès à des témoignages d'élèves qui avaient quitté l'établissement depuis les faits n'entraine aucun "risque avéré" de préjudice pour eux. Ces éléments montrent que M. C. n'a pu bénéficier d'un droit à communication satisfaisant pour l'exercice des droits de la défense, ce qui justifie pleinement le rejet du pourvoi.

Toute décision qui améliore l'exercice des droits de la défense dans une procédure disciplinaire doit être saluée. On ne peut s'empêcher toutefois de constater que la décision prend en compte, même sans le déclarer formellement, l'utilité du témoignage dans les droits de la défense. La lecture de la décision, reprenant l'argumentaire de la Cour administrative d'appel, montre que les témoignages recueillis contre le professeur étaient fort peu nombreux et que les comportements qu'ils dénonçaient étaient considérablement moins graves que ceux qui étaient invoqués pour justifier la sanction. En témoigne le fait que la première sanction de mise à la retraite d'office a été considérée comme manifestement disproportionnée. Mais la règle de la communication du dossier s'applique à tous les documents et à tous les témoignages, quand bien même ils n'auraient aucun intérêt dans la procédure disciplinaire. L'accès à ces documents n'est pas lié à leur utilité, c'est juste un droit que le juge administratif devrait rappeler, de temps en temps.


vendredi 5 janvier 2024

Les Invités de LLC - Emmanuel Kant. Vers la paix perpétuelle

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Il nous a semblé indispensable que le premier invité de l'année 2024 soit Emmanuel Kant. Il avait déjà écrit pour LLC, en 2021, avec "Qu'est-ce que les Lumières ?". Il revient aujourd'hui avec "Vers la paix perpétuelle", publié en 1795. Il nous explique que la guerre ne doit pas s'accompagner d'actes irréversibles, qui rendraient impossible le retour de la confiance, et donc de la paix. Un beau message en ce début d'année.

 

Vers la paix perpétuelle


Emmanuel Kant

 

1795

 


 

 

 

VI. Nul État ne doit se permettre, dans une guerre avec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la paix, la confiance réciproque, comme, par exemple, l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation d’une capitulation, l’excitation à la trahison (perduellio) dans l’État auquel il fait la guerre, etc.

Ce sont là de honteux stratagèmes. Il faut qu’il reste encore, au milieu de la guerre, quelque confiance dans les sentiments de l’ennemi ; autrement il n’y aurait plus de traité de paix possible, et les hostilités dégénéreraient en une guerre d’extermination (bellum internecinum), tandis que la guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature, pour soutenir son droit par la force, puisqu’il n’y a point de tribunal établi qui puisse juger juridiquement.

Aucune des deux parties ne peut être tenue pour un ennemi injuste puisque cela supposerait déjà une sentence juridique, mais l’issue du combat, comme dans ce que l’on appelait les jugements de Dieu, décide de quel côté est le droit. Une guerre de punition (bellum punitivum) entre les États ne saurait se concevoir, puisqu’il n’y a entre eux aucun rapport de supérieur à inférieur. 

Il suit de là qu’une guerre d’extermination, pouvant entraîner la destruction des deux parties et avec elle celle de toute espèce de droit, ne laisserait de place à la paix perpétuelle que dans le vaste cimetière du genre humain. Il faut donc absolument interdire une pareille guerre, et par conséquent aussi l’emploi des moyens qui y conduisent. — Or il est évident que les moyens indiqués tout à l’heure y mènent infailliblement ; car, si l’on met une fois en usage ces pratiques infernales, qui sont infâmes par elles-mêmes, elles ne s’arrêteront pas avec la guerre, mais elles passeront jusque dans l’état de paix, et elles en détruiront absolument le but. Tel est, par exemple, l’emploi des espions (uti exploratoribus), où l’on se sert de l’infamie des autres, infamie qu’on ne peut plus ensuite extirper entièrement. »



 

mardi 2 janvier 2024

Garde à vue : la réforme furtive

Le meilleur moyen de faire en sorte qu'une réforme passe inaperçue est de la faire adopter dans une loi fourre-tout, dont l'intitulé suffit à dissuader la lecture. Le "projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière d'économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole" répond parfaitement à cet objectif. On ne soupçonne pas, en effet, l'existence d'une nouvelle réforme de la garde à vue derrière cet intitulé. C'est pourtant le cas, et seule l'analyse du texte permet d'expliquer son caractère furtif. Il a d'abord pour objectif de donner satisfaction aux avocats qui se plaignaient d'un droit positif admettant quelques dérogations à leur présence dès le début de la garde à vue. Il a aussi une finalité d'ordre plus général, puisqu'il s'agit d'éviter un recours en manquement pour non respect de la "directive C" du 22 octobre 2013 relative au droit d'accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. 

