« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 12 février 2022

Les "hijabeuses" devant le juge des référés

 


L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif le 9 février 2022 suspend un arrêté préfectoral interdisant la manifestation organisée par l’association « Alliance citoyenne » et "les Hijabeuses" le même jour sur l’esplanade des Invalides. L'objet officiel de la manifestation était de protester contre un amendement sénatorial apporté à la proposition de loi sur la démocratisation du sport à l'école, qui interdisait le port de signes religieux lors des compétitions organisées par les fédérations sportives. Cet amendement avait pourtant déjà été écarté en commission par la majorité LaRem, mais cela n'a pas empêché le maintien d'une manifestation visant, d'une manière plus générale, à promouvoir le port du voile durant les activités sportives.

 

Match de foot ou manifestation

 

Observons d'emblée que la rassemblement prévu s'analyse bien comme une manifestation, quand bien même les manifestantes annoncent qu'il s'agit d'organiser un match de football avec les députés. Pour la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, la manifestation se définit très simplement comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». Peu importe donc que la manifestation soit silencieuse ou bruyante, qu'elle ait pour objet de défiler dans la rue ou de jouer au football rue de Grenelle. Peu importe aussi que la manifestation ait pour objet de revendiquer la liberté des femmes ou, au contraire, d'exiger d'avoir le droit de porter le symbole de leur subordination et de leur soumission.

Au regard de la procédure, la manifestation prévue par les "Hijabeuses" respectait la procédure de déclaration préalable imposée par l'article L 211-1 du code de la sécurité intérieure. Celui-ci impose en effet une déclaration auprès du préfet de police entre quinze jours et trois jours francs avant la date prévue. En l'espèce, cette formalité avait été mise en oeuvre six jours avant le rassemblement. Ce respect des procédures n'a évidemment pas pour conséquence d'empêcher le préfet de prendre un arrêté d'interdiction, décision susceptible d'être prise si, aux termes de l'article L 211-14 de ce même code, "la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public". C'est précisément ce qu'a fait le préfet, qui a pris un arrêté d'interdiction moins de vingt-quatre heures avant la date prévue du rassemblement. Sans doute aurait-il pu profiter des cinq jours qui ont précédé pour négocier avec les organisateurs, afin de parvenir à un accord permettant de protéger à la fois la liberté de manifester et l'ordre public. Il a préféré prononcer une interdiction générale et absolue. 

 


 Le Chat. Gelück. 21 janvier 2021

 

Contrôle des motifs et "trouble à l'ordre public"

 

Le juge des référés du tribunal administratif se penche donc sur les motifs de cet arrêté pour apprécier si cette interdiction porte une atteinte excessive à la liberté de manifester. Dans ce domaine particulier, une jurisprudence constante définit ce qui peut constituer un "trouble pour l'ordre public" à travers trois critères. Le premier d'entre eux est évidemment la violence, qui peut être déduite des désordres constatés lors de précédents rassemblements organisés dans le même but et par les mêmes organisateurs. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 30 décembre 2003, admet ainsi la légalité de l'interdiction d'un rassemblement anti-IVG, de précédentes actions des mêmes organisateurs ayant conduit à l’envahissement des hôpitaux et par des menaces et pressions à l’égard des patientes et des personnels hospitaliers qui y travaillent. En l'espèce, il semble bien que les "Hijabeuses" ne puissent se voir reprocher aucune violence antérieure.

Le second type de "trouble à l'ordre public" peut être déduit des "circonstances particulières" de la manifestation elle-même, lorsque son objet, spécialement provocateur risque de susciter des affrontements. Le juge des référés du Conseil d'État, le 5 janvier 2007, puis la Cour européenne des droits de l'homme le 16 juin 2009, ont ainsi admis l'interdiction d'une opération menée par les militants d'un parti politiques. Ils se proposaient alors de distribuer aux plus démunis des repas contenant du porc,  dans un quartier précisément habité par une population largement musulmane. Là encore, l'action des "Hijabeuses" n'était pas spécialement provocatrice, et il y avait peu de chances que les passants de la rue de Grenelle s'émeuvent de ce rassemblement voilé.

Enfin, dernier critère, le "trouble à l'ordre public" peut trouver son origine dans l'absence de forces de l'ordre en nombre suffisant ou dans les difficultés particulières de leur intervention. Dans l'affaire déjà évoquée des militants anti-IVG bloquant l'accès un service hospitalier, le juge administratif a ainsi fait état du risque que peut représenter pour les patients comme pour les soignants l'intervention des forces de police dans un hôpital. 

