Dans le cadre de son contrôle de cassation, le Conseil d'État refuse de sanctionner la décision de la Cour administrative d'appel de Paris datée du 17 janvier 2022. Celle-ci annulait l'ensemble d'une procédure disciplinaire engagée en 2018 à l'encontre d'un professeur certifié de philosophie du lycée Montaigne, M. C. Poursuivi pour "comportements et attitudes déplacés à l'encontre de ses élèves de sexe féminin, pour des propos humiliants, certains à connotation sexuelle, des insultes (...)". Par un arrêté du 31 juillet 2018, il s'est vu infligé la sanction de mise à la retraite d'office, mais, le 7 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de cette décision et enjoint au ministre de l'Éducation nationale de le réintégrer jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête au fond. Réintégré le 8 novembre, M. C. a fait l'objet d'une nouvelle sanction d'exclusion temporaire d'une durée de dix-huit mois le 10 décembre, elle aussi suspendue par le juge des référés le 24 décembre 2018. Statuant au fond le 13 juin 2019, le tribunal administratif a finalement annulé la sanction de mise à la retraite d'office mais confirmé la légalité de l'exclusion temporaire. C'est précisément cette dernière sanction qui a été annulée par la Cour administrative d'appel, suscitant le pourvoi en cassation du ministre de l'Éducation nationale.
La communication du dossier
La question de la non-communication des témoignages à l'intéressé suffit à justifier le rejet du pourvoi. On sait que tout fonctionnaire a droit à la communication de son dossier professionnel préalablement à toute procédure disciplinaire ou à tout refus d'avancement, principe acquis dès l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, votée à l'issue de la célèbre Affaire des Fiches. Par la suite, cette communication est devenue une obligation statutaire figurant dans l'article 18 de la loi du 13 juillet 1983.
Si le principe de la communication est acquis, la question du contenu du dossier communiqué est beaucoup moins nette, et l'administration s'efforce souvent de restreindre le champ de cette communication. Selon une jurisprudence constante, tous les éléments qui fondent la sanction doivent figurer dans le dossier, et l'administration doit permettre à l'intéressé d'en prendre copie. Cette règle, pourtant élémentaire et indispensable à l'exercice des droits de la défense, a pourtant été mise en cause, avec le développement des "évaluations à 360°" et autres enquêtes qui ont considérablement développé les témoignages anonymes.
Your Witness. My cousin Vinny. 1992
Anonymisation du témoignage
Le Conseil d'État s'est d'abord montré étrangement favorable à cette pratique. Dans un arrêt du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à un fonctionnaire sur la base d'une "évaluation à 360°". Celle-ci reposait sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis par les responsables des services et les collaborateurs de l'agent. Les réponses faisaient ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse était alors le seul élément communiqué à l'intéressé. Malgré ses demandes, il n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, à l'origine de la sanction. On constate doc qu'il sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. A l'époque, le Conseil d'État n'a vu aucune atteinte aux droits de la défense dans une telle pratique.
Par la suite, et heureusement, la jurisprudence a évolué. Dans un arrêt du 5 février 2020 M. A. B., le Conseil d'État affirme que les procès-verbaux des auditions des personnes entendues lors de l'enquête font partie des pièces dont l'agent doit recevoir communication. Une exception demeure toutefois possible lorsque "la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné". Réaffirmée dans un arrêt du 28 janvier 2021, M. D. C., cette jurisprudence insiste donc sur la gravité du préjudice éventuel qui résulterait de la communication du témoignage. Si cette jurisprudence se montre plus libérale, elle n'en demeurait pas moins d'une interprétation délicate. L'appréciation de la gravité du préjudice pouvait résulter de la seule parole du témoin, craignant d'éventuelles représailles de la part de la personne objet de l'enquête. Elle suffisait donc à bloquer l'exercice des droits de la défense.
La décision du 22 décembre 2023 s'efforce de surmonter cet obstacle. Elle précise qu'en cas de "risque avéré de préjudice pour son auteur", l'autorité administrative doit permettre la communication du témoignage selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. D'une part, la notion de "risque avéré" substituée au "préjudice grave" impose désormais une appréciation faite par l'administration, le cas échéant sous le contrôle du juge. D'autre part, la communication n'est plus alors exclue, mais anonymisée. Certes, il ne sera sans doute pas toujours facile de procéder à cette anonymisation dans des affaires où les protagonistes travaillent dans le même service, se connaissent, et où un détail suffit souvent à identifier l'auteur. Mais c'est tout de même un progrès, et une synthèse trop imprécise et éloignée du témoignage original pourrait être sanctionnée par le juge pour manquement aux droits de la défense. On note tout de même que cette jurisprudence doit être lue à la lumière de l'arrêt du 21 octobre 2022 qui affirme qu'un fonctionnaire sanctionné ne peut avoir accès aux témoignages que s'il les a effectivement demandés.
Droit d'accès et utilité du témoignage
En l'espèce, M. C. a demandé, mais il n'a eu accès qu'à une vague synthèse d'un unique témoignage d'une élève, antérieur aux poursuites diligentées à son encontre. S'il est fait état, dans son dossier, d'un "rapport" et de "lettres", il n'en a jamais eu communication. Au demeurant l'accès à des témoignages d'élèves qui avaient quitté l'établissement depuis les faits n'entraine aucun "risque avéré" de préjudice pour eux. Ces éléments montrent que M. C. n'a pu bénéficier d'un droit à communication satisfaisant pour l'exercice des droits de la défense, ce qui justifie pleinement le rejet du pourvoi.
Toute décision qui améliore l'exercice des droits de la défense dans une procédure disciplinaire doit être saluée. On ne peut s'empêcher toutefois de constater que la décision prend en compte, même sans le déclarer formellement, l'utilité du témoignage dans les droits de la défense. La lecture de la décision, reprenant l'argumentaire de la Cour administrative d'appel, montre que les témoignages recueillis contre le professeur étaient fort peu nombreux et que les comportements qu'ils dénonçaient étaient considérablement moins graves que ceux qui étaient invoqués pour justifier la sanction. En témoigne le fait que la première sanction de mise à la retraite d'office a été considérée comme manifestement disproportionnée. Mais la règle de la communication du dossier s'applique à tous les documents et à tous les témoignages, quand bien même ils n'auraient aucun intérêt dans la procédure disciplinaire. L'accès à ces documents n'est pas lié à leur utilité, c'est juste un droit que le juge administratif devrait rappeler, de temps en temps.