A ce stade du débat, il est évidemment difficile d'anticiper l'avenir de ce texte. Déposé en première lecture au Sénat, il a été assez largement amendé, avant d'être adopté le 20 décembre 2023. On attend donc le vote de l'Assemblée nationale. 

 

La gestation du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue

 

Le droit à l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue a connu une gestation pour le moins difficile. Il a longtemps été considéré comme une obstruction à une enquête contrainte dans le temps et traditionnellement centrée sur l’obtention des aveux. La loi du 15 juin 2000 n'autorisait qu'un entretien de trente minutes au début de la garde à vue, qui pouvait être repoussé à la quarante-huitième heure pour les infractions liées à la criminalité organisée, ou à la soixante-douzième pour celles liées au terrorisme. Ces dispositions restrictives ont été mises en cause par une sorte de coalition des juges, faisant intervenir la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. 

L'absence d'avocat "dès les premiers stades des interrogatoires" a été sanctionnée par la  CEDH, dans son arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, En même temps, profitant de l’introduction dans le droit français de la question prioritaire de constitutionnalité, les avocats ont obtenu du Conseil constitutionnel, le 30 juillet 2010, l’abrogation des dispositions de la loi de 2000 jugées contraires aux droits de la défense. La loi du 14 avril 2011 a donc pris acte de cette jurisprudence en imposant la présence de l’avocat durant toutes les auditions. Par trois décisions intervenues le 15 avril 2011, c’est‑à‑dire le lendemain du vote de la loi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, s’appuyant sur la jurisprudence de la CEDH, a jugé que la présence de l’avocat durant la garde à vue devait s’appliquer « sans délai ».

Certes, mais les avocats continuent à lutter pour l'élargissement d'un droit qui, à leurs yeux, demeure encore lacunaire. Ils se plaignent de ne pas avoir accès au dossier, de ne pas pouvoir s'exprimer librement lors des auditions. Surtout, ils invoquent des difficultés matérielles qui les empêchent parfois d'arriver rapidement auprès du gardé à vue, donnant à l'autorité de police judiciaire la possibilité de commencer l'audition, en l'absence du conseil. 

 

 

Astérix chez les Belges. René Goscinny et Albert Uderzo. 1979


Le contenu de la réforme


Le projet prévoit d'abord que si l'avocat choisi ne peut pas rejoindre son client dans les deux heures qui suivent sa sollicitation, l'officier de police judiciaire (OPJ) ne peut pas commencer l'audition. Il peut seulement demander au Bâtonnier d'envoyer un avocat commis d'office. Par voie de conséquence, est également supprimé le délai de carence de deux heures prévu pour effectuer la première audition en présence de l'avocat commis d'office. Il peut donc arriver après ce délai de deux heures et il faut donc l'attendre pour procéder à cette audition. Il est évident que ces dispositions conduisent à une sorte de grignotage d'une la garde à vue qui demeure d'une durée de 24 heures, renouvelable une fois. La possibilité de demander un avocat commis d'office empêche toutefois que la seule absence de l'avocat soit utilisée pour bloquer l'ensemble de la procédure.

Il existe certes une sorte de disposition de sauvegarde qui permet de procéder à l'audition pour « éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale ». La formulation est moins précise que celle qui avait été antérieurement adoptée et qui permettait une dérogation pour « permettre le bon déroulement d’investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves. Il ne fait guère de doute que cette formulation sera débattue à l'Assemblée nationale. 

Outre cet approfondissement du droit à l'assistance d'un avocat, le projet de loi élargit aussi la possibilité pour la personne gardée à vue d'informer un tiers de la mesure dont il est l'objet. Alors que cette procédure ne concernait que des membres de la famille, d'ailleurs limitativement énumérés, elle peut désormais faire prévenir " toute autre personne qu'elle désigne". On observe que la rédaction de cette disposition ne lui interdit pas de prévenir ses complices, sujet qui devrait également donner lieu à débat.