Dans le cas des "Hijabeuses", le préfet de police s'est largement fondé sur ce dernier élément, invoquant le risque de heurts avec des groupes d'extrême droite, et le fait que les forces de l'ordre se trouvaient mobilisées sur d'autres points de la capitale, pour contrôler d'autres manifestations. Le juge des référés a écarté cet argument, faisant observer que l'on estimait le nombre de participants au rassemblement des "Hijabeuses" à environ soixante-dix personnes, et qu'il s'agissait d'une manifestation statique, bien plus facile à encadrer qu'un cortège. En bref, si l'on ne pouvait réunir quelques policiers pour surveiller une manifestation de soixante-dix personnes, c'était à désespérer du maintien de l'ordre.

 

Les suites de la jurisprudence Benjamin

 

En suspendant l'arrêté d'interdiction sur ce fondement, le tribunal administratif de Paris ne fait qu'appliquer une jurisprudence constante, qui a été initiée dès le célèbre arrêt Benjamin de 1933. Le juge exerce en effet depuis cette date un contrôle maximum sur les mesures de police administrative. En matière de manifestation, il s'assure, depuis un arrêt du 17 novembre 1997, Ministre de l'Intérieur c. Association tibétaine de France, que les autorités de police n'ont pas d'autres moyens que l'interdiction pour garantir l'ordre public.

Appliquant cette jurisprudence avec rigueur, la Cour administrative d'appel de Paris annule ainsi, le 27 avril 2011, l'interdiction faite à une association très politisée de participer au ravivage de la flamme sous l'Arc de triomphe. Le juge considère que cette manifestation, « eu égard à son caractère limité et à la configuration des lieux », n’était pas de nature à menacer l'ordre public dans des conditions telles qu'il ne pouvait être paré à tout débordement. La situation est absolument identique dans l'affaire des "Hijabeuses", pas beaucoup plus nombreuses. 

L'ordonnance du juge des référés est donc dans la droite ligne d'une jurisprudence ancienne. Sur ce point, on peut certainement déplorer une double erreur du préfet de police. D'une part, son arrêté d'interdiction n'a pas permis d'interdire la manifestation qui a eu lieu, avec un petit nombre de participants. D'autre part, la suspension de son arrêté par le juge des référés a fait de la publicité à une manifestation qui, sans cela, serait demeurée parfaitement confidentielle. La meilleure solution est parfois de ne rien faire.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du Manuel

 

 

 

 

mardi 8 février 2022

Le droit à la dignité des personnes âgées dépendantes

La situation des personnes âgées dépendantes est aujourd'hui au coeur d'un débat très médiatisé. Des mauvais traitements observés dans certains établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sont aujourd'hui au coeur de l'actualité française. Dans un secteur largement privatisé, la responsabilité de l'État n'est pas au premier plan et l'on incrimine davantage celle de grands groupes privés dont les préoccupations essentielles demeurent le profit et la satisfaction de leurs actionnaires.

Dans l'arrêt Jivan c. Roumanie du 8 février 2022,  la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). vient, fort à propos, rappeler que les personnes âgées sont titulaires d'un véritable droit à l'autonomie et la dignité, et que l'État doit en assurer le respect. Dans le cas de M. Jivan, la question posée n'es pas celle de la situation des personnes hébergées en EHPAD mais celle de l'évaluation du niveau de dépendance d'une personne qui souhaite rester à son domicile. Et dans ce cas, la Cour accepte, exceptionnellement, de déroger au principe d'autonomie des États dans ce domaine.

 

L'évaluation du niveau de dépendance

 

L'évaluation du niveau de dépendance est réalisée en Roumanie, à peu près comme en France, par une grille permettant de mesurer les actes de la vie quotidienne que l'intéressé ne peut plus assumer (équivalent de la grille AGGIR Autonomie Gérontologique Groupe Iso-Ressources). En l'espèce, M. Jivan est à peu près totalement dépendant. Amputé d'une jambe à un âge avancé, presque aveugle, il ne peut se déplacer qu'en fauteuil roulant, est incapable de se nourrir seul et d'assurer son hygiène personnelle. Les inspecteurs chargés d'évaluer sa dépendance vont pourtant estimer qu'elle se situe dans un "niveau moyen". M. Jivan conteste donc cette décision, estimant que sa situation justifie le niveau le plus élevé de dépendance, donnant droit évidemment à davantage de prestations, notamment en matière d'assistance à domicile. 

Le contentieux devant les juges internes se solde par un échec, car la Cour de cassation annule le jugement favorable au requérant rendu par la Cour d'appel. M. Jivan se tourne donc vers la CEDH en invoquant une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à une vie familiale normale. Après son décès en 2020, le contentieux est repris par son fils. Cette pratique est généralement admise par la Cour qui accepte volontiers que les parents d'un requérant décédé poursuivent un contentieux qu'il avait engagé, comme par exemple dans l'arrêt de Grande Chambre Dalban c. Roumanie du 28 septembre 1999.



 

Voutch, janvier 2022

L'autonomie de l'État, sauf...

