L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif le 9 février 2022 suspend un arrêté préfectoral interdisant la manifestation organisée par l’association « Alliance citoyenne » et "les Hijabeuses" le même jour sur l’esplanade des Invalides. L'objet officiel de la manifestation était de protester contre un amendement sénatorial apporté à la proposition de loi sur la démocratisation du sport à l'école, qui interdisait le port de signes religieux lors des compétitions organisées par les fédérations sportives. Cet amendement avait pourtant déjà été écarté en commission par la majorité LaRem, mais cela n'a pas empêché le maintien d'une manifestation visant, d'une manière plus générale, à promouvoir le port du voile durant les activités sportives.
Match de foot ou manifestation
Observons d'emblée que la rassemblement prévu s'analyse bien comme une manifestation, quand bien même les manifestantes annoncent qu'il s'agit d'organiser un match de football avec les députés. Pour la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, la manifestation se définit très simplement comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ». Peu importe donc que la manifestation soit silencieuse ou bruyante, qu'elle ait pour objet de défiler dans la rue ou de jouer au football rue de Grenelle. Peu importe aussi que la manifestation ait pour objet de revendiquer la liberté des femmes ou, au contraire, d'exiger d'avoir le droit de porter le symbole de leur subordination et de leur soumission.
Au regard de la procédure, la manifestation prévue par les "Hijabeuses" respectait la procédure de déclaration préalable imposée par l'article L 211-1 du code de la sécurité intérieure. Celui-ci impose en effet une déclaration auprès du préfet de police entre quinze jours et trois jours francs avant la date prévue. En l'espèce, cette formalité avait été mise en oeuvre six jours avant le rassemblement. Ce respect des procédures n'a évidemment pas pour conséquence d'empêcher le préfet de prendre un arrêté d'interdiction, décision susceptible d'être prise si, aux termes de l'article L 211-14 de ce même code, "la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public". C'est précisément ce qu'a fait le préfet, qui a pris un arrêté d'interdiction moins de vingt-quatre heures avant la date prévue du rassemblement. Sans doute aurait-il pu profiter des cinq jours qui ont précédé pour négocier avec les organisateurs, afin de parvenir à un accord permettant de protéger à la fois la liberté de manifester et l'ordre public. Il a préféré prononcer une interdiction générale et absolue.
Le Chat. Gelück. 21 janvier 2021
Contrôle des motifs et "trouble à l'ordre public"
Le juge des référés du tribunal administratif se penche donc sur les motifs de cet arrêté pour apprécier si cette interdiction porte une atteinte excessive à la liberté de manifester. Dans ce domaine particulier, une jurisprudence constante définit ce qui peut constituer un "trouble pour l'ordre public" à travers trois critères. Le premier d'entre eux est évidemment la violence, qui peut être déduite des désordres constatés lors de précédents rassemblements organisés dans le même but et par les mêmes organisateurs. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 30 décembre 2003, admet ainsi la légalité de l'interdiction d'un rassemblement anti-IVG, de précédentes actions des mêmes organisateurs ayant conduit à l’envahissement des hôpitaux et par des menaces et pressions à l’égard des patientes et des personnels hospitaliers qui y travaillent. En l'espèce, il semble bien que les "Hijabeuses" ne puissent se voir reprocher aucune violence antérieure.
Le second type de "trouble à l'ordre public" peut être déduit des "circonstances particulières" de la manifestation elle-même, lorsque son objet, spécialement provocateur risque de susciter des affrontements. Le juge des référés du Conseil d'État, le 5 janvier 2007, puis la Cour européenne des droits de l'homme le 16 juin 2009, ont ainsi admis l'interdiction d'une opération menée par les militants d'un parti politiques. Ils se proposaient alors de distribuer aux plus démunis des repas contenant du porc, dans un quartier précisément habité par une population largement musulmane. Là encore, l'action des "Hijabeuses" n'était pas spécialement provocatrice, et il y avait peu de chances que les passants de la rue de Grenelle s'émeuvent de ce rassemblement voilé.
Enfin, dernier critère, le "trouble à l'ordre public" peut trouver son origine dans l'absence de forces de l'ordre en nombre suffisant ou dans les difficultés particulières de leur intervention. Dans l'affaire déjà évoquée des militants anti-IVG bloquant l'accès un service hospitalier, le juge administratif a ainsi fait état du risque que peut représenter pour les patients comme pour les soignants l'intervention des forces de police dans un hôpital.
Dans le cas des "Hijabeuses", le préfet de police s'est largement fondé sur ce dernier élément, invoquant le risque de heurts avec des groupes d'extrême droite, et le fait que les forces de l'ordre se trouvaient mobilisées sur d'autres points de la capitale, pour contrôler d'autres manifestations. Le juge des référés a écarté cet argument, faisant observer que l'on estimait le nombre de participants au rassemblement des "Hijabeuses" à environ soixante-dix personnes, et qu'il s'agissait d'une manifestation statique, bien plus facile à encadrer qu'un cortège. En bref, si l'on ne pouvait réunir quelques policiers pour surveiller une manifestation de soixante-dix personnes, c'était à désespérer du maintien de l'ordre.
Les suites de la jurisprudence Benjamin
En suspendant l'arrêté d'interdiction sur ce fondement, le tribunal administratif de Paris ne fait qu'appliquer une jurisprudence constante, qui a été initiée dès le célèbre arrêt Benjamin de 1933. Le juge exerce en effet depuis cette date un contrôle maximum sur les mesures de police administrative. En matière de manifestation, il s'assure, depuis un arrêt du 17 novembre 1997, Ministre de l'Intérieur c. Association tibétaine de France, que les autorités de police n'ont pas d'autres moyens que l'interdiction pour garantir l'ordre public.
Appliquant cette jurisprudence avec rigueur, la Cour administrative d'appel de Paris annule ainsi, le 27 avril 2011, l'interdiction faite à une association très politisée de participer au ravivage de la flamme sous l'Arc de triomphe. Le juge considère que cette manifestation, « eu égard à son caractère limité et à la configuration des lieux », n’était pas de nature à menacer l'ordre public dans des conditions telles qu'il ne pouvait être paré à tout débordement. La situation est absolument identique dans l'affaire des "Hijabeuses", pas beaucoup plus nombreuses.
L'ordonnance du juge des référés est donc dans la droite ligne d'une jurisprudence ancienne. Sur ce point, on peut certainement déplorer une double erreur du préfet de police. D'une part, son arrêté d'interdiction n'a pas permis d'interdire la manifestation qui a eu lieu, avec un petit nombre de participants. D'autre part, la suspension de son arrêté par le juge des référés a fait de la publicité à une manifestation qui, sans cela, serait demeurée parfaitement confidentielle. La meilleure solution est parfois de ne rien faire.