Les secrets du gouvernement


On peut évidemment s'étonner qu'une réforme, tout de même importante, de la garde à vue, intervienne ainsi, de manière subreptice, dans une loi "portant diverses dispositions". Cette situation s'explique par le fait que le gouvernement a cultivé un secret absolu sur la procédure engagée contre la France par la Commission européenne, et qu'il se trouve désormais pris à la gorge, directement menacé d'un recours en manquement.

La transposition de la "Directive C" du 22 octobre 2013 dans le droit des États membres devait être achevée, au plus tard, le 27 novembre 2016. Or, la France ne s'est pas vraiment hâtée, et son droit interne n'a pas totalement été mis en conformité. Par une mise en demeure du 23 septembre 2021, la Commission a donc fait savoir aux autorités françaises qu'elles devaient modifier le droit pour supprimer le délai de carence et permettre au gardé à vue de prévenir le tiers de son choix. Le 28 septembre 2023, la Commission a rendu un avis motivé dénonçant une transposition incorrecte sur ces deux éléments. Il devenait donc urgent de modifier le droit, avant que n'intervienne le recours en manquement, dernière étape fort prévisible de la procédure.

Le plus surprenant dans l'affaire est que toute cette procédure a été diligentée dans la plus grande opacité. Les autorités françaises n'ont consulté personne, ni les magistrats, ni les avocats, ni, évidemment, les syndicats de police. La réforme apparaît ainsi mal préparée et hâtive, alors même qu'elle aurait dû être engagée depuis une dizaine d'années. Bien entendu, le gouvernement redoute surtout la réaction des syndicats de police qui se sont déjà manifestés auprès du Sénat. On lit ainsi, dans le rapport sénatorial, que les autorités "ont pris le risque de dégrader sans cause sérieuse les capacités d'enquête des parquets et des officiers de police judiciaire qui, partout en France, ont découvert le projet de loi avec inquiétude et stupéfaction". Les conditions du débat à l'Assemblée sont ainsi clairement posées, et l'on comprend que la réforme ne restera pas furtive très longtemps. Le gouvernement espérait-il sérieusement faire adopter la réforme en catimini ?

 

La présence de l'avocat durant la garde à vue : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B





dimanche 31 décembre 2023

Les Invités de LLC - Baron d'Holbach. Essai sur l'art de ramper, à l'usage des courtisans. 1764

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Dernier invité de l'année 2023, le Baron d'Holbach nous fait cadeau de son humour, avec un texte qui reste pleinement d'actualité. Il a été publié en 1790, après le décès de son auteur, mais il avait été rédigé en 1764.
 

 

Essai sur l'art de ramper 

à l'usage des courtisans


Baron d'Holbach

 

1764

 

 

Portrait du Baron d'Holbach

 

Carmontelle

 

 

Les philosophes, qui communément sont gens de mauvaise humeur, regardent à la vérité le métier de courtisan comme bas, comme infâme, comme celui d’un empoisonneur. Les peuples ingrats ne sentent point toute l’étendue des obligations qu’ils ont à ces grands généreux, qui, pour soutenir leur Souverain en belle humeur, se dévouent à l’ennui, se sacrifient à ses caprices, lui immolent continuellement leur honneur, leur probité, leur amour-propre, leur honte et leurs remords ; ces imbéciles ne sentent donc point le prix de tous ces sacrifices ? Ils ne réfléchissent point à ce qu’il en doit coûter pour être un bon courtisan ? Quelque force d’esprit que l’on ait, quelqu’encuirassée que soit la conscience par l’habitude de mépriser la vertu et de fouler aux pieds la probité, les hommes ordinaires ont toujours infiniment de peine à étouffer dans leur cœur le cri de la raison. Il n’y a guère que le courtisan qui parvienne à réduire cette voix importune au silence ; lui seul est capable d’un aussi noble effort.