 

La CEDH commence par rappeler le principe de subsidiarité qui veut que les États conservent une très large autonomie dans la gestion des affaires sociales. Il n'appartient donc pas à la Cour d'interpréter leur droit interne, principe rappelé dans l'arrêt Glor c. Suisse du 30 avril 2009. En revanche, les juges internes doivent, quant à eux, apprécier la loi conformément au droit de la Convention et aux obligations qu'il fait peser sur les États.

En l'espèce, la CEDH observe que les juges n'ont pas réellement débattu de la situation que vivait très concrètement M. Jivan. Ses conditions de vie, le fait qu'il ait été amputé d'une jambe à un âge déjà avancé, l'absence d'autonomie, tous ces points n'ont pas été évoqués, les juges estimant que les experts bénéficiaient sur ce point d'une appréciation souveraine. 

Pour sanctionner la faiblesse de ce contrôle juridictionnel, la Cour se réfère à une jurisprudence qui l'autorise à déroger au principe d'autonomie de l'État en matière sociale, lorsque sont en cause les droits de personnes particulièrement vulnérables, notamment handicapées ou dépendantes Dans sa décision Guberina c. Croatie du 12 septembre 2016, la Cour sanctionne ainsi le droit croate qui refusait un allègement fiscal à un couple contraint de déménager dans une maison, car l'appartement dont ils disposaient n'était pas conçu pour être accessible à leur enfant lourdement handicapé. La sanction vise également le droit roumain, dans l'arrêt Cinta c. Roumanie du 18 février 2020, qui restreint les visites des parents à leur enfant mentalement handicapé.

Dans le cas présent, la Cour fait observer que la situation de M. Jivan concerne une complète perte d'autonomie, ce qui fait de lui une personne particulièrement vulnérable. Il incombait donc à l'État de s'assurer que son droit à l'autonomie et à la dignité était respecté, ce qui impliquait un contrôle juridictionnel approfondi. L'atteinte à l'article 8 est donc reconnue par la CEDH.

La Cour exige ainsi un investissement de l'État dans la protection des personnes âgées dépendantes. Investissement financier certes, puisqu'il s'agit d'assistance, d'aide à domicile, voire de prise en charge des des établissements spécialisés. Investissement juridique aussi, car le droit interne doit prévoir des instruments de protection efficaces, et notamment des recours contentieux permettant une appréciation cocnrète de la situation des personnes. Qu'en est-il en droit français ? Les révélations sur les carences constatées dans certains établissements impliquent aussi, et très directement, l'État. Il apparaît clairement en effet que le fait d'externaliser l'accueil des personnes dépendantes n'exonère pas l'État de sa responsabilité, et notamment de son devoir de contrôle de ces établissements.


Sur le droit à la dignité de la personne : Chapitre 7, introduction, du Manuel



samedi 5 février 2022

Le Forif, nouveau visage de l'Islam de France


Le samedi 5 février 2022 est une date importante pour les relations entre l'islam de France et l'État. C'est en effet la naissance du Forum de l'islam de France (Forif), initiative nouvelle pour essayer de définir le cadre du dialogue avec une religion qui souffre, à cet égard, d'un double handicap. D'une part, le culte est organisé de manière très décentralisée, sans structure d'encadrement qui serait comparable à une Église. La seule organisation réelle se fait autour de mosquées contrôlées par des communautés algérienne, marocaines, turques etc. Cette situation favorise évidemment les ingérences étrangères, dans un domaine sur lequel les autorités françaises n'ont guère de prise. D'autre part, l'islam n'a pas pu bénéficier de la loi du 9 décembre 1905. A l'époque, la religion musulmane était encadrée par le droit colonial et placée sous une tutelle administrative définie par le statut de l'Algérie.

 

Rapprocher l'islam du droit commun

 

Ne bénéficiant pas de la loi de 1905, l'islam s'est organisé en France, après la décolonisation, à partir d'associations ordinaires de la loi de 1901. Ces groupements se caractérisent donc par une large autonomie d'organisation et de gestion, un grand éparpillement, et surtout une assez large absence de contrôle des pouvoirs publics. La loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République, dite "loi séparatisme", s'efforce désormais d'inciter les six millions de fidèles musulmans à se réunir en associations cultuelles. En échange d'avantages fiscaux et de facilités pour créer des lieux de prière, ils acceptent ainsi un certain contrôle de l'État sur l'organisation du culte et son financement. 

Cette évolution rapproche ainsi l'islam du droit commun issu de la loi de Séparation. Se trouve ainsi écartée la jurisprudence du Conseil d'État issue de l'arrêt du 10 février 2017. Il déclarait alors illégal le bail conclu entre la ville de Paris et une association ordinaire, en vue de la construction d'une mosquée. Seule une association cultuelle pouvait, en l'état du droit de 2017, conclure ce type de convention. Désormais, cet obstacle disparaît. Les musulmans peuvent fonder une association cultuelle, et passer contrat pour construire un lieu de culte. En échange, le contrôle de l'État sur l'association s'exerce pleinement.

 



 Alibaba Twist. Bob Azzam. circa 1960


Le CFCM et les ingérences étrangères


Le premier espace de concertation entre les pouvoirs publics et le culte musulman a été le Conseil français du culte musulman (CFCM). Initié par Nicolas Sarkozy en 2003, il a été le résultat d’un accord intervenu en décembre 2002 avec les trois principales associations musulmanes (La Grande Mosquée de Paris, la Fédération nationale des musulmans de France et l’Union des organisations islamiques de France). D'autres groupes l'ont ensuite rejoint, toujours définis à partir de leur origine nationale.

 

Mais le bilan s'est révélé désastreux. Au lieu de favoriser l'autonomie de l'islam de France, le CFCM a été l'enjeu de conflits d'influence, chaque fédération demeurant très liée à son pays d’origine. Aux diners du CFCM, les ministres français se trouvaient ainsi placés entre les ambassadeurs d'Algérie, du Maroc et de Turquie, sans oublier les représentants de pays du Golfe, bailleurs de fonds importants. On évoquait alors un "islam consulaire", directement appuyé sur des États étrangers parfois proches d'un islam rigoriste.

 

Tout cela a conduit, au printemps 2021, à l'implosion du CFCM, lorsque plusieurs fédérations d'obédience turque, dont Milli Gorus, ont refusé de signer une "Charte des principes de l'islam de France". Les autres fédérations ont alors démissionné du bureau. Le CFCM qui devait être un espace de dialogue avec les autorités françaises est alors devenu un espace conflictuel entre les différentes communautés, et les États qui les soutiennent. Une assemblée générale est désormais programmée pour le 19 février, dont l'ordre du jour est le suivant :" Dissolution du CFCM pour permettre aux acteurs du culte musulman de mettre en place une nouvelle forme de représentation démocratique du culte musulman".

 

Le Forif ou l'islam territorial

 

Après de multiples consultations, notamment dans les départements, est donc fondé les Forum de l'islam de France qui repose sur une logique inverse.  Au lieu de s'appuyer sur les grandes mosquées liées aux États étrangers, on a recherché une centaine d'acteurs locaux du monde musulman, des imams certes, mais aussi des aumôniers de l'armée, des prisons ou des hôpitaux, des responsables de mouvements de jeunes etc. Le modèle est inspiré de la Deutsche Islam Konferenz allemande qui repose sur une démarche purement pragmatique et régionalisée.


Cette centaine de personnes sera appelée à participer à différents groupes de travail, sur la formation des imams, la prévention des actes antimusulmans, l'application de la loi du 24 août 2021, et sur les aumôneries. L'ensemble de la structure devrait rester très souple, et la composition du Forif pourra évoluer selon les besoins. 


Cette nouvelle organisation présente certes l'avantage de rendre plus difficiles les ingérences étrangères. Mais il est évident qu'elle va faire l'objet de critiques, les membres du Forif étant nommés par le pouvoir discrétionnaire du ministre de l'Intérieur. Certes, mais était-il possible procéder autrement ? Imagine-t-on un fichier des musulmans de France destiné à être le support d'une consultation électorale ? On observe d'ailleurs que les autres religions présentes en France ne sont pas davantage organisées sur un mode démocratique et que cela ne les empêche pas de développer un dialogue régulier et approfondi avec les autorités. Le dernier mot appartient sans doute à Hakim El Karoui qui affirme que "la légitimité viendra seulement de l'efficacité du nouveau Forif". Il ne reste plus qu'à souhaiter que cette nouvelle organisation devienne le centre d'un dialogue fructueux, dans le respect des droits des hommes et des femmes.

 


Sur l'exercice des cultes  : Chapitre 10 section 2 du Manuel



mardi 1 février 2022

Excès de vitesse dans la justice


Au Journal officiel du 1er février 2022 est publié un décret du 31 janvier relatif au permis de communiquer délivré à l'avocat d'une personne détenue. De manière très concrète, il s'agit d'ajouter au code de procédure pénale un article D 32-1-2 qui précise les modalités de remise aux avocats du permis de communiquer avec les personnes en détention provisoire. Ce permis de communiquer est établi par le juge d'instruction, à la demande de l'avocat qui l'assiste. Le décret du 31 janvier 2022 précise que les avocats et collaborateurs de celui qui a été formellement saisi pourront également bénéficier de ce permis de communiquer, à la seule condition que l'avocat saisi demande qu'ils soit aussi établi au nom de ses associés et collaborateurs. La personne en détention ne saisit donc plus un avocat, mais un cabinet.

 

L'arrêt du 15 décembre 2021

 

La pratique s'était déjà établie en ce sens, sans réel fondement juridique, jusqu'à ce que la Chambre criminelle de la Cour de cassation y mette fin par un arrêt du 15 décembre 2021. En l'espèce, M. C. était poursuivi pour assassinat, destruction de bien d'autrui, recel, association de malfaiteurs et autres infractions diverses. Il a désigné deux avocats qui, dès le lendemain, ont sollicité du juge d'instruction la délivrance de nouveaux permis de communiquer comportant leurs deux noms, mais aussi ceux de leurs collaborateurs et associés respectifs.