Si nous examinons les choses sous ce point de vue, nous verrons que, de tous les arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain. La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénibles à vaincre. L’âme se révolte contre tout ce qui tend à la déprimer ; elle réagit avec vigueur toutes les fois qu’on la blesse dans cet endroit sensible ; et si de bonne heure on ne contracte l’habitude de combattre, de comprimer, d’écraser ce puissant ressort, il devient impossible de le maîtriser. C’est à quoi le courtisan s’exerce dans l’enfance, étude bien plus utile sans doute que toutes celles qu’on nous vante avec emphase, et qui annonce dans ceux qui ont acquis ainsi la faculté de subjuguer la nature une force dont très-peu d’êtres se trouvent doués. C’est par ces efforts héroïques, ces combats, ces victoires qu’un habile courtisan se distingue et parvient à ce point d’insensibilité qui le mène au crédit, aux honneurs, à ces grandeurs qui font l’objet de l’envie de ses pareils et celui de l’admiration publique.

(...)Il est quelques mortels qui ont de la roideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque du cou ; cette organisation malheureuse les empêche de se perfectionner dans l’art de ramper et les rend incapables de s’avancer à la Cour. Les serpents et les reptiles parviennent au haut des montagnes et des rochers, tandis que le cheval le plus fougueux ne peut jamais s’y guinder. La Cour n’est point faite pour ces personnages altiers, inflexibles, qui ne savent ni se prêter aux caprices, ni céder aux fantaisies, ni même, quand il en est besoin, approuver ou favoriser les crimes que la grandeur juge nécessaires au bien être de l’État.

Un bon courtisan ne doit jamais avoir d’avis, il ne doit avoir que celui de son maître ou du ministre, et sa sagacité doit toujours le lui faire pressentir ; ce qui suppose une expérience consommée et une connaissance profonde du cœur humain. Un bon courtisan ne doit jamais avoir raison, il ne lui est point permis d’avoir plus d’esprit que son maître ou que le distributeur de ses grâces, il doit bien savoir que le Souverain et l’homme en place ne peuvent jamais se tromper.



mardi 26 décembre 2023

Les Invités de LLC - Jean Guéhenno. Journal des années noires. Septembre 1940

 

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Notre invité d'aujourd'hui est Jean Guéhenno, écrivain surtout connu pour ses romans autobiographiques, dont La jeunesse morte (1920), le Journal d'un homme de quarante ans (1934). Nous reproduisons ici un extrait de son Journal des années noires (1940-1944). Un texte de septembre 1940.
 

 

Journal des années noires


Jean Guéhenno 

 

septembre 1940

 


 

« J’ai senti venir le malheur. Peut-être ne savions-nous plus ce que vaut la liberté. Nous en parlions trop. Nous croyions en jouir. Mais elle n’était plus pour trop de gens qu’un mot sans vertu. Ils subissaient inconsciemment mille contraintes, se rendaient eux-mêmes prisonniers des « propagandes » tout en jurant d’être de libres citoyens. L’élan s’est amorti au long de cent cinquante années de marchandages et de combinaisons. Dès les années 1850, Renan déjà recommandait aux libéraux de parler moins de la liberté et de s’appliquer davantage à penser librement : elle vivrait mieux de cet effort que de toutes les déclamations.


Il y avait bien en 1939 quelques hommes libres. C’étaient quelques artistes attentifs à tuer en eux à chaque instant l’habitude et à renouveler l’intérêt de leur vie. Cette liberté n’était le plus souvent que le luxe du bonheur, liberté de riches traqués par l’en« nui, fantaisie de rêveurs de sleeping qui cherchent partout hors d’eux-mêmes les occasions d’ardeur qu’ils ne trouvent plus en eux-mêmes. Mais la vive liberté d’une âme qui combat, la liberté difficile, où donc était-elle ?


Les hommes de 1789 savaient ce qu’était la liberté : c’est qu’ils sortaient de la servitude. Nous le saurons de nouveau bientôt peut-être, si nous y rentrons.