Le juge d'instruction a refusé de faire droit à cette demande, en s'appuyant sur l'article 115 du code de procédure pénale qui énonce très clairement que "les parties peuvent à tout moment de l'information faire connaître au juge d'instruction le nom de l'avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d'entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l'avocat premier choisi". Ces dispositions mentionnent ainsi que le choix de l'avocat est intuitu-personae, à l'initiative discrétionnaire du prévenu. 

Bien entendu, les choses se sont mal passées. Les avocats choisis par le prévenu ne se sont pas déplacés et le placement en détention provisoire a été décidé par le juge de la liberté et de la détention (JLD), en leur absence. M. C. a ensuite pu faire un recours en invoquant le fait qu'il avait été privé de l'exercice des droits de la défense. Et la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence leur a donné satisfaction, ordonnant en même temps la mise en liberté d'une personne poursuivie pour assassinat.

La Chambre criminelle casse cette décision. Dans son arrêt de décembre 2021, elle affirme tout simplement que, conformément à l'article 115 du code de procédure pénale," le permis de communiquer est délivré aux seuls avocats désignés par la personne mise en examen".

 

 


 Cours plus vite, Charlie. Johny Halliday. 1969

Le ballet de protestations

 

Nous sommes donc le 15 décembre 2021. A partir de cette date s'organise un véritable ballet de protestations. Le célèbre Maître Eolas joue son rôle de provocateur en demandant une réforme des permis de communiquer "en les abrogeant purement et simplement et en considérant qu'un avocat qui va voir un détenu n'a rien de suspect". N'importe quel avocat pourrait donc faire visite à n'importe quel détenu et pour n'importe quel motif.

Après cela, les autres protestations semblent plus modérées, et surtout parfaitement mises en musique. On trouve pêle-mêle l'association des avocats pénalistes, l'Union des jeunes avocats (UJA) suivie d'autres syndicats, le Conseil national des Barreaux, sans oublier une multitude d'avocats intervenant en leur nom propre. 

Tout ce monde a rapidement obtenu satisfaction, car il ne faut pas oublier que le Garde des Sceaux est très sensible au bien-être des professionnels de la justice, surtout des avocats. Il profite donc de la Conférence des bâtonniers, le 21 janvier pour affirmer : "Il est indispensable que les collaborateurs d'un cabinet bénéficient d'un même permis", et il leur promet la publication prochaine d'un nouveau décret.

Dix jours plus tard, c'est chose faite, le décret est au Journal officiel. Il a été rapidement écrit, si rapidement, peut-être trop rapidement. La question de l'articulation du nouvel article D 31-1-2, à valeur réglementaire, avec l'article 115 qui a valeur législative, ne semble en effet pas résolue. Il faudra peut-être attendre une nouvelle décision de la Cour de cassation sur cette question. Peut-être aura-t-elle l'idée saugrenue de faire prévaloir la loi sur le règlement ? Sait-on jamais ?

Qui a dit que la réforme de la justice était lente à se mettre en place ? Les magistrats peut-être qui, eux, ne sont pas traités de la même manière. Le jour même du décret, on annonçait que les conclusions des États généraux de la justice étaient reportées... à une date ultérieure, après les élections présidentielles. Pas de chance.


 Sur les principes généraux de la justice pénale : Chapitre 4 section 1  du Manuel 

 

samedi 29 janvier 2022

Les cookies de Google devant le Conseil d'État


Dans un arrêt du 28 janvier 2022, le Conseil d'État confirme les légalité des deux amendes d'un montant total de 100 millions d'euros infligées à Google par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Dans sa délibération du 7 décembre 2020, l'autorité indépendante avait en effet estimé que la firme n'avait pas respecté les obligations en matière de recueil préalable du consentement des utilisateurs pour le dépôt de cookies. 

Rappelons qu'un cookie peut être rapidement défini, comme un petit fichier informatique, un traceur, déposé dans le système de l'utilisateur. Il permet de connaître ses consultations de sites internet, sa lecture de courriers électroniques, les logiciels ou applications qu'il installe. Google est évidemment un grand utilisateur de cookies, pratique qui lui permet de valoriser les données personnelles de ses utilisateurs en les vendant à diverses entreprises. Dans un contrôle réalisé au printemps 2020, la CNIL avait ainsi établi que 7 cookies étaient automatiquement installés sur les ordinateurs des utilisateurs dès leur arrivée sur le site Google, dont 4 qui n’avaient pas d'autre finalité que publicitaire.