Quels qu’ils aient été, feuillants, girondins, montagnards, ils étaient tous en ce point les mêmes hommes. L’idée qu’ils avaient de la « vertu » faisait leur honneur et leur vie. Si la vertu mourait, autant valait qu’ils meurent, eux aussi.« La liberté ou la mort. » La calomnie a affecté de croire que ce cri n’était qu’une menace pour les autres. Mais la mort qu’ils nomment et qu’ils appellent ainsi n’est que leur propre mort. »

Il n’importe que cette tension héroïque des fondateurs de la liberté n’ait jamais pu devenir la tension de tout un peuple. Il n’importe non plus que l’histoire de notre liberté depuis cent cinquante ans n’ait été trop souvent que l’histoire de notre mystification. Les seuls coupables sont les mystificateurs. Il est sans doute assez remarquable que ce soient toujours les candidats à la tyrannie qui dénoncent avec tant de complaisance notre liberté comme une illusion. Tant de charité devrait nous mettre en garde. Au reste, ces dialecticiens, si experts à nous développer la duperie dont nous serions victimes, ne doutent pas de leur propre liberté qui est volonté de puissance et d’asservissement. Ils n’intrigueraient pas tant pour anéantir l’illusion de la liberté, s’ils ne craignaient que l’illusion ne finît par créer la liberté même. Croire à la liberté, c’est commencer d’être libre. »






jeudi 21 décembre 2023

Loi immigration : Le Conseil constitutionnel, lessiveuse


La loi immigration sortie de la Commission mixte paritaire et adoptée par le Parlement reprend très largement le texte du Sénat. Le paradoxe de l'histoire est que la Première ministre a produit tout son effort afin que ce texte soit adopté et a désormais "le sentiment du devoir accompli", tout en reconnaissant qu'il "peut y avoir des dispositions" sur lesquelles "on a fait part de nos doutes aux Républicains" sur leur constitutionnalité. Quant à Emmanuel Macron, il déclare « Est-ce parce qu’il y avait des articles qui n’étaient pas conformes à notre Constitution qu’il fallait dire : “on ne fait pas d’accord et donc il n’y a pas de texte ? Ma réponse est non ». Il semble tout de même étrange de voir le Président de la République "gardien de la Constitution" au sens de l'article 5 de la Constitution accepter avec autant de légèreté l'idée de soutenir un texte alors qu'il doute de sa constitutionnalité. Ces propos laissent entendre que la Première ministre comme le Président de la République ont appuyé le vote d'un texte dont ils souhaitent qu'il soit ensuite déclaré inconstitutionnel par le Conseil. 

 

Les dispositions concernées

 

Selon la presse, le ministère de l'Intérieur dénombrerait une dizaine de dispositions de la loi susceptibles d'être déclarées non conformes à la Constitution. 

En dehors de quelques cavaliers législatifs, on doit reconnaître que l'inconstitutionnalité des dispositions les plus contestées ne saute pas toujours aux yeux. Le Conseil constitutionnel peut ainsi conclure à la conformité des mesures les plus contestées, ou au contraire, à leur inconstitutionnalité. Sa jurisprudence est suffisamment souple pour lui laisser le choix.


Raymond Savignac. 1963

 

Le principe d'égalité devant la loi est ainsi invoqué pour contester le système de quotas figurant dans la loi. Celle-ci donne au parlement une compétence générale pour fixer le nombre d'étrangers autorisés à venir s'installer en France. Ces quotas sont fixés par catégories d'étrangers, immigration de travail, regroupement familial, visas étudiants etc. En revanche, le droit d'asile n'est pas concerné par ces quotas, puisque l'octroi de la qualité de réfugié est de droit si l'étranger rempli les conditions posées notamment par la Convention de Genève de 1951. De cette diversité, les uns étant soumis à des quotas et pas les autres, certains déduisent une rupture d'égalité. Mais ce n'est pas si simple car le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence constante, énonce que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général". Il est clair que les demandeurs d'asile sont dans une situation différente par rapport aux autres étrangers désireux de s'installer sur le territoire, ce qui laisse penser que la violation du principe d'égalité ne conduira pas nécessairement à une déclaration d'inconstitutionnalité, sauf, bien entendu, si le Conseil en juge autrement.

Le problème se pose en termes différents en ce qui concerne le droit au regroupement familial. Outre que cette immigration familiale donne elle-même lieu à quotas, sa mise en oeuvre est rendue plus difficile. C'est ainsi que le délai de dix-huit mois existant pour faire venir la famille de l'immigré est désormais porté à vingt-quatre mois. Cette fois, le fondement d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité pourrait se trouver dans le "droit de mener une vie familiale normale", qui a valeur constitutionnelle depuis la décision du 13 août 1993. Et dans une décision du 22 avril 1997, le Conseil rappelle que "les étrangers dont la résidence en France est stable et régulière ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale". Cette fois, le risque d'inconstitutionnalité est bien réel, même si le Conseil constitutionnel reste compétent pour définir si un délai de vingt-quatre mois est excessif, ou pas. 