Précisément, le droit français et européen impose le consentement des utilisateurs car les données auxquelles les cookies donnent accès sont des données personnelles. Mais Google s'est toujours efforcé de se soustraire à cette contrainte, estimant que les données personnelles de ses utilisateurs sont des biens de consommation, simple information qui peut se vendre et s'acheter. A cet égard, l'arrêt du 28 janvier 2022 a l'avantage de conforter un droit européen et français beaucoup plus protecteur de la vie privée que le droit américain. Il n'est donc guère surprenant que Google affirme depuis longtemps que ses activités relèvent du droit américain, et de lui seul.


La compétence de la CNIL


Cette revendication se heurte désormais au mur du droit européen. Les deux sociétés sanctionnées, Google LLC et Google Ireland Limited, estimaient que la CNIL n'était pas compétente pour leur infliger une sanction. A leurs yeux, cette procédure aurait dû être diligentée par le mécanisme de guichet unique européen organisé par le Règlement général de protection des données (RGPD). Il définit une autorité chef de file, chargée des questions transfrontières. Dans le cas présent, Google considérait que l'autorité chef de file était l'autorité irlandaise de protection des données. Nul n'ignore que les GAFA installent leur siège européen en Irlande, véritable paradis fiscal où l'impôt sur les sociétés ne dépasse pas 12, 5 % du chiffre d'affaires. Dans ces conditions, l'autorité irlandaise de protection des données n'est guère encline à prononcer des sanctions contre ces entreprises qui apportent au pays des revenus fiscaux importants. L'autorité de contrôle est alors plutôt une autorité d'absence de contrôle.

Certes, l'article 56 du RGPD prévoit la désignation d'une autorité chef de file, mais cette procédure ne concerne que les traitements transfrontaliers effectués par le responsable du traitement ou son sous-traitant. Mais, dans le cas présent, la CNIL n'a pas besoin de s'interroger sur le caractère transfrontalier ou non du système de gestion des cookies mis en oeuvre par Google.

La directive du 12 juillet 2002 vie privée et communications électroniques vient en effet offrir à la CNIL un fondement extrêmement solide à son pouvoir de sanction. Cette directive fait figure de texte spécial par rapport au RGPD, dans ce domaine particulier des communications électroniques. Aux termes de son article 5, "les États membres garantissent que l'utilisation des réseaux de communications électroniques en vue de stocker des informations ou d'accéder à des informations stockées dans l'équipement terminal d'un abonné ou d'un utilisateur ne soit permise qu'à condition que l'abonné ou l'utilisateur, soit muni (...) d'une information claire et complète, entre autres sur les finalités du traitement, et que l'abonné ou l'utilisateur ait le droit de refuser un tel traitement par le responsable du traitement des données". Cette obligation est reprise dans l'article 82 de la loi du 6 janvier 1978, et tout manquement peut susciter l'engagement d'une procédure de sanction. Aucun guichet unique et aucun chef de file ne sont alors prévus, puisque, précisément, ce n'est pas le RGPD qui s'applique.

Cette interprétation est celle affirmée à deux reprises par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), d'abord dans son arrêt du 1er octobre 2019 Bundesverband des Verbraucherzentralen und Verbraucherverbände c. Planet 49 GmbH, puis dans son arrêt du 15 juin 2021 Facebook Ireland Ltd. Dans les deux cas, la CJUE affirme que le consentement au recueil de données personnelles ne saurait être exprimé au moyen d'une case pré-cochée. Et elle note que si la procédure de guichet unique a bien été prévue dans le RGPD pour les opérations de lecture et d'écriture dans le terminal d'un ordinateur, c'est la directive de 2002 qui s'applique pour les opérations d'accès et d'inscription d'informations. Le caractère transfrontalier ou non du fichier n'est pas une question pertinente dans ce cas. Cette jurisprudence est suffisamment solide pour que le Conseil d'État refuse à Google la saisine de la CJUE d'une question préjudicielle portant sur ce point.

Le Conseil d'État s'inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence européenne. Mais cela ne signifie pas que, dans une hypothèse où la directive de 2002 ne serait pas applicable, il déclarerait la CNIL incompétente. Les articles 16 et 20 de la loi du 6 janvier 1978, dans son écriture postérieure au RGPD, autorisent en effet la Commission à prendre des sanctions à l'encontre des responsables de traitement qui ne respectent pas le texte européen. Cette disposition est suffisamment large pour faire de la CNIL l'autorité de contrôle du respect du droit européen en France.



Who took the cookie ? Nursery Rhyme


Le contrôle de proportionnalité


La suite de l'arrêt est sans grande surprise. Le Conseil d'État juge que les amendes infligées par la CNIL ne sont pas disproportionnées, compte tenu notamment de la manne financière que les cookies rapportent à Google. Le Conseil d'État observe à ce propos un véritable refus de coopération de l'entreprise, qui a toujours refusé de communiquer à la CNIL le montant de ses revenus publicitaires.