De la même manière, peuvent être contestées les dispositions qui rendent plus difficiles l'accès des étrangers à certaines aides sociales, l'aide personnalisée au logement (APL) et les allocations familiales notamment. La loi opère en effet une révolution en ce domaine, en portant directement atteinte au principe selon lequel les étrangers régulièrement installés sur le territoire sont placés, dans ce domaine, dans une stricte situation d'égalité par rapport aux nationaux. Or la jurisprudence du Conseil constitutionnel est relativement claire sur ce point. Dans la même décision du 13 août 1993, il affirme que le bénéfice des aides sociales doit s'appliquer aux étrangers, dans le respect du onzième alinéa du Préambule de 1946. Précisément, cette disposition "garantit à tous (....) la protection de la santé, de la sécurité matérielle (...)". En revanche, pour les étrangers en situation irrégulière, le Conseil admet, dans une décision du 29 décembre 2003, la conformité à la Constitution de dispositions subordonnant le bénéficie de l'aide médicale à une condition de séjour ininterrompue d'au moins trois mois. Mais, comme d'habitude, le Conseil s'octroie une large marge de manoeuvre, puisqu'il doit apprécier si ces restrictions législatives "ne privent pas de garantie légale les exigences constitutionnelles", c'est-à-dire concrètement celle qui figurent dans l'alinéa 11 du Préambule de 1946.

Reste enfin à évoquer un éventuel cas d'incompétence négative. Le sujet sensible de la régularisation des étrangers travaillant dans les "métiers en tension" a été discrètement évacué. La négociation a, en effet, conduit à un système dans lequel les préfets seront compétents pour apprécier cas par cas ces régularisations. Il est évident que ce choix laisse intact le pouvoir discrétionnaire du gouvernement dans ce domaine, et il suffira de donner aux préfets des instructions pour mettre en place une véritable politique de régularisation dans les métiers en tension. Alors que les quotas sont de la compétence législative selon la loi elle-même, ces régularisations sont renvoyées au pouvoir réglementaire. Pourrait-on y voir un cas d'incompétence négative ? Peut-être, car il est clair que cette question porte sur les libertés publiques, au sens de l'article 34 de la Constitution.

D'autres risques d'inconstitutionnalité pourraient sans doute être relevés, mais l'imprécision même de la loi les rend délicats à déceler. Ainsi de la caution demandée aux étudiants, initialement annoncée à sept milles €, et dont le montant pourrait être ramené à "dix ou vingt euros" selon la Première ministre. Là encore, le renvoi au pouvoir réglementaire pose une difficultés réelle.


L'instrumentalisation du Conseil constitutionnel


Le plus grave, dans cette loi immigration, ne réside peut-être pas dans ses cas d'inconstitutionnalité, mais dans l'instrumentalisation qui est faite du Conseil constitutionnel. Le Président de la République et la Première ministre ont fait un choix très clair. Ils ont préféré l'adoption d'une loi mal écrite, issue d'une négociation hâtive et à la constitutionnalité douteuse au retrait d'un texte qui avait pourtant fait l'objet d'une motion de rejet à l'Assemblée nationale. Ils ont globalement accepté la mouture du texte sortie du Sénat, même si son contenu allait radicalement à l'encontre du projet initial, à l'encontre des convictions que le gouvernement prétendait avoir.

Face à une telle situation, le Conseil constitutionnel se trouve chargé de faire le ménage et la saisine par le Président de la République lui-même témoigne de cette stratégie. Puisque nous avons perdu le contrôle de ce texte, demandons au Conseil de nous rendre un petit service. C'est là une mission tout à fait inédite qui est confiée au Conseil et qui révèle une sorte de déliquescence dans la pratique des institutions. Que penser d'un Président, gardien de la Constitution, qui déclare avec satisfaction qu'il juge "honnête" de soutenir la loi immigration même si elle n'est pas conforme à la Constitution ? Se rend-il compte que cette instrumentalisation du Conseil constitutionnel est un argument excellent pour ceux qui, comme le Rassemblement national, estiment que seule une révision constitutionnelle peut modifier le droit existant ?