Cette persistance de Google dans son refus d'appliquer le droit européen apparaît aussi dans le caractère cosmétique des modifications apportées en matière de cookies. 

Au moment où la procédure de sanction est engagée, 7 cookies étaient déposés sur son terminal dès que l'utilisateur accédait au site. Sur la page Google.fr, un bandeau s'affichait en pied de page, intitulé "Rappel des règles de confidentialité de Google". L'internaute avait alors le choix entre deux boutons, l'un intitulé "Me le rappeler plus tard", l'autre "Consulter maintenant". Le malheureux qui souhaitait "consulter" prenait alors connaissance d'un texte qui ne mentionnait ni les règles de confidentialités annoncées ni la possibilité de refuser les cookies. Pour parvenir à ces informations, il devait aller au bout d'une longue fenêtre de texte, surtout ne pas cliquer sur un des liens hypertextes proposés, et finalement choisir de cliquer sur un bouton "Autres options". Bien peu d'internautes devaient avoir cette patience ou cette curiosité.

Après l'engagement d'une procédure de sanction, Google a fait connaître sa volonté d'améliorer les choses. Depuis septembre 2020, l'internaute arrivant sur Google.fr voit s'ouvrir une fenêtre intitulée "Avant de continuer". Avec une information très succincte sur les cookies, deux boutons sont de nouveau proposés, l'un sobrement intitulé "J'accepte", l'autre proposant "Plus d'informations". Hélas, le Conseil d'État observe que les indications fournies n'explicitent toujours pas la finalité des cookies et ne disent toujours rien sur les moyens de s'y opposer.

Ce rappel très détaillé montre que la mauvaise volonté de Google et son refus de se plier au droit européen et français sont des éléments permettant au Conseil d'État de juger de la proportionnalité de la sanction. De même le juge valide-t-il sans davantage d'interrogation, la décision de la CNIL de rendre publique sa sanction.

Les sanctions contre Google commencent à s'accumuler, 100 millions d'Euros le 7 décembre 2020, puis 150 millions le 31 décembre 2021 pour les mêmes motifs de gestion des cookies. Le recours contre cette seconde sanction semble bien délicat si l'on considère le résultat du premier.

En l'état actuel des choses, il n'y a aucune raison pour que les sanctions ne continuent pas à se multiplier. On peut évidemment penser que le chiffre d'affaires du groupe Alphabet lui permet de surmonter facilement ces petits inconvénients. Mais Google a aussi d'autres soucis, en particulier une menace beaucoup plus grave venant directement des États-Unis. Après seize mois d'enquête, le département de la Justice ainsi que seize États américains ont décidé de ressortir le Sherman Antitrust Act de 1890. Ils accusent en effet Google d'avoir eu recours à des comportements concurrentiels pour dominer le secteur des moteurs de recherche. On pourrait voir dans cette action un premier pas vers le démantèlement du géant. Peut-être Google devrait-il songer qu'il est de son intérêt de mettre fin à son contentieux avec l'Europe pour mieux se consacrer à ces problèmes encore plus graves ? Même un géant des GAFA ne peut pas se battre sur tous les fronts à la fois.


Sur la protection des données  : Chapitre 8 du Manuel


mardi 25 janvier 2022

La loi "Halimi" entre vitesse et précipitation


La loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure se caractérise par un certain éclectisme. On y trouve un renforcement des atteintes commises à l'encontre des forces de sécurité, des dispositions sur la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue, d'autres portant sur le renforcement du contrôle des armes et, pourquoi pas, la création d'une réserve opérationnelle dans la police nationale.

Mais les dispositions les plus médiatisées se trouvent dans l'article 1er qui ajoute deux alinéas à l'article 122-1 du code pénal, celui-là même qui affirme "N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes". Le premier alinéa, article 122-1-1 précise ainsi que cette irresponsabilité pénale n'est pas "applicable si l'abolition temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d'un crime ou d'un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l'action, la personne a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l'infraction ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission". La longueur même de la phrase laisse déjà augurer une certaine complexité. Le second alinéa, article 122-1-1, quant à lui, reprend cette même formulation en matière d'altération temporaire du discernement.

On l'a compris, cette intervention législative a pour finalité d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation, rendue dans la douloureuse affaire Halimi.


Légiférer rapidement, peut-être trop


On se souvient que Kobili Traoré avait tué Sarah Halimi le 3 avril 2017 en la défenestrant du balcon de son appartement, après lui avoir fait subir diverses tortures. Le contexte antisémite de l'agression avait suscité une forte émotion, et la déception des parties civiles avait été grande lorsque le juge d'instruction, puis la chambre d'accusation, avaient estimé réunies les conditions de mise en oeuvre de l'article 122-1. La Chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté, le 14 avril 2021, le pourvoi déposé par la famille de Sarah Halimi. L'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré avait donc été confirmée.

L'affaire Traoré est aujourd'hui définitivement jugée. Mais cela n'a pas empêché le développement d'un fort mouvement en faveur d'une réforme législative. Dès janvier 2020, avant la décision de la Cour de cassation, le Président de la République avait exprimé "le besoin d'un procès". Ce propos avait alors suscité un communiqué de la Première Présidente de la Cour de cassation Chantal Arens et de l'avocat général François Molins, le rappelant à son devoir de respect de l'indépendance de la justice. Juste après l'arrêt du 14 avril, le Garde des Sceaux promettait une loi qui pourrait être votée dès la fin mai. La procédure a pris un peu plus de temps, en raison de l'agenda chargé du parlement, mais la volonté de rapidité était bien présente. On a même balayé les travaux en cours, et notamment la proposition de loi déposée en janvier 2020 par Nathalie Goulet. Il était en effet politiquement impensable de reprendre une réflexion engagée au Sénat.

Quoi qu'il en soit, il reste à se demander si le nouveau texte apporte une véritable réponse au problème posé.

 

 

Journal d'un fou. Lanskoy. 1975

 


Des questions sans réponse


Dans sa tribune au Figaro du 17 avril 2021, le grand rabbin Haïm Korsia déplorait fort justement que la loi ne permette pas "le distinguo entre l'irresponsabilité de la folie et celle découlant de prises de stupéfiants". Il faut reconnaître que l'article 122-1, tel qu'il est rédigé n'opère aucune distinction de ce type, invitant les juges à apprécier l'abolition du discernement de l'auteur de l'acte au moment des faits. La cause de cette abolition n'entre pas en considération, et c'est précisément l'origine de la décision de la Cour de cassation, qui s'est bornée à appliquer le texte. Peu importe donc que l'auteur des faits soit atteint d'une grave maladie psychiatrique ou qu'il ait lui-même provoqué cet état par une consommation de stupéfiants.

Les nouvelles dispositions introduites par la loi du 24 janvier 2022 envisagent donc l'hypothèse dans laquelle "la personne a volontairement consommé des substances psychoactives". Mais c'est pour immédiatement en réduire la portée. 

D'une part, il est exigé que cette consommation ait eu lieu "dans un temps très voisin de l'action". Il faut s'attendre à une jurisprudence pour le moins impressionniste. Faudra-t-il avoir pris de la drogue une heure avant le crime, ou la veille ? Surtout, rien n'est dit sur le degré d'intoxication de la personne, et l'on sait que Kobili Traoré se fumait du cannabis depuis de nombreuses années, en très grande quantité. Son état ne venait pas tant de la proximité temporelle avec le crime que d'une forte et ancienne imprégnation.

D'autre part, le législateur impose que la consommation de drogue ait eu lieu "dans le dessein de commettre l'infraction", ou une infraction de même nature ou d'en faciliter la commission. La justice va donc devoir apprécier le "dessein" d'une personne droguée, ce qui signifie qu'en pratique, seul pourra être déclaré responsable celui ou celle qui a consommé de la drogue pour se donner le courage de commettre son crime. Mais qui reconnaîtra une telle chose ? Et comment prouver cette volonté par un autre moyen que l'aveu de l'intéressé ? Dans la plupart des cas, il est probable que l'intéressé reconnaîtra s'être drogué, mais sans nécessairement vouloir tuer quelqu'un. La dérogation de l'article 122-1-1 ne s'appliquera donc pas, et l'on reviendra à la mise en oeuvre de l'article 122-1, c'est-à-dire à l'irresponsabilité.

Surtout, ces dispositions sont porteuses d'une contradiction essentielle. On en vient en effet à considérer comme responsable du crime une personne, parce qu'elle s'est volontairement droguée avant de commettre un crime. Certes, mais cela ne signifie pas que son discernement n'était pas aboli au moment du crime. Le juge devra donc se débrouiller avec une disposition à peu près inapplicable.

 

Un véritable procès

 

Heureusement, le texte comporte tout de même un élément positif, d'ordre purement procédural. Il prévoit que lorsque la prise de drogue sera la cause de l'abolition temporaire du discernement de la personne, le juge d'instruction devrait renvoyer le dossier pour une audience à huis-clos qui se déroulera devant la juridiction compétente. Il y aura donc un véritable procès, durant lequel les parties civiles pourront faire entendre leur point de vue, solution plus satisfaisante que l'ancienne audience devant la Chambre de l'instruction.

Le calvaire vécu par Sarah Halimi méritait sans doute autre chose qu'un texte adopté hâtivement qui risque fort de ne satisfaire personne. Peut-être une réflexion plus globale aurait-elle pu être menée à bien, sans pression médiatique ? C'est ainsi que la consommation de drogue est une circonstance aggravante pour un délit routier, mais pas en matière de meurtre. Ce point n'a pas du tout été examiné par le législateur, sans doute trop pressé.

Sur la justice pénale : Chapitre 4, section 1 du Manuel de Libertés publiques sur internet.